Description du département de l’Oise/Savignies

P. Didot l’ainé (1p. 196-208).
SAVIGNIES.


Les terres du canton de Savignies sont extrêmement mélangées ; un cinquième de ces terres est bon, le reste est médiocre : il produit du bled, du seigle, de l’orge, de l’avoine, etc.

Les plantations de pommiers et de poiriers sont dans un assez bon état. Les cidres sont de bonne qualité ; on peut année commune en récolter deux mille muids.

Les pâturages, peu considérables, sont inférieurs à ceux du Bray.

On y cultive depuis quinze ans des prairies artificielles.

Les bois les plus considérables de ce canton s’étendent sur le territoire de S.-Just-des-Marais, de Savignies, de Goincourt, de la Chapelle-aux-Pots, de Ville-en-Bray, d’Hodenc-en-Bray, de Fouquenies-Hercbies, de S.-Germain-la-Poterie, et de S.-Paul. Les plus grands ont au moins cinq cents hectares ; la totalité de ces bois peut être portée à deux mille cinq cents hectares : on les exploite en bois de corde. Les mêmes bois sont très utiles, et consumés par les manufactures de poteries de Savignies et de la Chapelle-aux-Pots : le gros bois se voiture à Beauvais ; le corps des arbres, quand ils sont bons, est débité pour la charpente. Leur produit en général est 60,000 liv.

Deux rivières traversent ce canton, le Thérain et l’Avelon.

Il existe une carrière dans la commune de Savignies ; on en tire une pierre grise d’une consistance égale à celle du grès. Il en est une autre au mont Saint-Adrien, hameau de la commune de Saint-Paul ; elle donne une pierre blanche trop tendre, qu’un fort hiver gerce et décompose.

Les plus belles tuiles et les plus belles briques du département se fabriquent en grande quantité dans la commune de S.-Germain-la-Poterie, qui n’a que ce moyen d’existence et d’industrie.

Saint–Paul possède des fours à chaux : leurs produits se versent à Beauvais.

Un nouvel établissement près S.-Paul, où l’on fait des tuiles et des briques, peut en fournir dans une année plus de cent vingt mille d’une excellente qualité.

J’ai déjà parlé de la jolie route qui conduit de Beauvais à Savignies : après avoir traversé des coteaux, des vallons, des bois et des vergers, la vue s’arrête à l’occident sur une montagne élevée, couverte d’arbres qui semble séparer Savignies du reste du monde ; elle forme un cercle autour de ce joli village, situé au milieu d’une forêt de pommiers, dans la plaine, au pied des monts.

Il n’est point d’aspect aussi bizarre que celui de ce tas de maisons séparées, placées sur un terrain inégal, et formant cependant une espèce de rue : au milieu d’énormes monceaux de fagots et de bois qui les rapprochent, et des arbres qui les dominent ; c’est un bûcher immense qui n’attend qu’une étincelle pour s’embraser, et qui, par un miracle de toute heure et de toute minute, subsiste au milieu de vingt-cinq fours allumés, et dans une incroyable activité, laissant par cent crevasses échapper des torrents de flammes, d’étincelles, et de fumée. Tous les toits sont couverts de chaume au milieu de ces fournaises ardentes ; mais sans doute un dieu les protège, comme ces grands vaisseaux qu’une planche sépare de l’abyme.

Les maisons, les cours, des planches rangées par étages, sont couvertes de poteries ; les murs sont faits d’une espèce de glaise, remplie de tessons, de pots cassés, de cruches d’un aspect singulier. Chez un de ces potiers, à la bouche d’un four, le corps d’un orme, élevé, nu, sans écorce, est chargé de petits pots de grès, asyle d’un million d’oiseaux ; il se marie avec toutes les pointes saillantes du paysage, et de près rivalise avec le clocher du village. J’ai fait dessiner cet étrange aspect ; c’est un des plus jolis tableaux de mon voyage.

L’aisance que le travail répand à Savignies donne à ses habitants une gaieté qui se montre sans qu’on ait besoin de la solliciter ; c’est le rire de la franchise ; c’est cette disposition qu’on éprouve quand on veut plaire, quand on veut obliger ; c’est cet empressement, compagnon de l’hospitalité, qui fait accepter sans fausse politesse et sans grimaces tout ce qu’il offre : on y rit toute la journée, on y danse tous les dimanches, quand les fêtes patronales n’appellent pas les jeunes1 gens dans les villages des environs.

J’attendois un jour le maire, et causois avec une femme de près de quatre-vingts ans, avec son mari, vieux grenadier retiré, quand je vis sortir d’une chaumière une centaine d’enfants bien vêtus ; les garçons étoient séparés des filles, tous mar-choient avec décence. Je fus frappé, je fus étonné qu’un petit village envoyât plus d’enfants à l’école que nos grandes villes : je complimentai le maître d’école de son zèle ; je promis de venir un mois après distribuer des prix à ses élevés : je tins ma promesse. La porte étoit garnie de feuillages et de rubans ; un grand fauteuil qui m’étoit destiné étoit chargé de branchages de chêne et de bouquets ; et comme la totalité des enfants ne pouvoit pas se placer dans la salle, le reste, à l’ombre des pommiers et des poiriers, étoit assis sur des bancs de gazon. J’obtins beaucoup de silence et de respect en distribuant mes prix ; mais j’achevai de gagner tous les cœurs en présentant aux spectateurs de grands panniers de bonbons et de tartelettes. En sortant de cette séance auguste je fus béni par les pères et les mamans, qui sur deux lignes, accompagnés du maire et de la garde nationale, suivirent ma voiture jusqu’à la sortie du village.

Quel air dans les soirées d’été ! quelle fraîcheur dans les prairies de Savignies ! quel lait délicieux on y mange ! Madame de Bourdic a vanté ces beaux lieux : l’asyle champêtre le plus aimable de la France étoit digne d’être chanté par elle.

Les poteries de Savignies sont -de la plus haute antiquité ; on en peut juger par l’identité des vases qu’on trouve au fond des puits de ce village, et dans les fouilles de Bratuspance.

La seule tradition transmise de père en fils dans Savignies est que S. Pierre et J. C. sont venus visiter ces lieux.

Rabelais parle des poteries de Savignies ;

Bernard Palissy les célèbre ;

Loizel assure qu’elles fournissoient non seulement la France, mais l’Angleterre, les Pays-bas,etc.

Baif, de Re vestiaria, imprimé en 1536 chez Robert-Etienne, parle des pots de Beauvais ou de Savignies. Quand les princes passoient autrefois par Beau-vais, on leur donnoit de poteries de Savignies : Triurn bujfetorum terrœorum apud Savignii compositorum : de tels présents furent offerts à François Ier, à Louis XII, etc.

La terre de Savignies fut érigée en marquisat pour messire Oudard de Riez, descendu en ligne collatérale d’Oudard de Riez, maréchal de France. Cette seigneurie relevé de Beauvais ; il en est fait mention dans plusieurs titres de 1167 et de 1228.

Hermant assure qu’on trouve à Savignies des terres propres à étancher le sang, de l’espece de celle qu’on nomme sigillée ou lesbiene.

Il y existe deux genres de fabriques ; la plon-nure ou poterie vernissée, qui est moderne, et le gres, qui date de son origine.

Les vases les plus considérables qu’on y fabrique sont les grandes fontaines de grès, répandues dans toutes les maisons de Paris ; des cornues de vingt à vingt-cinq pintes ; on y fait des terrines à lait, des bouteilles de toute grandeur, jusqu’aux doubles taurilles, des tuyaux de gres, des pots, cruches, cruchons, cornues, récipients.

Les potiers de Savignies qui travaillent en grès sont au nombre de seize. Ils commencent leurs travaux à la Saint-Martin et les finissent au mois d’avril ; c’est ce qu’ils nomment le travail d’hiver : ils tirent pendant l’été les terres qu’ils doivent employer ; ils sont quelquefois obligés, pour trouver la terre qu’ils cherchent, de descendre à force de travail jusqu’à soixante pieds de profondeur, contrariés souvent par des sources abondantes, qu’ils n’épuisent qu’à force de bras[1]. Leurs terres sont noires, brunes ou jaunes : la premiere est composée d’une grande quantité d’argile et de sable ; il y a moins d’argile dans la deuxieme, mais plus de pierrailles et de sable ; il y a peu d’argile dans la terre jaunâtre, mêlée de sable, de pierres, et d’oxyde de fer. Au mois d’avril, quand les gelées cessent, des chevaux, des ânes, guidés par des enfants, vont sur la montagne chercher la terre extraite des puisards : ces terres sont des trois sortes que nous avons indiquées : mais la troisieme ne s’emploie jamais seule ; on la mélange avec les autres dans la proportion requise par la nature des vases qu’on veut exécuter.

Rendue à l’attelier, la premiere opération que subisse la terre est celle que lui fait éprouver l’ouvrier qu’on nomme le marcheur ; son office est de la mouiller et de la piler aux pieds dans une fosse de six pieds de long sur trois de profondeur et quatre de large. La terre ainsi rendue maniable et mélangée, est divisée en globes de trente à cinquante livres pesant. Chaque marcheur gagne 24 liv. Par fournée ; il doit préparer la matiere nécessaire pour remplir un four, qui contient ordinairement de quinze à dix-huit marches ; la marche est un plateau de douze pieds de diametre sur trois à quatre pouces de profondeur : chaque homme ne peut préparer qu’une marche dans sa journée.

L’ocreuse est la femme qui prend la terre quand le marcheur l’a préparée ; elle lui donne la derniere main, et la place sur une planche à côté du tour, en cônes ou globes proportionnés à l’ouvrage que le potier doit entreprendre. Cette femme gagne 12 liv. par fournée.

Quand le marcheur et l’ocreuse ont disposé chez un fabricant ce qui est nécessaire pour la journée de ses ouvriers ils vont chez un autre fabricant faire le même travail.

Les ouvriers faiseurs de vases n’appartiennent pas à telle ou telle fabrique, ils travaillent chez tous ceux qui veulent les employer : chacun d’eux s’attache à tel ou tel genre de fabrication ; celui qui fait des bouteilles ne fait pas aussi bien les cornues, et celui qui fait des fontaines feroit fort mal une bouteille. Quelques ouvriers supérieurs m’ont démontré qu’ils étoient en état de faire tous ces genres d’ouvrages avec une égale perfection.

Les atteliers les mieux montés ne contiennent que deux à trois roues ; elles sont placées horizontalement dans un trou profond de deux pieds,, et tournent, sans machines ou manivelles, à l’aide d’un bâton que l’ouvrier passe dans les rais ; la roue ayant reçu toute l’impulsion que ce moyen lui communique, tourne avec une grande vivacité ; et les poteries se fabriquent avec le poignet et la main, sans tour et sans autres moyens d’industrie. C’est un genre de création d’un grand intérêt ; mille formes dans un moment se communiquent à la matiere informe et brute : les livres saints n’ont pas tort dans leur style poétique et figuré de comparer aux potiers de terre l’Éternel fabricant les mondes.

Quelques uns de ces ouvriers gagnent jusqu’à 6 et 8 liv. par jour.

Il est inutile de dire que tous les objets fabriqués sont visités, réparés, soudés avec soin, qu’ils sechent à l’ombre avant qu’on les mette au four.

La longueur des fours est de trente-six à quarante pieds, leur largeur est de quatre pieds au bas de la fosse, et de sept en haut. Les fours ont huit pieds de hauteur. Un homme expérimenté dirige le feu, pour lequel il emploie dix-huit à vingt cordes de bois, et cinq cents fagots par cuitée.

Quand on pénetre dans le four pour en enlever les poteries cuites, la chaleur est encore extrême ; elle dépasse quarante degrés du thermometre de Réaumur, et n’incommode point les travailleurs, qui sans repos y sont exposés toute la journée.

Le citoyen Roard a tâché d’améliorer les fabriques de Savignies par de nouveaux mélanges de terres ; en augmentant les proportions de silex et diminuant celle de l’argille, qui les rend trop peu poreuses, il a rendu les cornues moins sujettes à se casser.

Il a fait adapter à l’extrémité supérieure des fours une enceinte demi circulaire, faite de substances très peu conductrices de la chaleur, et parvient par ce moyen à la concentrer dans le four.

Il a réussi à fabriquer quelques alcarazzas, et compte perfectionner cette année les essais de l’année passée.

Il a fait fabriquer des creusets très réfractaires, aussi bons que ceux de Hesse, et de grands creusets blancs pour la fonte du cuivre, préférables à ceux de S.-Samson.

Les habitants de Savignies et les manufacturiers du département de l’Oise ont de grandes obligations au citoyen Roard, et lui en auroient encore davantage s’ils avoient employé son zele, son activité, ses talents avec moins d’indifférence.

Un tableau donnera sur les deux genres de poteries de Savignies les détails qui pourront en faire connoître l’importance dans le commerce. On fabrique aussi des vases de grès, des plommures à la Chapelle-aux-Pots, petite commune placée sur un détestable terrain, qui ne produit que du seigle et de l’avoine de mauvaise qualité, mais d’assez bons cidres. On porte à 24 ou 30,000l. le produit du travail de ses habitants.

Saint-Just touche à la ville de Beauvais. Ce village s’est établi dans un marais entouré d’eaux, qu’il faudroit diriger ; il est humide, mal-sain, fiévreux. On y voit deux importantes manufactures d’indiennes, et deux blanchisseries intéressantes.

Saint-Just possede neuf cents arpents de terre ; les meilleures se louent de 20 à 24 liv. l’arpent.

Un marais de cent cinquante arpents a été partage entre les habitants de cette commune. On y nourrissoit autrefois beaucoup de bestiaux ; on n’y voit à présent que quelques jardins petits, mal tenus. Ce marais est encore loin d’être en rapport comme celui des aires, à l’autre extrémité de la ville de Beauvais.

Les petites cultures ruinent tout.

L’abbaye de S.-Paul a succédé à l’abbaye d’Oroer, qui fut donnée, en l’an 862, par le pape Nicolas Ier aux évêques de Beauvais, à la charge d’en entretenir les religieuses ; ce qui donna sujet à Druon, en 1040, et à Guy, évêques, de fonder l’abbaye de S.-Paul : elle est située dans un fond, au pied du mont S.-Adrien : cet immense et beau bâtiment est présentement en ruines.

C’est dans cette commune, au Becquet, qu’est située la manufacture de couperose du citoyen Desrivierre.

Le village de Goincourt est établi sur les rives de l’Avelon, dans une charmante position ; il est sur-tout célebre par sa manufacture de sulfate de fer (vitriol). On n’y chercha d’abord que des eaux minérales et de la tourbe. Croutz, allemand, est le premier qui s’y soit occupé de l’extraction du vitriol : il le fabriqua d’abord au Becquet dans l’obscurité, presque dans la misere ; dans la suite une société s’unit à lui : elle acheta des terres, fit construire des bâtiments, des bacs, des fourneaux : mais les avances trop considérables qu’il fallut faire nuisirent à cette entreprise ; elle ne fut dans un état brillant que sous le sieur Warnier, habile négociant d’Amiens : il continue depuis ses travaux avec succès.

Il est malheureux que ceux qui sont à la tête de cette manufacture aient négligé d’en diriger et d’en assécher les eaux, qui par leur stagnation alterent la matiere premiere, et causent des épidémies trop souvent renouvelées.

Une grande quantité de vallées, dans les environs de Beauvais, est remplie de tourbieres, sur l’exploitation desquelles le gouvernement devroit veiller, pour éviter le désordre des exploitations partielles.

On neconnoît point de meilleur vitriol que celui de Goincourt, soit en France, soit chez l’étranger. On estime sur-tout celui du citoyen Desrivierre, qui tire sa matiere premiere de Goincourt : il le vend à Rouen en concurrence avec les Anglais ; le sien est souvent préféré.

Les eaux minérales de Goincourt et du Becquet étoient en usage dans le Beauvaisis depuis un temps immémorial. En 1752 M. Wallot, apothicaire, en fit l’analyse : les médecins envoyerent à M. de Senac, conseiller d’état, premier médecin du roi, des certificats tres authentiques sur les vertus de ces eaux minérales, et sur l’usage qu’on en faisoit avec tout le succes possible. Wallot, le 8 octobre 1752, présenta une requête à la faculté de médecine ; il la prioit de faire faire l’analyse de ces eaux : Malloin, Mac-quer et Baron analyserent les bouteilles d’eau qu’on leur fit passer ; ils déclarerent qu’elle con-tenoit une terre absorbante, alkaline, ferrugineuse. M. de Senac fit nommer Wallot inspecteur de ces eaux, avec la permission d’en entourer les sources de murailles. Le lieu qu’occupent les fontaines s’appelle les Fontaineiux et Rouge-Vêtue. Dans les environs on apperçoit les traces d’une mine de fer, dans un espace qu’on nomme encore les Forges ; on y voit une masse assez considérable de mâche-fer : les habitants du voisinage en ont bâti tous les solins de leurs maisons.

  1. Ils pourroient se procurer un modele de pompe en bois tres facile à exécuter : cette pompe ne coûte que 72 liv. ; elle épuiseroit l’eau de leurs trous avec une extrême facilité. On la voit à Paris parmi les machines du citoyen Molard.