Description de la Chine (La Haye)/Traduction du chapitre Kiang hio

Scheuerleer (2p. 333-335).


Traduction du chapitre Kiang hio, ou modèle que donne l’auteur d’un discours tel qu’il se peut faire dans le Hio, ou salle des assemblées des lettrés.


Le parfait gouvernement est fondé sur les louables coutumes, qu’on fait régner dans un État. Pour y réussir, il faut travailler à rectifier le cœur de l’homme. Veut-on le rectifier ? Qu’on lui donne l’intelligence de la doctrine des sages. Il ne faut pas croire qu’il faille la chercher bien loin, ni qu’elle soit impossible ou difficile à acquérir. On ne propose point des routes écartées, ou extraordinaires, où l’on ne puisse entrer et marcher qu’avec beaucoup de peine. Cette doctrine se réduit aux devoirs du prince et du sujet, des pères et des enfants, des frères aînés et des cadets, du mari et de la femme, enfin d’un ami à l’égard de son ami. Qu’on remplisse toutes ces obligations parfaitement ; dès là nul défaut, nul excès : que voudrait-on davantage ? Mais sans étude on ne pénètre point la raison qui règle et qui autorise ces maximes ; et si on ne la pénètre pas, on ne la mettra pas en pratique. Au reste ce qu’on entend par la raison, est proprement l’attribut du Tien ; les talents et les lumières qu’il communique à l’homme, en sont une participation : dans le Tien, cela s’appelle raison : dans l’homme, on le nomme vertu ou talents ; et mis en pratique par l’action, on lui donne le nom de justice.

Les lumières de cette raison en plusieurs, c’est leur volonté et la corruption de leur cœur qui l’obscurcit : la raison une fois obscurcie par l’amour propre, dès là la vertu du cœur de l’homme est mélangée, et ne saurait être pure : la vertu intérieure n’étant pas pure infailliblement dans la pratique, on ne remplira pas tous ses devoirs. Ainsi s’écartera-t-on de la justice, c’est pour cela que l’Y king[1] dit fort bien : l’étude du sage est de croître en sagesse, et d’ajouter connaissances à connaissances : il cherche à s’instruire, et il s’applique à examiner ce qu’il a appris : il aime à communiquer ses lumières aux autres ; mais il s’y tient comme dans un appartement, dont il ne sort jamais ; sa science n’est point stérile ; la piété règle sa conduite.

Effectivement le défaut d’instructions fait qu’on n’avance point dans la vertu ; et si l’on n’est pieux, on ne sera jamais parfait. C’est donc avec raison que le texte dit, qu’il faut commencer par prendre des leçons, et les approfondir : ensuite viennent comme de source les actions d’une vie réglée par la piété. Voilà l’ordre qu’il faut nécessairement tenir, exceller d’abord dans la théorie de la sagesse, en sorte qu’on n’ignore rien ; ensuite rentrer dans le fond du cœur, et faire que toutes les vertus y soient pures et sans mélange ; enfin régler tout l’extérieur, en sorte qu’il n’y ait aucune action, aucune fonction de nos sens qui ne soit dans l’ordre.

Mais enfin avec des inclinations, telles que les ont eues nos sages, cette sagesse et cet état de perfection, dont je viens de parler, ne s’acquerra jamais, qu’on n’y apporte beaucoup d’application et de travail.

Le même Y king dit encore : fidélité dans les vertus communes ; exactitude dans les discours ordinaires ; droiture parfaite préservée de la vanité et de la corruption. Qu’entendons-nous par ces vertus communes ? Si ce n’est celles qui regardent le prince et le sujet, les parents et les enfants, les aînés et les cadets, le mari et la femme, et enfin les amis entre eux. De quels discours ordinaires veut parler l’Y king ? Sinon des leçons touchant les devoirs du prince et du sujet, etc. Mettez à part ces obligations et cette doctrine, que reste-t-il dans la vie civile, et dans un État qu’on doive pratiquer, et qui mérite le nom de science ? Quant à ces mots du texte, vanité, corruption, en voici le vrai sens : voulez-vous que la raison Tien ly, qui nous vient du Tien, nous éclaire par des lumières toujours pures ? Prenez garde que l’amour ne l’obscurcisse : de même se conserver dans une parfaite droiture, ce n’est autre chose que d’avoir une vertu pure : mais pour l’avoir telle, il faut la préserver du mélange, que la propre volonté séduite par les passions, y fait entrer imperceptiblement : toute autre explication de cet endroit du texte, n’en rend pas le véritable sens.

Parcourons les maximes et la doctrine de nos grands hommes Yao, Chun, Yu, Tang, Ven vang, Tcheou kong, Kong tseë[2] et nous verrons qu’ils sont tous d’accord sur le point que je traite.

Yao, en remettant l’empire à Chun, surtout, lui dit-il, gardez toujours un juste milieu : ce juste milieu consiste à ne donner dans aucune extrémité, à n’excéder en rien, à ne manquer en rien ; Chun à son tour, en laissant le gouvernement à Yu, lui fit cette belle leçon. Le cœur de l’homme est de son fond sujet à mille périls et à mille égarements : le centre de la vérité est comme un point presque imperceptible : donnez donc toute votre attention à cette grande maxime : gardez en tout un juste milieu. Par le cœur de l’homme on entend ses penchants et ses affections pour les choses sensibles. Le centre de la vérité, c’est la droiture de son âme : l’attention que demande Chun, c’est l’examen rigoureux des inclinations les plus secrètes : en être le maître, c’est avoir acquis la droiture ; et quand on la possède, on ne lui donne jamais la moindre atteinte par des vues intéressées touchant les choses sensibles qui réveillent les passions.

C’est pourquoi le texte dit : le centre de la raison qui doit nous guider par le rayon qui en part est infiniment délié et subtil. Si l’homme a appris à surmonter les périls de son cœur, de son amour propre, il sera en état de tenir en tout un juste milieu ; il ne penchera pas plus d’un côté que d’un autre ; il sera sans défaut et accompli. Chun, en rapportant cette grande leçon qu’il avait reçue d’Yao, tenez le milieu, apprend de plus comment on arrivera à ce haut point de perfection.


REMARQUE.


L’auteur continue à expliquer les maximes des autres grands hommes : surtout il montre que c’est dans le fond la même doctrine, et qu’elle se réduit à ce qu’il a avancé dès le commencement de son discours académique. Il est trop long pour le rapporter tout entier ; ce qui en est traduit, suffit pour faire connaître le rapport des philosophes chinois, avec les philosophes grecs et romains. Il aurait fallu, pour mieux assurer ce jugement, qu’on eût pu rendre les beautés du style chinois, vif, serré, et sublime, dans ces sortes de compositions. Tout ce qu’on a traduit, est contenu en vingt-trois lignes, dont chacune a seulement vingt deux caractères, et dont plusieurs pris chacun en particulier, présentent aux yeux chinois une métaphore très vive, mais trop outrée pour la langue française.



  1. Livre Canonique.
  2. Confucius.