Description du phalanstère et considérations sociales sur l’architectonique/ARCHITECTONIQUE PHALANSTÉRIENNE


CHAPITRE QUATRIÈME.

Convenances et Économies de l’Architectonique phalanstérienne.

Que d’erreurs chez ces savants qui veulent nous enseigner les routes du bien, et dont aucun n’a eu assez de génie pour reconnaître que ni le Bon, ni le Beau ne sont compatibles avec la Civilisation, et que loin de chercher à introduire le Bien dans cette société, vrai cloaque de vices, il n’est d’option sage que celle de sortir de la Civilisation pour entrer dans les voies du bien social !
Ch. Fourier.
… ? Leur as-tu dit encore que la plus haute expression artistique d’une chose correspond à son maximum d’utilité ?
Victor Labour.

§ I.

Plus les proportions se rapprochent de leur terme central et générateur, plus elles sont grandes et puissantes.
St-Martin.


Oui il faut s’arrêter :

Car aujourd’hui que l’on prodigue le nom de poésie d’autant plus que l’on comprend moins la chose ; aujourd’hui qu’on trempe ce nom dans toutes scènes domestiques, dans de ridicules péripéties bourgeoises, dans des intrigues d’alcôve civilisée, dans les ruisseaux des rues, dans toute puérilité et toute fange ; aujourd’hui que la poésie sociale, la grande poésie humanitaire effarouche et fait fuir notre littérature chiffonnée, nos peintres de mœurs et de vie privée, nos poètes pleureurs, nos laquistes lamentables : aujourd’hui, il semble en vérité qu’on ne puisse faire de la poésie qu’avec des gonflements d’amour engorgé ou de la vapeur et des fluides éthérés… ou bien encore, — pour les uns, avec le poignard classique qui tue dans les règles et proprement derrière la coulisse, emmanché d’un alexandrin de douze pieds, plus raide que sa lame de bois, — pour les autres, avec la dague-moyen-age qui égorge, en plein théâtre, tout le long du drame échevelé.

Qu’il puisse y avoir de la poésie dans partie de ces choses, qu’il y en ait même en toute action palpitante de vie humaine et de Passion en essor subversif ou en essor harmonique, c’est ce que, moins que personne, je songe à contester : — mais autre chose est la poésie du présent et du passé, autre chose la poésie de I’avenir. L’une, individuelle, gémissante ou poussant de grands cris de douleurs, des clameurs de détresse ; l’autre, individuelle et humanitaire à la fois, puisant aux grandes harmonies de la nature, s’inspirant aux mouvements synergiques des populations et des races, a la voix des lois divines. L’une obscure ; l’autre éclatante et radieuse. L’une trempant ses pinceaux dans des larmes et du sang noir ; l’autre harmoniant sur les grandes toiles encadrées d’or et de diamants les sept couleurs vives de l’arc-en-ciel, les sept joies de l’âme glorifiée. L’une enfin s’agitant dans le chaos ; l’autre planant sur la création.

Donc, si l’on ne veut pas aujourd’hui la poésie dans les choses sociales, — et en ce moment pourrait-on deviner qu’elle y doit être, puisque l’on prend pour choses sociales une politique décharnée, une charte, squelette sonore et sec dont les os sont le budget, la loi électorale, le cens d’éligibilité et la responsabilité des ministres ? — Si l'on n’y veut pas la poésie, disons-nous, revenons à i’arithmétique. Faisons des additions et des soustractions, des totaux et des restes. Parlons aux chiffres. Comptons. Aussi bien, voyez-vous, les neuf caractères de l’algorithme arabe, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9 et leur zéro, sont une batterie plus que suffisante pour démolir la Civilisation et ruiner toutes ses défenses.

Et d’ailleurs qu’on ne s’y trompe pas ; qu’on ne prenne pas pour valant quelque chose les grandes déclamations que font, par le temps qui court, au nom de la poésie, contre les mathématiques et les sciences exactes, tant de hannetons littéraires et de petits poètes essoufflés. — Il est bien vrai que l’école scientifique actuelle, matérialiste et fragmentaire, a voulu et veut encore, avec ses données arbitraires et la négation d’un plan d’ensemble pensé et préétabli, exiler Dieu de la création ; il est bien vrai qu’elle a desséché, fracturé, rapetissé la science. Mais que l’on se place, pour voir la science, à ce haut point de vue de Pythagore, de Képler et de Fourier, qu’on s’élève jusque-là, et l’on pourra dire si la science est hostile à la poésie ! — Et même, je le veux encore, que l’on se tienne au point de vue de l’école newtonienne ; que des littérateurs si ridicules quand ils entrent tout ambrés, tout parfumés, tout pommadés, dans le domaine de la science où ils ne voient goutte, lisent seulement l’astronomie d’Herschell, — s’ils peuvent comprendre, — et ils verront s’ils ont bonne grâce avec leurs airs et leurs dédains[1].

Prétendre parquer en deux camps hostiles la science et la poésie, c’est chose bien digne d’un siècle qui veut cantonner, en opposition aussi, dans le domaine social, l’ordre et la liberté. — L’ordre n’est qu’un mot absurde sans la liberté. Ce sont deux faits liés et solidaires. Or, dans la création, la poésie est aux mathématiques ce que, dans le monde social, la liberté est à l’ordre. — Serait-ce qu’il n’y a pas de poésie dans les grandes harmonies de la nature ? Sur quoi donc seraient fondées ces grandes harmonies, sinon sur les grandes lois physiques et mathématiques ? — Sont-ce là, dès-lors, choses à séparer ?

Et si, maintenant, la solution de la belle et grande question de l’architectonique humanitaire calculée sur les exigences de l’organisation de l’homme et de la vie sociale la plus heureuse et la plus parfaite, répondant à l’intégralité des besoins et des désirs de l’homme, déduite de ces besoins, de ces désirs, et mathématiquement ajustée aux grandes convenances primordiales de sa constitution physique et passionnelle ; Si cette forme, qui réfléchit, majestueuse et complète, comme nous le verrons mieux plus tard, la grande loi de l’Harmonie Universelle, se trouve en même temps et par cela même douée de la plus haute expression de poésie architectonique qu’il soit possible de concevoir, est-ce là une raison pour la rejeter, cette forme ?

Quoi donc ? vous suspecteriez la réalisabilité[2] de cette grande pensée architecturale parce que, — ainsi que le diamant contient pur le rayon blanc de lumière solaire et les sept couleurs qui le composent, — ainsi elle contient dans son ensemble l’harmonie intégrale et toutes les harmonies qui la produisent ! Vous la suspecteriez parce qu’elle se résout en un merveilleux microcosme dont toutes les parties, coordonnées entre elles, avec leurs styles variés dépendant des rapports des choses, leurs caractères propres, leurs types spéciaux, forment une manifestation archétypique du beau, de l’ordre, de l’unité universelle ?

Serait-ce donc que ce sentiment du beau, des rapports vrais, des convenances générales, place au cœur de l’homme comme un flambeau inextinguible, est une lumière fallacieuse et fausse ? Ne serait-il qu’une déception ? qu’une ironie implacable et cruelle ? — Écoutez done les sublimes enseignements de la Création, les grandes voix de la Terre et des Cieux, qui apprennent à l’homme que cet archétype ideal grave dans son âme est le Verbe éternel, incarné partout dans l’univers, et que la tâche de l’homme ici-bas est de l’incarner dans le monde sur lequel il a reçu puissance et domination.

Non ! il n’est pas de plus énergique révélation de la déviation de l’homme, pas de témoignage plus hautement accusateur de la subversion de destinée dans laquelle il est plongé, que cette révolte de sa raison pervertie et faussée contre ses attractions natives, contre les harmonies éternelles vers lesquelles gravite sa noble nature ! La plus éclatante attestation synthétique du mal social, c’est bien que l’homme soit enfoncé dans le mal jusque là qu’il regarde ce mal comme son élément ! C’est cette fatale croyance qui a paralysé si long-temps l’intelligence humaine, qui a fait obstacle à toute hardie recherche d’une issue de Subversion en Harmonie : c’est elle encore qui, maintenant qu’un homme, par une incroyable puissance de génie, a trouvé cette issue, fait dire des paroles de cet homme, comme les Troyens des paroles de la prophétesse inspirée : « Rêve et mensonge, délire et folie ! »

Ainsi, et pour en revenir à la question spéciale qui nous occupe, c’est donc délire et folie que de se proposer la solution de ce problème :

Trouver les conditions architecturales les plus convenables aux besoins de la vie individuelle et sociale, et constituer, d’après les exigences de ces conditions, le type de l’habitation d’une population de dix-huit cents personnes, — population qui correspond à l’unité d’exploitation du sol, et qui constitue la Commune rurale, c’est-à-dire l’Alvéole élémentaire de la grande ruche sociale.

Quoi donc, c’est folie et délire, cela ! et vous dites : cela est inoui, extravagant, irréalisable (c’est le grand mot) et vous parlez ainsi alors que vous avez sous les yeux, et à vous les crever encore ! des constructions logeant dix-huit cents hommes, et non pas fondées en terre ferme, sur roc, mais bien mobiles, mais filant sur I’ocean dix nœuds à l’heure et transportant leurs habitants de Toulon au Cap, du Cap à Calcutta, de Calcutta au Bresil et au Canada ! des constructions à dix-huit cents habitants, qui narguent les vents des grandes mers et les ouragans des tropiques, de braves et dignes vaisseaux de ligne, ma foi, épais de préceinte, hauts de mature, et carres de voilure, et parlant haut des deux bords avec leurs triples batteries de vingt-quatre et de trente-six, et mordant dur, encore, avec leurs grapins d’abordage !

Était-il donc plus facile de loger dix-huit cents hommes au beau milieu de l’océan, à six cents lieues de toute côte, de construire des forteresses flottantes, que de loger dans une construction unitaire dix-huit cents bons paysans en pleine Champagne ou bien en terre de Beauce ?

Mais voici un autre problème encore, et qui s’énonce en ces termes :

Trouver moyen de mettre à l’abri dans une ville un petit corps de troupes, et de lui donner même, pendant un temps plus ou moins long, une supériorité de forces sur une grande armée qui l’attaquerait avec un matériel immense, des bombes de douze pouces et des boulets de vingt-quatre.

Je pourrais bien vous dire, moi qui suis du métier, ce qu’il a fallu d’observations, d’efforts d’intelligence et de combinaisons pour arriver à résoudre ce problème comme il l’est aujourd’hui. Parapets, bastions, courtines, tenailles, demi-lunes et réduits de demi-lune ; contre-gardes, fossés, chemins couverts, places d’armes et réduits de place d’armes, traverses, communications… je vous fais grâce du reste et des détails ; il a fallu agencer et combiner tout cela, ménager les angles et les incidences, les commandements et les défilements ; combiner toutes les formes, calculer toutes les hauteurs, toutes les dimensions, les modifier de mille manières par mille considérations et pour mille relations ; coordonner chacune d’elle à toutes les autres ; et cela, non pas grossièrement, non pas d’une façon approchée, mais, savez-vous, à un centimètre près ! Et il faut des combinaisons différentes pour toutes les positions différentes !

Dans ces fortifications, ou les promeneurs bénévoles ne voient que des murs et des fossés, il n’y a pas un mouvement de terrain, pas une inclinaison, pas un pli qui ne soit calculé ; et quand une place forte a fait sa toilette de guerre, quand elle s’est parée pour le siège, il n’y a pas une pierre qui ne soit en son lieu, pas une motte de terre qui ne soit à sa place !

La détermination d’un front-bastionné, type élémentaire de la fortification, constitue un problème tellement surchargé de conditions, qu’il y a de quoi effrayer d’y penser. Ce que l’invention en a dû coûter d’efforts d’intelligence et de tension d’esprit, vous pouvez en juger par ce que l’on exige de temps, de travaux, d’études et de science pour arriver à la comprendre.

Or, ce problème a été résolu. L’invention a été faite, réalisée, et maçonnée. On a dépensé et on dépense encore des milliards en Europe pour faire et entretenir ou pour broyer des milliers de fronts-bastionnés. Ce n’est pas impossible cela ! — Il est vrai que c’est une des parties constitutives du grand art de tuer les hommes, et qu’en cette direction du moins on ne se ferme l’espoir à aucune espèce de perfectionnement et de progrès. — Voyez plutôt le mortier-monstre… des bombes de mille, cordieu ! il y a de l’avenir dans cette découverte…

Hé bien ! si l’adoption de cette découverte, ou de toute autre invention philantropique et productive du même genre, nécessitait un changement dans le système de défense, vous verriez qu’on trouverait tout simple de poser le problème de la fortification des villes sur de nouvelles bases, de recommencer l’invention et d’en construire la solution. Pour cela on a de l’argent, des travailleurs, un corps nombreux d’ingénieurs qui apportent à ces choses science, intelligence et facultés ; pour cela on remue le sol, on fonde sur pilotis, on laboure le roc ; on percera, pardicu, en roc dur d’immenses fosses de vingt mètres de profondeur ; pour cela rien ne coûte. — C’est bien.

Mais qu’un homme vienne dire que l’on devrait songer à loger les hommes sainement, commodément, agréablement, sociétairement… — Folie et délire !

Que cet homme ajoute qu’il en a trouvé le moyen, qu’il le donne : — Le voici, voici les plans, examinez. Et si les plans paraissent bons, faites au moins un essai, un seul. C’est la porte d’un nouveau monde… — Pst ! rêve et mensonge !

Oh ! il faudra pourtant bien que vous écoutiez, je vous le jure ! dût-on vous appliquer la gueule du porte-voix sur les oreilles. Si vous êtes logés, vous autres, tout le monde ne l’est pas. Il y en a qui ont trop froid en hiver, et trop chaud en été, savez-vous ? il y en a dont la botte de paille à coucher se mouille trop quand il pleut, et dont le plancher devient houe ! L’homme n’est pourtant pas fait pour vivre dans les tanières. Ce n’est pas un animal qui se terre, l’homme : et il faut qu’on le loge.

Or, s’il faut qu’on le loge, trouvez donc, pour le loger, mieux qu’un Phalanstère, trouvez mieux en satisfaction des convenances, en agrément, en magnificence et en économie ?… en économie, entendez-vous ?

Chose étrange ! il n’y a pas de problème absurde, mal posé ou malfaisant qu’on n’ait encore cherché à résoudre sur cette terre, et on s’insurge contre l’idée de déterminer les lois d’une architecture harmonique et convenante à l’organisme humain !

L’Académie s’ingénie chaque année à trouver des sujets de concours pour les élèves de I’école d’architecture, et elle n’a pas eu l’idée de proposer celui-là ! C’est pour<ant une conception plus féconde, une idée plus haute de mille coudées, que toutes les idées architecturales qui aient été exécutées ou seulement émises jusqu’ici.

C’était là d’ailleurs la tâche sociale réservée à l’Art dans la carrière du progrès social. — Qu’un architecte, en effet, laissant le quart de rond, la cimaise et les ordres, se fut proposé de résoudre le problème architectural ainsi posé :

Étant donné l’homme, avec ses besoins, ses goûts et ses penchants natifs, déterminer les conditions du système de construction le mieux approprié à sa nature ;

Cet architecte se trouvait, dès le premier pas, face à face avec l’option suivante :

A Ou une maison isolée pour chaque famille ;

A Ou un édifice unitaire pour la réunion de families composant la Commune.

L’économie, l’aisance, la facilité des relations et des services, les agréments de toute nature, toutes les convenances matérielles, sociales et artistiques militaient pour le second système.

Dès-lors, optant pour l’architectonique sociétaire, l’artiste était sur la voie du calcul des Destinées ; il découvrait de proche en proche, en cherchant les bases de son projet, toutes les conditions de la vie sociétaire, qui ne sont autre chose que les déductions naturelles et pratiques des besoins, des goûts et des penchants natifs de l’homme. Et c’est ainsi qu’en spéculant sur l’architectonique la mieux adaptée à la nature humaine, on eût nécessairement rencontré la forme sociale la mieux adaptée à cette même nature.

Toutes ces questions se tiennent. On ne peut résoudre les unes sans déterminer en même temps la solution des autres. Le problème architectonique n’est qu’un cas particulier du problème social général, qui doit être ainsi posé :

Étant donné l’Homme, avec ses besoins, ses goûts, ses penchants, déterminer les conditions du système social le mieux approprié à sa nature.

Décomposez le mot système social, et vous y trouverez système industriel, système commercial, système scientifique, système d’éducation, système hygiénique, système architectural, etc., c’est-à-dire toutes les branches de l’arbre social. — Or, la Vérité étant une, si vous avez découvert la Loi qui régit l’un de ces systèmes, vous avez la solution pour tous les autres.

Construisez un Phalanstère, pourvoyez-le de son matériel, amenez-y une population de trois ou quatre cents families inégales, riches et pauvres, pères, mères et enfants ; laissez-la se caser, agir ; abandonnez-la a elle-même ; surtout, préservez-la du contact de tout pédant philosophe et moraliste, et vous verrez l’Association se faire par instinct si votre population n’écoute que les indications de la nature. — Il est sensible que les travaux domestiques seraient d’abord organisés en grande échelle et sociétairement ; ensuite le système d’éducation, et tous les autres services, de proche en proche. La création du milieu architectural sociétaire commanderait la formation du milieu sociétaire intégral : il n’y aurait qu’à suivre docilement la voix du génie de l’humanité. — C’est, au reste, ce qui demeurera prouvé dans la partie de cet ouvrage, où, pour déterminer les conditions de la vie sociétaire, nous ne ferons rien autre chose que de placer une population au milieu du dispositif materiel d’une Phalange, nous bornant à constater le mode suivant lequel tendent à se comporter, dans un pareil milieu, les divers membres de cette population, a reconnaître les lois suivant lesquelles s’y grouperaient naturellement les individualités, s’y formeraient spontanément les aggrégations et les hiérarchies de tous les ordres.

Si l’on eût réalisé pareil projet par manière d’expérience, il est évident qu’on fut tombé sur une forme sociale non pas artificielle, factice, contrariant la nature comme le sont la Civilisation et toutes les rêveries des philosophes, toutes les républiques utopiques sorties de leurs cerveaux, construites à leur façon, — mais sur une forme sociale naturelle, normale, dérivant rigoureusement de l’organisation humaine, faite à la façon de la Nature ou de Dieu, ce qui vaut bien la façon de Platon, ou celle de M. Bérard, éditeur de la merveilleuse constitution de 1830, laquelle est établie pour l’éternité… exactement comme toutes les précédentes.

Les hommes n’ont pas encore pu se persuader qu’il faut plier devant la Nature, se soumettre à elle, lui demander ses lois ; ils aiment mieux en faire eux-mêmes, des lois, quitte à ne leur donner d’autre sanction que des gendarmes et le bourreau.


Le lecteur doit bien comprendre, maintenant, que Fourier a manœuvré à l’inverse de tous les réformateurs de l’œuvre de Dieu, et que sa découverte est la récompense de la religieuse docilité qu’il a mise à suivre les indications de la Nature. Toutes les dispositions de la vie sociétaire sont exactement calquées, comme les dispositions architecturales que nous venons d’examiner, sur des convenances fixes et bien déterminées. Le calcul qui lui a livré la connaissance de l’architecture sociétaire est le même que celui qui lui a donné la clé de toutes les autres parties constitutives de la société harmonienne.

La vérification des calculs, la contre-preuve des opérations consiste a soumettre les résultats à la pierre de touche composée, à examiner s’ils réalisent l’alliance du Bon et du Beau, de l’artistique et du confortable, du merveilleux et de l’arithmétique ; car cette alliance, ainsi que je viens de l’établir, est le caractère de toutes les œuvres de Dieu, le vrai contrôle de toute harmonie.

Que l’architecture phalanstérienne, type élémentaire de la grande architecture humanitaire, contienne les sources les plus vives auxquelles puissent s’alimenter l’art et la poésie architectoniques, c’est ce qu’aucun artiste et même aucun homme de quelque portée d’esprit, capable de saisir une donnée, ne songera à contester. — Mais nous marchons dans des chemins tellement encombrés d’obstacles, tellement semés de préjuges, tellement obstrués par les ronces de la routine ; nous avons à parler à des gens si bien habitués à ne croire réalisable et possible que ce qui est étroit, mesquin, difforme et laid ; si éloignés de comprendre que la plus haute expression poétique dont un mouvement quelconque soit susceptible correspond précisément à son maximum d’utilité, nous avons, en un mot, tant de défiances à vaincre, nous qui venons jeter une idée d’Harmonie en pleine Civilisation, que nous devons examiner spécialement l’architecture sociétaire sous le rapport de l’économie, et prévenir ainsi toutes objections sur sa réalisabilité. Ces objections, on ne manque pas de les tirer de la splendeur et de la magnificence des choses de l'Ordre combiné, comme si ces splendeurs n’étaient pas plus conformes aux Attractions de l’humanité et par conséquent à ses Destinées, que les cloaques, les clapiers et les fanges de la Civilisation.

Examinons donc la question sous le rapport de la réalisation, et réduisons à leur juste valeur les prétendues impossibilités de l’application.

§ II.

Deux et deux font quatre.
Traité d’Arithmétique.


J’ai exposé l’idée générale du Phalanstère, du manoir de la Phalange industrielle, qui remplacera le village civilisé, comme le village a remplacé le kraal du sauvage. Ai-je dit que les premiers Phalanstères dont accoucherait notre pauvre Civilisation, seraient étincelants et somptueux comme les Phalanstères de Haute-Harmonie, les Phalanstères nés et baptisés au brillant soleil de l’Avenir ? Non, je n’ai pas dit cela. Comparativement à ces resplendissants Phalanstères, la Civilisation, dans ses premiers essais, ne saurait produire que des avortons. Et pourtant auprès de nos habitations ces avortons-là seront des séjours enchantés.

De quelque peu de valeur que soient les matériaux des Phalanstères de début, l’unité de la construction, la symétrie des grandes masses, le contraste et la variété des parties, l’heureux agencement des détails avec l’ensemble, et par-dessus tout l’expression architecturale de la pensée sociale, les harmonies de ces constructions avec les eaux, les végétaux, les paysages animés par une heureuse et joyeuse population ; tout cela fera, de ces Phalanstères de début, d’honorables, de ravissants séjours. Le luxe ensuite ira croissant selon les ressources, — et la progression sera rapide.

La Phalange d’essai, celle dont le succès prouvera sans réplique la grande vérité sociale qui ne peut pas être introduite dans certaines cervelles par la voie de la science et du calcul, cette premiere Phalange sera certainement établie sur un sol libre. Ce sera un terrain d’une lieue carrée environ, acquis par une Compagnie d’actionnaires, et sur lequel on se proposera de porter une population pour l’exploiter ; ce sera une colonie exécutant combinément des travaux d* agriculture, d’ateliers, d’éducation et de ménage.

Or, demandez-vous s’il serait plus économique et plus sage, pour loger une population qui devra s’élever à dix-huit cents ou deux mille personnes, de construire un grand édifice unitaire, ou de bâtir trois cent cinquante a quatre cents petites maisons isolées et civilisées, trois cent cinquante masures morales et philosophiques ?

Ce n’est plus ici du fantastique, du chimérique, de la folie, comme disent nos esprits-forts ; ceci est prosaïque et vulgaire : il ne faut ni beaucoup d’architecture, ni beaucoup d’arithmétique, pour comprendre que le développement des murs, des toitures, et des charpentes, serait quatre fois plus considérable dans le cas de la bourgade incohérente que dans le cas du Phalanstère.

Ajoutez encore les murs de clôture exigés, dans le régime morcelé, pour enfermer les maisons, les jardins et les cours ; pensez que vous pourrez avoir sous une seule couverture courant régulièrement d’un bout à l’autre de l’édifice sociétaire, trois et même quatre étages ; que vous épargnez quatre cents cuisines, quatre cents salles à manger, quatre cents greniers, quatre cents caves , quatre cents étables , quatre cents granges, pour concentrer le tout dans quelques vastes séristères. — Réduction analogue sur une foule de pièces et d’ateliers épars aujourd’hui dans la bourgade. — Indépendamment de l’économie de place et de construction, ajoutez celle de deux ou trois milliers de portes, de fenêtres, de baies, avec leurs chassis, leurs boiseries et leurs ferrements ; pensez à I’entretien ruineux que chacune de ces maisons nécessite par année, au peu de durée de ces constructions étriquées, aux ignobles remaniements qu’on leur fait incessamment subir. Multiplier la dépense de chaque maison par leur nombre, et vous serez à même de prononcer !

Quant à la rue-galerie, voyons ce qu’elle épargne. — Dans chaque maison, des escaliers tordus et boiteux qui mangent beaucoup de place et beaucoup de matériaux, des corridors, des couloirs, des paliers ; — ensuite, des précautions dispendieuses de toute nature, que, depuis la basse classe jusqu’à la haute, depuis le parapluie jusqu’à l’équipage, chacun des deux mille habitants de la bourgade est obligé de prendre contre le froid, la pluie, les intempéries ; puis les maladies qui coûtent, usent la santé, arrêtent le travail ; — puis enfin le bien être en place du mal-être. — Pesez toutes ces choses, et vous verrez que la rue-galerie, vitrée, rafraîchie ou chauffée, avec ses grands escaliers régulièrement disposés, ses atriums et ses porches fermés du rez-de-chaussée, où l’on descend de voiture à l’abri quand on vient du dehors ; vous verrez, dis-je que la rue-galerie avec tout son luxe d’espace, est une construction aussi économique qu’hygiénique et confortable.

Calculez en outre ce que, dans chaque ménage, l’on perd de travail et de temps pour le service de la cuisine, de la cave, du grenier ; pour l’apport de l’eau, que les valets ou les femmes vont péniblement puiser, plusieurs fois par jour, à la pompe ou à la fontaine ; pour l’entretien et le service de propreté ; pour toutes les opérations domestiques enfin, exécutées par de simples mécanismes dans la construction phalanstérienne !

Le service de la premiere distribution de l’eau dans les ménages des grandes villes, de Paris, par exemple, emploie à lui seul des milliers de bras et constitue toute une industrie fatale[3]. Faites le compte de l’effet utile obtenu par le retour à la production active de toutes ces forces épargnées par des machines ; ajoutez à ces bénéfices, qui deviennent prodigieux quand vous les appliquez sur de grandes échelles, les dispositions de garantie contre les incendies, dont les sinistres s’élèvent chaque année, en France, à des sommes énormes ; enfin, pensez à la supériorité de puissance et d’effet de toute opération conduite avec ensemble, régularité, et bien dirigée, sur les opérations morcelées, anarchiques, exécutées aujourd’hui dans les conditions les plus défavorables sous tous les rapports. Et quand vous aurez examiné, considéré, calculé toutes ces choses, alors, décidez !

Décidez :

Si l’Architectonique unitaire, qui, seule, substitue l’ordre au désordre, l’aménagement à la déperdition, n’est pas, — arithmétiquement, prosaïquement et économiquement parlant, — mille fois préférable à l’Architectonique confuse, incohérente, morcelée des Barbares ou des Civilisés.

Tout ceci, je le répèterais mille fois, n’est ni du fantastique, ni de la folie ; tout ceci est vulgaire, positif, palpable, et tellement clair, que le premier portier venu le saisira, qu’il n’y a même pas de philosophe ou d’économiste qui ne soit capable de le comprendre.

On aurait beau se dire dépourvu de tout sens poétique, de tout sentiment des corrélations et des rapports vrais ; on aurait beau être absolument sourd, par organisation, à la voix de la Convenance des choses, il faudrait encore se rendre. C’est l’arithmétique qui parle, qui conclut. Il n’y a pas à ergoter contre elle.

Dira-t-on maintenant qu’il est impossible de disposer des bois et des pierres en édifice sociétaire ? Les pierres et les bois se refuseraient-ils à se laisser façonner en Phalanstères ? — Si les bois et les pierres ne refusent pas de se prêter à semblables constructions, ne vous montrez donc pas plus inintelligents que ces matériaux, en jetant brutalement, au travers des raisonnements et des calculs qu’on vous fait, cet inepte mot d'impossibilité.

Donc, il demeure bien et dûment démontré :


Que l’architectonique morcelée est ruineuse et malfaisante, tandis que l’architectonique sociétaire remplit toutes les conditions d’économie, de salubrité, d’agrément, satisfait à toutes les convenances, et ouvre à l’Art, que l’autre tue, un avenir inespéré, inouï.


Et ceci apprendra à ceux qui croient que l’architecture est morte, et à M. Hugo qui l’a écrit, que cette opinion-là n’est qu’une débilité d’esprit. M. Hugo, M. Hugo ! qui a dépensé trois ou quatre chapitres de phrases magnifiques et dignes d’une belle cause, pour établir que l’humanité a fait jadis de l'architecture dans le but unique et simpliste de faire de la poésie ; et qui, partant de là, a posé cette solennelle puérilité, que la découverte de l'imprimerie avait tué l’architecture, parce que désormais l’humanité ferait de la poésie plus facilement en alignant des caractères de régule qu’en alignant des moellons de marbre et de granit… ! ! ! M. Hugo le poète, qui, parce qu’il fait de la poésie avec une plume, s’est allé fourrer en tête que l’humanité ne pouvait plus faire de la poésie qu’avec des plumes ! M. Hugo, qui prétend parquer l’humanité dans les dimensions de sa sphère, à lui ; qui donne pour champ à l’Humanité et pour limite à l’Avenir, l’étendue de sa specialité ; M. Hugo, enfin, qui, voulant à toute force faire ici le philosophe au lieu de rester ce qu’il est, un grand poéte, a pris à cœur de gâter son bel œuvre de la Notre-Dame, en y introduisant cette sublime niaiserie, résumée par ces mots : Ceci, — le livre, — tuera cela, — le monument !

En vérité, on n’a jamais donné dans des aberrations plus bizarres et plus insensées. Il siérait que M. Hugo retranchât de son ouvrage cette malencontreuse ajoutée cousue à ses dernières éditions ; car son beau livre est destine à vivre dans l’avenir, et des chapitres pareils ne feraient pas honneur à son intelligence. Il siérait aussi qu’il apprit et qu’il retint que — pour grand poète que l’on soit, — on n’a pas le droit d’entrer tout botté, comme Louis XIV au Parlement, dans le domaine de la Science sociale, et que quand on veut faire de la Science sociale, il faut d’abord aller à l’école l’étudier. — En temps et lieux on pourra enseigner à M. Hugo que la Science sociale contient d’autres doctrines que celles du Constitutionnel, où il en est encore à l’heure présente, avec son abolition de la peine de mort, sa réforme des prisons, et sa morale de résignation à l’usage des masses humaines, qu’a l’instar de M. de Lamennais le soi-disant Croyant, il condamne à jamais à la misère, de son autorité privée, comme il condamne l’humanité à ne plus faire que de petites maisons. — En fait d’institutions d’avenir, comme en fait d’architecture d’avenir, M. Hugo a encore beaucoup à apprendre ; et s’il ne veut pas apprendre, au moins ne devrait-il pas consacrer son grand style à édifier ou à réconforter des erreurs, des puérilités, des niaiseries, qu’on se voit, dès lors, forcé de démolir[4].

Donc, Artistes, croyez plutôt au genie de l’humanité qu’à la voix des prophètes aveugles. L’Architecture, qu’ils vous disent morte et enterrée, a encore à grandir de bien des coudées vraiment, pour atteindre sa taille ! — l’Avenir est ouvert, l’homme est tout-puissant. Les apôtres de l’étroit et de la faiblesse, du pauvre et du mesquin ne puisent pas leurs inspirations aux sources vives, et ce n’est pas eux qu’il faut écouter…


Nota, (3° Edition). — Pour se mettre en état d’enlever aux plus fanatiques dévots de la négation et de la routine tout prétexte auquel accrocher leurs objections saugrenues contre la double puissance économique et productive des dispositions unitaires du Phalanstère, il faut se rendre compte synthétiquement de cette puissance, en positif et en négatif.

En négatif : faites la somme des innombrables économies de constructions, de réparations, de garde, d’entretien, d’avaries, de maladies, de mésintelligences, de contestations, de formalités judiciaires ou autres ? de procès, de querelles, de soins, de travaux et de temps, que réalise, en toutes branches et en bloc, la substitution de l’Unité harmonienne à la ruineuse divergence du Morcellement ! Synthétisez ces bénéfices négatifs, en établissant sur une vingtaine d’années seulement le calcul comparatif des deux systèmes : — vous arriverez à des économies prodigieuses…

En positif : concevez que la combinaison unitaire dote la population si faible, si misérable aujourd’hui, de chaque commune associée, de toutes les puissances conquises par le génie industriel et scientifique de l’humanité. Les neuf dixième des opérations agricoles et domestiques, etc, exécutées à grand~peine à bras d’homme aujourd’hui, sont désormais l'affaire des animaux et des machines : le feu, l'air, la vapeur, l'électricité, tous les procédés découverts par la science, toutes les grandes forces naturelles soumises, produisent à l'envi au commandement de l'homme. Sans rien préjuger des immenses découvertes réservées à l'avenir que ne donnerait déjà l’application synthétique de tous les procédés connus, au grand atelier de travail de la commune unitarisée ? Faites l’inventaire des puissances industrielles que l'humanité possède, mais à l’emploi usuel desquelles le morcellement de l'atelier élémentaire opposait jusqu’ici d’insurmontables empêchements, et calculez l'effet de leur introduction pratique dans toutes les communes associées : — les hardiesses les plus audacieuses de votre imagination n’auraient jamais été où vous mènera le calcul.

Les moyens créateurs, les instruments, les forces, les inventions, les Puissances industrielles, comme des légions d’esclaves immobiles, attendent qu'il plaise à l'homme de leur ordonner de travailler pour lui ; et I’homme, ce dieu qui a su créer ces légions d’esclaves dociles, n’a pas su utiliser socialement encore la millième partie des forces qu’ils recèlent dans leurs muscles métalliques. Que la synthèse des Puissances industrielles et scientifiques dont l'homme dispose déjà se fasse enfin par la création du Phalanstère, un océan de richesses remplira bientôt les plus profonds abîmes des misères séculaires !

  1. Ceci ne s’adresse pas à tous nos littérateurs : il est parmi eux plus d’un homme sensé. Je crois même juste de dire qu’aucune époque n’a présenté une plus riche collection de talens que la nôtre, en a prodigieusement perfectionné la forme : malheureusement les idées manquent souvent, et la phrase envahit tout. On veut faire à toute force du senti, du profond, et l'on sert en pâture au public mille petites théories plus vaines et plus puériles les unes que les autres. Le public, d’ailleurs, consomme tout ; il se montre fort débonnaire. Et puis il n’y a pas de critique, pas de saine critique, j’entends. Cette dernière assertion pourra paraître impertinente à ceux qui se sont constitués les juges du camp, et qui tiennent en main les trompes et les trompettes ; elle me vaudra peut-être plus de horions que les passages les plus scabreux de mon livre tous ensemble. Pour le moment, c’est pure assertion : la preuve viendra plus tard, à sa place ; et sa place ne peut se trouver que dans un écrit périodique. D’ailleurs, il ne s’agit dans cette note que de dénoncer un ridicule, une des minauderies de notre littérature, qui, tout en faisant niaisement du sentiment contre la science, n’en recherche pas moins, avec une avidité enfantine, l’emploi des expressions techniques, dans le but innocent de se styler, de se donner du galbe : ce qui serait fort bien faire, si cette pauvre science n’était pas plus rudement écorchée encore par ce genre d’hommages que par la dénigration directe. C’est une contrebande plus fâcheuse que la franche guerre.
  2. Ce mot-ci n’est guère harmonieux, mais il est utile.
  3. Les porteurs d’eau finissent presque toujours par être atteints de phthisie. Monter toute la journée, toute l'année, toute la vie, à la force des bras, de la poitrine et des épaules, de l'eau dans des maisons de trois, quatre, cinq ou six étages, c’est un métier qui tue les plus robustes.
  4. Rendons justice à M. Hugo. Depuis l’époque où cette boutade a été écrite, il a beaucoup marché. Nous pourrions étaler aujourd’bui tout un ruisselant écrin de nobles paroles socialises taillées par son génie ; mais l’erreur très-grave qui lui est ici reprochée, n’ayant point été retirée, nous devons maintenir notre critique primitive. — (1847).