Description de la Chine (La Haye)/Recueil impérial contenant les Édits

Scheuerleer (2p. 459-738).



RECUEIL


IMPÉRIAL,


CONTENANT


LES ÉDITS, LES DÉCLARATIONS, les ordonnances et les instructions des empereurs des différentes dynasties, les remontrances et les discours des plus habiles ministres sur le bon ou le mauvais gouvernement etc. et diverses autres pièces recueillies par le feu empereur Cang hi, et terminées par de courtes réflexions, écrites du pinceau rouge ; c’est-à-dire, de sa propre main.


A V I S.


C’est selon les principes renfermés dans ces livres si anciens et si respectés, dont je viens de donner le précis, que se gouverne l’empire de la Chine, et qu’on y voit régner ce bel ordre, qui maintient toutes les parties de l’État, et qui en assure la tranquillité.

On demandera peut-être si ce gouvernement ne s’est pas enfin affaibli, et si dans une si longue suite de siècles, sous tant de différents règnes, et parmi les révolutions qui y sont arrivées, on ne s’est pas relâché de la sagesse et de la sévérité de ces maximes. C’est ce que nous apprendrons des Chinois mêmes, en parcourant les diverses dynasties dans le recueil qui a été fait par les ordres, et sous les yeux du feu empereur Cang hi dont je donne la traduction faite avec beaucoup de soin par le P. Hervieu, ancien missionnaire dans cet empire.

Ce recueil contient, 1° Les édits, les ordonnances, les déclarations, et les instructions de différents empereurs, envoyés aux rois, ou aux princes tributaires, soit sur le bon ou sur le mauvais gouvernement, et sur le soin de se procurer pour ministres des gens de mérite ; soit pour recommander aux peuples le respect filial, et l’application à l’agriculture, et aux magistrats le désintéressement et l’amour des peuples ; soit contre le luxe, et les abus qui commençaient à s’introduire, etc. 2° Des discours des plus habiles ministres, tantôt au sujet des calamités publiques, et des moyens de soulager les peuples, et de fournir à leurs besoins ; tantôt sur l’art et la difficulté de régner, sur la guerre, sur l’avancement des lettres, sur les qualités propres d’un ministre, ou bien contre les sectes qui corrompaient l’ancienne doctrine, et surtout contre la secte de l’idole Foë ; sur la fausseté des augures, et contre ceux qui les faisaient valoir, etc. A la fin de presque toutes ces pièces, on y lit de courtes réflexions qu’a fait le feu empereur Cang hi, et qu’il a écrites du pinceau rouge, c’est-à-dire, de sa propre main.

J’y joindrai des extraits d’une compilation faite sous la dynastie des Ming, qui a précédé immédiatement la dynastie régnante où l’on traître des devoirs des souverains, des ministres d’État, des généraux d’armée, et du choix qu’on en doit faire, de la politique, des princes héritiers, des remontrances faites aux empereurs par leurs ministres, du bon gouvernement, des filles des empereurs, de ceux qui abusent de la faveur du prince, avec différents discours des ministres les plus distingués, sur divers sujets concernant le bien de l’État. J’ajouterai un autre extrait d’un livre chinois intitulé les Femmes Illustres, où l’on verra que sous différents règnes, les dames de cet empire se sont conduites, et ont gouverné leurs familles selon ces mêmes maximes. Cette espèce de tradition fera aisément connaître que les principes fondamentaux du gouvernement chinois, établis par les premiers législateurs, se sont toujours maintenus par une observation constante, et qu’ainsi il n’est pas surprenant qu’un État si vaste et si étendu, ait subsisté depuis tant de siècles, et subsiste encore dans tout son éclat.


RECUEIL
IMPÉRIAL,
CONTENANT


LES ÉDITS, LES DÉCLARATIONS, les ordonnances et les instructions des empereurs des différentes dynasties, les remontrances et les discours des plus habiles ministres, sur le bon ou le mauvais gouvernement etc. et diverses autres pièces recueillies par le feu empereur Cang hi, et terminées par de courtes réflexions, écrites du pinceau rouge : c’est-à-dire, de sa propre main.





Quelque temps après que Tsin chi hoang roi de Tsin se fût fait empereur, on voulut éloigner des emplois tous ceux qui n’étaient pas de Tsin. Li sseë, originaire du royaume de Tsou, qui avait aidé à Tsin chi hoang à devenir maître de l’empire fit à ce prince en faveur des étrangers, la remontrance qui suit.


Grand prince : J’ai ouï dire qu’aux tribunaux suprêmes on a minuté un arrêt, pour éloigner des emplois tous les étrangers : qu’il me soit permis de vous faire sur cela une très humble remontrance. Un de vos ancêtres en usa tout autrement : attentif à chercher des gens capables, il reçut tous ceux qu’il put trouver, de quelque côté qu’ils vinssent. Cette partie de l’occident qu’on appelle Yong[1] lui fournit Yeou yu[2] : de l’orient lui vint Pe li ki, originaire de Ouan. Il sut attirer à sa cour Tsou chou, Pi hou, Kong sun tchi, tous étrangers. Il leur donna à tous de l’emploi, et ils le servirent si bien, que ce prince s’étant soumis vingt petits États, termina son glorieux règne par la conquête de Si yong.

Hiao kong vit sous son règne un changement prodigieux dans le royaume de Tsin. Les mœurs s’y réformèrent, le royaume se peupla ; il devint riche et puissant : ses peuples furent heureux et contents : les princes ses voisins l’aimèrent et le respectèrent ; il défit les troupes de Tsou et de Hoei, qui avaient osé l’attaquer, et agrandit son État de cent lieues de pays. À qui Hiao kong dût-il ces succès ? Ne fût-ce pas aux sages conseils de Chang yang son premier ministre ? Chang yang cependant était étranger.

Hoei vang ne se servit pas moins avantageusement de l’habileté de Tchang y. C’est par le secours de cet habile homme, qu’il fit les conquêtes que vous savez, et dont vous recueillez aujourd’hui les doux fruits.

Tchao vang sans le secours de Tan hi aurait-il pu détruire Yang heou, chasser Hou yang, affermir, comme il fit, sa maison sur le trône, fermer la porte aux cabales, réduire les princes ses voisins à dépendre de lui pour les choses les plus nécessaires à la vie ; en un mot faire dès lors de Tsin un véritable empire, au seul nom près ? Ce qu’ont fait ces quatre princes vos ancêtres, ils l’ont fait, en se servant d’étrangers.

Qu’il me soit permis après cela de demander, quel tort a jamais reçu votre État, des étrangers dont il s’est servi ? N’est-il pas évident au contraire, que si les princes dont j’ai parlé avaient exclus les étrangers, comme on veut les exclure aujourd’hui, ni leur État ne serait devenu si puissant, ni le nom des Tsin si fameux ? De plus quand je considère tout ce qui est à l’usage de Votre Majesté, j’y vois des pierres précieuses du mont Kouen, des bijoux de Soui et de Ho, et des diamants venus de Lung. Les armes que vous portez, les chevaux que vous montez, vos enseignes mêmes et vos tambours, ont pour ornement ou pour matière des choses qui viennent de dehors. Pourquoi vous en servir ?

S’il suffit de n’être pas né dans l’État de Tsin, pour en être exclus, quelque mérite et quelque fidélité qu’on ait, il faudrait, ce semble, pour agir conséquemment, jeter hors de votre palais ce qu’il y a de diamants, de meubles d’ivoire, et d’autres bijoux. Il faudrait éloigner de votre palais les beautés de Tchin et de Ouei. Si l’on admet cette conséquence, et si l’on prétend qu’absolument rien d’étranger ne doit trouver place à votre cour, à quoi bon vous offre-t-on chaque jour ces ornements de perles et d’autres semblables, qui parent la tête des reines ? Pourquoi ces gens si ennemis de tout ce qui est étranger, ne commencent-ils pas leur réforme, par bannir de votre cour tout ce qui en fait l’ornement, et par vous imposer la loi de renvoyer à Tchao la reine même, votre épouse ? Enfin la musique de Tsin consiste en deux ou trois instruments, dont un est de poterie, un autre d’os, et dont l’union ne produit qu’un ton assez triste ; voudrait-on vous y réduire, et vous engager à préférer ce son lugubre, aux agréables concerts des musiciens de Tchin et de Ouei ? Non, sans doute. Quoi donc, prince, quand il s’agit de votre pur plaisir, ce qui se présente de meilleur en chaque genre, il vous est libre d’en user, de quelque pays qu’il vous vienne ; et vous n’aurez pas cette liberté, quand il s’agira du choix des hommes ? Il faudra que sans examen, et sans distinction, quiconque n’est pas naturel du pays, vous le rejetiez ? c’est vouloir que vos simples divertissements l’emportent sur le bonheur de vos peuples.

Ce n’est pas par cette voie que Tsin a soumis tant d’autres États. Les grandes rivières et même les vastes mers, reçoivent sans distinction tous les ruisseaux qui leur viennent : aussi leur profondeur est extrême. Un prince qui pense sérieusement à perfectionner ses lumières et ses vertus, doit en user de la sorte. Tels furent anciennement nos cinq ti et nos trois vang[3]. Ils firent cas uniquement de la sagesse et de la vertu, sans distinction de pays et de royaumes. C’est par là et par le secours des Kouei chin[4], qu’ils parvinrent à n’avoir aucun ennemi. Aujourd’hui vouloir par un arrêt, congédier plusieurs officiers distingués par leur mérite, dont les États voisins profiteront ; éloigner pour toujours des emplois quiconque n’est pas naturel de Tsin[5] ; c’est, comme dit le proverbe, fournir des armes aux voleurs, c’est favoriser vos ennemis au désavantage de vos peuples, c’est vous affaiblir au dedans, et vous susciter au dehors une infinité d’ennemis ; se persuader que l’arrêt minuté soit nécessaire ou utile, c’est à mon avis vouloir se tromper soi-même.

Voici ce que le feu empereur Cang hi, dit sur cette pièce : Dans l’antiquité, quiconque avait de la sagesse et de beaux talents, était estimé. Les princes prévenaient ces sortes de gens par des présents, et leur donnaient toujours de l’emploi, s’ils en voulaient prendre. Ils étaient fort éloignés de les chasser, ou de les rejeter précisément pour n’être pas naturels du pays. Profiter des talents qu’on trouve, est une maxime du sage. Li sseë auteur de cette pièce était dans le fond un méchant homme ; mais il ne faut pas pour cela mépriser ce qu’il dit de bon.




A l’occasion d’une éclipse du soleil du temps des Han, l’empereur Ven ti fit publier la déclaration suivante.


J’ai toujours ouï dire que Tien[6] donne aux peuples qu’il produit, des princes pour les nourrir et les gouverner. Quand ces princes maîtres des autres hommes, sont sans vertu et gouvernent mal, Tien, pour les faire rentrer en leur devoir, leur envoie des disgrâces ou les en menace.

Il y a[7] cette onzième lune une éclipse de soleil : quel avertissement n’est-ce pas pour moi ? D’un côté, je considère que sur ma faible personne roule le soin de soutenir ma maison, de maintenir dans le devoir, peuples, officiers, princes, et rois ; enfin de rendre heureux tout l’empire. De l’autre, je fais attention que chargé d’un si grand poids, je n’ai que deux ou trois personnes, qui m’aident à le soutenir : je sens mon insuffisance. En haut les astres perdent la lumière ; en bas mes sujets sont dans l’indigence. Je reconnais en tout cela mon peu de vertu.

Aussitôt que cette déclaration sera publiée, qu’on examine dans tout l’empire avec toute l’attention possible, quelles sont mes fautes, afin de m’en avertir. Qu’on cherche, et qu’on me présente pour cet emploi, les personnes qui ont le plus de lumière, de droiture, et de fermeté. De mon côté, je recommande à tous ceux qui sont en charge, de s’appliquer plus que jamais à bien remplir leurs devoirs, et surtout à retrancher au profit du peuple toute dépense inutile, je veux en donner l’exemple, et ne pouvant laisser mes frontières entièrement dépourvues de troupes, je donne ordre qu’on n’y en laisse que ce qui est nécessaire.

Sur cette déclaration l’empereur dit : Nous lisons dans le Chi king[8] : tout invisible qu’il est, il est proche. Il n’est donc point de temps où il soit permis de se relâcher dans le service du Chang ti : mais à l’occasion des éclipses de soleil, qui sont comme des avis de Tien[9], on redouble son attention et son respect.

Une glose dit : c’est ici la première fois que nos empereurs, à l’occasion des calamités publiques, ou des phénomènes extraordinaires, aient demandé qu’on les avertisse de leurs fautes. Depuis cette déclaration de Ven ti, il s’en est fait beaucoup de semblables.





Autre déclaration du même empereur Ven ti, portant abrogation d’une loi qui défendait de critiquer la forme du gouvernement.


Du temps de nos anciens empereurs, on exposait à la cour, d’un côté une bannière, où chacun pouvait écrire et proposer librement le bien qu’il jugeait qu’on devait faire ; de l’autre côté une planche, où chacun pouvait marquer les défauts du gouvernement, et ce qu’il y trouvait à redire. C’était pour faciliter les remontrances, et se procurer de bons avis. Aujourd’hui parmi nos lois, j’en trouve une qui fait un crime de parler mal du gouvernement. C’est le moyen non seulement de nous priver des lumières que nous pouvons recevoir des sages qui sont éloignés ; mais encore de fermer la bouche aux officiers de notre cour. Comment donc désormais le prince sera-t-il instruit de ses fautes et de ses défauts ? Cette loi est encore sujette à un autre inconvénient. Sous prétexte que les peuples ont fait des protestations publiques et solennelles de fidélité, de soumission, et de respect à l’égard du prince ; si quelqu’un paraît se démentir en la moindre chose, on l’accuse de rébellion. Les discours les plus indifférents passent chez les magistrats, quand il leur plaît, pour des murmures séditieux contre le gouvernement. Ainsi le peuple simple et sans lumière se trouve sans y penser, atteint d’un crime capital. Non, je ne le puis souffrir ; que cette loi soit abrogée.

Sur cette déclaration, l’empereur Cang hi dit : Tsin chi hoan avait fait bien des lois semblables. Kao tsou le fondateur de la dynastie Han en abrogea quantité. Celle dont il s’agit ici, ne fut abrogée que sous Ven ti[10] : c’est avoir trop attendu.





Autre déclaration du même empereur Ven ti, portant ordre de délibérer sur l’abrogation d’une autre loi suivant laquelle les parents des criminels étaient enveloppés dans leur crime.


Les lois étant les règles du gouvernement, elles doivent être parfaitement droites. Leur fin est non seulement de réprimer le vice, mais aussi de protéger l’innocence. Maintenant parmi nos lois, j’en trouve une, suivant laquelle, quand un homme est criminel, son père, sa mère, sa femme et ses enfants sont enveloppés dans son malheur ; et le moins qu’ils aient à craindre, c’est d’être réduit à l’état d’esclaves. Cette loi n’est point de mon goût. On le dit, et il est vrai, quand les lois sont tout à fait droites et parfaitement équitables, c’est alors qu’elles retiennent mieux les peuples dans le devoir. Quand on ne punit que ceux qui le méritent, tout le monde approuve le châtiment. Le principal devoir d’un magistrat est de conduire le peuple comme un bon pasteur, et de prévenir ses égarements. Si nos magistrats n’y réussissent point, et ont encore à juger selon des lois qui ne seraient pas de la plus exacte équité, dès lors les lois établies pour le bien des peuples tournent à leur perte, et tiennent de la cruauté. Telle me paraît être la loi en question : je n’en vois point les avantages. Qu’on délibère mûrement, s’il ne convient pas de l’abroger.

Sur cette déclaration, l’empereur Cang hi dit : Nos anciens empereurs, ces princes si sages, descendaient quelquefois de la majesté du trône pour pleurer et gémir sur un coupable. Combien à plus forte raison étaient-ils plus éloignés d’envelopper dans son malheur, père, mère, femme, et enfants ? Ven ti voulut abroger une telle loi. On voit par là que c’était un bon prince.





Autre déclaration du même empereur Ven ti, portant rémission de la moitié de ses droits en grain, pour animer les peuples à l’agriculture.


Ceux qui sont chargés du gouvernement des peuples, doivent leur inspirer tout l’attachement possible, pour ce qu’il y a de nécessaire dans un État. Telle est sans contredit l’agriculture. Aussi je ne cesse depuis dix ans d’inculquer ce point important. Je ne remarque pas néanmoins qu’on ait défriché de nouvelles terres, ni que l’abondance augmente : au contraire j’ai la douleur de voir la faim peinte sur le visage du pauvre peuple. Sans doute que les magistrats et les officiers subalternes, ou n’ont pas fait le cas qu’ils devaient de mes ordonnances, ou sont peu propres à remplir leur emploi. Hélas ! Si les magistrats témoins de la misère des peuples, n’y font nulle attention, comment m’y puis-je prendre pour y remédier efficacement ? C’est à quoi il faut penser. En attendant, je remets la moitié de mes droits en grain pour l’année courante.

Sur cette déclaration, l’empereur Cang hi dit : Rien de plus sensé pour le fond. Elle est aussi exprimée en très bons termes. Encore aujourd’hui elle a de quoi toucher. Quel effet ne dût-elle pas avoir en son temps ?  Il y a encore dans le même livre, d’où l’on a tiré ces pièces, d’autres déclarations du même empereur Ven ti pour de semblables remises : sur quoi Cang hi dit : Ven ti était un prince d’une grande économie. Tant de remises le prouvent bien.





Autre déclaration du même empereur Ven ti, portant ordre de délibérer sur le changement des mutilations en d’autres peines.


J’ai ouï dire que du temps de Chun[11], il suffisait d’exécuter une apparence de supplice sur une simple figure, pour retenir le peuple dans le devoir. O le beau gouvernement ! Aujourd’hui pour les crimes qui ne sont pas capitaux, nous avons jusqu’à trois sortes de mutilations[12], très réelles et très rigoureuses ; cependant il se fait tous les jours des fautes grièves. A quoi attribuer cela ? N’est-ce pas à mon peu de vertu, et au peu de talent que j’ai pour bien instruire mes peuples ? Oui, sans doute : les fautes qu’ils font, et l’obligation où l’on est de les en punir, sont pour moi le sujet d’une extrême confusion. Le Chi king animant le prince à bien gouverner ses peuples, dit qu’il leur doit servir de père et de mère, Cependant quelqu’un de mes sujets fait quelque faute, quoique ce soit pour n’avoir pas été assez bien instruit, on le punit aussitôt : la punition est de nature à lui ôter presque tout moyen de réparer le passé par une meilleure conduite. Cela me perce le cœur. Mutiler ainsi ces pauvres coupables, jusqu’à les mettre hors d’état d’être guéris, quelle douleur pour ceux qui souffrent ce châtiment ! Mais quelle dureté dans la loi du prince. Est-ce-là tenir lieu de père et de mère à ses sujets ? Qu’on délibère donc au plus tôt sur l’abrogation de cette loi. Qu’on change ces supplices en d’autres peines ; je l’ordonne, et je veux de plus, que ceux qu’on aura châtiés, plus ou moins selon leur faute, soient au bout d’un certain temps traités comme le reste du peuple.

Sur cette déclaration, l’empereur Cang hi dit : On peut dire que ces mutilations ôtées, on en sera plus hardi à violer les lois ; qu’ainsi c’est augmenter le nombre des coupables : mais aussi faut-il faire attention, que ces mutilations et la confusion qui les suit, ôtent à ceux qui les souffrent, presque tout moyen de réparer leurs fautes passées. Changer ces supplices[13] en d’autres, par exemple, en celui des verges, c’est sauver bien des malheureux.





Autre déclaration du même empereur Ven ti, à l’occasion des prières et des supplications que faisaient faire pour lui plusieurs officiers, d’ailleurs assez négligents dans l’exercice de leurs charges.


Voici la quatorzième année de mon règne. Plus il y a de temps que je gouverne l’empire, plus je sens mon peu de capacité, et j’en ai une extrême confusion. Quoique je n’aie point manqué jusqu’ici à m’acquitter chaque année des cérémonies réglées tant à l’égard du Chang ti, qu’à l’égard de mes ancêtres ; je sais que nos anciens et sages rois n’avaient dans ces cérémonies aucune vue d’intérêt, et qu’ils n’y demandaient point ce qu’on appelle félicité. Ils étaient si éloignés de tout propre intérêt, qu’ils laissaient là leurs plus proches parents, pour élever un homme qui ne leur était rien, s’ils lui trouvaient une sagesse singulière et une éminente vertu, et préféraient les sages conseils d’autrui à leurs plus naturelles inclinations. Rien de plus sage et de plus beau que le désintéressement de ces grands princes.

Aujourd’hui j’apprends que plusieurs de mes officiers font faire à l’envi des prières, pour demander du bonheur, et ce bonheur ils le demandent pour ma personne, non pour mes peuples : c’est ce que je ne puis goûter. Si j’approuvais que ces officiers peu attentifs à leurs devoirs, et peu zélés pour le bien des peuples, s’occupassent ainsi uniquement du bonheur personnel d’un prince aussi peu vertueux que je le suis, ce serait en moi un défaut de plus, et un défaut considérable. J’ordonne donc que mes officiers, sans tant s’empresser à faire pour moi ces supplications d’appareil, donnent toute l’application possible à se bien acquitter de leur emploi.

Sur cette déclaration, l’empereur Cang hi dit : C’est la vertu et non la matière, qui rend l’offrande agréable. Quand on s’applique tout de bon à la vertu, les dons de Tien[14] viennent d’eux-mêmes. Prétendre que les officiers de l’empire, en faisant réciter seulement des formules de prières, attirent du bonheur sur la personne du prince, cela se peut-il ? Ven ti certainement avait raison de blâmer un pareil abus.

Tching te sieou, fameux lettré de la dynastie Song, dit sur cette même déclaration : s’il y avait quelque chose de défectueux dans l’État, Ven ti se l’attribuait à lui seul. A l’égard du bonheur il n’en voulait point, qui ne lui fut commun avec son peuple : en cela vrai imitateur et digne successeur de nos anciens princes.





Autre déclaration du même empereur Ven ti, portant ordre qu’on lui cherche, et qu’on lui présente des gens d’un mérite et d’une droiture à l’épreuve.


Le grand Yu fit des diligences extraordinaires, pour se procurer des gens de vertu et de mérite, qui l’aidassent à bien gouverner. Les ordres qu’il donna à cet effet, non seulement furent publiés dans tout l’empire ; mais ils furent aussi connus bien loin au dehors : et l’on peut dire qu’ils ne furent ignorés que dans les pays où il ne va ni barques, ni chariots, ni hommes. Chacun de près et de loin se faisait un plaisir et un devoir de lui communiquer ses lumières. Aussi vit-on ce grand prince ne se démentir jamais, et fonder une dynastie, qui fut longtemps florissante.

Kao ti dans ces derniers temps, s’y est pris à peu près de même pour fonder la nôtre. Après avoir délivré l’empire des maux qu’il souffrait, son premier soin fut de se fournir autant qu’il put, des gens de mérite. Il mit en place ceux qu’il trouva ; et il ne leur recommanda rien tant, que de l’aider à bien gouverner. C’est ainsi que soutenu du puissant secours de Tien[15], et de la fortune de sa maison, paisible possesseur de ce vaste État, il fit ressentir les effets de ses bontés à toutes les nations voisines[16]. De lui m’est venu l’empire, vous le savez. Vous n’ignorez pas aussi, (car je vous en ai souvent averti moi-même) que je n’ai, pour en soutenir le poids, ni assez de vertu, ni assez de lumières.

C’est ce qui m’engage à publier aujourd’hui cette nouvelle déclaration, pour enjoindre à tous ceux qui sont en place, depuis les princes jusqu’aux simples magistrats, de me chercher avec soin des gens de mérite. Les uns qui aient, par exemple, un grand usage du monde, les autres qui soient éclairés sur toutes les affaires de l’État : mais surtout, qui aient la droiture et la fermeté nécessaire pour m’avertir librement de ce qu’ils jugeront répréhensible. J’en souhaiterais un bon nombre en chaque genre, pour suppléer à mon peu de capacité. Cependant, vous autres qui avez déjà le rang de ta fou[17], aidez-moi par vous-mêmes de votre mieux.

Voici à quoi se peut réduire ce qu’il y a d’essentiel à examiner. 1° Mes fautes journalières, et mes défauts personnels. 2° Les défauts du gouvernement présent. 3° Les injustices des magistrats. 4° Les besoins des peuples. Expliquez-vous sur tous ces points dans un mémoire fait exprès : je le lirai ; et je verrai, en le lisant, si votre zèle à m’aider va jusqu’où il peut aller. Je jugerai que ce zèle est véritable, si, au commencement, dans toute la suite, et jusqu’à la fin de votre mémoire, vous parlez avec liberté, sans épargner ma personne. Prenez-y garde, ta fou, il ne s’agit pas d’une bagatelle. L’affaire est des plus sérieuses. Donnez toute l’attention possible à vous acquitter comme il faut, de ce que je vous recommande.

Sur cette déclaration, l’empereur Cang hi dit : C’est ici la première déclaration qu’un empereur ait faite et publiée dans les formes, pour se procurer des gens de mérite. Cette pièce conçue en termes précis et justes, tient du goût de l’antiquité.





Autre déclaration du même empereur Ven ti, sur la paix faite avec Tan yu, prince tartare du nord de la Chine.


Il y a déjà bien des années que mes peuples souffrent beaucoup, et mes voisins et alliés encore davantage. Les irruptions des Hiong nou ont été fréquentes. J’ai su qu’il en a coûté la vie à bien du monde de part et d’autre, et j’ai même lieu de croire qu’on m’a dissimulé en partie le mal. Je n’ai pu voir si longtemps souffrir les peuples, sans en être vivement touché. J’ai été d’autant plus sensible à ces maux, que je m’en suis toujours reconnu comme l’auteur, en ce que, si j’avais eu plus de sagesse et plus de vertu, ils ne seraient point arrivés. Dans cette continuelle amertume, j’ai pensé jour et nuit aux moyens de procurer une heureuse paix au dedans, et au dehors. C’est uniquement pour cela qu’on a vu si souvent mes envoyés aller et venir. Je n’ai rien omis pour bien faire comprendre à Tan yu, mes véritables intentions, qui vont également au bien de ses peuples et des miens. Tan yu les a enfin comprises, il en a reconnu la droiture, et il veut contribuer de son côté au bien commun. Nous sommes convenus de part et d’autre d’oublier le passé, et de nous réunir pour le bien de l’univers. Établir l’union dans sa famille[18], est un des premiers devoirs du prince. C’est cette année que je puis dire m’en être enfin acquitté.





Déclaration de l’empereur King ti, successeur de Ven ti, portant ordre d’avoir de la compassion dans les jugements criminels.


Il faut des lois et des châtiments, pour prévenir ou arrêter les désordres : mais aussi doit-on faire attention que ceux qu’on a fait mourir, on ne peut les ressusciter. Or il arrive quelquefois que de méchants juges sacrifient un innocent à leur passion, ou à celle d’autrui, et font trafic de la vie des hommes. Il arrive même que d’autres désintéressés en apparence, cherchent dans le fond à acquérir de la réputation aux dépens d’autrui, donnent les beaux noms de vigilance, d’équité, à la plus violente chicane, et à la plus outrée sévérité, et font périr ainsi bien des gens, même des officiers de distinction. C’est pour moi un grand sujet de tristesse, d’inquiétude, et de compassion. Mais comme d’ailleurs les supplices sont nécessaires, qu’il faut des lois qui les déterminent ; voici ce que je crois devoir ordonner, pour remédier en partie à l’abus qu’on en peut faire. Quand, suivant la lettre de la loi prise dans sa rigueur, quelqu’un est jugé coupable de mort ; si le public cependant, pour des circonstances particulières, paraît n’y point acquiescer, il faut y avoir égard, et mitiger la sentence.

L’empereur Cang hi dit : Cette déclaration est très bien conçue. King ti paraît un prince décisif et intelligent : mais sa clémence et sa bonté s’y font encore plus sentir.


Autre déclaration du même empereur King ti, pour recommander aux peuples l’agriculture aux magistrats la vigilance et le désintéressement.


A quoi bon toutes ces sculptures, et ces autres vains ornements, qui deviennent si fréquents ? Non seulement ils ne sont pas nécessaires ; mais occupant beaucoup d’hommes, ils nuisent à l’agriculture. A quoi bon aussi tant de broderies et d’autres colifichets, qui amusent aujourd’hui les femmes, autrefois bien plus utilement occupées aux étoffes et aux habits d’usage ? Les hommes laissant l’agriculture pour d’autres arts, les campagnes deviennent incultes ; et les femmes laissant pour des bagatelles les étoffes nécessaires, on manque de quoi s’habiller dans les familles. Or que des gens à qui le vivre et le vêtir manquent, ne s’échappent à rien de mal, c’est assurément une chose assez rare. Je laboure la terre moi-même chaque année, et l’impératrice nourrit des vers à soie. C’est du travail de nos mains, que nous fournissons en partie aux cérémonies ordinaires à l’égard de nos ancêtres. Nous nous faisons un devoir d’en user ainsi, pour donner l’exemple à nos sujets, pour les animer à l’agriculture, et procurer abondance dans tout l’empire. C’est dans cette même vue que je refuse les présents, que je supprime les charges moins nécessaires, et que je me retranche sur le reste autant qu’il est possible, pour diminuer à proportion les subsides. Non, je n’ai rien plus à cœur, que de voir fleurir l’agriculture : si une fois elle fleurissait, elle serait suivie de l’abondance, et l’on aurait de quoi faire des réserves pour les temps de stérilité. On ne craindrait plus tant ces famines, pendant lesquelles on voit le plus fort enlever au faible le peu qu’il a, et des troupes de brigands ravir le nécessaire à de pauvres familles. Si l’agriculture fleurissait, on ne verrait plus tant de jeunes gens mourir de misère, ou de mort violente en la fleur de l’âge ; et chacun aurait du moins de quoi couler doucement ses jours jusqu’à une extrême vieillesse. Bien loin que nous en soyons là, voici une année de stérilité bien fâcheuse : qui nous attire cette calamité ? Ne me suis-je point laissé surprendre à l’artifice et à l’hypocrisie, dans la distribution des emplois ? Les magistrats ne sont-ils pas négligents à rendre la justice ? Les officiers des tribunaux, sous prétexte de recueillir mes droits, n’oppriment-ils point les peuples ? Enfin n’y en a-t-il point qui foulent aux pieds les lois les plus essentielles, et qui chargés d’exterminer les voleurs, partagent secrètement leurs rapines ? Nous enjoignons expressément à tous les principaux officiers de nos provinces, de veiller plus que jamais sur chacun de leurs subalternes, et de déférer à nos ministres ceux qu’ils auront trouvés coupables. Nous ordonnons à cet effet, que notre présente déclaration soit publiée dans tout l’empire, et qu’on soit instruit de nos intentions.

Sur cette pièce, l’empereur Cang hi dit : Cette déclaration va droit à l’essentiel : il n’y a pas de parole qui ne porte. Ce qu’il y a sur le compte des subalternes, marque un prince qui n’ignorait rien des plus secrètes misères des peuples.


Déclaration de l’empereur Vou ti, par laquelle il recommande qu’on lui donne des lumières pour bien gouverner, qu’on l’instruise sur certains points, et qu’on lui parle avec liberté.


Élevé par un bonheur[19] singulier sur le trône de mes ancêtres, pour le transmettre à ma postérité ; chargé du gouvernement de ce grand empire, pour en augmenter la splendeur ; plein de reconnaissance pour l’honneur qu’on m’a fait, je sens aussi toute la pesanteur du fardeau dont on m’a chargé. Depuis mon avènement à la couronne, je m’applique jour et nuit, sans me donner un moment de relâche. Malgré cela, j’ai sujet de craindre qu’il n’échappe bien des choses à ma vigilance, et que je ne fasse bien des fautes. C’est pourquoi j’ai recommandé chez tous les[20] Tchu lieou, et dans tout l’empire, qu’on cherchât des gens capables de m’instruire, et de m’aider dans le grand art de gouverner.

Vous donc, Ta fou[21], qui êtes à la tête de ceux qu’on m’a présentés, (rang où je vous vois avec plaisir, et dont vous paraissez très digne,) vous, dis-je, lisez ceci avec attention. Voici de quoi il s’agit, et sur quoi j’attends de vous des lumières. J’ai ouï dire que sous nos cinq Ti et nos trois Vang, l’empire jouissait d’une paix charmante ; que cependant ils n’employaient pour la maintenir, que quelques règlements assez simples, et quelques pièces de musique. Après la mort de ces grands princes, la forme de leurs cloches, de leurs tambours, et de semblables instruments, a passé jusqu’à nous. Mais pour leur gouvernement, il n’a pas eu le même sort. Il est tombé peu à peu en décadence. Sous Kié, Tcheou[22], et leurs semblables, il n’en restait presque aucun vestige.

Ce qui me paraît de plus surprenant, c’est que dans l’espace de cinq cents ans, qui s’écoulèrent depuis Ven vang jusqu’aux derniers règnes de la dynastie Tcheou, il se trouva divers bons princes, et grand nombre de sages ministres, qui s’opposèrent à la corruption du siècle, et qui plein d’estime pour le gouvernement des anciens, tâchèrent de le rétablir. Cependant tous leurs efforts furent presque inutiles. Les choses allèrent de mal en pis. A quoi attribuer cela ? Fut-ce uniquement la faute des hommes ? ou ne faut-il pas plutôt dire qu’il en arriva ainsi par un arrêt descendu de Tien[23] ? Enfin à quoi attribuer les prospérités de nos trois fameuses dynasties ? Quel a été le premier principe de leur décadence et de leur ruine ? 

J’ai assez entendu faire la distinction de longue vie et de mort prématurée, de gens nés sages et vertueux, et d’autres nés sans esprit, ou naturellement portés au vice. On dit en parlant des uns et des autres : c’est leur naturel, c’est leur destin. Voilà le langage ordinaire qu’on tient sur ces différences. Je l’ai entendu mille fois : mais je vous avoue franchement, que je ne vois point clair en tout cela. En attendant que je reçoive de vous quelque éclaircissement, voici ce que j’ai principalement à cœur. Je voudrais que chacun, de soi-même, et sans contrainte, fît son devoir ; que du moins les lois les plus douces, et les punitions les plus légères fussent suffisantes, pour contenir et redresser les moins vertueux ; enfin que mes peuples bien unis fussent tous contents, et que le gouvernement fût sans défaut. Je voudrais que les rosées et les pluies tombant toujours à propos, rendissent les champs fertiles, et les arbres abondants en fruits ; qu’il n’arrivât point dans les astres de phénomène effrayant ; que les saisons fussent bien réglées. Enfin je voudrais, aidé du puissant secours de Tien, et de la protection constante des Kouei chin, faire fleurir de plus en plus mon empire, rendre chaque jour plus heureux mes sujets, faire part de ce bonheur aux peuples voisins, et, s’il se pouvait, à tout l’univers.

Voilà, Ta fou, quels sont mes souhaits. Versé comme vous êtes dans l’antiquité la plus reculée, instruit à fond du gouvernement de nos anciens sages princes, et de tous les ressorts dont dépend le bonheur ou le malheur des empires, je ne doute point que vous ne me donniez sur tout cela de grandes lumières. Mais ce que je vous recommande, c’est que pour me mieux instruire, vous y procédiez avec ordre, sans embrasser trop de choses à la fois, sans confondre les matières, traitant d’abord un sujet, ensuite un autre, avançant toujours pied à pied, et faisant surtout bien sentir sur chaque article, ce qu’il y aura de plus essentiel et de plus d’usage. Ce que vous aurez remarqué dans tous les officiers de l’empire, comme défaut de vertu, défaut de droiture, manque de zèle ou d’application, marquez-le moi sans en rien omettre ; et sur ce qui regarde ma personne, exprimez-vous librement, sans déguisement, sans détour, et ne craignez point de fâcheux revers. Employez-vous incessamment à me dresser un ample mémoire. Quand il sera fait, je le lirai.


Tchuen ti hong chu dressa en effet un mémoire pour l’empereur, ou plutôt lui présenta un assez long discours écrit de sa main, dont je donnerai ci-après l’extrait. Vou ti en parut fort satisfait ; et pour s’en procurer encore quelque autre, il fit la déclaration qui suit.


On dit de Chun[24], qu’en se promenant tranquillement les mains croisées, et sans se donner aucun mouvement, il fit cependant jouir l’empire d’une paix parfaite. On dit au contraire de Ven vang[25], que pour maintenir tout dans l’ordre, il se donna de très grands soins. Le gouvernement, dit-on, l’occupa si fort, que souvent le soleil couché, il n’avait pas encore pris son repas. Est-ce que ces deux grands princes n’avaient pas les mêmes principes ? Pourquoi l’un fatiguer tant, et l’autre si peu ? Je ne sais si je me trompe mais je crois voir la raison d’une si grande différence. Du temps de Chun, régnait encore dans toute sa pureté l’heureuse simplicité des premiers siècles. Du temps de Ven vang au contraire, la pompe et le luxe avaient déjà pris naissance. En effet dès le commencement de la dynastie Tcheou, nous trouvons dans les anciens livres, des chariots vastes et richement ornés, des armes peintes, brillantes, et quelquefois enrichies de pierres précieuses. Nous y trouvons établies des musiques d’appareil, et des ballets magnifiques : au lieu que du temps de Chun on ne trouve rien de semblable. A-t-on une belle pierre précieuse sans défaut ? On n’y grave point de figures ; au lieu de l’embellir, on la gâterait : c’était la maxime du temps de Chun. Sous les Tcheou en régnait une autre, suivant laquelle on prétend que la vertu a besoin d’aide, et qu’un peu d’éclat la soutient.

Dans des temps encore moins éloignés les uns des autres, il s’est vu d’aussi grandes différences. Pour effrayer les méchants, on établit des lois sévères. Les mutilations étaient fréquentes ; on les abolit sous les Tcheou et sous le règne de Kang vang, le nombre des criminels fut si petit, que pendant l’espace de quarante ans, les prisons demeurèrent vides. L’usage de ces supplices, recommença sous les Tsin. Ce fut un carnage horrible qui ne diminua cependant point le nombre des crimes. Il périt par là un monde infini. On n’y peut penser sans horreur et sans compassion. Hélas ! c’est ainsi que rappelant continuellement, et comparant ce qui s’est passé sous tant d’empereurs qui m’ont précédé, je tâche d’en profiter pour soutenir comme il faut l’honneur du trône, et procurer le bien de l’empire.

J’aspire surtout à faire valoir l’agriculture, et à ne mettre dans les emplois, que des personnes qui en soient bien dignes. Je laboure la terre pour donner l’exemple[26]. Je fais honneur à ceux qui se distinguent dans ce travail, et j’ai souvent pour cela des envoyés en campagne. Je m’informe avec grand soin des pauvres, des orphelins, des gens sans appui. Enfin je pense sans cesse aux moyens de rendre mon règne recommandable, en rendant mes sujets vertueux et contents. Malgré cela, je ne puis pas dire que j’y aie tant soit peu réussi. Les saisons sont déréglées, l’air est corrompu, les maladies règnent, il meurt quantité de monde, mes peuples souffrent ; et je ne sais à quoi attribuer ces malheurs, si ce n’est peut-être, que malgré mes bonnes intentions, il y a encore du mélange dans ceux que j’ai mis en charge. C’est pour m’aider à un examen si nécessaire et si difficile, que j’ai fait chercher exprès de toutes parts, et appelle à ma cour bon nombre de gens de réputation.

C’est donc à vous, Grands de l’empire, à vous, dis-je, en général, et à chacun de vous en particulier, que cette déclaration s’adresse. Nous vous enjoignons étroitement d’examiner avec soin ce qu’il peut y avoir de défectueux dans le gouvernement. Dans les points où il s’éloigne peut-être de la sage antiquité, voyez si c’est avec raison, ou par négligence. Communiquez-nous vos vues. Exposez les moyens et les expédients, que vous jugerez convenables. Dressez de tout cela un mémoire exact et en le dressant, prenez surtout garde à deux choses, nous vous l’enjoignons expressément. 1° Ne vous bornez pas à me débiter de beaux discours ; mais appuyez principalement sur ce qui est de pratique. 2° Que ni le respect, ni la crainte, ne vous empêchent pas de parler avec liberté. Car telle est notre volonté.


Dans le livre d’où ces pièces sont tirées, il y a encore quelques déclarations de l’empereur Vou ti, dont la matière est toute semblable aux deux précédentes. Sur une de ces pièces, l’empereur Cang hi dit : Cette pièce seule fait assez voir que sous Vou ti régnait la politesse et le beau langage. Je ne sais si l’empereur s’exprima de la sorte. Du moins on cite aussitôt après un auteur nommé Tching te lieou, qui dit : les déclarations de Vou ti sont trop étudiées. Il y a du goût et du style, mais bien du vide. J’aime beaucoup mieux celles de Ven ti[27] : le langage en est plus simple, mais il n’en est pas moins bon ; et pour le fond elles vont beaucoup plus droit au bien réel et solide. Je trouve encore dans le même livre d’autres déclarations et ordonnances du même empereur Vou ti, soit pour des remises de ses droits, soit pour fournir de son trésor aux vieillards et autres nécessiteux.

Sur quoi l’empereur Cang hi dit : Vou ti en tout ceci imita bien Ven ti son grand père et son père King ti, mais il n’imita pas leur économie. Il épuisa son trésor par mille dépenses, et sur la fin de son règne il s’en trouva mal.


Tchao ti le plus jeune des enfants de Vou ti lui succéda. Je ne trouve de lui dans ce livre que deux pièces, encore la première est-elle bien courte. En voici l’occasion. On lui présenta comme gens d’un mérite singulier, d’une vertu exemplaire, et d’une grands capacité, Han fou, et quatre autres : mais on lui représenta en même temps qu’ils souhaitaient de vivre retirés, et de ne point entrer dans les charges, qu’ils priaient Sa Majesté de le trouver bon. Sur cela Tchao ti expédia un ordre en ces termes.


J’aime autant Han fou, etc. que je les estime : tout dignes qu’ils sont des grands emplois, je veux bien leur en épargner les peines. Je consens donc que libres de ces soins, ils s’emploient par leurs discours et par leurs exemples, à faire fleurir chacun dans leur pays, toutes les vertus, et principalement la piété filiale. Pour leur témoigner mon estime, j’ordonne qu’au commencement de chaque année, les officiers du lieu, de ma part, et à mes frais, fassent un présent à chacun d’eux. S’il leur arrive malheur[28], je veux qu’on fournisse aussi de ma part[29] une couverture et des habits convenables et que pour les cérémonies accoutumées, on use d’un animal du second ordre.

Sur cet ordre de Tchao ti, l’empereur Cang hi dit : Se priver ainsi à propos de quelques bons officiers, c’est y gagner. Leurs discours et leurs exemples forment un grand nombre de gens capables et vertueux.


Tan ouang roi de Yen, quoique de la maison régnante, entrait dans un parti qui se formait. Tchao ti qui en fut instruit, lui écrivit la lettre suivante, et la lui envoya scellée de son sceau.


Kao ti, dont nous avons tous deux l’honneur de descendre, devenu maître de l’empire, donna des apanages aux princes de sa maison, pour en multiplier les appuis. Depuis ce temps-là les Liu[30] par de secrètes intrigues ayant essayé de nous supplanter, tous les Lieou demeurèrent unis entr’eux contre leurs ennemis communs. Ils eurent pour eux le prince de Kiang et d’autres. On extermina les Liu et notre maison fut maintenue sur le trône dans la personne de Ven ti. Les Fan, les Ki, les Tsao, les Koan, ces familles à qui Kao ti était si redevable pour leur attachement et leurs services ; ces familles, dis-je, multipliées considérablement, se trouvent depuis du temps comme confondues avec les autres, dans toutes sortes de conditions. Grand nombre de gens qui en sont, labourent la terre, et souffrent beaucoup sans murmure. On en a élevé quelques-uns par reconnaissance ; mais aucun n’a monté plus haut qu’au rang de heou, vous le savez ; et vous n’ignorez pas aussi que ceux de notre maison ont été traités tout autrement. Tel, sans avoir seulement paru en campagne, ni rendu le moindre service, entra, pour ainsi dire, en partage de l’empire. On lui assigna un domaine : on l’honora du titre de vang ou de roi : on lui fournit même de grosses sommes. Voilà comme en usa Kao ti envers ceux de sa maison, et ces bienfaits se sont tellement perpétués depuis, que le père venant à mourir, le fils lui a succédé et l’aîné venant à manquer, on a fait passer l’héritage aux cadets ; c’est à votre sang que vous devez tout ce que vous êtes : vous le savez ; et c’est contre ce même sang, que vous élevant aujourd’hui, au lieu de l’attachement et du zèle qu’il devrait vous inspirer pour le chef de votre maison, vous vous unifiés contre moi avec des gens qui ne vous tiennent en rien. Vous formez, ou du moins vous appuyez un parti rebelle. S’il est accordé aux morts d’être instruits de ce qui se passe ici, de quel front oserez-vous désormais vous présenter dans le miao de vos ancêtres, pour y faire en leur honneur les cérémonies ordinaires ?


L’empereur Cang hi dit sur cette lettre de Tchao ti : Le grave, le solide et le tendre s’y suivent bien, et s’y soutiennent mutuellement. Les expressions d’ailleurs sont bien liées. Elle était très propre à toucher.

Une glose dit que Tan ayant reçu cet écrit, l’ouvrit, le lut, et sur-le-champ s’étrangla.


Déclaration de l’empereur Suen ti, portant ordre qu’on lui présente des gens qui se soient distingués par la piété filiale.


Étant aussi persuadé que je le suis de mon insuffisance et de mon peu de lumières, je tâche d’y suppléer par une attention continuelle sur les besoins de mon empire, et je m’en occupe jour et nuit. La juste crainte que j’ai de déshonorer mes ancêtres, m’a fait appeler à mon secours des gens de réputation et de mérite. Malgré cela, et les autres moyens que j’ai pu prendre, je n’ai point réussi jusqu’à présent à bien réformer les mœurs. Faisant aujourd’hui attention à ce que la tradition nous apprend, que la piété filiale est la base des vertus, j’ordonne que de chaque gouvernement on me présente quelqu’un qui se distingue dans la pratique de cette vertu. Je veux honorer chacun d’eux, et l’avancer selon sa capacité.

Sur cette déclaration, l’empereur Cang hi dit : Les Han succédaient immédiatement aux Tsin, c’est-à-dire, à un temps de troubles et de corruption. Rien par conséquent ne pressait plus que de réformer les mœurs, et d’animer à la vertu. Aussi voit-on que depuis Ven ti, Vou ti, et les autres, les Han s’y appliquaient fort.


Autre déclaration de l’empereur Suen ti, portant exemption des corvées pour ceux qui venaient de perdre leur père ou leur mère.


Un bon moyen pour retenir doucement les peuples dans l’obéissance et la soumission, c’est de leur inspirer une grande estime pour la piété filiale. Or il arrive aujourd’hui que sans avoir égard à ceux qui ont le malheur de perdre leur père ou leur mère, on occupe indifféremment les peuples aux corvées qui se présentent : de sorte qu’un pauvre fils ne peut rendre tranquillement les derniers devoirs à ses parents. Pour peu qu’il ait de piété, cette violence doit lui percer le cœur. J’en ai compassion, et j’ordonne que quiconque vient à perdre son père ou sa mère, son grand-père ou sa grand-mère, soit aussitôt exempt des corvées, afin qu’il puisse leur procurer des funérailles convenables, et s’acquitter librement de tous les devoirs d’un bon fils.

Le même empereur Suen ti fit une déclaration, par laquelle il dispensait à l’avenir le fils de déférer son père, et la femme son mari, laissant cependant la peine de mort pour les pères et les maris, qui manqueraient à déférer leurs enfants et leurs femmes coupables de certains crimes. Sur quoi l’empereur Cang hi dit : La différence que fit Suen ti, est fondée en bonnes raisons.


Yu cadet de Yuen ti fils de Suen ti comme lui, mais d’une autre femme, fut dès son bas âge fait Vang, ou roi de Tong ping ; quand il fut plus âgé, il s’émancipa un peu, et mécontenta sa mère, qui de son côté aigrit encore le mal. Yuen ti fit donner sur cela des avis au fils. Ensuite il écrivit à sa mère en ces termes.


Moi empereur, enjoint à tous les eunuques en charge, de faire passer cette lettre à la reine, mère du Vang ou roi de Tong ping.

Il m’est revenu certaines choses, à l’occasion desquelles je vous prie, Madame, de faire attention que la concorde et l’union fait le bonheur des familles, et que rien ne leur peut tant nuire, que la division entre les personnes les plus étroitement unies par le sang. Le roi de Tong ping, sous prétexte du rang qu’il tient, croît, dit-on, en fierté, à mesure qu’il avance en âge. Il néglige l’étude, il traite mal ses officiers : il semble même oublier un peu ce que vous lui êtes, et n’avoir pas pour vous tous les égards qu’il devrait. Ce sont des fautes en ce jeune prince : mais ce sont des fautes après tout, dont il n’y a guère que certains princes d’une éminente sagesse, qui soient tout à fait exempts à cet âge. Une ancienne maxime dit qu’il sied bien aux pères et mères de couvrir les fautes de leurs enfants. Pesez-là un peu, Madame, cette maxime, et faites réflexion aux nœuds qui vous unissent, vous et votre fils. Quoique vous viviez, et respiriez chacun à part, c’est cependant le même sang, ce sont les mêmes esprits dans deux corps. Peut-il y avoir des nœuds plus étroits ? Faut-il les rompre pour peu de chose ? Autrefois Tcheou kong donnant des avis à Pe kiu, lui recommanda fort entre autres choses, de ne jamais rompre avec un ami, que pour des raisons très considérables. Or si la simple amitié demande qu’on se pardonne mutuellement bien des fautes, jugez, Madame, jugés sur cela du cas présent. Au reste j’ai dépêché un envoyé vers le Vang[31], votre fils, et lui ai donné sur sa conduite quelques avis. Il n’excuse point ses fautes : il les reconnaît et s’en repent. Vous, Madame, de votre part, ayez soin de faire en sorte par une conduite pleine d’indulgence, de tendresse, et de patience, s’il le faut, que l’union règne entre vous.

Sur cette lettre l’empereur Cang hi dit : cet avis est fort bien conçu : il devait faire impression. L’historien Pan kou dit de Yuen ti, que tous les ordres qu’il donnait par écrit, étaient pleins d’une douceur et d’une franchise qui se ressentait de la première antiquité. Pan kou a raison, et ce qu’il dit paraît admirablement bien dans cette pièce.


Déclaration de l’empereur Tching ti successeur de Yuen ti. Il recommande aux Heou[32] et autres Grands d’éviter toute dépense inutile, et ordonne qu’on veille à ce que personne n’ait des habits, etc. au-dessus de sa condition.


Nos anciens princes, en établissant les titres d’honneur avec tant dans sagesse, ont eu principalement en vue de distinguer les rangs de l’État : mais ils ont en même temps prétendu que les premiers seraient occupés par les gens vertueux. C’est pour les honorer, qu’on régla les distinctions de chars et d’habits, qui se sont si bien observées dans l’antiquité. Suivant les maximes de ces grands hommes, les richesses n’étaient point un titre qui dispensât de l’observation des lois. Cet usage était une leçon continuelle pour tout l’empire, qui enseignait de préférer la vertu aux richesses ; et les peuples avaient dans ceux qu’ils voyaient au-dessus d’eux, autant de beaux exemples en ce genre.

Aujourd’hui quelle différence ! on ne voit que luxe, que folles dépenses ; ce mal va tous les jours en croissant. Les Kong, les King, les Heou, et les gens qui m’approchent ou comme parents et alliés, ou comme mes officiers, au lieu d’entrer avec moi dans des sentiments de zèle et de compassion sur ces désordres, les autorisent par leurs exemples : au lieu qu’ils devraient par une attention continuelle sur eux-mêmes, et par leur attachement aux rits, servir de modèles aux peuples, ils sont tous occupés de leur faste et de leurs plaisirs. Ils bâtissent des maisons superbes : ils se font de vastes jardins et de grands étangs : ils nourrissent dans l’oisiveté une foule d’esclaves : ils raffinent tous les jours en habits : c’est à qui aura le plus de cloches, le plus de tambours, et un plus grand nombre de chanteuses. Enfin dans leurs chars, dans leurs habits, dans les mariages, dans les funérailles, et dans tout le reste, leur dépense est excessive. Ceux des magistrats et du peuple qui sont riches, suivent ce mauvais exemple, et cet abus passe en coutume.

Le moyen, qu’avec ces désordres, puissent régner dans l’empire la modestie, la tempérance, et la sage économie ? Si ces vertus n’y règnent, comment n’y souffrira-t-on pas des mauvais temps ? sera-t-il possible que chacun ait toujours au-delà du nécessaire ? O ! que le Chi king[33] a bien raison de dire : vous qui êtes au-dessus des peuples par votre rang et par vos emplois, veillez avec attention sur vous-mêmes. Les peuples ont les yeux sur vous, prêts à suivre vos bons ou vos mauvais exemples.

Par ces présentes, nous enjoignons à nos ministres et aux magistrats, de travailler à réformer tant d’abus. Le noir et le vert sont les couleurs, dont tout ce qui est peuple doit se servir : qu’on ne lui en souffre point d’autre. Nous recommandons à tous les Heou et autres qui nous approchent, qu’ils s’examinent sur cet article, et soient les premiers à donner l’exemple d’une réforme si nécessaire.

Sur cette déclaration, l’empereur Cang hi dit : qu’on se tienne exactement aux distinctions établies. Que ceux qui sont au-dessus des autres, tenant leur rang selon les lois, donnent à toute la nation l’exemple de ce qu’on appelle, honnête épargne : c’est assurément une grande avance pour la réforme d’un État ; car aussitôt tombe le luxe, source féconde de tant de maux : et comme ceux qui sont dans les dignités, dans les grands emplois, et dans l’abondance, sont plus sujets à s’oublier, Tching ti allait droit au but, en s’adressant principalement à eux.


Déclaration de l’empereur Ngai ti, par laquelle il réforme sa musique.


Aujourd’hui règnent parmi nous trois grands désordres : la prodigalité dans les repas, dans les vêtements, etc ; la recherche de mille vains ornements ; la passion pour les musiques tendres et efféminées de Tchin et de Ouei[34]. De la prodigalité suit le désastre des familles ; elles tombent à la troisième génération, et tout l’empire en devient plus pauvre. La recherche des vains ornements fait qu’un grand nombre de gens s’occupent à des arts très inutiles, au lieu de vaquer à l’agriculture. Enfin les musiques tendres et efféminées inspirent le libertinage. Vouloir, malgré tout cela, faire régner dans un État l’abondance et l’innocence, c’est vouloir qu’une source toujours bourbeuse, forme un ruisseau d’eau pure et claire. Confucius avait bien raison de dire qu’il fallait éviter la musique de Tchin, et qu’elle inspirait le dérèglement des mœurs.

Par ces présentes, nous cassons notre musique, et tous les officiers qui en avaient soin. Quant à la musique ordinaire pour la cérémonie Tiao, nous ne prétendons point y toucher, non plus qu’aux instruments pour la guerre. Ce sont choses approuvées dans nos King[35], mais point d’officiers exprès pour cela. Qu’on examine, et qu’on m’expose à qui des autres officiers il convient d’en donner le soin.

L’empereur Cang hi, qui aime la musique, et qui s’en pique, dit sur cette déclaration : la musique a la vertu de calmer le cœur ; c’est par cet endroit que le sage l’aime. D’ailleurs, en se divertissant, il peut s’exercer à bien gouverner, par une application assez juste et assez facile du gouvernement à la musique. Quant à cette musique lascive, elle n’entre point en comparaison. A quoi bon pour cela tant de dépenses ? Ngai ti eut raison de la casser.

Une glose dit qu’il épargna par là les appointements et l’entretien de 440 personnes.



DISCOURS DE KIA CHAN, [36]


SUR LE BON OU LE MAUVAIS GOUVERNEMENT,


adressé à l’empereur Ven ti, autrement dit Hiao ouen.


Prince, j’ai ouï dire[37] qu’un bon ministre est celui qui ayant honneur de servir un prince, épuise pour son service ce qu’il peut avoir de lumières, et lui témoigne surtout son zèle par des remontrances sincères, où il ne déguise rien, dût-il lui en coûter la vie. C’est dans cet esprit, que je vais dans ce discours vous entretenir du gouvernement. Je n’irai point chercher fort loin de quoi faire sentir la différence du bon et du mauvais. L’histoire des Tsin, qui ont immédiatement précédé les Han[38], me fournira seule de quoi le faire. Daignez la parcourir avec moi, et y faire quelque attention.

On a souvent vu dans les premiers temps, de pauvres lettrés simplement vêtus, parvenir par leur sagesse et leur vertu aux plus grands emplois, immortaliser leur nom par leurs importants services : on n’a point vu cela du temps des Tsin. Chi hoang prince de Tsin devenu empereur, et par là maître des revenus ordinaires de tout l’empire, au lieu de se borner là, mit aussitôt de nouveaux impôts, chargea les peuples de corvées, et les rendit si misérables, que son extrême rigueur ne pouvant faire craindre pis, les montagnes étaient pleines de brigands en troupes, et les chemins remplis de criminels qu’on traînait aux prisons, ou bien aux supplices. Enfin il aliéna tellement tous les esprits, que chacun au moindre bruit levait les yeux et prêtait l’oreille. On n’attendait qu’un signal, pour secouer un joug si pesant. Qui que ce fût qui le donnât, on était prêt à le suivre.

Tchin chin le donna ce signal ; vous le savez, grand prince, et vous n’en ignorez pas les suites. Au reste, si Chi hoang épuisa les peuples par ses impôts, il s’épuisa lui-même par ses dépenses. Dans une marche qu’il fit depuis Kien yeng jusqu’à Yong, il changea de palais jusqu’à trois cent fois, et il les trouva tous garnis sans qu’on portât rien de l’un à l’autre, pas même ses cloches et ses tambours[39]. Plusieurs des palais qu’il habitait, étaient si superbement élevés, qu’ils semblaient plutôt des montagnes que des maisons. Les bâtiments étaient hauts de quelques dizaines de gin[40]. Ils avaient du nord au sud mille pas, et de l’est à l’ouest une demie lieue. Le nombre et la richesse des équipages, répondait à la magnificence des palais. A quoi aboutit enfin tant de faste ? Ses descendants se trouvèrent n’avoir pas la moindre maison de paille.

Chi hoang fit faire pour ses courriers de grands chemins : il leur donna en largeur cinquante pas : il éleva des deux côtés des murailles de terre. Il y planta quantité de pins, et d’autres arbres toujours verts. On ne pouvait rien voir de plus beau. A quoi tout cela aboutit-il ? Ses descendants à la seconde génération ne purent trouver un petit sentier, par où fuir en sûreté.

Chi hoang choisit le mont Li pour sa sépulture. Quelques cent mille hommes y furent occupés pendant dix ans. On y creusa une vaste fosse d’une profondeur extrême[41]. On rassembla au dedans pierres et métal de toute espèce. Pour les ornements du dehors, on employa le plus beau vernis, les couleurs les plus vives, les perles mêmes les plus précieuses, et autres bijoux. Dans un étage plus haut régnaient de vastes galeries : et au derrière de tout cela, s’élevait une montagne faite à plaisir, plantée d’agréables bois. Voilà bien de la dépense pour la sépulture d’un seul homme ; je dis d’un seul homme, car ses descendants, pour leur propre sépulture, furent obligés de mendier quelques pieds de terre, et n’eurent pas même pour la couvrir, un petit toit de roseaux.

Enfin, Chi hoang, comme une bête féroce, après avoir cruellement déchiré tous les Tchu heou, engloutit, pour ainsi dire, l’empire entier, foula aux pieds toutes les lois de l’humanité et de la justice. Mais la vengeance de Tien[42] ne tarda pas à tomber sur lui et sur sa famille. Voilà ce que j’ose vous rappeler. Je vous prie d’y faire attention, et d’en profiter.

Il est vrai que communément un sujet fidèle et zélé, parlant sans déguisement, n’est guère écouté des princes ; et qu’assez souvent, sans leur être utile, il se perd lui-même. Mais il est encore plus vrai, que, sans un tel secours, il est rare et difficile qu’un prince gouverne bien. Aussi les princes les plus éclairés ont-ils un véritable empressement d’entendre des avis sincères : et les sujets véritablement fidèles, ne craignent point de s’exposer à la mort, pour donner au prince qu’ils servent, ce témoignage de leur zèle.

Mais il en est des princes à cet égard comme des terres. On a beau semer d’excellent grain sur un sol, qui n’est que pierre : bien loin de produire, il ne germe pas. Au contraire une terre grasse et bien arrosée, multiplie abondamment la semence la moins bonne. Par exemple sous Kié et Tcheou[43] les avis de trois grands hommes d’une éminente sagesse, Koan long, Ki tse, Pi kan n’eurent d’autre effet que de les faire périr. Sous Ven vang, tout au contraire ; non seulement ce qu’il y avait de gens éclairés, lui communiquaient volontiers et utilement leurs lumières ; mais il n’y avait pas jusqu’au moindre bûcheron qui ne dît librement sa pensée, et l’on en profitait si elle était bonne. Aussi Kié[44] et Tcheou[45] périrent-ils, et la maison de Ven vang fleurit.

Un bon prince fait donc, par rapport aux gens qui sont capables de l’aider, ce que fait une bonne terre par rapport aux grains qu’on y sème : il les nourrit et les multiplie autant qu’il peut. Telle est la force de la foudre, qu’il n’y a rien qu’elle ne brise. Qu’un poids de dix mille kiun[46], tombe d’en haut, il écrasera infailliblement ce qui se trouvera dessous. Or ces comparaisons sont encore trop faibles, pour exprimer ce qu’est à l’égard d’un sujet, l’autorité du souverain. Lors même qu’il ouvre le chemin aux remontrances, qu’il demande qu’on lui en fasse, qu’il les reçoit bien, et qu’il en profite, communément on craint encore, et il est rare qu’en ce genre on aille jusqu’où l’on pourrait aller. Que serait-ce si le prince aveuglé par ses passions, emporté, cruel, ennemi de tout avis, tombait de tout le poids de son autorité souveraine, sur ceux qui lui en donneraient ? Quand ils auraient toute la sagesse de Yao, et toute la fermeté de Mong puen, ils ne pourraient éviter d’en être écrasés. Mais aussi un prince de ce caractère serait bientôt abandonné à lui-même. Il ferait les plus grandes fautes qu’on n’oserait l’en avertir et par une conséquence infaillible, l’État serait en très grand danger.

Dans la première antiquité, nos sages princes avaient ordinairement en leur présence un homme, dont le devoir et l’emploi était de marquer leurs fautes, et d’en tenir un mémoire exact. Ils avaient de plus deux officiers, dont l’un était chargé de lire au prince ce qui se faisait en prose dans tout l’empire touchant le gouvernement, l’autre avait soin de recueillir les vers et les chansons qui couraient. Non seulement les ministres et les autres gens en place, donnaient librement, suivant les occurrences, les avis nécessaires et importants ; mais chacun dans les grands chemins et en plein marché, pouvait s’entretenir sans crainte de ce qu’il désapprouvait. Par là le prince était exactement instruit de ses devoirs et de ses fautes. Or qu’y a-t-il de plus avantageux pour bien gouverner ? Ils n’ignoraient pas ces anciens, la différence qu’il y a du sujet au prince, et ce qu’on devait au rang qu’ils tenaient. Mais ils n’en étaient pas moins exacts à respecter les vieillards[47], à se fournir de bons ministres, en élevant les gens de mérite, et à se procurer, autant qu’ils pouvaient, des avis sincères. En respectant ainsi les vieillards, jusqu’à les servir de leurs propres mains, leur vue était de faire fleurir la piété filiale dans les familles. Ils s’associaient, pour ainsi dire, au gouvernement des gens de mérite parce qu’ils savaient combien il est dangereux qu’un homme si élevé au-dessus des autres, ne s’enorgueillisse de son rang, et que son orgueil ne l’aveugle. Enfin ils ouvraient aux remontrances un si grand chemin, parce qu’ils ne craignaient rien tant que d’ignorer leurs propres fautes, et d’être par là hors d’état de s’en corriger.

Chi hoang manquait-il de grands talents ? Non, sans doute. Après s’être assujetti tout l’empire, et détruit les six royaumes qui le partageaient, il en fit un partage tout différent en Kiun[48] et Hien[49], qu’il gouverna par des officiers aimables. Du côté qu’il avait le plus à craindre, il se fortifia d’une longue et prodigieuse muraille. Il entrait lui-même sur toutes choses dans un aussi grand détail, qu’un chacun le puisse faire dans une famille particulière. Cependant Tchin[50] défit les troupes de Chi hoang, et l’empire passa bientôt aux Lieou ; c’est que Chi hoang plein de lui-même n’écouta que sa cupidité et son orgueil.

Sous la dynastie Tcheou les empereurs érigèrent jusqu’à mille huit cents petits États, dont chacun avait son prince, et chaque prince ses droits. Cependant on ne levait sur les terres qu’une simple dîme, et l’on n’exigeait des peuples que trois jours de corvées par an. Le peuple à l’aise et content, célébrait par ses chansons la douceur du gouvernement, et la vertu de ses princes, qui étaient de leur côté dans une honnête abondance. Chi hoang seul maître de ces mille huit cents États, en épuise tous les revenus, accable tous les peuples et n’ayant pas encore assez pour contenter son ambition et pour fournir à son faste, il redouble ses exactions et ses cruautés. Il n’y a pas une famille, pas même un homme dans l’empire, qui ne le regarde intérieurement comme son plus cruel ennemi, et qui ne le charge en secret de mille malédictions.

Enfin Chi hoang, dans un danger prochain de tout perdre, est le seul qui ne se voit point content ; et plein de soi-même, il rencontre dans un voyage de belles pierres, il fait graver dessus ses exploits, et il se met, sans hésiter, au-dessus de Yao et de Chun. La postérité de nos plus heureux princes n’a pu se maintenir sur le trône au-delà de vingt ou trente générations : Chi hoang s’en promet dix mille. Il se rit de l’ancienne coutume, d’attendre après la mort à donner des titres de distinction. Il détermina le sien lui-même, et celui de ses descendants par avance. Il se nomme Chi hoang ti, parce qu’il est le premier empereur de sa maison. Il ordonne que son successeur soit désigné par Eul chi hoang ti, pour marquer la seconde génération[51], et ainsi de suite jusqu’à dix mille, ou plutôt jusqu’à l’infini. Chi hoang cependant mourut bientôt. Des quatre coins de l’empire on se souleva contre Eul chi son fils, qui ne valait pas mieux que lui. Eul chi perdit en même temps l’empire et la vie, et là finit la dynastie Tsin.

Mais d’où vient encore une fois, que Chi hoang ti ne s’aperçut point du triste et dangereux état ou il avait réduit les choses ? C’est que personne n’osait parler ; c’est qu’aveuglé par son orgueil, il punissait avec rigueur les moindres murmures ; c’est qu’il faisait mourir ceux qui lui donnaient quelque avis sincère ; c’est qu’il ne donnait à ses ministres ni autorité ni crédit. Il éprouva pour son malheur ce que dit notre Chi king : Un prince écoute-t-il ? on lui parle ; haït-il les avis ? il n’en reçoit point : mais rien pour lui n’est plus à craindre qu’un tel silence. Ven vang qui l’avait bien compris, en usait tout autrement. Aussi le même Chi king dit à sa louange : paraissez gens de mérite, et produisez-vous sans crainte : vous êtes en sûreté sous un tel prince : son plaisir est de vous voir en bon nombre.

En effet, pour tirer des gens de mérite tout l’avantage qu’on en doit attendre, il faut les aimer et les honorer. Ainsi en usaient anciennement les plus sages princes à l’égard de leurs ministres. Non seulement ils les rendaient puissants et riches par de gros appointements ; mais ils les distinguaient encore davantage par des marques singulières de considération et de bienveillance. Un ministre était-il malade ? Le prince allait lui-même le visiter, et ne comptait pas combien de fois. Le ministre mourrait-il ? Le prince prenait le petit deuil, allait en personne faire le tiao[52], le voyait vêtir selon la coutume, et mettre dans le cercueil. Jusqu’à ce que cela fût fini, le prince s’abstenait de vin et de viande. Pour la musique, il se l’interdisait jusqu’après les funérailles ; et cela si sévèrement, que même dans les cérémonies solennelles à l’égard de ses propres ancêtres, il n’en usait point, si elles venaient à concourir avec la mort de son ministre.

Si nos anciens princes distinguaient si fort leur ministre mort, ils avaient aussi pour lui, pendant qu’il vivait, de grands égards. Se voyaient-ils ? C’était toujours selon les rits, en habit de cérémonie, avec décence et gravité. Le ministre de son côté s’efforçait en toute manière de remplir parfaitement ses devoirs, et craignait beaucoup moins la mort, que de répondre mal aux bienfaits du prince : c’est alors que tout prospérait et plusieurs générations postérieures se sont encore ressenti de cet heureux règne. Aujourd’hui Votre Majesté assise sur le trône de ses ancêtres, se rappelant leurs exploits et leurs vertus, paraît tout de bon vouloir les imiter, et par un règne encore plus heureux que le leur, donner un nouveau lustre à votre maison, un nouvel éclat à l’empire que vous tenez d’eux. C’est sans doute dans cette vue que vous recherchez et honorez les gens de mérite et de vertu. Tout l’empire vous en applaudit, et l’on entend dire partout, que l’ancien gouvernement va revivre. Il n’y a point d’homme de lettres dans tout l’empire, qui n’aspire à se rendre capable d’y contribuer. Dès à présent vous en avez à votre cour un bon nombre, dont vous pouvez tirer de grands secours pour une si belle entreprise.

Mais pour moi, je ne vous le dissimule point, voyant ceux que vous avez le plus distingués entrer dans tous vos plaisirs, où vous ne vous livrez que trop[53], je crains que de tant de gens d’un si grand mérite, vous retiriez bien peu d’avantage. Vous-même, ne vous relâcherez-vous point ? Je l’appréhende. Pour peu que vous le fassiez, les Tchu heou[54] suivront votre exemple : les ministres et les magistrats en feront autant. Que deviendront vos bons desseins ? Que n’avez-vous point fait depuis votre avènement à la couronne, pour mettre vos peuples à l’aise ? Vous avez fait des retranchements sur votre table, sur votre musique, sur vos équipages, sur vos troupes. Vous avez plus d’une fois relâché les droits et les tributs annuels. Vous avez réduit en terres labourables tous vos parcs et vos jardins. On a vu sortir de vos magasins, pour le soulagement des pauvres, jusqu’à cent mille pièces d’étoffe. Vous avez réglé en faveur des vieillards des exemptions pour leurs enfants. Vous maintenez les dignités de nan, de tze, et autres semblables ; chacun y peut monter par degrés ; leurs appointements sont considérables et bien payés ; sans compter les gratifications extraordinaires que vous faites surtout à vos premiers officiers et à leurs familles. Enfin vos bienfaits se sont étendus jusque sur les criminels : vous leur avez procuré du soulagement dans leur misère : vous leur avez accordé la consolation de voir leurs parents ; et vous avez adouci en leur faveur la rigueur des lois. Par là vous avez non seulement gagné le cœur de tous vos sujets, mais encore vous avez attiré d’heureuses pluies, qui ont été suivies d’une ample récolte. Il n’y a plus tant de misérables : on voit beaucoup moins de voleurs ; et Tien[55] secondant vos bonnes intentions, a diminué le nombre des criminels, à proportion que vous avez adouci la rigueur des châtiments.

J’ai appris que dans les provinces, les magistrats faisant publier vos déclarations, il n’y a point de vieillard d’un âge si décrépit, qui soutenu sur son bâton, ne s’empresse de les entendre, et ne dise en les entendant : que ne puis-je encore vivre un peu de temps, pour voir dans la perfection l’heureux changement, que va produire la vertu d’un si bon prince ! Les choses étant sur ce pied-là, votre réputation étant si bien établie dans tout l’empire, et votre cour fournie de tant de gens du premier mérite, au lieu d’en profiter pour achever heureusement ce que vous avez si bien commencé, et pour soutenir les espérances qu’on a conçues de votre règne, vous les employez ces grands hommes, à quoi ? A de purs amusements. Non, prince, je ne le puis voir sans une extrême douleur, et mon zèle ne me permet pas de vous le dissimuler. Hélas ! que notre Chi king dit vrai : bien commencer, c’est chose ordinaire mais bien finir, c’est chose rare.

Au reste, ne croyez pas que je vous propose rien de si difficile dans l’exécution. Je souhaiterais seulement que vous vous occupassiez moins de la chasse ; que vous fissiez revivre à certains temps les cérémonies du Ming tang[56] et que vous fissiez rétablir et fleurir le Tai hio[57], vous en verriez avec plaisir des fruits admirables ; mais quant à ces lettrés de mérite, dont vous avez si bien fourni votre cour, et que vous avez honoré des premiers emplois, les amusements ne sont point pour eux ; bien loin de les y engager, ne souffrez point qu’ils vous y suivent. En user comme vous faites, c’est aller directement contre les maximes les plus saines, et la pratique la plus constante de la sage antiquité. Des occupations plus sérieuses doivent emporter tout leur temps : ils n’en sauraient employer trop à perfectionner leurs lumières, à s’affermir dans le désintéressement, dans la droiture, et dans les autres vertus. Sans cela ils s’amolliront peu à peu, et ne seront plus reconnaissables. Or, que des gens d’ailleurs si vertueux, non seulement vous fussent inutiles, mais encore se corrompissent à votre cour, quel dommage et quelle honte ! J’en aurais un chagrin mortel. Divertissez-vous, à la bonne heure, avec quelques officiers d’un plus bas étage. Traitez ensuite avec ceux-ci des affaires de votre empire. Par là, sans renoncer à d’honnêtes divertissements, vous pouvez maintenir en leur vigueur les deux points essentiels du gouvernement, les conseils et les rits.

Sur ce discours, l’empereur Cang hi dit : Pour la composition elle n’est pas réglée ; mais le fond du discours est solide. Cette pièce, et les autres du même temps tiennent un peu du désordre qui avait si longtemps régné dans l’empire avant les Han : mais aussi l’on s’aperçoit que des gens qui voient enfin l’État tiré de ces troubles, font leurs efforts pour empêcher qu’il n’y retombe. Les Han occidentaux devaient beaucoup aux deux Kia et à Tong tchong chu. Ce furent eux proprement qui furent le bon levain de leur dynastie.



Kia chan auteur de la précédente pièce, laissa auprès du même empereur Ven ti un de ses neveux nommé Kia y. Il fut fait Po se[58] à l’âge d’environ vingt ans ; et peu après il fut élevé jusqu’au degré de Ta fou. Ven ti déférait beaucoup à ses conseils. La plupart des ordres qu’il donnait, et des règlements qu’il faisait, étaient suggérés par Kia y. Mais la jalousie des Kiang et des Koan[59], à qui la maison régnante avait les dernières obligations, força Ven ti d’éloigner Kia y. Il le donna pour Tai fou[60] au jeune Vang de Tchang cha. Il eut ensuite le même emploi auprès du Vang de Leang hoai. Ce jeune prince vint à mourir. Kia y en conçut une douleur si vive, qu’il tomba malade, et mourut lui-même peu après, n’ayant encore que trente-trois ans. Il n’en avait pas vingt-six, quand il présenta à Ven ti un discours que je vais traduire. Tout long qu’il est, une glose avertit qu’il était encore plus long, et que l’historien des Han en a retranché plus d’un endroit.


Discours ou mémoire de Kia y, adressé à l’empereur Ven ti.


Grand empereur, lorsque je considère attentivement l’état présent de votre empire, j’y vois une chose capable de faire jeter les hauts cris ; deux autres choses me tirent les larmes des yeux ; six autres me font pousser de grands soupirs ; sans compter mille défauts moins considérables, qui sont cependant contre la raison, et nuisent au bon gouvernement, mais dont il me serait impossible de vous faire ici le détail. Dans tous les écrits qu’on présente à Votre Majesté, chacun répète ces paroles : l’empire n’a plus rien à craindre, la paix est bien établie, tout y est dans l’ordre. Pour moi, je suis bien éloigné de penser de la sorte : quand on vous parle ainsi, c’est ou par flatterie, ou faute de lumière. Car enfin supposons un amas de bois, un homme endormi dessus, le feu mis dessous. Cet homme, quoique le feu ne soit pas encore venu jusqu’à lui, n’a-t-il rien à craindre ? Or n’est-ce pas une peinture assez naturelle de l’état présent des affaires ? On néglige ce qu’il y a de capital, pour donner toute son attention à ce qui est le moins important. Il y a dans le gouvernement une conduite fort irrégulière, mal soutenue, sans aucune règle constante, et comment dit-on que tout est dans l’ordre ? Je n’en puis tomber d’accord, mais je souhaiterais plus que personne que cela fût ainsi.

Pour le mettre ce bon ordre dans l’empire, et assurer par là sa tranquillité, j’ai mûrement pensé au moyen de l’établir, et c’est ce que j’ose vous exposer dans ce discours. Je supplie Votre Majesté de le lire avec quelque exactitude, pour en tirer ce qu’elle y pourra trouver de bon. Je ne vous proposerai rien qui puisse vous fatiguer trop l’esprit et le corps. Je n’exige point que vous vous priviez du plaisir de la musique, qui vous charme. Mais ce qui est plus important, et ce qui n’est pas incompatible, c’est de contenir dans le devoir tous les princes tributaires, de prévenir la levée et les mouvements des troupes, d’entretenir la paix avec les Hiong nou[61], de vous faire obéir par tous vos sujets, de vous attacher même les plus éloignés de votre cour, de travailler surtout à les rendre bons, et à diminuer, autant qu’il se peut, les procès et les crimes.

Voilà des points essentiels et capitaux. Si vous y réussissez, ce que je crois très praticable, vous rendrez l’empire heureux, et vous mériterez des louanges et des honneurs qui ne finiront jamais. Votre postérité, en admirant les exploits de votre père, louera encore plus votre vertu : elle vous regardera toujours comme cofondateur de la dynastie ; et ce miao que vous vous êtes bâti par avance, auquel vous avez donné l’inscription Kou tching[62], aura dans la suite avec justice, le glorieux titre de Tai tsong[63] ; une longue postérité vous joindra toujours à votre père dans les honneurs qu’on lui rendra, tout l’empire avec elle célébrera cette piété filiale, qui vous aura fait soutenir si bien l’honneur de votre maison. On louera en même temps votre bonté, qui aura si bien pourvu aux besoins de vos sujets. On admirera surtout votre sagesse d’avoir donné au gouvernement une telle forme, que quand parmi vos successeurs, il se trouverait quelque prince, ou encore jeune, ou de peu de capacité, il ne laisserait pas de régner tranquille.

Voilà ce que je vous propose. S’il vous paraît que c’est aspirer bien haut, j’ose cependant assurer qu’avec les lumières et les qualités que vous avez, pour peu que vous vous aidiez de gens capables, vous pouvez y parvenir sans beaucoup de peine. Je vais vous en exposer les moyens avec franchise ; et ce que je souhaite le plus, c’est de voir que vous les agréez et que vous les mettez en pratique. Au reste, je n’entreprends cette exposition, qu’après un sérieux examen de l’histoire des siècles passés ; qu’après avoir appliqué avec attention ce que j’en ai pu tirer, à l’état présent des choses ; et qu’après y avoir longtemps pensé jour et nuit. Aussi ne crains-je point de dire que si Chun et Yu ressuscitaient, pour vous aider de leurs conseils, ils vous donneraient infailliblement ceux que je vais vous donner.

Dans les premiers temps d’une dynastie, si on la veut bien établir, un peu de défiance est de saison. Celui qui est au-dessus des autres, prend quelquefois de fausses alarmes, et se peut tromper dans ses soupçons. De là il arrive assez naturellement, que quelqu’un en souffre sans le mériter. Mais les choses ne peuvent guère être autrement dans les commencements d’une dynastie ; et ce n’est pas dans de telles circonstances, que la sûreté du premier maître, et le bien commun de l’État, peuvent compatir avec l’entière indemnité des puissances subordonnées, quand elles sont trop grandes. Or prenez-y garde, et faites attention que votre cadet possède un État puissant. La tentation peut lui venir, si elle ne lui est pas déjà venue, de se faire empereur d’orient, et d’aller du pair avec vous. Du côté de l’occident, le fils de feu votre frère aîné a des desseins sur Yong yang ; c’est une chose sûre : et quelques-uns même prétendent qu’ils ne tarderont guère à éclater. Pour ce qui est du Vang de Ou, vous savez quelles sont ses forces ; c’est le plus puissant des Tchu heou : ce Vang, dis-je, fait tout à sa tête dans ses États, et se moque de vos lois ; j’ai sur cela des avis certains. Jugez de ce que peut oser un prince qui en use de la sorte, n’ayant encore éprouvé que vos bontés.

Telle est la situation où vous êtes ; situation peu différente de celle où étaient les empereurs dans ces tristes temps, dont le Tchun tsiou[64] fait l’histoire. Il est vrai qu’il n’y a pas actuellement de troubles considérables. Voici pourquoi : la plupart des vang sont encore jeunes : ce sont encore leurs gouverneurs ou leurs ministres, qui ont le maniement des affaires. Ces gouverneurs et ces ministres sont gens mis de votre main, ou du moins sincèrement attachés à votre maison. Mais encore quelques années, voilà tous ces vang devenus grands. Ils se sentiront du feu de l’âge ; ils cesseront d’être dociles. Leurs anciens officiers prétexteront ou des maladies, ou d’autres raisons pour se retirer. Alors ces jeunes princes comme émancipés, ou feront tout à leur tête, ou donneront leur confiance à gens qui auront des intérêts particuliers. Ce changement fait, (or il n’est pas loin) si votre frère ou votre neveu le déclarent, et s’écartent ouvertement de leur devoir, quel moyen alors d’y remédier ? Pour moi je n’en vois point ; et je crois que Yao et Chun[65] y seraient eux-mêmes embarrassés. Qui veut bien faire sécher, n’attend pas au soir, mais profite du grand soleil. Que fait ce couteau en votre main, si vous ne voulez pas vous en servir ? On attribue à Hoang ti[66] ces deux proverbes ; l’application en est assez claire. Profitez, prince, profitez du temps et du pouvoir que vous avez. Tout vous est facile : mais pour peu que vous différiez, il sera trop tard. Le moins qu’il en puisse arriver, c’est que ce délai nous mette dans la fâcheuse nécessité de répandre un sang qui a la même source que le vôtre. Qui peut répondre des autres suites ? N’est-ce pas ramener le temps des Tsin ? Hâtez-vous, prince, faites un coup de maître : vous avez l’autorité : vous êtes empereur : le temps vous est favorable, mais il presse. Soutenu du secours de Tien[67], ne craignez que ce qui est véritablement à craindre. Procurez le repos et la sûreté de l’empire en prévenant le danger, et dissipez l’orage qui le menace.

Pour vous mieux faire sentir l’importance de ce conseil, rappelons quelques traits d’histoire, et faisons quelques suppositions. Vous vous souvenez sans doute de ce que l’histoire nous apprend d’un des Vang de Tsi, nommé Hoen. Il s’était rendu si puissant, qu’il ne s’en fallut presque rien que les reste des Tchu heou ne vinssent à s’unir pour lui rendre hommage. Ils le respectaient beaucoup plus que l’empereur. Si, vous étant alors empereur, l’aviez lassé tranquillement en venir à ce degré de puissance, qu’eussiez-vous fait ensuite ? Eussiez-vous enfin osé entreprendre de le réduire ? Je n’en sais rien. Mais je crois savoir et pouvoir dire, que vous l’eussiez inutilement tenté.

Ne cherchons point si loin des exemples : il fut un temps plus proche du nôtre, que Chang régnait en Tsou, Kin pou en Hoai nan, Poung yue en Leang, Hun sin en Han, Tchang ngao en Tchao, ayant Koan kao pour ministre ; que Lou koan régnait en Yen ; et Tchin hi, sans être vang, occupait Tai. Supposons que ces six ou sept princes vivent encore ; qu’ils sont bien établis chacun chez soi, que leurs États sont florissants, qu’ils n’ont rien à craindre les uns des autres ; dans cette supposition, vous qui êtes empereur, seriez-vous sans alarme ? Non sans doute.

Après la mort de Chi hoang et d’Eul chi son fils, l’empire étant en trouble et sans maître, Kao ti votre père prenant les armes, tous ceux que j’ai nommés ci-dessus, les prirent aussi. Chacun avait ses espérances et son parti. Nul d’entr’eux n’avait d’abord avec votre père aucun engagement particulier. Ils se rangèrent cependant tous peu à peu de son côté : il y eut en cela du bonheur : ils se trouvèrent tous gens assez modérés dans leurs prétentions. Mais ce qui leur fit prendre cette résolution, c’est qu’ils sentirent dans Kao ti une supériorité de mérite bien au-dessus de l’envie ; aucun n’eut honte de lui céder. C’est ainsi que le mérite et la bravoure de votre père, le placèrent sur le trône. Il n’y fut pas plus tôt monté, que partageant sa conquête avec ces princes, il donna à chacun d’eux un domaine de trente ou quarante hien[68], et à quelques-uns jusqu’à cent. Malgré sa libéralité et son mérite, il ne se passa pas dix ans, qu’il y eut de divers côtés d’assez fréquentes révoltes. Kao ti depuis ce temps-là eut à peine un an bien tranquille. Cependant tous ces princes connaissaient son habileté et sa valeur : ils avaient senti sa supériorité ; et c’était de lui personnellement qu’ils tenaient leurs terres. Si ces six ou sept princes, régnant chacun dans leurs États, les uns plus, les autres moins grands, mais tous cependant considérables, y avaient été sans embarras ; et que vous eussiez été alors empereur, eussiez-vous vécu sans inquiétude ? Turbulents comme ils étaient, eussiez-vous pu les contenir dans le devoir et la soumission ? J’ose encore assurer que vous ne l’eussiez pu faire, vous eussent-ils appartenu, d’aussi près qu’ils appartenaient la plupart à celui qui portait alors le nom d’empereur.

Or, je vous le répète : bientôt, si vous ne vous pressez d’y mettre ordre, vous verrez les choses en venir là. Tous les Vang, vos sujets de nom, ne le seront point en effet. Chacun fier de sa puissance réellement beaucoup trop grande, sera chez soi le petit empereur, disposera de tout indépendamment de vous, s’arrogera le droit d’accorder à celui-ci et à celui-là, telle dignité qu’il lui plaira ; de remettre les peines aux criminels ; de faire grâce même à ceux qui auront mérité la mort : et peut-être que de ces vang, quelqu’un plus puissant ou plus hardi, ira jusqu’à faire couvrir son char de couleur jaune, au grand mépris des lois de l’empire, et de votre autorité souveraine. Si quelqu’un s’oublie de la sorte, que faire ? Lui envoyer des ordres et des réprimandes ? Il s’en moquera. Quoi donc ? L’appeler à votre cour ? Voudra-t-il y venir ? Supposons cependant qu’il y vienne. Comment oserez-vous le punir suivant la rigueur des lois ? Maltraiter ainsi un parent proche, ce serait mettre contre vous les autres ; plusieurs se soulèveraient infailliblement. Il y a encore à la vérité quelques Fong kai[69] mais outre qu’ils sont bien rares, à quoi sert leur hardiesse ? A peine ont-ils ouvert la bouche, qu’un coup de poignard, dont quelques bandits gagés leur percent le cœur, la leur ferme pour toujours. Si donc vous ne prenez au plus tôt d’autres mesures, les choses en vont venir à un point, que vous ne pourrez ni arrêter la révolte de vos parents, ni garantir de leurs violences ceux qui auront eu le courage de se déclarer pour vous contre eux.

Votre dynastie Han n’a pas été plus tôt établie, que les Liu[70] abusant du trop grand pouvoir qu’ils avaient acquis à la faveur d’une alliance, se sont efforcés de la détruire. Mais ce qui causa ces troubles passés, je viens de vous l’indiquer. Les Liu étaient trop puissants. Par cette même raison n’avez-vous pas lieu de craindre, qu’on ne tente aujourd’hui contre vous en particulier, ce que ci-devant les Liu ont tenté contre toute votre maison et que l’empire ne retombe dans un état à peu près semblable à celui d’alors ? En ce cas-là qui peut répondre de l’événement ? Malgré vos grandes lumières, vous y seriez pour le moins fort embarrassé. Que serait-ce si ce malheur tardait assez pour tomber sur quelqu’un de vos enfants, qui se trouvât n’en avoir pas tant ? Le boucher Tan[71] disséquait dans une matinée jusqu’à douze bœufs sans que son couteau eût la moindre brèche. Comment cela ? C’est qu’il ne s’en servait que pour disséquer les chairs, et séparer adroitement les jointures ; Venait-il aux os, ou à quelqu’autre endroit qui en approchât pour la dureté ? Aussitôt il prenait la hache. Ce qu’est au boucher le couteau, la clémence, la libéralité, et semblables vertus, le sont au souverain. Les lois et son pouvoir sont sa hache. Or les Tchu heou d’aujourd’hui me paraissent être autant d’os ou de cartilages durs. Cela est du moins très certain de deux. C’est une expérience assez constante, que c’est par les princes subordonnés et puissants que commence le trouble.

Cela se voit sensiblement dans l’histoire, particulièrement dans un des endroits que j’ai touchés. La révolte commença par Houi yu ; aussi était-il vang de Tsou, État dont les forces étaient très considérables. Han sin le suivit de près ; Pourquoi ? C’est qu’il était soutenu des Hou. L’habileté de Koan kao ministre de Tchao[72] avait rendu cet État riche et puissant ; aussi se souleva-t-il le troisième. Tching hi, qui le suivit de près, n’avait pas un grand État ; mais il avait d’excellentes troupes. Les autres se soulevèrent plus tôt ou plus tard à proportion qu’ils étaient plus ou moins forts. Li vang de Tchang cha fut le seul qui ne s’écarta en rien du respect et de l’obéissance qu’il devait au souverain : mais aussi son État ne se réduisait qu’à vingt-cinq mille familles. On dit de lui avec vérité, que quoi qu’il ait moins fait qu’aucun des autres pour la maison régnante, elle lui est cependant redevable, parce qu’il n’a jamais rien fait qui lui fût contraire. En effet, quoique l’éloignement où il était de la cour impériale, pût l’enhardir ; il demeura toujours soumis et fidèle. Mais cette constante fidélité fut-elle un pur effet de sa vertu, ou même de son naturel différent de celui des autres ? Ne peut-on point dire sans témérité, que la différence de ses forces y eut aussi quelque part ? Venons donc au fait.

On donna autrefois à Fan, à Ki, à Kiang, et à Koan quelques dizaines de villes comme en gage, avec le titre de Vang. On a éteint dans la suite ces petits royaumes, et il est bon de ne point les rétablir. On accorda aux descendants de Han sin et de Yué le titre et le rang de Tchu heou : ils l’ont encore aujourd’hui. On peut, sans grand inconvénient le leur laisser, mais sans conséquence pour aucun autre. Car si vous voulez tenir sûrement tous les vang dans le devoir, et couper pied aux intrigues des Grands d’un ordre inférieur aux vang ; rien n’est mieux que de réduire les premiers sur le pied du vang de Tchang cha, et d’en user avec les seconds comme on a fait ci-devant avec Fan, Ki, Kian, et Koan. Voulez-vous en même temps établir votre autorité, et assurer à l’empire une paix durable ; multipliez les principautés, afin que chaque prince soit moins puissant. La petitesse de leurs États leur ôtera la tentation de remuer. Alors il sera facile, en les traitant bien, de vous les tenir attachés, et aussi prêts à vous obéir selon les lois de l’empire, que les doigts sont prompts à suivre le mouvement du poignet. Mettez les choses sur ce pied-là, et je vous réponds que chacun dira : ô le grand trait de sagesse ! Voilà l’empire en paix pour longtemps. Commencez par partager les trois royaumes Tsi, Tchao et Tsou, en autant de principautés que le porte leur étendue, les rendant chacune à peu près égale au domaine de Tchang cha ; réglez que les trois vang qui possèdent aujourd’hui ces trois royaumes, donnent à chacun de leur fils ou petit-fils, selon l’ordre de leur naissance, une de ces principautés, jusqu’à ce que chacune ait son prince. Faites-en de même de Leang, de Yen et des autres royaumes. S’il arrivait que les fils et petits-fils des vang d’aujourd’hui fussent en plus petit nombre que ces principautés ainsi divisées, réglez que celles qui resteront alors sans princes, soient données aux enfants des petits-fils.

Quant à certaines principautés enclavées dans quelqu’un des susdits royaumes, et possédées par des familles qui ont titre de tchu heou, il faut en marquer exactement les limites, en faire des États distingués comme les autres, avec droit de succession, sans qu’ils puissent être réunis à votre domaine, que pour cause de félonie. Par là vous obligez plus de gens, sans que vous preniez rien sur personne à votre profit particulier ; et tout l’empire applaudissant à votre sagesse, louera aussi votre désintéressement. Les États ainsi distribués, chaque branche pensera à se soutenir dans le rang des vang. Cet intérêt et leur faiblesse les retiendra naturellement dans le devoir. Cela vous épargnera la peine d’en venir à des punitions éclatantes. On ne verra plus de ces tragiques événements, et l’on n’admirera pas moins votre bonté et votre clémence, que votre désintéressement et votre sagesse. Les lois dès lors seront en vigueur : vos ordres s’exécuteront : aucun prince, eût-il Li ki ou Koan kao pour ministre, n’osera rien entreprendre. Les desseins qu’ont formé Tchai ki et Kai tchong[73], ne pourront éclore. Les princes et ce qu’il y a de Grands dans l’empire étant soumis, les peuples se porteront aisément au bien ; et tout l’empire charmé, comme j’ai dit, de votre sagesse, de votre désintéressement, de votre clémence, reconnaîtra devoir encore plus à votre équitable fermeté. En effet, les choses étant une fois ainsi réglées, un jeune prince, un enfant, fût-il posthume, viendrait à régner, qu’il ne s’ensuivrait pas le moindre trouble.

Enfin par là vous assurez la tranquillité et la gloire de votre règne : par là vous consacrez votre mémoire aux siècles futurs. Oui, un seul coup produit tous ces avantages. Je crois que vous le sentez, et moi je ne crains point de vous en répondre. Qu’y a-t-il donc qui vous retienne ? Peut-être que le mal vous paraît encore léger. Permettez-moi de vous demander, si l’on doit juger un corps bien sain, quand il a une jambe[74] si enflée, qu’elle égale le corps en grosseur, et un doigt[75] devenu gros comme le bras ? Vous conviendrez sans doute, que non, et vous m’avouerez qu’une telle enflure doit être regardée comme dangereuse. En effet c’est une chose certaine, que même un mal de doigt négligé fait assez souvent échouer les plus habiles médecins, devient incurable, et cause la mort. A plus forte raison doit-on craindre une pareille enflure, surtout lorsqu’elle est accompagnée d’une douleur vive aux pieds[76]. Voilà justement le mal que j’ai dit, capable de faire jeter les hauts cris.

Mais en voici un autre bien plus monstrueux. L’empereur, quel qu’il soit, est sans contredit la tête de l’empire, car il est au-dessus du reste de la nation. Au contraire les barbares de nos confins en sont les extrémités inférieures, et sous ce regard, comme les pieds. Or aujourd’hui les Hiong nou nous font mille insultes et pour en éviter de plus fréquentes, la maison régnante leur fournit chaque année de grosses sommes, soit en argent, soit en autres denrées. Les exiger, c’est faire les maîtres. Leur payer cette espèce de tribut, c’est faire le sujet : les pieds sont en haut, la tête en bas : quel effroyable renversement ! Pendant qu’on le souffre, peut-on dire qu’il y ait dans l’empire des officiers vraiment zélés ? Cependant c’est réellement la triste et honteuse situation, où est aujourd’hui l’empire, sans qu’on tâche à l’en relever : il souffre encore des douleurs violentes dans un de ses côtés : c’est du Nord-Ouest que je parle. Malgré les dépenses qu’on a faites pour y entretenir de nombreuses troupes, et des officiers avec de gros appointements, les peuples y sont toujours dans l’alarme. Tous ceux qui ont tant soit peu de force, font sans cesse sentinelle : ils sont occupés jour et nuit à faire des feux, ou à donner des signaux semblables. Les troupes de leur côté sont obligées de dormir la cuirasse sur le dos, et le casque en tête. Ce sont là des maux réels, qui affligent votre empire. Un médecin offre un remède pour l’en guérir, on ne veut pas l’écouter. Cela n’est-il pas capable de tirer les larmes des yeux ? portant, comme vous faites, le glorieux titre d’empereur, n’est-ce pas une ignominie de vous rendre en effet comme tributaire ? Si vous continuez de souffrir le dernier de tous les opprobres, et si vous laissez invétérer les maux présents ; à quoi aboutira cette conduite ? Parmi tous ceux dont votre Majesté prend les avis, il n’en est point qui ne convienne de la réalité des maux que je vous expose. Mais s’agit-il d’y remédier ils ne voient pas, disent-ils, comment s’y prendre. Pour moi, je suis d’un avis bien différent. Toute la nation des Hiong nou n’a pas tant de monde, qu’un seul des grands hien de votre empire. Or quelle honte n’est-ce pas pour ceux qui gouvernent, de ne pouvoir résister avec les forces d’un si vaste État, à une puissance si limitée. Les maux que nous souffrons des Hiong nou, sont si peu irrémédiables, qu’avec les seules forces d’un des princes qui vous sont soumis, pour peu qu’on suivît mes conseils, bientôt ces barbares seraient domptés. Faites-en l’épreuve ; vous serez dans peu maître absolu du sort de Tan yu[77] ; et je ferai donner, si vous voulez, les étrivières au traître Yué[78] qui est à la tête de son Conseil. Souffrez que je le dise, si les Hiong nou sont si fiers, c’est votre manière d’agir qui en est la cause : au lieu de courir sur ces sauvages qui vous inquiètent, vous vous amusez à courir des sangliers : au lieu de donner comme il faut la chasse à ces canailles qui se révoltent, vous chassez des lièvres, et pour un divertissement frivole, vous négligez de penser à de si grands maux. Ce n’est pas ainsi que se procurent le repos et la sûreté. Il ne tiendrait qu’à vous, si vous le vouliez bien, de rendre votre autorité redoutable, et de faire aimer votre vertu aux contrées les plus éloignées, même au-delà des bornes de votre empire. Et cependant aujourd’hui à peine pouvez-vous vous assurer d’être obéi à 30 ou 40 lieues de votre empire. C’est la seconde chose que j’ai dit devoir tirer les larmes des yeux à quiconque se sent du zèle.

Le luxe[79] monte aujourd’hui à un tel excès, que le simple peuple orne de broderies les habits, et même les souliers des jeunes garçons et des jeunes filles qu’il est obligé de vendre. L’on n’en voit point venir au lieu où on les assemble pour être vendus, qui ne brillent de ces ornements. De ce qui faisait autrefois la parure de l’impératrice, de ce qu’elle ne portait qu’au temple, des gens d’une condition médiocre en font aujourd’hui la parure de leurs femmes et de leurs esclaves. Ces haches et ces autres figures en broderie, autrefois uniquement réservées pour l’habit de cérémonie de nos empereurs, aujourd’hui un marchand devenu riche en pare un salon, où il cause et où il mange. Qui ne dira pas en voyant ce désordre, que les forces de l’empire sont épuisées ? Non, elles ne le sont pas en effet, mais elles vont l’être.

Quand je vois des gens qui n’ont point de rang, parer ainsi leurs maisons, tandis que votre habit est d’une étoffe assez grossière, et de la teinture la plus commune ; quand je vois les souliers d’une vile concubine mieux brodés que le collet de l’impératrice ; je crie principalement au désordre : mais je vois aussi que ce désordre est de nature à être bientôt suivi de la misère. En effet, je ne sais combien d’hommes étant occupés à faire des habits pour un seul, le moyen qu’il n’y ait pas bien des gens qui manquent d’habits. Il y a dix hommes qui mangent sur ce que rendent les terres, pour un qui travaille à les labourer : le moyen qu’il n’y ait pas bien des gens qui manquent d’aliments ? Or prétendre maintenir dans l’ordre un peuple que la faim et la nudité pressent, c’est prétendre l’impossible. Voilà ce qui épuise et ce qui ruine l’empire : voilà ce qui produit les brigandages, et les révoltes, qui commencent à s’élever.

Cependant il n’est pas rare qu’on vous dise : tout va bien, laissons les choses comme elles sont ; et ceux qui vous parlent ainsi, font les fortes têtes. On ne peut pas imaginer un plus grand renversement dans les coutumes : tous les rangs sont confondus ; plus de distinction entre les Grands et le peuple. On entame jusqu’au respect dû à Votre Majesté souveraine, et on ne se lasse point de vous dire : ne remuons rien, tout va bien. Qu’y a-t-il de plus capable de faire pousser de grands soupirs ?

Tchong yang[80], sans s’embarrasser de la vertu, s’occupa tout entier à suggérer à son prince des moyens de tirer de l’argent et d’en amasser. Aussi se fit-il, en deux ans qu’il fût en charge, un effroyable changement dans les mœurs. Le fils d’un homme pauvre ne pensait qu’à quitter son père, pour s’attacher en qualité de gendre à quelqu’un qui fût plus à son aise. Tandis qu’un père et une mère remuaient la terre, et maniaient le crible, le fils gras de leurs travaux faisait l’homme important, et prenait des airs de fierté même à leur égard. On voyait une jeune femme, en donnant la mamelle à son enfant, discuter insolemment contre son mari ; les brus et les belles-mères sans union, se regarder de travers à chaque moment, et s’espionner mutuellement. Il restait encore dans les hommes de la bonté pour leurs enfants, et du goût pour les richesses : mais ne différer que par là des bêtes, c’est s’en distinguer par bien peu de chose.

Malgré cela, Chi hoang suivant son projet, et profitant des conjonctures favorables, envahit six royaumes, et se fit empereur. Il ne s’agissait plus que de prendre les moyens de maintenir sa famille sur le trône. Ce moyen était la tempérance, la modestie, la bonté, la droiture, la bonne foi, le maintien des lois établies. Chi hoang ne sut pas les prendre : il suivit aveuglément la route que lui avait frayée Chang yang : il ne pensa qu’à prendre et à dépenser. Son exemple fut imité dans tout l’empire : chacun y prit pour unique loi sa passion et son pouvoir. Les gens d’esprit mirent leur sagesse à tromper les simples. On fit consister la bravoure à profiter de la faiblesse et de la timidité d’autrui. C’était assez qu’on fût plus robuste qu’un autre, pour qu’on se crût en droit de lui faire insulte. Enfin le désordre fut extrême, et devint insupportable.

Ce fut dans ces conjonctures que parut un homme d’un mérite[81] supérieur. Tout céda à sa valeur, tout se rendit à sa vertu : et comme on disait auparavant la dynastie Tsin, on dit depuis la dynastie Han. Mais quoique les Tsin soient passés, les vices de leur temps durent encore : le luxe est presque toujours le même : les rits tombent de plus en plus ; avec eux la pudeur et la vertu s’évanouissent. Ce changement de mal en pis, devient chaque mois plus sensible, et bien plus encore, chaque année. Tuer son père ou son frère, ce sont des crimes, qui quoiqu’énormes, ne sont pas sans exemple de nos jours. Pour ce qui est des vols et des brigandages, ils vont si loin, qu’on a bien osé forcer les appartements les plus intérieurs du palais de votre père et de votre frère, pour en enlever les meubles[82]. Enfin la licence est devenue si grande, que dans cette capitale on a vu de vos officiers être volés et égorgés en plein jour.

Pendant que d’un côté l’on commet ces violences, on voit de l’autre un riche fripon, contrefaisant l’honnête homme, fournir aux greniers publics quelques cent mille charges de grains, ou donner en argent de grosses sommes, et se procurer à ce prix les plus grands emplois : désordre plus grand encore que tous les autres dont j’ai parlé : désordre cependant devenu commun, quoiqu’on ait soin de vous le cacher. Pendant qu’on vous exagère certaines fautes particulières, on voit le siècle se corrompre, les plus grands vices régner, les plus grands abus s’établir. On le voit sans émotion et d’un air tranquille. On dirait, à voir l’insensibilité de vos grands officiers sur sur ces désordres, qu’ils jugent que les choses doivent être ainsi, ou que ce n’est pas à eux d’y mettre ordre. Mais sur qui donc s’en reposer ? Sur les magistrats ordinaires et leurs subalternes ? Hélas ! assez occupés de leurs écritures et de leurs registres, ils ne portent guère leurs vues plus loin : et quand ils auraient assez de lumières et de vertu, pour apercevoir ces maux et pour en être touchés, réformer tant d’abus, remédier à tant de désordres, inspirer de nouveau à tout l’empire l’amour du devoir et de la vertu, c’est certainement une entreprise beaucoup au-dessus de leur portée.

Il ne reste donc plus que Votre Majesté qui doit prendre le soin de remédier à tous ces maux. Or je ne vois pas qu’elle les sente, ou qu’elle s’en alarme ; c’est de quoi je la plains le plus. Car enfin maintenir l’autorité souveraine, bien distinguer les conditions, mettre l’ordre dans les familles ; ce sont des choses dont Tien[83] a chargé les empereurs, et qu’il ne fait pas par lui-même. C’est surtout dans ces sortes de matières, qu’il est très vrai de dire que n’avancer pas, c’est reculer, et que ne mettre pas les choses sur un bon pied, c’est absolument les laisser tomber. Koan tze[84] dit : l’exactitude à garder les rits, la droiture, le désintéressement, la pudeur, quatre grands arcs-boutants du gouvernement, s’ils tombent, leur chute est suivie de la ruine de l’État.

Koan tze, pourrait dire quelqu’un, est un assez pauvre auteur ; soit, je veux bien le supposer. Il est d’autant plus honteux d’être moins éclairé que lui. Rien de plus vrai que ce que j’en cite. Tsin laissa tomber ces quatre arcs-boutants ; et incontinent après il tomba lui-même. Au bout de treize ans, sa superbe cour fut une colline déserte. Pouvons-nous dire qu’aujourd’hui ces quatre arcs-boutants soient en bon état ? Non, ce serait trop nous flatter. Aussi voit-on déjà s’applaudir et se licencier ceux qui enfantent de pernicieux desseins. Déjà naissent de tous côtés les soupçons et les défiances. Pourquoi donc ne pas travailler au plus tôt à régler ce qui doit l’être ; à bien établir la distinction nécessaire entre l’autorité souveraine et les puissances subordonnées ; la différence dans les conditions, le bon ordre dans les familles ? Par là ceux qui avaient formé de nuisibles projets, perdront l’espérance de nuire ; par là cesseront les soupçons et les défiances ; par là vous donnez à votre postérité une règle facile à suivre ; par là vous assurez pour bien du temps la paix et le bonheur de tout l’empire. Négliger des choses de cette importance, c’est s’exposer sur une barque à passer un fleuve large et rapide, sans avoir ni corde ni rame. Le courant l’entraîne ; et pour peu que le vent souffle et fasse élever les flots, elle est perdue. N’est-ce pas où nous en sommes ? Et n’est-ce pas encore une chose propre à faire pousser de grands soupirs ?

Les trois premières dynasties comptent chacune plusieurs générations. Celle de Tsin qui leur a succédé n’en compte que deux fort courtes. Certainement à ne regarder que les qualités et les inclinations naturelles, il n’y a pas si loin d’homme à homme. D’où vient que les trois familles, Hia, Chang, Tcheou, ont eu tant de règnes heureux et longs ; au lieu que la dynastie Tsin toujours en trouble, a presque aussitôt fini que commencé ? En voici une des causes et peut-être une des principales. Anciennement nos empereurs avaient-ils un prince héritier ? Ils le déclaraient tel avec solennité. On nommait quelque homme de considération, qui le conduisait au kiao[85] du Midi, pour se présenter à Tien. Tous les grands officiers de la cour l’y suivaient. Là en habit de cérémonie, ils se présentaient avec respect devant le jeune prince pour le reconnaître héritier de la couronne. Quoiqu’il fût désigné successeur, passait-il devant le palais de son père ? Il descendait de cheval ou de son char. Rencontrait-il en passant le palais de ses ancêtres ? Il hâtait le pas. Par toutes ces cérémonies on lui apprenait l’obéissance et la piété envers ses parents ; et l’on se hâtait ainsi de travailler dès son enfance à le bien instruire. Tching vang[86] pouvait à peine marcher, qu’on mit auprès de lui Tchao kong en qualité de tai pao ; Tcheou kong en qualité de tai fou ; et Tai kong en qualité de tai se. Chacun de ces trois seigneurs avait un second qui ne quittait jamais le prince. Le premier était chargé de la garde de sa personne. Le second était son gouverneur, et le troisième son précepteur. Ces hommes qu’on choisissait pour former un jeune prince, étaient recommandables par leur vertu, et également capables d’en donner à propos des leçons. Ils lui en donnaient en effet assez fréquemment : mais ils étaient surtout attentifs à ce qu’il ne parlât qu’à des gens bien sûrs pour les mœurs, et qu’il ne vît rien qui ne fût dans l’ordre. Enfin tous les officiers de sa suite étaient gens vertueux, graves, savants, mais en même temps ingénieux à profiter de tout pour le bien instruire. Un homme qui naît, et qui est élevé dans le pays de Tsi ou de Tsou, en prend infailliblement l’accent. Un prince élevé, comme j’ai dit, pouvait-il manquer de prendre un bon pli ? Confucius le dit, et il est vrai : l’éducation est comme une seconde nature ; et l’on fait comme naturellement ce dont on a l’habitude.

Le prince héritier étant devenu nubile, on le faisait alors passer successivement par six espèces d’appartements, qui étaient autant d’écoles. Dans la première qui était à l’Orient, on l’instruisait des rits en détail, et surtout de ce qu’il devait observer à l’égard de ceux que le sang ou l’alliance mettait au nombre de ses proches : là on lui apprenait à préférer les plus proches aux plus éloignés, quand tout est d’ailleurs égal ; à les traiter tous avec bonté ; à les tenir bien unis, chacun dans leur rang. De là il passait à l’école du Midi : il y apprenait à faire à propos distinction des âges ; à inspirer du respect aux plus jeunes pour les plus âgés ; à établir parmi les uns et les autres la bonne foi, et à prévenir ainsi toute dissension et tout procès. Il allait ensuite à l’école de l’Occident : c’est là qu’on l’entretenait du choix que doit faire un souverain des officiers qu’il met en place. Les maximes qu’on lui donnait, étaient de préférer toujours la vraie sagesse aux autres talents ; d’honorer particulièrement ceux qui se distinguent par leur vertu ; enfin de ne mettre dans les grands emplois, que gens d’une habileté et d’une vertu non commune, gens capables de voir et d’exécuter tout ce qui peut faire fleurir l’empire. De l’Occident il passait au Nord, où on lui exposait la différence des conditions, les égards que doit avoir le souverain pour ceux que de grands emplois, ou des dignités éminentes élèvent au-dessus des autres, afin d’entretenir par là dans l’État cette distinction de rangs si nécessaire, et d’obliger chacun à tenir le sien. Après avoir passé par ces quatre écoles, il montait à une cinquième supérieure aux autres. Là, sous les plus habiles maîtres, il prenait des leçons plus profondes et plus étendues. Après chacune il se retirait avec son tai fou[87] qui lui en faisait rendre compte. S’il avait mal pris les choses, le tai fou le redressait, et l’en punissait même quelquefois. Mais surtout il lui inculquait les points les plus importants, et lui aidait à les bien comprendre. Ainsi formait-on en même temps et son esprit et son cœur : ainsi devenait-il tout à la fois et vertueux et capable : ainsi se mettait-il en état de gouverner.

Commençait-il à se former ? Au lieu des officiers que j’ai nommés, on lui en donnait d’autres, lesquels, avec moins d’autorité, mais avec autant de vigilance examinaient ses actions. Il avait auprès de soi un historien établi exprès, pour faire un mémoire de ses actions pendant le cours de la journée ; un autre l’observait pendant les repas, et l’avertissait sur-le-champ, s’il lui échappait quelque indécence. De plus il y avait une bannière exposée dans un lieu public, où chacun pouvait afficher ce qu’il croyait bon à proposer ; d’un autre côté une table rase où chacun pouvait écrire ce qu’il croyait être à corriger. Et quiconque avait à faire quelque remontrance pressante, n’avait qu’à battre certain tambour ; sur-le-champ on l’écoutait. Au reste tout cela était utile à l’État, sans être fort chagrinant pour le prince. Élevé dès l’enfance dans des écoles de sagesse et de vertu, on n’avait à reprendre en lui rien de honteux ou de grief. Comme il était imbu de longue main des maximes les plus saines et les plus sûres, il prenait comme naturellement en toutes choses le bon parti.

D’ailleurs les cérémonies établies à certaines saisons et à certains jours, cérémonies, dont sous trois fameuses dynasties, l’empereur ne se dispensait jamais, étaient pour lui et pour tout l’empire d’une grande utilité. Les unes enseignaient et inspiraient le respect pour le souverain ; les autres, l’obéissance et la piété envers les parents ; d’autres, la gravité et la bienséance. Il n’y avait pas jusqu’aux moindres observances, qui avaient quelque fin semblable. C’était la coutume, par exemple, que le prince ne vît point mort un animal, qu’il avait coutume de voir vif ; qu’il ne mangeât point des animaux, qu’il aurait entendu se plaindre sous le couteau ; et que pour cela même il évitât d’approcher jamais des cuisines. Or la fin de tout cela était d’entretenir dans le prince, et d’inspirer à tout le monde la bonté, la douceur, et la clémence. On demande comment a tant duré chacune de nos trois fameuses dynasties ? C’est en employant tous ces moyens, mais surtout en prenant soin de bien élever l’héritier de la couronne.

Le contraire arriva sous les Tsin. La politesse et la modestie étaient des vertus presque inconnues. Le plus respecté était celui qui ne cédait à personne, qui était le plus fécond en paroles injurieuses, et qui en accablait le plus hardiment les premiers venus. Alors le gouvernement ne roulait ni sur les rits, ni sur la vertu ; c’était uniquement sur les punitions : jusque-là que Tchao kao donné pour gouverneur à Hou hai[88] ne l’entretenait d’autre chose. Aujourd’hui c’était des têtes coupées, demain des familles éteintes. Aussi qu’en arriva-t-il ? Hou hai monté aujourd’hui sur le trône, demain il tue lui-même un de ses sujets. Les remontrances les plus respectueuses et les plus justes passent pour des murmures séditieux. Les conseils les plus importants sont traités de bagatelles ; et le prince regarde aussi froidement couper des têtes que des roseaux. Faut-il attribuer tant de cruauté au seul naturel de ce prince ? Non sans doute ; et la mauvaise éducation y avait la plus grande part. Voici deux proverbes assez communs : l’un dit, vous n’avez pas d’usage dans certaines choses : suivez ceux qui y ont réussi. L’autre dit : où le premier charretier a versé, celui qui le suit est sur ses gardes.

Nos trois fameuses dynasties ont fleuri durant longtemps : nous savons ce qui s’y faisait ; il ne tient qu’à nous de l’imiter. Le faisons-nous ? La dynastie Tsin s’est perdue en très peu de temps. Les méchants chemins qu’elle a pris, et qui l’ont conduite à sa perte, nous sont connus : ses traces sont bien marquées. Les évitons-nous ? C’est vouloir périr comme Tsin, que de marcher sur ses traces. Je l’ai dit, et je le répète : de l’éducation du prince héritier dépend le sort de l’empire ; mais le succès de cette éducation, d’où dépend-il ? De deux choses essentielles. La première est qu’il faut s’y prendre de bonne heure ; la seconde, qu’il faut faire un bon choix des personnes qu’on lui donne pour l’instruire. Quand on s’y prend de bonne heure, avant que rien ait préoccupé le cœur du prince, les bonnes impressions ont toute leur force. Il ne reste plus qu’à lui donner des gens qui se conduisent avec sagesse et dextérité : au contraire, si l’on diffère, et qu’on lui laisse prendre un mauvais pli, on a beau mettre ensuite auprès de lui des gens de mérite, ils le suivent, l’accompagnent, sont témoins de ses défauts ; mais rarement ils réussissent à le corriger. Les gens de Ou et de Yué naissent avec les mêmes inclinations ; ils ont tout semblable dans l’enfance jusqu’à l’accent. Sont-ils devenus hommes faits ? C’est une antipathie si grande entre ces deux peuples d’ailleurs si voisins, qu’ils ne peuvent se souffrir, Quelle en est la cause ? L’éducation et la coutume. J’ai donc eu raison de dire que pour bien réussir dans l’éducation d’un prince, il faut commencer de bonne heure et faire un bon choix : moyennant quoi le succès en est comme certain, et conséquemment l’empire est heureux. Car, comme dit le Chu king : le bonheur de tous les peuples dépend d’un homme. C’est à quoi il faudrait penser : c’est actuellement ce qu’il y a de plus pressé[89].

Les plus éclairés des hommes voient toujours moins clair dans l’avenir que dans le passé. Or à quoi tendent les rits ? C’est à prévenir les désordres ; au lieu que les châtiments sont pour les punir. De là vient qu’il n’y a personne qui ne conçoive d’abord l’importance, la nécessité, et l’effet des punitions. Récompenser la vertu, pour animer à la suivre ; punir le vice pour en détourner, sont deux grands ressorts du gouvernement. Nos anciens sages les ont employés avec une constance, une fermeté, et une équité incomparable. Je suis fort éloigné de les rejeter. Et si je m’attache ici à recommander les rits, c’est que les rits après tout ont sur les châtiments cet avantage, qu’ils tendent à exterminer le vice avant qu’il naisse. Ils instruisent peu à peu, et comme insensiblement les peuples : ils les éloignent doucement du mal, et les dirigent vers le bien, presque sans qu’ils s’en aperçoivent. C’est ce qui faisait dire à Confucius : savoir juger les procès, c’est une bonne chose : on trouve des personnes qui en sont capables, et qui le font ; mais, ce qui vaudrait beaucoup mieux, ce serait de faire en sorte qu’il n’y en eût point du tout. Je cherche qui le puisse faire.

Ceux qui veulent aider un prince à bien gouverner, ne sauraient, à mon avis, mieux s’y prendre, qu’en lui faisant d’abord bien distinguer ses véritables et principaux intérêts, de ceux qui ne le sont qu’en apparence, ou qu’on peut négliger sans conséquence. De là, plus que d’aucune autre chose, dépendent ses succès ou ses disgrâces. Ce qu’il importe surtout qu’un souverain comprenne bien, c’est que les grands changements en bien ou en mal, ne se font pas en un jour, surtout dans les grands empires ; que ces changements viennent de loin, peu à peu ; et qu’à la fin on recueille en gros, ce qu’on a semé en détail. Si le gouvernement journalier n’a roulé que sur la rigueur des lois, et sur la sévérité du prince, à cette multitude de lois dures, et de châtiments cruels, répondra de la part des peuples, un amas de malédictions et de révoltes. Que si le prince au contraire a fait son fort des rits et du bon exemple, il en résultera de la part des peuples une union parfaite entr’eux, et un sincère attachement pour lui. Chi hoang ne souhaitait pas moins que Tching tang et Vou vang illustrer le palais de ses ancêtres, en faisant passer son empire à une nombreuse postérité. Cependant Tang et Vou fondent chacun une dynastie qui dure six à sept cents ans. Chi hoang en fonde une qui dure treize ans. Voici la cause d’une si énorme différence.

L’empire se peut comparer à un beau et précieux vase, mais fragile. Placez-le toujours avec attention dans un lieu sûr et bien uni, il se conserve longtemps ; sans cela il sera bientôt rompu. La bonté, la justice, les rits, la musique furent la base ferme et unie, sur laquelle Tang et Vou établirent chacun leur empire : aussi leurs dynasties durèrent-elles pendant plusieurs siècles, et furent-elles si florissantes, que la mémoire en est encore aujourd’hui célèbre, et le sera toujours. Pour Chi hoang, il n’établit son autorité que sur la terreur et les supplices ; la vertu et les bienfaits n’y eurent aucune part : bientôt ce ne fut que murmures et imprécations, et les sujets le haïrent comme leur plus grand ennemi. Il s’en fallut peu que lui-même ne fut sacrifié personnellement à une haine si publique. Son fils n’y put échapper : il périt et perdit l’empire. Cet événement est si récent, qu’il peut passer pour être de nos jours. Pour appuyer donc ce que j’ai dit, que puis-je apporter de plus sensible ?

Un souverain peut se comparer à une salle ; les officiers du royaume aux degrés de cette salle, et les peuples au sol qui est au bas des degrés. Si une salle est tellement exhaussée au-dessus du sol, qu’il y ait, par exemple, entre deux neuf belles marches bien en état, elle a bon air et passe pour belle : on n’y monte qu’avec respect. Si au contraire elle est presque de niveau avec le sol qui l’environne, et n’a que quelques marches mal en ordre ; il est naturel qu’on la méprise, et qu’on y entre sans façon. L’application est facile à faire : nos anciens empereurs l’avaient bien conçue. C’est pourquoi ils établissent cette belle variété de différents ordres. Auprès de leur personne ils avaient des kong, des king, des ta fou[90] ; dans les différentes parties de leur empire étaient aussi répandus des kong, des heou, des pe, des tze, des nan, sans compter les officiers ordinaires de chaque ville, et grand nombre de subalternes.

Le prince élevé au-dessus de tous ces ordres, paraissait si grand et si respectable, qu’à l’abri de sa Majesté, les officiers qui l’approchaient, étaient hors d’insulte. Les villageois ont un proverbe qui dit : j’aurais bien tué le rat, mais j’ai respecté le vase. Cette comparaison, quoique grossière, peut cependant s’appliquer ici. C’est le respect qu’on doit au prince, qui fait respecter tout ce qui l’approche, sans en excepter le cheval qu’il monte, ni la paille que ce cheval doit manger. Nos anciens rituels défendaient d’aller regarder aux dents du cheval ; et il y avait une peine réglée pour celui qui foulait aux pieds cette paille. Encore aujourd’hui, quand la table ou le bâton du prince passe, celui qui est assis, se lève aussitôt : ceux qui sont debout, se composent ; soit qu’on soit en chaise ou à cheval, si l’on rencontre par hasard la chaise du prince à vide, aussitôt l’on met pied à terre. Faut-il s’étonner après cela, si nos anciennes lois n’assujettissaient aux punitions corporelles qu’elles prescrivaient, que des personnes d’un ordre inférieur aux ta fou ? Sans doute que nos sages législateurs jugeaient qu’il était en quelque façon contre le respect dû au prince, d’y assujettir ceux que leur rang approchait de sa personne, et ils croyaient que, comme le prince ne doit élever à ces rangs distingués que des personnes d’un vrai mérite, il convenait peu d’employer de tels moyens pour les contenir dans le devoir.

En effet, nous ne trouvons point dans l’antiquité, qu’un prince sage en ait fait mourir dans les supplices. Les choses à cet égard sont bien changées. On y assujettit ceux-là mêmes, que nos anciens empereurs appelaient par honneur, en leur parlant, pé fou[91], pé kieou ; ceux à qui nos empereurs encore aujourd’hui font civilité quand ils les rencontrent. Les kong, les heou, les vang même subissent comme le simple peuple, des punitions infamantes. On leur marque le visage, on leur coupe le nez, on leur rase les cheveux, on les fouette, et on les expose en plein marché ; on leur coupe le corps par morceaux. Disons plus : il n’est point trop rare qu’on fasse subir aux officiers les plus distingués par le rang qu’ils tiennent, le plus honteux de tous les supplices, en leur faisant trancher la tête. Pousser les choses à cet excès, avoir si peu d’égard pour les premiers rangs ; outre que c’est le moyen de faire que ceux-là-mêmes qui les occupent, prennent des inclinations basses ; c’est aller contre le proverbe, et respecter bien peu le vase.

Un autre proverbe dit encore : quelque propres que soient des souliers, on n’en fait pas son chevet ; et quelque commun que soit un bonnet, on n’en raccommode pas ses souliers. Autrefois cassait-on un grand officier, pour n’être pas assez désintéressé ? On adoucissait sa faute au dehors, et l’on disait seulement qu’il n’entendait pas les rits. Le cassait-on pour sa débauche ? On évitait d’exprimer ainsi son crime : on disait : les rideaux chez lui[92] sont trop clairs. Si on le cassait comme un homme faible, et peu capable de son emploi, on disait que ses subalternes lui obéissaient mal. Un officier était-il déclaré coupable ? Si la faute était médiocre, il quittait d’abord son emploi, et la chose en demeurait là. Si la faute était capitale, aussitôt que le prince l’avait jugée telle, l’officier tourné vers le nord, faisait[93] les révérences ordinaires, se condamnait lui-même à mourir, et se donnait en effet la mort ; tant l’antiquité respectait les Grands, fussent-ils coupables. Faut-il donc laisser impunies leurs fautes ? Non : qu’on les casse, qu’on les punisse même de mort s’ils le méritent. Mais les faire saisir, garrotter, fustiger, les mettre entre les mains des plus vils officiers de justice, comme le moindre particulier ; c’est un spectacle qui n’est d’aucune utilité ni aux petits, ni aux grands.

Il est pernicieux aux peuples, dans l’esprit desquels il détruit cette importante maxime. Respectez ceux qui sont sur vos têtes, et qui par leur rang sont respectables. Il est pernicieux pour les Grands, dans lesquels il affaiblit les grands sentiments, que leur inspire le rang qu’ils tiennent. Il est pernicieux au prince, à l’égard duquel il diminue naturellement le zèle de ceux dont dépend principalement sa gloire et sa sûreté. C’est pour cela que les rits ont recommandé au prince, de traiter toujours civilement ses ministres et autres grands officiers. Sans cela, les peuples oublient ce qu’ils doivent aux Grands et le prince peut s’en ressentir : sans cela ils s’oublient eux-mêmes ; et se voyant comme dégradés, ils se dégradent, pour ainsi dire, intérieurement. Ils n’agissent plus par des sentiments d’honneur : ils servent par manière d’acquit : ils profitent des occasions de prendre, de vendre, de s’enrichir, et négligent le bien commun. Si le prince a du dessous en quelque occasion, ils s’en embarrassent peu ; peut-être même qu’ils s’en réjouissent, et qu’ils aident secrètement le parti qui lui est contraire : et s’ils voient le prince et l’État en danger, le premier soin est de pourvoir chacun à la propre sûreté.

Yu yang était grand officier auprès de Tchong hin. Quand Tchi pé eut défait et tué Tchong hin, il offrit de l’emploi à Yu yang : celui-ci le prit. Tchao peu après défit Tchi pé et le fit mourir. Yu yang en parut inconsolable. Il fit tout l’imaginable pour rétablir le fils de Tchi pé sur le trône de son père : il fit pour cela, dit l’histoire, jusqu’à cinq tentatives ; mais aucune ne put réussir. Quelqu’un demanda à Yu yang la raison d’une conduite si différente à l’égard des deux princes qu’il avait servis. Tchong hin, répliqua Yu yang, tout grand officier que j’étais, en usait à peu près avec moi comme avec le commun de ses sujets : j’eus aussi de mon côté le commun de ses sujets quand il fut mort. Pour Tchi pé, il a toujours eu pour moi les égards convenables au rang que je tenais dans son royaume : je lui dois un attachement qui y réponde.

En effet, le moyen qu’un officier pour qui le prince a toutes sortes d’égards, ne le serve pas avec le plus grand zèle, ce serait cesser d’être homme. Quand les choses sont sur ce pied-là, s’agit-il de l’intérêt de l’État, l’officier oublie ceux de sa famille. Se présente-t-il une occasion de faire un gros gain, ou une perte considérable ? Il négligera tout avantage, et s’exposera plutôt à tout perdre, que de s’éloigner de son devoir. Enfin, faut-il servir le prince ? Il se sacrifie sans réserve. Mais quand un prince a pour tous les Grands les égards que les rits lui recommandent, ces dangers deviennent rares. Dès lors, plus de divisions entre les princes du sang : après avoir vécu bien unis, ils ont la consolation de mourir tranquilles, et d’être inhumés près de leurs ancêtres. Plus de révoltes ni de guerres entre les princes feudataires ; chacun d’eux vit et meurt en paix chez soi. Les bons ministres ne cherchent point de prétextes pour se retirer : ils se font un devoir et un plaisir de servir jusqu’à la mort. Les officiers de guerre en font autant : ils meurent volontiers sur une brèche, ou sur les frontières. C’est ce qu’on veut exprimer, quand on dit d’un prince sage et accompli, qu’il est en sûreté dans des remparts d’or : comparaison qui fait sentir ce que sont à son égard tous les Grands de son empire. Telles étaient en effet les heureuses suites des égards que nos anciens princes avaient pour les Grands. Mais hélas ! depuis du temps cette maxime est bien négligée : ce bel usage est comme aboli. N’est-ce pas une chose déplorable ?


Sur ce long discours de Kia y, l’empereur Cang hi dit : Y en habile homme visait à prévenir les moindres troubles, et sa vue était de réformer les abus, et de régler les mœurs. Dans toutes les conditions, dans tous les temps rien ne lui échappe : et comme un brillant flambeau, il porte partout sa lumière. Qu’un Koan et un Kiang aient fait éloigner un homme de ce mérite, et rendu inutile un talent si rare : quel malheur !


Autre discours du même Kia y, pour porter l’empereur Ven ti à faire des réserves en grain et en argent.


Koan tse[94] disait en parlant des peuples : on peut les instruire, et les former aux bonnes mœurs quand on a de quoi les nourrir : mais qu’un peuple à qui le nécessaire manque demeure longtemps dans le devoir sans s’échapper, depuis l’antiquité la plus reculée jusqu’à présent, on n’en a pas vu d’exemple. Un homme qui ne cultive point la terre, disait-on anciennement, est en danger de manquer de pain. Une femme qui ne travaille point aux étoffes, est en danger de manquer d’habits. Les choses nécessaires à la vie de l’homme ne croissent pas toutes en tout temps : si l’on n’a soin de les ménager, elles manqueront. Telles étaient les maximes des anciens : maximes qu’on suivait dans la pratique, et dont l’exacte observation était la base du gouvernement : aussi ne manquait-on point du nécessaire.

Aujourd’hui on néglige l’agriculture. Une infinité de gens vivent du rapport des terres, et très peu de gens les cultivent : c’est équivalemment une disette. D’un autre côté la débauche et le luxe augmentent : c’est la même chose que si des brigands en troupes ravageaient l’empire. Quand dans un État règnent en même temps la disette et le brigandage, de quoi se peut-on répondre ? Il y a quarante ans qu’a commencé la dynastie Han : il ne s’est pas fait la moindre réserve, ni particulière, ni publique. Cela fait pitié quand on y pense. La pluie vient-elle à manquer aux temps ordinaires ? Les peuples aussitôt sont dans l’alarme. Y a-t-il une année mauvaise ? Les uns trafiquent de leurs degrés, les autres vendent leurs enfants. Ce n’est point une chose inouïe. Lorsque l’État est sur le penchant de sa ruine, celui qui en est le père et le maître, peut-il n’en être pas effrayé ? Qu’il y ait des années mauvaises, c’est à quoi il faut s’attendre. Yu et Tang ont passé eux-mêmes par ces rudes épreuves. Supposons que par malheur une stérilité s’étende sur deux ou trois cents lieues de pays ; comment y remédier ? Qu’on se jette en même temps sur nos frontières, et qu’il y faille envoyer de grosses armées ; comment les y entretenir ? guerre et famine tout à la fois ; l’empire épuisé et sans réserve.

Ce qui arrive dans ces conjonctures, c’est que les gens hardis et robustes se prévalent de l’occasion, s’assemblent, courent, et pillent où ils peuvent. Les autres vivent quelque temps sur le prix de leurs enfants qu’ils ont vendus, et périssent enfin de misère. Ce ne sont point ici de vaines terreurs. Vous le savez ; les extrémités de l’empire ne sont encore à vous qu’à demi ; il ne faudrait qu’une occasion pour les détacher. Si tout à coup on vous apportait cette effrayante nouvelle, que feriez-vous ? Serait-il temps alors d’y penser ? Croyez-moi, rien n’est plus important que de faire à temps de bonnes réserves : c’est, comme assurer le sort de l’empire. Quand le Trésor est bien fourni, et qu’on a des vivres en abondance, rien ne remue : en tout cas on est en état de se bien défendre, et même de faire des conquêtes sur l’ennemi.

Mais par où il faut commencer, c’est par travailler efficacement à rétablir l’agriculture. Faites autant qu’il se pourra, que vos peuples vivent tous de ce qu’ils recueilleront eux-mêmes ; on voit un nombre infini de gens oisifs, et vagabonds ; combien d’autres s’occupent mal à propos à divers métiers peu nécessaires : faites que tout ce peuple aille cultiver les terres du midi, qui sont en friche : engagez-le à ce travail, c’est le mieux ; mais il faut l’y forcer s’il est nécessaire : cet ordre étant observé, il y aura partout de quoi faire des réserves. Vous pouvez aisément assurer le repos de tout l’empire, en lui procurant l’abondance ; et cependant vous le laissez toujours dans un état si triste et si dangereux ; voilà ce qui m’afflige : c’est par le zèle que j’ai pour votre gloire et pour le repos de l’État que j’ose vous en avertir.


Sur cette pièce l’empereur Cang hi dit : l’essentiel du gouvernement se réduit à instruire et à nourrir les peuples. Quand on voit avec quelle application et avec quel zèle, Kia y s’efforçait en son temps de procurer le bien commun, on ne peut s’empêcher de dire : Voilà ce qui s’appelle un homme vraiment propre à aider un prince.

Une glose dit : en conséquence de ce discours, Ven ti fit publier des déclarations pour animer les peuples à l’agriculture, et fit revivre l’ancien rit de labourer lui-même la terre pour donner l’exemple.


Tchang surnommé Li vang était le dernier des enfants de Kao ti fondateur de la dynastie nommée Han. Ven ti son aîné devenu empereur, le fit roi de Hoai nan. Ce nouveau roi fit dans la suite bien des fautes. Ven ti qui était naturellement bon, en dissimula plusieurs : commençant enfin à s’en lasser, il chargea un tsiang kiun[95], qui était en même temps heou, d’écrire au vang de Hoai nan la réprimande suivante. Ce tsiang kiun écrit en son propre nom, mais de manière à faire sentir qu’il a commission de l’empereur.


Grand roi, j’ai souvent ouï parler de votre fermeté, de votre droiture, de votre bravoure, de votre continence, de votre bonne foi, et de vos autres bonnes qualités ; c’est-à-dire que Tien[96] vous traitant comme un de ses favoris, vous a comblé de ses dons, et vous a donné de quoi faire de votre personne un ching[97] ; c’est à quoi vous deviez bien faire attention. Il ne paraît pas cependant que vous y pensiez, puisque par votre conduite vous répondez si mal aux dons de Tien. Notre empereur aujourd’hui régnant n’a pas plus tôt été sur le trône que de heou que vous étiez, il vous a fait vang à Hoai han. Vous croyiez si peu mériter cet honneur que vous aviez de la peine à accepter. Il vous donna cependant l’investiture de ce royaume ; et ce fut assurément de sa part un bienfait insigne. Depuis ce temps-là il ne vous a point vu paraître à sa cour. Vous avez une seule fois fait la démarche de demander à y venir : mais bien loin de faire cette supplique dans la forme convenable, et avec le respect dû au souverain ; vous n’y avez pas même exactement observé ce qu’un cadet doit à son aîné.

De plus, vous avez osé de votre propre autorité, et comme pour la faire valoir, condamner à mort un homme, qui avait le titre de tchu heou. Notre empereur a bien voulu n’en point prendre connaissance. C’est une indulgence bien singulière. Les lois portent expressément que c’est à l’empereur seul de nommer aux grands emplois dans chaque royaume. Vous cependant rejetant un ministre, qui était entré en charge par cette voie, vous avez osé demander la permission d’en nommer vous-même un autre. Notre empereur malgré les lois, a bien voulu vous le permettre. Peut-on avoir plus de condescendance ? Vous avez ensuite entrepris de dégrader, pour ainsi dire, les tchu heou qui sont sur vos terres : vous avez voulu les obliger à faire la garde en habit de toile à Tching ting sépulture de votre mère[98]. L’empereur ne l’a pas permis : mais aussi c’était comme vous dégrader vous-même, en vous privant mal à propos des hommages de ces heou. En cela il a eu égard à votre propre dignité. C’est une nouvelle obligation que vous lui avez.

La raison demanderait que par votre exactitude à remplir tous vos devoirs, vous vous efforçassiez de répondre aux bontés de notre empereur. Au contraire, et par la liberté de vos discours, et par la licence de vos actions, vous ne cessez de l’offenser, et de vous décrier dans tout l’empire. C’est en vérité l’entendre mal. Tout ce que possède aujourd’hui votre maison, ce que vous possédez vous en particulier, vient originairement de Kao ti votre père. Il essuya longtemps toutes les injures de l’air : il s’exposa souvent aux plus grands dangers dans les batailles et dans les sièges : il s’y vit couvert de blessures. Pourquoi tout cela ? Pour établir sa maison. Au lieu de travailler tout de bon à vous rendre digne d’un tel père ; au lieu de vous acquitter avec soin des tsi et des autres cérémonies pour vous rappeler le souvenir de ses exploits et de ses vertus, vous formez le dessein bizarre de rendre peuple les heou qui sont de votre dépendance. Dégénérer ainsi par votre orgueil et votre cupidité, ce n’est pas être un bon fils. Ne pouvoir maintenir les choses sur le même pied, où votre père les avait mises, c’est montrer peu de capacité et de sagesse. Vous empresser pour faire garder la sépulture de votre mère, et ne pas témoigner un empressement semblable pour celle de votre père ; c’est faire moins de cas de celui-ci que de celle-là, et renverser le bon ordre. Violer, comme vous avez fait plus d’une fois, les ordres de votre empereur ; où est la soumission et obéissance ? Négliger, comme vous faites, ce qu’un cadet doit à son aîné ; où sont les rits ? Faire souffrir à vos plus grands officiers les supplices les plus infâmes ; où est la clémence ? Tandis que vous témoignez le dernier mépris pour des vang et des heou, considérer et honorer un jeune libertin, dont tout le mérite est son épée ; quel discernement ? Enfin négliger toute étude et tout conseil, donner au hasard tête baissée dans tout ce que votre caprice ou votre passion vous suggère ; quelle conduite ! Prenez-y garde, grand prince : le chemin que vous tenez, est un chemin très dangereux ; il pourrait bien vous conduire à votre perte : vous vous dégradez vous-même, pour ainsi dire, de votre dignité de vang.

Au lieu de vous tenir à votre cour pour y recevoir avec majesté les honneurs qui vous sont dûs, vous courez çà et là ; et vous piquant d’égaler Mong puen, vous affectez des bravades ; quelle indécence ! Je vous le répète, toutes vos démarches sont périlleuses ; et si vous ne vous corrigez, j’ose vous dire que Kao ti ne recevra[99] plus d’offrande de votre main. Autrefois Tcheou kong fit mourir Koan chou, et mettre en prison Tsai chou pour assurer la dynastie Tcheou. Hoen kong prince de Tsi fit mourir son propre frère pour cause de rébellion. Tsin chi hoang fit mourir deux de ses frères, et relégua bien loin sa mère, pour assurer la paix dans l’empire. Kin vang que Kao ti votre père avait fait vang de Tai défendit mal cet État contre les Hiong nou : Kao ti lui-même le lui ôta. Le vang de Tsi pé s’est avisé de lever des troupes : notre empereur s’en est fait justice. Voilà ce qui se fit autrefois à la cour de Tsi et de Tcheou. Voilà ce que de nos jours ont fait les Tsin et les Han. Et vous, sans faire attention à ces exemples anciens et nouveaux, vous osez vous mesurer avec l’empereur. Cela n’est pas soutenable.

Si vous ne vous corrigez, quoique vous soyez son frère, vous n’en serez pas moins jugé selon les lois. Si la chose en venait là, vous seriez perdu ; vos officiers grands et petits, à commencer par vos ministres, périraient avec vous. Perdre ainsi du moins votre rang et votre État, devenir un objet de compassion pour les gens de la plus basse condition ; voir tous vos officiers dans les supplices ; devenir le sujet des risées de tout l’empire ; enfin déshonorer ainsi votre illustre père ; c’est sans doute à quoi vous n’avez garde de vous résoudre. Hâtez-vous donc de changer. Écrivez respectueusement à l’empereur ; et vous reconnaissant coupable, dites lui : J’ai eu le malheur[100] de perdre mon père dans ma plus tendre jeunesse. Vinrent ensuite les troubles des Liu, qui ont duré quelque temps. Depuis votre avènement à la couronne, cet heureux changement et vos bienfaits m’ont enflé le cœur. Emporté par mon orgueil, j’ai fait des fautes considérables et en grand nombre : en les repassant aujourd’hui dans mon esprit, je suis saisi en même temps de la plus vive douleur et de la plus juste crainte. C’est dans ces sentiments, qu’humblement prosterné par terre, sans oser me relever, j’attends le châtiment que j’ai mérité.

Si vous en usez de la sorte, l’empereur comme empereur se laissera fléchir ; et il aura une vraie joie, comme votre frère, de vous voir rentrer en vous-même. Vous vivrez contents l’un de l’autre, chacun dans le haut rang que vous tenez. Ce que je souhaite, et ce qui vous importe extrêmement, c’est que pesant bien tout ce que j’ai dit, vous preniez incessamment le parti que je vous suggère : car si vous balancez à le faire, la flèche une fois décochée, le moyen de la rappeler ?


Li vang, dit une glose, fut fort mécontent de cette lettre, et n’en profita point : aussi fut-il peu après jugé dans les formes, et envoyé en exil.


Ce que Kia y avait proposé sous l’empereur Ven ti, de diminuer la puissance des princes feudataires, en partageant leurs États, Chao tso le proposa sous l’empereur suivant, qui fut King ti. La chose passa au Conseil : mais Ou et Tsou se révoltant à cette occasion, King ti recula, et sacrifia Chao tso comme auteur de cet avis. Le discours de Chao tso sur cette matière n’a rien qu’on n’ait déjà vu dans le discours de Kia y. Ainsi je n’en parle point, et je me contente de traduire quelques autres discours de ce ministre.


DISCOURS SUR LA GUERRE,
adressé à l’empereur King ti.


J’ai ouï dire que depuis le commencement de la dynastie présente, les Hou lou[101] sont entrés bien des fois sur nos frontières, et qu’ils y ont fait un butin tantôt plus, tantôt moins considérable. Du temps que Kao heou[102] gouvernait l’empire, dans une irruption qu’ils firent, ils forcèrent quelques villes, ils ravagèrent un grand pays, ils enlevèrent des bestiaux en quantité, ils tuèrent ou prirent beaucoup de nos gens. Ils revinrent peu après par le même endroit : on leur opposa des troupes ; elles furent défaites, et nous perdîmes surtout grand nombre d’officiers. Or on dit communément : la victoire donne du courage, même au simple peuple. Au contraire, des troupes battues ont peine à se relever. Depuis Kao heou, ces barbares sont encore venus trois fois par Long si, et ont toujours eu de l’avantage. Aujourd’hui ce n’est plus de même : les troupes que nous avons de ce côté-là, soutenues de la protection du Che tsi[103], et dirigées par vos ordres pleins de sagesse, ont relevé le courage aux peuples des environs. Non seulement nous sommes en état de résister, mais aussi de vaincre. Il s’est déjà passé quelques actions, où nous avons battu les barbares, quoiqu’ils fussent en plus grand nombre.

La différence de ces succès, mon prince, ne vient pas des peuples de Long si, qui d’eux-mêmes ne sont aujourd’hui ni plus ni moins braves qu’ils étaient : elle vient des généraux et des officiers. Le livre qui a pour titre, l’Art de la Guerre, dit : Il n’est point de peuple, quelque vaillant qu’il soit, qu’on puisse dire invincible : mais il est des généraux, dont on peut dire qu’ils ne sont jamais battus. Rien n’est donc plus important, soit pour la réputation de vos armes, soit pour la sûreté de vos frontières, que le choix des généraux.

Outre ce choix, il y a encore trois choses de la dernière importance, dont le succès des combats dépend, et à quoi un bon général doit faire attention : 1° Au terrain, qu’il faut bien connaître, pour s’y accommoder à propos. 2° Aux hommes, qu’il faut aguerrir par un exercice continuel. 3° Aux armes, dont il y a bien des espèces, et qu’il faut toutes avoir bonnes. Quant au terrain, si le pays est coupé de rochers, de bois, de rivières, ou si, quoiqu’assez uni, il est couvert de broussailles et de hautes herbes, il faut faire agir l’infanterie : un homme à pied vaut alors mieux que deux à cheval ou sur des chariots. Au contraire s’il se rencontre ou bien une rase campagne, ou une file de hauteurs, sans bois et sans roches, c’est où la cavalerie doit agir : alors un seul homme à cheval ou sur des chariots, vaut dix fantassins. S’il y a des hauteurs fréquentes, que des vallées de peu d’étendue, et quantité de ruisseaux séparent, les meilleures armes sont des arcs : les armes courtes en ces occasions sont peu d’usage et leur désavantage est si grand que cent hommes ainsi armés, valent à peine un bon archer. S’il se rencontre des taillis ou bois épais, il faut recourir aux haches d’armes : une vaut mieux que deux hallebardes. Dans les défilés et les chemins tortus, l’épée et l’esponton sont d’usage : un homme ainsi armé vaut dix archers.

Quant aux hommes, il faut que les officiers subalternes soient bien choisis, et les soldats bien exercés. N’entendre rien au campement ni aux marches, se débander facilement, ne savoir pas profiter promptement d’une occasion de gagner quelque avantage ; n’avoir ni attention à prévoir les dangers ordinaires, ni habileté à se tirer de ceux qu’on n’a pas prévus ; enfin n’être nullement stylé aux signaux[104] du tambour et de la timbale, voilà les défauts ordinaires des soldats mal aguerris. Cent hommes alors n’en valent pas dix.

Quant aux armes il y en a d’offensives : il les faut entières, nettes, bien tranchantes. Il y en a de défensives : il les faut fortes et serrées. Il vaudrait autant s’exposer nu jusqu’à la ceinture, que de porter une méchante cuirasse : un arc qui n’a point de force ne vaut pas une arme courte. Que sert une flèche, qui ne peut aller droit ? Autant vaudrait-il n’en point avoir. Que sert qu’elle aille droit à l’ennemi, si elle ne le peut percer ? Autant vaudrait-il qu’elle fût sans fer, que de l’avoir obtus et mauvais. Si le général ne veille à cela, et que son armée soit mal pourvue d’armes, cinq hommes n’en valent pas un. Aussi le livre que j’ai cité, dit-il encore : conduire une armée mal pourvue d’armes, c’est mener des soldats à la boucherie. Un prince qui donne à un général de méchantes troupes, quand il faut combattre, livre ce général à l’ennemi. Un général qui se néglige en ce que nous venons de dire, trahit et livre son prince. Enfin un prince qui choisit mal un général, livre aux ennemis ses États. Ces axiomes sont très vrais, et méritent qu’on les pèse.

On dit de plus, et il est vrai, que comme il y a différence du petit au grand, du fort au faible, du difficile et dangereux au facile et favorable, il faut être éclairé et attentif sur tout cela, pour prendre bien son parti. Selon la différence des États, leurs manières doivent être, et sont communément différentes. La maxime d’un petit royaume est de plier sous un grand, pour avoir la paix. La maxime commune aux petits États, est de s’unir contre un grand, quand ils le peuvent. La maxime de notre Chine, est d’opposer barbares à barbares.

Les Hou lou, auxquels nous avons maintenant affaire, ont trois avantages que nous n’avons pas. Leur pays est entrecoupé de montagnes et de ravines ; eux et leurs chevaux y sont accoutumés : nos chevaux et nos chariots n’y peuvent agir, ni même entrer. Ces peuples faits de jeunesse à ces courses irrégulières, en galopant par monts et par vaux, tirent cependant de l’arc assez juste. Nos chariots et nos chevaux n’y pouvant aller, comment nos fantassins seuls pourront-ils tenir contre ? D’ailleurs ils ne craignent ni vent ni pluie, ni faim, ni soif. Ils sont faits à la fatigue, et durs au travail, beaucoup plus que ne sont nos gens : mais s’il s’agit de se battre en rase campagne, nous avons sur eux de grands avantages : les évolutions de notre cavalerie et de nos chariots les déconcertent. Nos grands arcs portant fort loin, les leurs ne peuvent nous atteindre. Dans la mêlée même, nos gens armés de bonnes cuirasses, marchant toujours en bon ordre, l’épée ou la pique en main, et soutenus de nos archers : les barbares cèdent bientôt. Pour peu que nos gens soient exercés à escarmoucher et à tirer, les armes défensives de ces barbares, qui sont de bois et de peaux, sont bientôt en pièces. Que si l’on met pied à terre de part et d’autre, et qu’on ne combatte qu’avec armes blanches, les Hou lou nous résistent encore moins. Accoutumés qu’ils sont au cheval, ils ne sont point assez fermes pour combattre à pied.

À ce compte pour trois avantages que ces barbares ont sur nos gens, il y en a sept qu’ont nos gens sur eux. Si nous ajoutons à cela, que nous pouvons avoir aisément dix hommes contre un, la victoire paraît certaine. Cependant il est toujours vrai de dire, que les armes sont des instruments funestes, et la guerre une chose hasardeuse. Le plus grand et le plus fort peut y devenir en un instant le plus petit et le plus faible : et il arrive quelquefois, que pour s’opiniâtrer à vouloir vaincre, la défaite devient si grande, qu’on ne peut s’en relever. Alors on se repent, mais trop tard. La bonne maxime est d’aller au plus sûr, et de ne rien hasarder. Il y a de ces étrangers qui se sont soumis volontairement à nos lois ; on en peut faire un corps de plusieurs mille hommes. Ce sont gens accoutumés à vivre et à fatiguer comme les Hou lou. Ils ont leurs manières et leurs talents ; on pourrait, ce me semble, s’en servir utilement : il faudrait les bien pourvoir d’armes offensives et défensives, leur donner pour commandant un de nos officiers bien choisi, qui soit déjà un peu instruit dans leurs manières, et qui sache les gagner ; recommander au général de faire agir ce corps de troupes dans les endroits embarrassés ou escarpés ; et pour les combats en rase campagne, d’employer les autres troupes. C’est, à mon sens, le moyen de ne rien risquer. La tradition dit : Un prince éclairé profite de tout, même des discours d’un fol. Qui suis-je moi, qu’un homme sans mérite et sans lumière ? Je ne désespère cependant pas que votre sagesse ne vous fasse trouver, en ce que j’ai dit, quelque chose de bon à suivre.


Autre discours du même Chao tso au même empereur King ti, sur la manière d’assurer les frontières de la Chine.


Je trouve que sous la dynastie Tsin, Chi hoang du côté du nord, attaqua[105] Hou mé, et Yang yué au midi ; il leva des armées, non à dessein de garder ses frontières, et mettre ses peuples en sûreté, mais pour satisfaire son orgueil et son insatiable cupidité : aussi, avant qu’il pût venir à bout de ses ambitieux desseins, il vit tout l’empire en trouble. On le dit, et il est vrai : faire la guerre à des ennemis qu’on ne connaît point, et dont on ne sait ni le fort ni le faible, c’est tout risquer. Chi hoang l’expérimenta. Le pays des Hou mé est un climat très froid ; l’écorce des arbres y est épaisse de trois pouces. Les hommes n’y ont pour nourriture que la chair des animaux à demi crue, et pour boisson que du laitage : les animaux y ont le poil dense et serré. La peau des hommes y est dure à proportion, et peut soutenir ces grands froids. Yang yué au contraire est un pays, où il n’y a presque point d’hiver, où les chaleurs sont grandes et longues ; mais ceux qui l’habitent, y sont accoutumés. Les troupes de Chi hoang ne pouvaient soutenir la rigueur de ces climats : les soldats y mouraient en grand nombre. Ceux qui leur conduisaient des vivres, périssaient en chemin ; et l’on partait pour ces pays-là, comme pour aller au supplice.

En effet, on condamnait à ces corvées : premièrement les officiers qui étaient en faute ; ensuite ceux qui s’étaient donnés pour gendres, à condition de quitter leurs pères ; puis ceux qui étaient gens notés, ou dont les père et mère l’avaient été. On ne peut guère compter sur des gens qu’on ne sait agir que par violence et malgré eux. La voie des récompenses est bien meilleure. Qu’il y ait espérance de s’avancer, ou du butin à faire, peuples et soldats courent comme au feu, et s’exposent aux plus grands dangers. Dans ces expéditions de Chi hoang, peuples et soldats avaient à essuyer mille dangers, et nulle récompense à espérer. Aussi chacun voyait-il les malheurs prochains qui menaçaient la dynastie Tsin. Tching chin n’eut pas plus tôt donné le signal, en se mettant en campagne, et se saisissant de Ta tze, qu’on le suivit de tous côtés, comme l’eau d’une rivière suit sa pente naturelle. C’est où aboutirent les expéditions que l’ambition et la cupidité de Chi hoang lui firent entreprendre.

Il n’est pas surprenant que les Hou tentent fréquemment des irruptions sur nos frontières. Voici pourquoi. Ce sont gens qui pour le vivre et le vêtir, n’ont pas besoin de la culture des terres. Ils vivent de chair et de lait, et ont pour vêtement des habits de peaux. Ils n’ont ni villes, ni champs, ni maisons fixes, errant çà et là comme les bêtes. Trouvent-ils des pâturages et de l’eau pour leurs troupeaux ? Ils s’arrêtent. L’herbe manque-t-elle ? Ils décampent et vont ailleurs. Enfin aller et venir ne leur coûtent rien, c’est leur occupation ordinaire. Supposons donc que cette nation en chassant, fasse irruption sur nos frontières en divers endroits ; les princes de Yen, de Tai, de Chang kiun et de Long si qui sont limitrophes de ces terres, ont si peu de monde à leur opposer, que si Votre Majesté n’y envoie des troupes, les peuples de ces quartiers-là sont exposés et s’ils ne se voient pas soutenus, la crainte peut les obliger à se soumettre aux ennemis. Y envoyer des troupes, autre embarras : car si on y en envoie peu, on ne remédiera point efficacement au mal. Si l’on veut y en envoyer beaucoup, il y a loin, il faut du temps ; et quand ces troupes arriveront, les Hou se seront retirés et seront déjà bien loin. Y entretenir continuellement de nombreuses troupes, c’est une grosse dépense. Les congédier, il faut s’attendre que les Hou ne seront pas longtemps sans revenir. Voilà ce qui depuis bien des années inquiète la Chine, et la fait souffrir de ce côté-là.

Pour obvier à ces inconvénients, rien de meilleur, ce me semble, que d’établir le long de nos frontières, de nouvelles colonies, d’y fixer plusieurs familles, à qui l’on distribue des terres. Pour cela il faut y bâtir des forteresses revêtues de bonnes murailles ; les bien munir de pierres et d’autres armes[106]. Il faut donner à chacune une étendue raisonnable, les placer toutes le plus près qu’il se pourra des gorges, ayant cependant égard à la commodité des habitants : déterminer par les rivières et d’autres marques, les limites de leur district ; et bien établir dans chacune pour le moins mille familles. Pour cela, il faut commencer par y bâtir des maisons, et fournir tout ce qui est nécessaire pour l’agriculture ; puis y envoyer ceux qui seront convaincus de certains crimes, ceux qui ayant mérité l’exil, l’ont évité par quelque amnistie. Comme cela ne suffirait pas, on peut accorder à certains coupables de se racheter, en fournissant pour y envoyer tant d’esclaves, hommes et femmes ; et accorder certains honneurs à celui qui en fournira volontairement un certain nombre. Enfin, si tout cela ne suffit pas, il faut proposer des honneurs et des récompenses à ceux qui voudront bien s’offrir d’eux-mêmes, et ordonner aux magistrats de leur fournir de quoi se marier, s’ils ne le sont pas ; sans cela il serait difficile de les y fixer.

Non seulement il faut pourvoir à chaque famille de tout ce qui est nécessaire pour l’agriculture ; mais de plus il convient d’établir des lois qui leur soient avantageuses. Par exemple, il faut régler, que si les ennemis font des courses sur nos terres, et qu’on en prenne, la moitié de ces esclaves sera pour ceux qui les auront pris, et les magistrats seront tenus de les acheter d’eux sur-le-champ à un prix raisonnable et fixé. Ainsi ces peuples, partie par l’espérance du gain, partie pour se soutenir les uns les autres, comme étant parents et alliés, seront alertes et hardis à courir sur les Hou, s’ils s’émancipent. Faits au climat dès leur jeunesse, et instruits de ce qui regarde ces barbares, ils les craindront moins, et seront plus en état de les contenir, ou de les vaincre, que des troupes qu’on y enverrait d’ailleurs. Par ce moyen, vous évitez les inconvénients qui arrivèrent sous Chi hoang, et qui ne manquent point d’arriver, quand on envoie si loin des armées. Vous assurez vos frontières, en procurant des avantages réels, qui croîtront encore avec le temps ; et ces établissements, si vous les faites, sont capables seuls de rendre à jamais célèbre la mémoire de votre règne.


L’empereur ayant déféré à cet avis, Chao tso dressa le mémoire qui suit, et le présenta à Sa Majesté.


Grand prince. C’est avec bien de la joie, que j’ai appris que Votre Majesté prend le parti d’assurer à l’avenir ses frontières, en y établissant des colonies. Ce seront de gros frais et de gros embarras épargnés pour l’avenir. C’est prévenir des inconvénients fâcheux ; et vous ne pouvez donner à vos peuples une marque plus solide de vos bontés. Il ne s’agit plus d’autre chose, sinon que vos officiers se conforment à vos bonnes intentions ; qu’intelligents et désintéressés ils manient adroitement les esprits, et gagnent si bien le cœur des peuples qui auront été transportés dans les premiers établissements, qu’ils ne puissent regretter leur terre natale. Au moyen de quoi, j’ose assurer que le monde ne manquera point ; et que bientôt de toutes parts les pauvres gens s’exhorteront les uns les autres, et s’assembleront pour y aller.

Au reste ces colonies ont deux fins : l’une est de cultiver des pays déserts ; l’autre d’assurer les frontières. Par rapport au premier point, voici ce qui est à observer suivant la méthode des anciens. Avant que de bâtir une ville, et d’en régler le district, il faut choisir, autant qu’il se peut, un lieu sain, où il y ait de bonnes eaux, dont le terroir, par la beauté des arbres et la quantité de bonnes herbes, paraisse devoir être d’un bon rapport. Lorsque vous trouverez un endroit qui ait à peu près tout cela, il faut y bâtir une ville et des maisons : déterminer les dépendances de cette ville, est, ouest, nord, et sud : partager ce qu’il y aura de terres labourables, et en bien régler les bornes par des sentiers de communication. Chaque maison doit avoir au moins un salon commun, et deux chambres raisonnables, le tout bien conditionné, fermé de bonnes portes, et suffisamment meublé ; afin que ces nouveaux habitants trouvant là le nécessaire, oublient plus facilement leurs anciennes demeures, et entreprennent avec courage ce nouvel établissement. Dans chacune de ces villes, il faut faire en sorte qu’il y ait d’abord des médecins et des Ou[107] ; les uns pour avoir soin des malades, les autres pour les enterrements et les autres cérémonies funèbres. Il faut procurer les mariages ; faire valoir la coutume des conjouissances et des condoléances accompagnées de secours mutuels ; assigner des sépultures ; enfin pourvoir à tout ce que demande une habitation fixe et permanente.

Par rapport au second point, qui est d’assurer les frontières, voici ce que j’ai encore appris des anciens, et ce qu’il convient de faire. Que toutes les familles d’un district soient partagées de cinq en cinq. Que cinq familles aient un chef. Que dix fois cinq familles soient réunies pour former un Li, sous un chef plus considérable que les premiers. Que quatre li réunis forment un lieu et que ce lieu ait un officier. Enfin, que dix lieu réunis forment un Y ; et que cet Y ait un commandant, auquel tous les autres officiers soient subordonnés. Qu’on choisisse pour officiers les gens les mieux instruits du pays, et les plus propres à se faire aimer. Que chaque officier subalterne ait des temps réglés, pour faire faire l’exercice à tout son monde ; et qu’il ait soin que les jeunes gens s’y trouvent. S’il faut marcher contre l’ennemi, que l’officier soit à la tête des troupes. Qu’il ne soit point permis aux gens d’un district d’aller s’établir dans un autre ; mais qu’accoutumés les uns aux autres, ils demeurent bien unis. La nuit, s’il vient une alarme, ils se reconnaîtront mieux à la voix, et se secoueront plus à propos. Le jour, dans la chaleur du combat, ils se distingueront plus facilement ; et se connaissant de longue main, ils en seront plus ardents à s’exposer les uns pour les autres, et à se secourir jusqu’à la mort. Qu’on joigne à ces règlements des récompenses pour les braves, et des peines pour les lâches ; dans peu l’on aura là des gens à ne jamais fuir devant l’ennemi.


Sous l’empire de ce même King ti, le roi de Ou résolut d’attaquer le roi de Leang. Comme il n’avait pour cela aucune raison légitime, et que l’entreprise était injuste, Mei tching s’efforça de l’en dissuader, et lui adressa pour cela le discours qui suit.


Prince, on le dit, et il est vrai ; un prince est-il parfait ? Tout lui réussit. Se dément-il par quelque endroit ? Une seule faute peut aboutir, et aboutit souvent à sa perte entière. Chun n’avait pas un pouce de terre[108] ; cependant il fut empereur. Yu qui n’avait pas un domaine de dix familles, se vit maître de tout l’empire, et au-dessus et je ne sais combien de princes. Tching tang et Vou vang étaient nés princes ; mais ils n’avaient chacun qu’environ dix lieues de terres. Chacun d’eux en son temps devint empereur, et fondateur d’une illustre dynastie. Quel fut leur secret ? Le voici en peu de mots. Attentifs à ne rien faire dont ils pussent en rougir devant Tien[109] ni qui pût blesser le cœur de leurs peuples, ils suivirent exactement la droite raison qu’ils avaient reçue de Tien, et se regardèrent toujours comme pères de leurs sujets. Les sujets de leur côté prenaient à leur égard des sentiments tout conformes. L’on ne voit point de leur temps, que ceux qui étaient en place, craignissent de se perdre eux-mêmes, en représentant librement et sans détour, ce qu’ils jugeaient être du bien commun. Voilà ce qui a fait réussir ces grands princes, et ce qui a rendu leur mémoire à jamais célèbre.

Je voudrais pouvoir vous ouvrir le fond de mon cœur, et vous y faire voir le zèle qui me fait parler. Je sais le peu que je vaux, et par là j’ai tout lieu de craindre que vous fassiez peu de cas de mes conseils. Je vous prie cependant d’y faire quelque attention ; ou plutôt à l’occasion de mon discours, de réveiller dans votre propre cœur les sentiments qui y sont gravés. Imaginez-vous une montagne également haute et escarpée, au pied de laquelle il y ait un abîme sans fond. Supposons qu’on place un homme chargé d’un énorme poids à l’extrémité de cette roche ; de sorte qu’à demi-suspendu, il ne soit retenu lui et son poids, que par un assez faible filet. Quel homme en cet état, voyant d’un côté que sa chute dépend d’un rien[110], et de l’autre que s’il tombe, il est perdu sans ressource ; quel homme, dis-je, ne frémirait pas ? C’est cependant, souffrez que je vous le dise, c’est à peu près l’état ou vous êtes actuellement : mais il ne tient qu’à vous d’en sortir. L’entreprise où vous vous engagez, est infiniment difficile[111] et dangereuse. Renoncez-y ; et en un tour de main, vous vous assurez une prospérité[112] constante. Pouvoir sans peine couler le reste de vos jours dans la paix, dans la joie, et dans la possession d’un État puissant, et cependant vouloir à toutes forces vous engager dans une entreprise également pénible et scabreuse, c’est, permettez-moi de le dire, ce que je ne puis comprendre.

Il y a des gens que leur ombre inquiète : pour en éviter la vue, ils se tournent et retournent inutilement. Qu’ils se tiennent en repos et en lieu couvert, l’ombre disparaîtra ; ils seront tranquilles. Le meilleur secret, quand on craint d’être ouï, c’est de se taire. Celui qui craint que ce qu’il médite ne soit su, ferait bien de renoncer à ce qu’il médite. Une eau bouillante est sur un grand feu ; souffler sur cette eau pour la refroidir, ou pour en apaiser les bouillons, c’est souffler assez inutilement : il vaut bien mieux écarter le bois. En user autrement, c’est perdre[113] sa peine. Le bonheur des États et des princes a ses fondements : il faut les bien établir. Leurs malheurs ont aussi leurs principes. Le sage prévient leur naissance. Pour y réussir, il faut prendre garde aux plus petits commencements. Car ce qui ne paraissait d’abord que peu de chose, devient peu à peu sensible et considérable. Cette eau qui dégoutte du mont Tai, se fait à la longue au travers des pierres, un passage qu’on dirait être fait au ciseau. Une corde passée et repassée fréquemment sur une planche au même endroit, en fait à la longue deux pièces, comme l’aurait fait en moins de temps une scie. Enfin cet arbre de dix pieds de tour, est venu d’un fort petit plan : quand il était tendre et jeune, il était flexible en tout sens, on pouvait l’arracher sans peine. Aujourd’hui quelle différence ! Il en est de même du mal.[114] Pensez-y, je vous en conjure ; mais pensez-y sérieusement. Ne commencez point de vous éloigner des saines maximes de nos anciens princes. Gardez-vous de les changer ces maximes ; on ne le fait guère impunément.


Sur cette pièce, l’empereur Cang hi dit : quand cette remontrance fut présentée, le dessein du vang n’avait pas encore éclaté : il n’était connu que de peu de gens. C’est pour cela que Mei tching, dans tout son discours, n’use que d’exhortations qui paraissent trop générales, et que même quelquefois il parle en mots couverts. Mais le vang l’entendait assez.


On a vu ci-dessus une déclaration de l’empereur Vou ti, par laquelle il demandait aux sages qu’on lui avait présentés, et principalement à Tong tchong chu, des lumières sur le gouvernement et sur certains autres points. Les réponses de Tchong chu sont fort longues. Je me borne à en traduire quelques endroits.


EXTRAIT DES RÉPONSES
de Tong tchong chu à l’empereur Vou ti.


Votre Majesté dans sa déclaration, a la bonté de demander qu’on lui donne des lumières sur ce qui s’appelle l’ordre de Tien[115] et sur la nature et les affections de l’homme[116]. C’est de quoi je me reconnais peu capable. Tout ce que je puis faire pour vous obéir, c’est de vous dire qu’après un sérieux examen des événements passés et particulièrement de ceux dont le Tchun tsiou[117] nous instruit, rien ne me paraît plus capable d’inspirer aux princes, une crainte filiale et respectueuse, que la manière dont Tien a coutume d’en user avec les hommes. Quand une dynastie commence à s’écarter des voies droites de la sagesse et de la vertu, Tien commence ordinairement par lui envoyer quelque disgrâce pour la redresser. Si le prince qui règne ne rentre point en lui-même, Tien emploie des prodiges et des phénomènes effrayants, pour lui inspirer une juste crainte. Si tout cela est sans effet, et que le prince n’en profite point, sa perte n’est pas éloignée.

Par cette conduite de Tien, on voit assez que son cœur est plein de bonté pour les princes, et qu’il ne veut que les corriger. En effet, l’intention de Tien est de les aider et de les soutenir et il ne les abandonne point, que leurs désordres ne soient venus à de grandes extrémités. Le point essentiel pour un prince, est donc qu’il fasse lui-même ses efforts ; premièrement, pour s’instruire et devenir plus éclairé sur ses devoirs ; en second lieu, pour s’en acquitter en effet, et par là croître chaque jour en mérite et en vertu. C’est ainsi, et non autrement, qu’on peut parvenir à un véritable changement, et en espérer les heureuses suites. Ne vous relâchez ni jour ni nuit, dit le Chi king : faites effort, dit le Chu king. Tout cela ne veut-il pas dire qu’il faut en effet se faire violence ?

La dynastie Tcheou était pitoyablement déchue sous les règnes de Yeou vang et de Li vang. Vint un prince qui se rappelant sans cesse le souvenir de ses vertueux ancêtres, et s’animant par leur exemple à soutenir la gloire de l’empire qu’il avait reçu de leurs mains, s’efforça de remédier aux abus déjà introduits, et de corriger tout ce qu’il aperçut de défectueux. Chang tien[118] le secourut, et lui fournit de bons ministres. Moyennant cela, il réussit. L’on vit revivre sous lui le bon gouvernement des premiers Tcheou. Ce fut le sujet des poésies du temps. Dans les règnes qui le suivent, on rappela toujours avec éloge la mémoire de celui-là ; et encore aujourd’hui elle est célèbre.

Tel est l’effet ordinaire d’un sincère attachement pour la vertu, et de cette application continuelle que le Chu king recommande. Ce que cet empereur obtint par là, un autre peut l’obtenir par la même voie : car quoique l’honneur suive ordinairement la vertu ; cependant à proprement parler, ce n’est point la vertu qui fait valoir l’homme, dit Confucius ; c’est l’homme au contraire qui peut faire valoir la vertu. La paix ou le trouble des États, leur décadence ou leur gloire, dépend des princes. Quand quelques-uns d’eux perdent leurs empires, ces événements ne sont point l’effet d’un ordre de Tien, qui leur ait ôté le pouvoir de se maintenir ; il faut attribuer cette disgrâce à leur imprudence et à leurs désordres. Je sais ce qu’on dit, et il est vrai, que la fondation d’une monarchie, est une chose au-dessus des forces de l’homme ; que c’est un présent de Tien, et le plus grand qu’il fasse à un mortel ; que le consentement des peuples à s’attacher à un seul homme, à en faire leur père-mère, et les prodiges heureux qui souvent surviennent, sont comme le sceau de l’ordre de Tien en sa faveur. Mais outre que cela même est en quelque façon une suite de la vertu, qui, comme dit Confucius, ne demeure pas longtemps seule ; outre cela, dis-je, on ne parle ainsi que quand il s’agit de fonder une dynastie...

Après avoir fait un contraste des bons princes Yao et Chun, de leur gouvernement et de leurs vertus, avec les mauvais princes Kié et Tcheou, et les funestes suites de leurs vices, Tong tchong chu conclut par ces mots.

Tant il est vrai que les mœurs des peuples dépendent de ceux qui les gouvernent, comme l’argile sur le tour dépend du potier qui la façonne, et comme le métal dans le creuset dépend du fondeur qui le jette en tel moule qu’il veut.

Il expose ensuite comment la corruption des mœurs qui était grande avant Chi hoang, s’était encore beaucoup augmentée sous ce méchant prince, puis il reprend et dit.

Le meilleur sculpteur du monde ne peut mettre en œuvre un bois pourri, dit Confucius ; et c’est aussi perdre se peine, que d’enduire une muraille de terre déjà vieille, et qui menace ruine. C’est dans un état semblable, que Han succédant à Tsin a trouvé l’empire. C’est pour cela que, malgré les grandes qualités et les bonnes intentions de nos empereurs, depuis le commencement de la dynastie, ils n’ont point eu le succès qu’ils souhaitaient. Il semble que plus ils prennent de moyens, moins ils réussissent. Ils font des lois ; elles n’ont d’autre effet que d’augmenter le nombre des crimes. Ils donnent des ordres ; ce sont de nouvelles occasions de fraudes. C’est comme si l’on s’efforçait d’arrêter le mouvement d’une eau qui bout, en y jetant d’autre eau bouillante. Souffrez, que pour vous expliquer ma pensée sur la manière de remédier à un si grand mal, j’employe la comparaison du kin[119]. Les consonances en sont quelquefois si dérangées, qu’on tâcherait en vain de les rétablir en tâtonnant çà et là. Le plus court alors est de changer toutes les cordes, et de remonter de nouveau l’instrument. Si l’on ne remonte un kin, quand il a besoin d’être remonté, le plus habile homme ne peut en rétablir les accords.

Il en est ainsi du gouvernement. Pourquoi le succès n’a-t-il point répondu jusqu’ici aux bonnes intentions et aux soins des Han ? C’est qu’en conservant pour le fond le gouvernement des Tsin ils n’ont visé qu’à en éviter les excès. Il fallait en revenir au gouvernement des anciens, surtout il fallait commencer par travailler efficacement à la conversion des peuples, et à leur faire aimer la vertu. Faute d’avoir commencé par là, tous les moyens qu’ils ont employé, depuis 70 ans qu’ils règnent, n’ont point réussi. Éprouvez-le, grand prince, efforcez-vous de procurer à vos peuples l’instruction dont ils ont besoin. Inspirez-leur par vos règlements et par vos exemples, de l’estime pour la vertu. Comptez plus sur cela que sur les défenses, les arrêts, et les châtiments. A proportion des soins que vous prendrez, vous verrez se détruire les abus, et le gouvernement prospérer. À ces calamités jusqu’ici si fréquentes, succédera la prospérité et l’abondance.

Le Chi king dit : procurez le véritable bien des peuples ; qu’aucun particulier n’échappe à vos soins : Tien vous comblera de biens. Il parle à ceux qui gouvernent, et les avertit que c’est ainsi qu’ils peuvent s’attirer les récompenses de Tien. Mais encore que faut-il donc que les princes fassent ? Il faut qu’ils mettent en crédit les cinq vertus[120]. C’est en les faisant fleurir, qu’un prince mérite le secours de Tien, la protection des Kouei chin, et qu’il se met en état de faire sentir les effets de son heureux règne jusqu’au-delà des bornes de son empire.


SECOND DISCOURS.


Dans ce second discours qui n’est qu’une suite du premier, il suggère à Vou ti de rétablir le grand collège[121], ou la grande école, afin de fournir l’empire de bons maîtres capables d’instruire et de former à la vertu. Il gémit sur le petit nombre qui s’en trouvait alors dans l’empire. Non seulement il suggère qu’on rétablisse le grand collège, pour en multiplier le nombre ; mais il veut qu’on remplisse les charges de gens de mérite, et non pas comme on faisait, des fils de grands officiers, qui n’étaient recommandables que par les richesses, ou tout au plus par les services de leurs pères. Il trouve à redire que le mérite des pères soit un titre pour parvenir aux grands emplois, et il veut qu’on n’y élève que par degrés.

Ce n’est point ainsi, dit-il, qu’on en usait dans l’antiquité. La différence des talents réglait la différence des emplois. Un talent médiocre demeurait toujours dans des emplois médiocres. Trouvait-on un homme d’un mérite rare ? On ne faisait point difficulté de l’élever tout d’un coup aux plus grands emplois. Par là, il avait le moyen de faire valoir son talent, et l’on en retirait de grands avantages. Au lieu qu’aujourd’hui un homme du premier mérite demeure longtemps confondu avec le vulgaire ; et un autre d’une capacité médiocre, parvient à la longue à des emplois qui sont beaucoup au-dessus de sa portée.


TROISIÈME DISCOURS.


Dans ce troisième discours Tong tchong chu, après s’être excusé d’avoir assez mal digéré les matières qu’il a traitées dans les discours précédents, revient au point capital qui regarde l’instruction et la conversion des peuples. C’est ainsi qu’il s’exprime.

Anciennement, dit-il, outre que tous les officiers de l’empire en faisaient leur premier devoir, il y avait des officiers établis exprès, et dont tout l’emploi était d’y veiller. On en faisait le fond du gouvernement ; et l’on n’avait rien de plus à cœur que d’inspirer à tout le monde, par la voie de l’instruction et de l’exemple, un sincère amour pour la vertu. Par là on en venait quelquefois à ne pas trouver un criminel dans tout l’empire. Depuis du temps cette excellente méthode n’est plus suivie. Aussi les peuples négligés ont abandonné la justice, et suivent aveuglément leurs cupidités, sans que la crainte des lois soit capable de les retenir. De là un si grand nombre de criminels, que chaque année, on les compte par ouan[122]. Pour peu qu’on fasse attention à cette énorme différence, on ne peut manquer de conclure, que la méthode des anciens est celle qu’il faut absolument suivre : et c’est ce que le Tchun tsiou[123] fait bien sentir, en censurant tout ce qui s’éloigne de la sage antiquité. Tout ce que Tien prescrit et ordonne aux hommes, est compris sous ce mot Ming[124]. Remplir parfaitement tout ce que signifie cette expression, c’est le propre des parfaits. Les puissances ou les facultés que chacun apporte en naissant, sont toutes comprises sous le terme Sing[125] : mais cette nature, pour acquérir la perfection dont elle est capable, a besoin du secours de l’instruction. Tous les appétits naturels à l’homme sont compris sous ce mot Tsing[126] (inclinations). Ces inclinations ont besoin de règles, pour ne donner dans aucun excès. Les devoirs essentiels d’un bon prince, et ses premiers soins sont donc d’entrer avec respect dans les vues de Tien son supérieur, pour se conformer lui-même à ses ordres ; de procurer aux peuples qui lui sont soumis, l’instruction dont ils ont besoin pour acquérir la perfection dont leur nature est capable ; enfin d’établir des lois, de distinguer les rangs, et de faire d’autres règlements les plus convenables, pour prévenir ou arrêter le dérèglement des passions. Un prince n’omet-il rien de tout cela ? Le plus fort est fait, et son gouvernement est établi sur des fondements solides.

L’homme a reçu de Tien son ming[127] ; mais bien différent des autres êtres même vivants. De ce ming naissent dans une famille les devoirs de père à fils, et de fils à père, etc. Dans un État, ceux de prince à sujet ; de déférence et de respect pour la vieillesse. De là l’union, l’amitié, la politesse, et tous les autres liens de leur société. C’est par là que Tien a mis l’homme dans ce rang supérieur qu’il tient sur la terre. Tien produit les cinq grains, et les six espèces d’animaux domestiques, pour le nourrir ; la soie, le chanvre, etc. pour le vêtir. Il lui a donné le talent de dompter les bœufs et les chevaux, afin qu’il pût s’en servir. Il n’y a pas jusqu’aux léopards et aux tigres, sur lesquels il n’exerce son empire, et qu’il ne vienne à bout de mettre en cage. C’est que véritablement il a une intelligence céleste, qui l’élève au-dessus du reste. Celui qui connaît comme il faut cette nature céleste qu’il a reçue, n’a garde de se ravaler au rang des êtres inférieurs. Il tient le sien, et se distingue d’eux par la connaissance qu’il a, et par l’estime qu’il sait faire de la charité, de la justice, de la tempérance, de l’attachement aux rits, et de toutes les vertus. L’estime qu’il en fait, le porte à les pratiquer, et il s’en fait une si douce habitude, qu’il ne trouve plus que du plaisir à faire le bien, et à suivre en tout la raison. C’est à celui qui y est parvenu, qu’on donne avec raison le nom de sage ; et c’est le sens de ce que dit Confucius, qu’on ne doit point appeler ainsi celui qui oublie son Ming, ou qui méconnaît la nature.


Tching te sieou, auteur qui vivait sous la fin de la dynastie Song, sur les discours dont on a traduit ces endroits, dit : De tous les lettrés qui ont écrit sous les Han occidentaux, Tchong chu me paraît être le seul qui n’altère en rien la doctrine de Confucius et de Mencius. Aussi souvent rappelle-t-il son prince aux maximes et aux exemples des anciens empereurs Yao et Chun.


Nien Ngan dans un discours adressé au même empereur Vou ti, touche deux points : 1°. Le luxe qui régnait. 2°. La guerre qu’on faisait.


Aujourd’hui on ne voit dans tout l’empire que luxe et folles dépenses. Les équipages, les habits, les maisons ; tout est magnifique et recherché. Jamais on ne poussa si loin le raffinement pour le plaisir des sens. Il n’est point d’assortiment de couleur qu’on n’éprouve. Ce n’est tous les jours que nouveaux concerts. La délicatesse dans les repas ne se peut pousser plus loin. Vous diriez qu’on s’étudie à faire régner toutes les passions dans tout l’empire. Le peuple est fait de telle sorte, que dès qu’il voit quelque chose de brillant et de singulier, il se porte à le souhaiter. Permettre donc ces folles dépenses, c’est apprendre au peuple à les aimer et à les imiter suivant sa portée. Ce qui est beau, bien orné, précieux, ou extraordinaire, frappe naturellement les sens : on s’y laisse aisément séduire. Ce n’est plus pour se nourrir qu’on fait un repas c’est par friandise ou par débauche. La musique établie pour calmer les mouvements du cœur, a tellement dégénéré, qu’elle allume aujourd’hui les plus honteuses passions. Au lieu d’un attachement sincère aux rits, ce n’est plus qu’ostentation, que grimaces, et que vaines parures. La dissimulation et la fourberie tiennent lieu de sagesse. Or je demande, la fourberie, l’ostentation, la galanterie, l’intempérance, sont-ce de bonnes leçons à donner aux peuples ? est ce le moyen de les retenir dans le devoir ? Non, sans doute, et il ne faut pas s’étonner si tous les jours le nombre des crimes croît de plus en plus. C’est à quoi je voudrais, que par zèle pour vos peuples, et pour le bien de votre État, vous missiez ordre au plus tôt.

Après avoir exposé vivement les malheurs qui suivirent les ambitieuses expéditions de Chi hoang, il en fait l’application, et dit :

Je n’entends aujourd’hui parler que d’expéditions militaires. Ici on bâtit des forteresses ; là on attaque les barbares : tel peuple, dit-on, est soumis, ou va en soumettre un autre. La terreur est chez les Hiong nou ; nous leur avons brûlé Long tsing[128]. Tout votre Conseil applaudit à ces desseins. Pour moi je vois bien que certains de vos officiers et de vos ministres y peuvent trouver leur compte ; mais est-ce le bien de votre Empire ? Je soutiens que non. Pouvant jouir d’une paix profonde, vous engager sans raison dans des guerres étrangères, pour des conquêtes inutiles, épuiser votre propre État, ce n’est pas être père des peuples. Par une ambition démesurée, ou précisément pour vous contenter, aller irriter les Hiong nou qui vous laissent en paix, c’est mal pourvoir pour l’avenir au repos de nos frontières. Ces expéditions, qu’on peut regarder, malgré leur succès, comme un véritable malheur, causeront une longue suite de disgrâces. Le ressentiment des barbares durera. Que n’en souffriront point ceux de vos sujets qui en sont voisins ? Que d’alarmes pour les autres ? Ce n’est pas là le moyen de faire durer longtemps la dynastie Han.

On voit de tous côtés forger des cuirasses, fourbir des épées, dresser des flèches, essayer des arcs. On ne voit dans les chemins que troupes qui marchent, ou que chariots chargés de vivres ; mais on le voit avec douleur. Ce sentiment, quoi qu’on vous dise, est le sentiment de tous vos sujets, à peu de gens près. Ce sentiment me paraît d’autant mieux fondé, que les plus fâcheuses révolutions sont communément les fruits de la guerre. Y voit-on le prince embarrassé ? Les mauvais desseins commencent à éclore. Tel au milieu de votre empire a sous lui jusqu’à dix villes, et près de cent lieues de pays : votre maison n’en est pas plus en sûreté ; prenez-y garde. Chi hoang s’occupait tout entier de ses ambitieux projets. Un homme de néant avec des troupes, qui n’étaient presque armées que de bâtons, donna le signal contre lui, et avança sa perte. Aujourd’hui les armes ne manquent pas à des gens, dont le crédit et le pouvoir est bien plus redoutable. Pensez-y, prince, les plus grandes révolutions dépendent souvent de peu de chose.


On saisit d’assez fréquentes remontrances à l’empereur Vou ti, sur ce que le luxe était grand sous son règne, et que l’agriculture était négligée. Le prince s’adressant un jour à Tong sang so, lui dit : Je voudrais réformer mes peuples : Suggérez-m’en les moyens : Exposez-moi comment vous jugez qu’il faut s’y prendre. Tong sang so répondit par écrit en ces termes.


Prince, je pourrais vous proposer à imiter Yao, Chun, Yu, Tang etc. Mais ces heureux règnes sont passés il y a longtemps. A quoi bon remonter si haut ? Je m’arrête à des temps plus proches, et à des exemples domestiques. Ce sont ceux de Ven ti que je vous propose. Son règne est si voisin de nos jours, que quelques-uns de nos vieillards ont eu le bonheur de le voir. Or Ven ti élevé à la haute dignité de Tien tse[129], comme vous l’êtes, possédant ce vaste empire que vous possédez aujourd’hui, portait des habits simples sans ornements, et même d’un tissu assez grossier. Sa chaussure était d’un cuir mal passé. Une courroie ordinaire lui servait à tenir son épée. Ses armes n’avaient rien de recherché. Son siège était une natte des plus communes. Ses appartements n’avaient point de meubles précieux et brillants. Des sacs pleins d’écrits utiles qu’on lui présentait, en faisaient l’ornement et les richesses : et ce qui ornait sa personne, c’était la sagesse et la vertu. Les règles de sa conduite étaient la charité et la justice. Tout l’empire charmé de ces beaux exemples, s’étudiait à s’y conformer.

Aujourd’hui nous voyons toute autre chose. Votre Majesté se trouve à l’étroit dans la vaste enceinte d’un palais, qui est une grande ville. Elle entreprend de nouveaux bâtiments sans nombre. Elle donne à chacun de beaux noms. A gauche, c’est le palais du Fong hoang ; à droite, celui de Ching ming : en général c’est le palais à mille ou dix mille portes. Dans les appartements intérieurs vos femmes sont chargées de diamants, de perles, et d’autres ornements précieux. Vos chevaux sont superbement harnachés, vos chiens mêmes ont des colliers de prix. Enfin, il n’y a pas jusqu’au bois et à l’argile, que vous faites revêtir de broderie : témoins ces chars de comédie, dont vous aimez les évolutions : tout y brille, tout y est riche, et recherché. Ici vous faites fondre et placer des cloches de cent mille livres pesant. Là vous faites des tambours qui le disputent au tonnerre. Enfin, ce ne sont que comédies, concerts, ballets de filles de Tching. Franchement en user ainsi, porter à ce point le luxe, et vouloir en même temps inspirer à vos sujets la frugalité, la modestie, la tempérance, et l’attachement à l’agriculture ; c’est vouloir l’impossible.

Si donc c’est tout de bon, que V. M. me consulte ; si elle veut réellement suivre mon conseil, ou du moins savoir ma pensée ; mon avis serait que V. M. rassemblât tout cet attirail de vains ornements, qu’elle l’exposât dans un carrefour, et y fît mettre le feu, pour faire connaître à tout l’empire qu’elle en est désabusée. Si vous commencez par là, vous pourriez devenir un second Yao, ou un autre Chun. Il y a certains points si essentiels, dit notre Y king, que quand on les observe parfaitement, le reste s’ensuit.


Sur cette pièce Tching te sieou dit : So était un peu goguenard : il tournait les choses à sa manière ; du reste, il était droit, sincère, et homme de tête. Vou ti l’employa longtemps.


Sous le même empereur Vou ti, Kong fun hong, ministre d’État, proposa de défendre au peuple l’usage de l’arc. Vou ti ordonna une délibération sur cette requête. Ou Kieou présenta à l’empereur son sentiment par écrit, concluant pour la négative. Voici l’extrait de son discours.


Chi hoang de son temps fit cette défense. Le vrai motif qu’il eut de la faire, fut de prévenir des révoltes qu’il avait sujet de craindre. Il en prétexta un autre. Il arrivait des querelles, où l’on se tuait de part et d’autre. Il dit que c’était pour empêcher ces désordres, qu’il publiait sa défense. Elle fut observée avec rigueur ; mais elle ne fit pas cesser les querelles. Toute la différence fut que depuis on se battit de plus près, avec des marteaux, par exemple, et de semblables instruments de métier ou de labourage. Quant au vrai motif qu’avait Chi hoang de faire la défense, elle n’eut pas plus de succès. Malgré cette défense, il se vit battu par les troupes d’un homme de néant, armées plutôt de bâtons que d’armes ; et peu après il perdit l’empire. 2° Il y a, dit-on, maintenant bien des voleurs. C’est pour en diminuer le nombre, ou pour faire qu’ils nuisent moins ; bien loin que cette défense soit utile au dessein qu’on se propose, elle y est nuisible. Les méchants la violeront, comme ils violent tant d’autres lois. Il n’y aura que les bons qui la garderont. Ils seront par là hors d’état de donner d’utiles conseils aux méchants, qui en deviendront plus hardis. 3° La défense qu’on projette, est contre la pratique de nos anciens : bien loin d’ôter l’arc et les flèches à leurs sujets, ils en recommandaient l’exercice : il y avait pour cela des temps réglés. Nous lisons dans le livre des rits : Quand dans une famille il naît un fils, on pend devant la porte un arc et des flèches.


Sous l’empereur Suen ti, on faisait de nouveaux établissements, et on ouvrait des terres sur les frontières du côté des Hiong nou. Ceux-ci disputant le terrain il y eut une action. Quelques Chinois furent faits prisonniers, et aussitôt élargis. On voulut profiter de cette occasion, pour engager Suen ti à faire la guerre. Hoei siang, un de ses ministres, s’y opposa, et fit le discours suivant pour le détourner de cette entreprise.


Quand il y a du trouble ou une révolte dans un État, et qu’on ne peut les faire cesser qu’en y employant la force des armes ; les prendre alors, c’est guerre de justice. Quand un royaume ennemi attaque injustement, fait un tort considérable, et ne veut point entendre raison ; prendre les armes pour se défendre, c’est guerre de nécessité. Quand il ne s’agit que de peu de chose, qu’il y a plus de jalousie et de fierté que d’intérêt, c’est guerre de colère et d’emportement. Quand on se propose d’envahir les terres d’autrui, ou de s’enrichir de ses dépouilles ; c’est guerre de cupidité et d’avarice. Enfin, quand c’est précisément pour acquérir de la gloire, pour montrer sa supériorité, pour humilier un rival, c’est guerre de vanité et d’ambition. Dans les deux premiers cas, on réussit presque toujours : dans les trois autres, jamais. Voilà ce qu’on dit communément ; et cette commune opinion des hommes est fondée sur la conduite ordinaire de Tien. Or il est visible qu’aujourd’hui les Hiong nou n’ont pas intention de nous attaquer : ils n’ont point fait d’irruption sur nos terres : ils ont disputé pour quelque terrain dans un nouvel établissement que nos gens font. La dispute s’est échauffée ; ils ont fait quelques prisonniers ; mais ils les ont aussitôt après élargis de bonne grâce ; cela ne vaut pas la peine qu’on y pense davantage.

Cependant j’apprends que vos grands officiers de guerre vous pressent de leur donner des troupes, pour entrer chez les Hiong nou. Si Votre Majesté y consentait, quel nom donner à cette guerre ? Elle ne serait, à mon sens, ni nécessaire, ni juste. D’ailleurs vos peuples, surtout de ces côtés-là, sont déjà si misérables que le père et le fils sont réduits à partager ensemble un méchant habit. Je ne sais combien de gens vivent de graines d’herbes sauvages. Que sera-ce, s’il faut encore y faire passer de nombreuses troupes ? Quand elles seraient victorieuses, la guerre, malgré la victoire, serait beaucoup plus pernicieuse qu’elle ne serait utile. Les guerres, dit-on[130], sont suivies d’années mauvaises et stériles. Cela vient, à ce qu’on prétend, de l’intempérie que causent dans les saisons les gémissements et les malédictions des peuples, que les malheurs des guerres accablent. Or si la famine succède à la guerre, en supposant même une conquête assez inutile faite au dehors, n’y aura-t-il point de trouble au dedans ? Pour moi, je le crois d’autant plus à craindre, que le choix de ceux qui gouvernent dans vos provinces, et même de ceux qui tiennent à votre cour un assez haut rang, se fait fort mal ; que la corruption et le désordre augmentent par là tous les jours ; qu’il n’est plus rare qu’un fils tue son père, un cadet son aîné, une femme son mari ; et que l’on compte cette année jusqu’à deux cent vingt-deux crimes de cette espèce.

Quand il n’y aurait point d’autres troubles, et d’autres désordres à craindre, celui-ci peut-il passer pour léger ? Cependant vos officiers, sans s’en inquiéter, vous pressent de mettre en campagne une armée pour un si petit sujet, contre des barbares étrangers. Ce n’est pas là ce qui presse. Confucius apprenant que certain Ki prêt de mourir, témoignait craindre que sa famille n’eût à souffrir de la mauvaise volonté d’un certain Tchuen yu. Que ne craint-il plutôt, dit-il, pour sa famille les désordres qu’il y laisse ? J’en dirais volontiers autant à ceux qui conseillent aujourd’hui la guerre. Je ne suis point de cet avis ; et je vous conjure, au moins avant que de prendre sur cela votre parti, d’en délibérer mûrement avec les heou de Ping tchang, de Ping nguen, de Lo tchang et avec d’autres gens de leur caractère. S’ils penchent pour la guerre, à la bonne heure, qu’on la fasse.


A l’occasion d’une éclipse de soleil et d’un tremblement de terre, l’empereur Yuen ti publia une déclaration, par laquelle il ordonnait qu’on lui exposât les défauts du gouvernement ; Quang hong qui était alors po se, présenta un discours à l’empereur ou il lui disait ce qui suit.


Prince ! Voici quelles sont aujourd’hui les mœurs de votre empire. On y fait grand cas des richesses, mais fort peu de la vertu. Le désintéressement, la pudeur, la tempérance sont très rares, principalement à la cour. Les lois les plus naturelles et les plus communes y sont renversées. L’alliance l’emporte sur le sang. Vos plus proches ne sont rien en comparaison de certains alliés assez éloignés : parmi vos ministres et vos officiers, le grand nombre est de gens qui ne s’étudient qu’à une complaisance affectée, et qui ne pensent qu’à profiter de vos faveurs pour s’enrichir. Voilà, où en sont les choses. Telle est la source des maux qui affligent votre État. C’est à quoi il faut penser pour y remédier ; sans cela vos amnisties[131] sont fort inutiles.

La cour est communément la règle des mœurs dans un État. Qu’on voie les Grands non seulement vivre bien ensemble, mais se prévenir mutuellement, et se céder dans les occasions ; bientôt les disputes et les querelles seront rares parmi le peuple. Que les Grands soient tous charitables et libéraux, les larcins et les violences cesseront. Enfin que la justice, la tempérance, la modestie, la douceur, règnent à la cour ; bientôt l’union régnera parmi les peuples, ils s’exciteront mutuellement à suivre ces beaux exemples. C’est par cette voie que nos plus sages princes, presque sans user d’aucune sévérité, ont fait fleurir la vertu. Que si les vices règnent à la cour, de là ils se répandent dans tout l’empire avec tant de facilité, que s’il y a seulement parmi le peuple de la froideur[132] et quelque mésintelligence, ce ne sera plus que disputes et querelles. Si la fierté règne dans les Grands, l’insolence règnera parmi les petits ; si on voit de grands officiers affecter de se rendre maîtres, abuser de leur faveur, et trafiquer de l’autorité du prince à son insu, bientôt ce ne sera parmi les peuples que vols, que brigandages, que factions. Or aujourd’hui, etc.[133].

Si donc les vices règnent aujourd’hui dans tout l’empire, malgré les amnisties et les châtiments, ce n’est pas Tien[134] qui en est la cause. C’est qu’on s’y prend mal pour y remédier. En examinant l’antiquité, voici divers traits, que j’y ai trouvés. Un prince de Tching faisait grand cas de gens qui fussent forts et hardis. Bientôt il eut bon nombre de ses sujets, dont chacun par sa seule force domptait un tigre. Mou kong prince de Tsin, témoigna estimer sur toutes choses, les personnes capables d’un attachement inviolable. Il ne manqua pas de gens qui poussèrent leur attachement pour lui, jusqu’à se tuer, quand il mourut. Une princesse de Tsin aimait les ou : le peuple aussitôt donna dans mille superstitions. Un heou de Tsin était économe, tout son peuple le fut de même. Tai vang était la douceur et la bonté même : aussi parmi ses sujets point de vengeance : chacun se pardonnait sans peine. A en juger par tous ces traits, n’a-t-on pas droit de conclure que tel est le prince et sa cour, tels communément sont ses peuples ?

Votre Majesté, à qui les avertissements de Tien ont inspiré une respectueuse crainte, et un redoublement de compassion pour ses peuples, a bien commencé à se corriger. Elle a fait cesser les inutiles et somptueux travaux commencés à Kan suen. Elle a abandonné l’expédition qu’elle méditait sur Tchu yai. Quelle joie n’a point causé dans tout l’empire votre déclaration sur ces deux articles ! Soutenez de si beaux commencements. Voyez dans tout votre palais ce qui demande de la réforme. Votre maison étant une fois bien réglée, étendez vos soins au-dehors. En fait de musique et de poésie, attachez-vous à celle qui est du goût de Ya et des Song[135], grave, sérieuse, instructive. Fuyez celles de Tching et de Ouei. Ouvrez un chemin large aux remontrances : recherchez les gens de mérite. Honorez surtout les gens désintéressés, droits, et sincères, et bannissez de votre cour tous les flatteurs. Occupez-vous de la lecture de nos King. Examinez ce qu’on pratiquait dans les siècles les plus heureux. Étudiez-vous à cette manière de gouverner douce et naturelle, qui produit l’union et la paix. Enfin efforcez-vous par l’exemple de vos vertus, de réformer les idées, et de corriger les vices qui règnent. Que du moins tout l’empire sache qu’il n’y a que la sagesse et la vertu, dont on fasse cas à votre cour.


Sur cette pièce, l’empereur Cang hi dit : voilà ce qui s’appelle un bon discours pour le sens et pour les paroles, il n’y a pas un mot qui ne porte.


Il y a encore dans ce livre un autre discours du même auteur au même empereur Yuen ti. Ce prince avait deux choses à corriger. 1°. Il était indéterminé, et donnait toute sa faveur aux parents de la reine, qui abusaient de leur crédits. C’est pourquoi Quang heng dans ce discours, touche deux points essentiels pour toute sorte de personne, mais encore plus pour un prince ; le premier est de connaître son principal défaut naturel, et de le corriger. Le second de régler la maison.


Avant que d’entrer en matière, il exhorte Yuen ti à s’affermir dans le louable désir de soutenir dignement la gloire de ses ancêtres, en rendant de plus en plus florissant l’empire qu’il tient d’eux, et en l’assurant à ses descendants. C’est ainsi, dit-il, qu’en usait Tching. Il avait toujours dans l’esprit les vertus et les exemples de Ven vang son grand père, et de son père Vou vang. Son propre règne était plein de bonheur et de gloire mais quand on le célébrait, il en rejetait tout l’honneur sur ses ancêtres, dont il ne fallait, disait-il, que suivre les vues, et imiter imparfaitement les exemples. Aussi mérita-t-il d’avoir toujours Chang tien propice et d’être secouru par Kouei chin.

Après cet exorde, Quang heng explique ce qu’il entend par connaître son[136] naturel et le corriger, et comment il faut s’y prendre. Chacun doit, dit-il, s’examiner avec soin, pour voir ce qu’il a de trop ou de trop peu ; puis retrancher d’un côté et tâcher d’acquérir de l’autre. Par exemple, les gens qui ont naturellement beaucoup d’esprit, ou qui ont acquis quantité de connaissances, sont sujets à s’embarrasser par la multitude de leurs vues. Ils y doivent prendre garde. Ceux au contraire qui n’ont que peu d’expérience, et qu’une médiocre pénétration, ont à craindre que bien des choses même importantes ne leur échappent : il faut qu’ils y suppléent de leur mieux. Les gens braves et robustes ont à craindre d’être violents ; ils y doivent être attentifs. Les gens doux, bons, compassifs, sont, s’ils n’y prennent bien garde, faibles, et indéterminés, etc.

Dans le second point, il n’y a rien que je n’aie déjà indiqué[137]. Seulement il tache de faire sentir à son prince l’importance qu’il y a de mieux régler ses faveurs, et de ne pas trop donner à des inclinations particulières, contre ses vrais intérêts, et au préjudice de son sang.


Il y a dans le même livre un troisième discours de Quang heng. Il est adressé à Tching ti, fils et successeur de Yuen ti.


Ce prince était récemment monté sur le trône. Quang heng, dans un exorde très court, le loue de la piété filiale qu’il fait paraître. Après quoi il l’exhorte à enrichir par son application le bon[138] fond qu’il a déjà ; pour cela il lui recommande surtout deux choses.

La première, de se prémunir avec soin contre la passion pour les femmes. Sur quoi il parle du mariage, de sa nécessité pour l’accomplissement des volontés de Tien, et de la préférence qu’on doit donner à la vertu d’une femme, par-dessus les autres qualités qu’elle peut avoir. Il cite les éloges que le Chi king donne à l’épouse de Ven vang qui ne lui aida pas peu à faire fleurir la vertu. Il lui rappelle par manière de contraste les funestes suites qu’a eu la passion de quelques princes pour certaines concubines. Il invite à se convaincre en lisant l’histoire, que la ruine des dynasties a le plus souvent commencé par là.

La seconde chose que Quang heng recommande au jeune empereur Tching ti, c’est la fréquente lecture des King : il lui en fait un éloge. C’est, dit-il, le sommaire ou l’abrégé des paroles et des actions des anciens sages : on ne peut trop en approfondir le sens : on y trouve marqués tous ses devoirs, soit envers Tien, soit envers les hommes ; enfin tout ce que doit faire un prince pour rendre heureux ses sujets. Il finit par l’exhorter à s’acquitter dignement de la grande cérémonie[139] qu’il doit bientôt faire et de donner par cette première action publique, une idée de ce qu’on doit attendre de lui dans la suite de son règne.


J’ai voulu mettre de suite l’extrait des trois discours de Quang heng, dont les deux premiers s’adressaient à l’empereur Yuen ti, et le troisième à Tching ti son successeur. Je ne crois pas pour cela devoir omettre une pièce d’un autre auteur faite sous Yuen ti : elle est de Kong yu, qui, à l’occasion d’une mauvaise année, l’adressa à cet empereur pour l’exhorter à imiter la tempérance, la frugalité et l’épargne des anciens.


Dans l’antiquité tout était déterminé sur certaines règles : dans le palais de nos empereurs, les femmes ne passaient point le nombre de neuf. Le nombre des chevaux n’allait qu’à huit. Les murailles étaient propres et bien enduites, mais sans ornements. Le bois en était luisant et poli, mais sans sculpture La même simplicité s’observait dans leurs chariots et dans tous leurs meubles. Leur parc n’avait que quelques lieues d’étendue et l’entrée en était libre à toute sorte de personnes. On leur payait la dîme des terres, c’est tout ce qu’ils en tiraient. Chaque famille fournissait par an trois journées d’homme : il n’y avait point d’autre corvée. Cent lieues de pays faisaient le domaine propre de l’empereur ; du reste il tirait la dîme. Toutes les familles étaient à leur aise ; et par de belles odes on célébrait à l’envi ces temps fortunés.

Dans des temps fort voisins du nôtre, on a vu nos ancêtres Kao tsou, Hiao ouen, et Hiao king, imiter d’assez près l’antiquité. Le nombre de leurs femmes n’était guère que de dix. Les chevaux de leurs écuries ne passaient guère cent. L’empereur Hiao ouen est celui qui a le plus approché de la simplicité antique. Ses habits étaient d’étoffe simple et grossière, sa chaussure de cuir mal passé. Jamais or, argent, ni gravures ne parurent sur ses meubles. Les choses ont bien changé depuis. Non seulement chaque empereur a enchéri en fait de dépenses sur ses prédécesseurs ; mais le luxe a enfin gagné tous les ordres de l’empire. C’est à qui sera le plus magnifiquement vêtu, le plus proprement chaussé, à qui aura la plus belle épée ou le plus beau sabre. Enfin chacun use sans façon de ce qui n’était autrefois le propre que du prince : aussi l’empereur paraît-il pour donner audience, ou sort-il pour quelque cérémonie ? Si l’on ne le connaît d’ailleurs, on a peine à le distinguer. C’est en vérité un grand désordre : et ce qu’il y a de pire encore, c’est qu’on ne s’en aperçoit pas.

Autrefois Tchao kong prince de Lou, quand on lui exposait les droits de l’empereur, pour lui inspirer le respect dû à son souverain ; que fais-je de contraire, disait-il ? Lui seul était aveugle sur sa conduite. Aujourd’hui que de gens l’imitent ! Le ta fou tranche du tchu heou, le tchu heou fait le petit empereur, et l’empereur lui-même passe bien au-delà de ce que la raison prescrit. Le mal est grand, et peut déjà passer pour invétéré. S’il y a du remède à un si grand mal, il n’y a que vous, prince, qui puissiez l’apporter. Si l’antiquité peut revivre, ce doit être par vos exemples. Je dis, si l’antiquité peut revivre ; car, suivant le peu de lumières que j’ai, il me paraît comme impossible de rétablir les choses sur l’ancien pied. Mais du moins faut-il s’en rapprocher.

Pour ce qui regarde votre palais, tel qu’il est, c’est une chose faite ; vous pouvez n’y pas toucher. Mais vous trouverez, si vous voulez, assez de quoi retrancher sur d’autres choses. Autrefois comme aujourd’hui, c’était dans le royaume de Tsi qu’on travaillait aux étoffes et aux habits pour la cour. Il y avait pour cela précisément trois officiers députés, et ils suffisaient de reste ; car ces étoffes et ces habits ne montaient qu’à dix grandes balles. Aujourd’hui ces étoffes occupent dans le même royaume des officiers et des ouvriers sans nombre. Cette seule dépense va par an à quelques dizaines de ouan[140]. C’est à Chou, et à Quang han, que se travaillent pour la cour les meubles d’or et d’argent. Il va à cela, de compte fait, cinq cents ouan par an. Cinq mille ouan par an vont à entretenir à votre cour les intendants de vos ouvrages, et les ouvriers qu’ils emploient, soit pour vous, soit pour la reine ; vous nourrissez dans vos écuries près de dix mille chevaux : ils consomment bien du grain. Il sort fréquemment de chez la reine, (je l’ai vu moi-même plus d’une fois) des tables non seulement riches et bien servies ; mais chargées de vaisselles d’or et d’argent. Ce sont les présents qu’elle fait aux uns et aux autres, et souvent à des gens qu’il ne convient point de traiter avec tant d’honneur. A quoi se montent les dépenses que fait la reine ? Je ne puis le dire au juste ; mais certainement elle est très grande. Cependant le peuple est dans la misère. Un grand nombre de vos pauvres sujets meurent de faim. Plusieurs demeurant sans sépulture, servent de curée aux chiens ; et cela, pendant que vos écuries sont pleines de chevaux nourris de grains, si gras et si fringants la plupart, que soit pour dissiper leur graisse, soit aussi pour les dompter, on est obligé chaque jour de les fatiguer un peu. Les choses doivent-elles aller ainsi sous un prince, que Tien en le mettant sur le trône, a établi le père et la mère des peuples ? Ce Tien est-il donc aveugle ?

C’est proprement sous Vou ti qu’ont commencé les dépenses excessives[141]. Il ramassa de tout l’empire ce qu’il put de belles filles, dont il remplit son palais, L’on en compta jusqu’à quelques mille. Sous Tchao ti jeune et faible, Ho quang avait toute l’autorité. Ce Ho quang était un homme qui ne connaissait ni la raison, ni les rits. Après avoir fait dans le palais un amas inutile d’or, d’argent, de bijoux, il fit une curieuse recherche d’oiseaux, de poissons, de tortues, de bœufs, et de chevaux extraordinaires, de tigres, même de léopards, et de semblables bêtes féroces ; le tout pour des étangs et pour une ménagerie dans l’intérieur du palais, propre à servir de divertissements aux femmes. Chose indécente, s’il en fut jamais, contraire à la volonté de Tien, et je crois même, quoiqu’en dît alors Ho quang, peu conforme aux ordres que Vou ti lui avait laissés en mourant.

Depuis ce temps-là, le mal n’a fait que croître. Sous Suen ti, c’était à qui aurait le plus de femmes. Tel tchu heou en avait des centaines. Il en fut de même chez tous les gens riches. Au-dedans c’était nombre de femmes presque uniquement occupées à déplorer leur sort, et à faire mille imprécations. Au dehors, une foule d’hommes fort inutiles. Un officier, par exemple, d’une condition assez médiocre, entretenait pour son plaisir quelques dizaines de comédiens, Le peuple cependant souffrait. Il mourait beaucoup de monde ; et l’on eût dit qu’on prenait à tâche tout à la fois de peupler les sépultures, et de dépeupler l’univers. Le mal a commencé par la cour, mais il est devenu presque général. Chacun se fait comme une loi de suivre ce que déjà bien des règnes ont mis en vogue. Voilà où en sont aujourd’hui les choses ; et je ne puis y penser sans la plus vive douleur.

Je conjure V. M. de remonter un peu plus haut que ces derniers règnes, d’examiner avec attention, et d’imiter la louable épargne de quelques-uns de vos ancêtres ; de retrancher les deux tiers des dépenses de votre cour, en meubles, en habits, et en équipages. Le nombre des enfants que vous pouvez espérer, ne dépend pas du grand nombre de vos femmes. Vous pouvez choisir sur ce nombre une vingtaine des plus vertueuses, et renvoyer le reste chercher des maris. Quarante chevaux dans vos écuries, c’est bien assez. De tous ces parcs qui sont si vastes, réservez-en un, si vous voulez ; donnez tous les autres à cultiver au pauvre peuple. Dans un temps de misère et de stérilité comme celui-ci, les retranchements que je propose, ne sont-ils pas indispensables ? Pouvez-vous n’être pas sensible à ce que souffrent vos peuples, et ne pas penser efficacement à les soulager ? Serait-ce répondre aux desseins de Tien ? Ce Tien, quand il fait les rois[142], c’est pour le bonheur des peuples. Son intention n’est point sans doute de mettre un homme en état de se divertir à son gré. Ne présumez point trop, dit le Chi king à ceux qui règnent, de ce que Tien a fait en votre faveur. Il peut y avoir des retours fâcheux. Régner comme il faut, n’est pas chose si facile. Chang ti[143], vous examine de fort près. Ne partagez point votre cœur.


Une glose dit que Yuen ti prit fort bien cette remontrance ; qu’en conséquence il retrancha de ses habits, de ses meubles, et de ses chevaux ; qu’il défendit qu’on nourrit de viandes aucun des animaux de la ménagerie ; qu’il renvoya tous ses comédiens ; et qu’il abandonna aux peuples une grande partie de ses parcs.


Sous l’empereur Suen ti, comme on délibérait des moyens de pourvoir aux armées sur les frontières, Tchang tchang proposa d’accorder aux criminels, dont néanmoins quelques-uns étaient exceptés, le pouvoir de se racheter en fournissant une certaine quantité de grain. Siao hoang tchi fit sur cela la remontrance suivante.


Les peuples ont en même temps dans le cœur deux principes bien différents, l’un de bien, l’autre de mal. Ils ont un fond de bonté et de justice ; mais ils ont aussi un fond de cupidité et d’intérêt, contre lequel ils ont besoin d’être soutenus par l’instruction et par les lois. Yao, tout Yao qu’il était, ne vint point à bout pendant son règne d’extirper du cœur de ses sujets, toute passion et tout intérêt : mais il sut faire en sorte que la passion et l’intérêt cédassent à la raison et à l’équité. Sous le funeste règne de Kié, la corruption quoiqu’extrême, n’avait point entièrement étouffé dans le cœur des peuples, les principes de vertu et d’équité ; mais la cupidité l’emportait. Voilà proprement la différence de ces deux règnes : différence à laquelle ceux qui sont chargés du gouvernement ne sauraient faire trop d’attention.

On propose à V. M. de permettre aux coupables convaincus de crimes, de se racheter par une certaine quantité de grains. C’est ce que je ne puis approuver. Quoi ! de deux hommes également coupables de mort, l’un mourra parce qu’il est pauvre, l’autre aura la vie parce qu’il est riche ? La grièveté des crimes ne sera donc plus l’unique règle des châtiments ? La pauvreté et les richesses en feront partie ? Voilà donc désormais comme deux lois, où il n’y en avait qu’une. C’est un désordre dont un autre s’ensuivra infailliblement. Car, quand on saura cette innovation, quel est le fils, quel est le frère, qui, pour racheter la vie de son père, de son aîné, ou de quelque autre de ses proches, ne tentera pas toutes les voies imaginables d’avoir de quoi les sauver ? L’espérance d’y réussir les aveuglera sur leur propre danger. De là combien de nouveaux crimes ! Pour un homme à qui l’argent sauvera la vie, il y en aura dix qui la perdront dans les supplices. C’est affaiblir en même temps et l’amour de la vertu, et la force de nos lois. Or ces bases du gouvernement étant une fois ruinées, je doute fort que vos ministres, valussent-ils Tcheou kong et Tchao kong, pussent ensuite les rétablir.

Dans l’antiquité, les greniers du prince étaient chez tous ses sujets. Manquait-il ? il y trouvait de quoi fournir aux besoins pressants. N’y avait-il point de ces besoins ? Il laissait les peuples dans l’abondance. Nous lisons dans le Chi king ces paroles : ayez pitié de ces pauvres gens qui souffrent, pressez-vous de les secourir préférablement à nous. Ce sont les princes qui s’adressent à Tien ; et c’est ainsi que le poète exprime leur compassion et leurs bontés pour leurs peuples. Mais nous trouvons en même temps de la part des peuples, un retour de zèle pour leur souverain. Arrosez, leur fait dire le poète, arrosez d’abord et rendez fertile le domaine de notre prince, puis étendez ce bienfait jusque sur nos terres. Quoique nos temps le cèdent aux anciens, le zèle de vos sujets se soutient encore ; on les charge de corvées, pour subvenir aux besoins de nos frontières, on a ajouté aux levées une capitation, les peuples en souffrent beaucoup, et ne sont pas insensibles à leurs misères ; cependant ils se font un devoir de porter ces charges nécessaires. Ce sont les moyens ordinaires de pourvoir à la sûreté des États : on ne se récrie point contre. Mais pour ce qui est du moyen qu’on propose, il fait brèche aux lois ; il aboutirait naturellement à faire périr dix hommes pour un, il n’est point à prendre. Votre vertu, prince, et le soin que vous avez pris de l’instruction de vos peuples, ont mis les choses sur un si bon pied, que votre gouvernement ne ferait point déshonneur à Yao et à Chun. Suivre le conseil qu’on vous donne, ce serait dégénérer ?


Suen ti opposa ce discours à Tchang tchang. Celui-ci persista malgré cela dans l’avis qu’il avait ouvert. Siao hoang tchi répliqua en exposant assez au long les inconvénients qui s’étaient ensuivis d’une tentative à peu près semblable. Sur la réplique de Siao hoang tchi, l’empereur renonça au moyen proposé par Tchang tchang.


Remontrance de Lieou hiang à l’empereur Tching ti, sur les dépenses énormes qu’il avait déjà faites, et qu’il continuait de vouloir faire pour la sépulture des princes de sa maison.


Prince, je trouve dans notre Y king cette maxime, qui est principalement pour les princes. Vous vivez heureux, n’oubliez point que ce bonheur peut aisément changer. Vous vous trouvez bien établi dans la plus haute fortune, pensez qu’on en peut déchoir. C’est le moyen de rendre durable ce repos personnel, dont vous jouissez, et d’assurer à votre famille le haut rang que vous tenez. Un sage prince ne peut donc mieux faire que d’examiner l’histoire, de peser avec attention les divers événements qui y sont marqués, d’en rechercher et approfondir les principes, d’y distinguer ce qu’on y loue, et ce qu’on y blâme, pour bien profiter de ses lectures. Le moindre avantage qu’il en puisse retirer, c’est de toucher au doigt cette vérité, si propre à lui inspirer une respectueuse crainte, qu’il n’y a eu jusqu’à présent aucune maison, à qui Tien ait assuré pour toujours l’empire.

Confucius examinant le Chi king, et venant à certain endroit de l’ode qui a pour titre Ven vang : que les jugements de Tien sont terribles, s’écria-t-il en soupirant ! Et qu’il est bien vrai que le premier soin de l’homme doit être de laisser pour héritage à ses descendants beaucoup de vertu ! qu’il est vrai que sans tout cela tous les autres biens leur sont inutiles, et leur échappent. Si Tien en avait ordonné autrement, comment retenir les princes dans le devoir ? Comment animer les peuples à la vertu ? C’est ainsi que parlait Confucius en gémissant sur le fort des Oui tze, et sur les Yng devenus sujets des Tcheou. Yao lui-même, ce prince si sage et si vertueux, ne put rendre son fils capable de l’empire, et choisit un autre pour successeur. Yu et Tang, malgré leurs soins, n’ayant pu perpétuer la vertu dans leur maison, l’empire passa à une autre famille. Aussitôt après que de changements de dynasties jusqu’à nos jours ! Kao ti fondateur de la vôtre se voyant maître de l’empire, eut la pensée d’aller établir sa cour à Lo yang. Lieou king lui représenta l’inutilité de la dépense. Kao ti désista aussitôt, et fixa sa cour à Koang tchong. Là il rappelait souvent en sa mémoire le sort des dynasties Tcheou et Tsin. Celle-là, se disait-il, a eu tant de grands princes, auxquels je ne puis me comparer. Elle a cependant à la fin dégénéré, et s’est perdue. Celle-ci n’a eu que deux princes tous deux sans vertu ; aussitôt elle a fini. Occupé de ces pensées, il évitait avec soin les fautes des Tsin, et il s’efforçait d’imiter, autant que les circonstances le permettaient, les premiers Tcheou. Enfin tout le temps qu’il régna, il fut d’une attention, d’une vigilance, et d’une circonspection extrême. C’est qu’il avait bien compris, ce sage prince, ce que j’ai cité de Confucius.

Hiao ouen étant à Pa lin[144], examinant la situation du lieu, et trouvant que du côté du nord la montagne avait peu de profondeur, parut fort inquiet et rêveur : puis s’adressant aux Grands qui l’accompagnaient, il leur déclara le sujet de son inquiétude. Je pense, leur dit-il, comment je pourrais mettre hors d’insulte le tombeau de Kao tsou[145] ; et je médite pour cela un massif des plus grandes et plus dures pierres, et du meilleur ciment qu’il se pourra faire. Quel est votre sentiment ?

Tchang tche chi prenant la parole : « S’il n’y a rien dans ce tombeau qui puisse exciter la cupidité, eût-il toute l’épaisseur et toute la solidité du Mont Nan, c’est comme s’il y avait plusieurs ouvertures. Si l’on n’y met rien qui irrite la cupidité, indépendamment du massif, il est en sûreté. » En effet qu’a tant à craindre un prince mort ? Il n’en est pas de même de sa maison et de son État. Leur prospérité et leur décadence dépendent de bien des choses. C’est là ce qui demande nos précautions. Le petit mot de Tchang che chi était plein de sens : il indiquait ce que je viens de dire, Hiao ouen le comprit bien : il renonça aux dépenses qu’il projetait.

Anciennement, disent nos livres, on revêtait le corps du défunt d’habits forts et épais : on le plaçait dans quelque lieu à l’écart bien entouré de fagots, sans l’enfermer autrement. Dans la suite quelques sages jugèrent à propos de changer cette coutume, et mirent en vogue un double cercueil. On dit que c’est sous Hoang ti que se fit ce changement. Ce Hoang ti lui-même fut inhumé sur le Mont Kiao. Yao le fut à Tsi yn. Ce fut à fort peu de frais, et leur sépulture n’a rien de magnifique. Chun fut inhumé à Tsang ou, sans que ses deux femmes l’y suivissent. Yu eut sa sépulture à Hoei ki ; on n’y planta pas même des arbres. Où est la sépulture de Tching tang et des autres empereurs de sa dynastie ? C’est ce que l’histoire ni la tradition ne nous disent point. Ven vang, Vou vang et Tcheou kong ont eu la leur à Pi. Celle de Mou kong roi de Tsing est à Yong. Celle de Tchu li tse à Vou kou. Toutes sont d’une grande simplicité. Ce fut une sage précaution dans ces princes de l’avoir ainsi prescrit. Au regard de leurs enfants, ou de leurs sujets, ce fut en eux un trait de sagesse et de piété de se conformer à leurs intentions. Tcheou kong était cadet de l’empereur Vou vang. Il fut chargé de ses funérailles : il les fit tout à fait modiques. Confucius enterra sa mère à Fang. Ce fut dans un vieux tombeau, qu’il n’éleva que de quatre pieds : ce tombeau ayant été endommagé par les pluies, les disciples de Confucius ne se contentèrent pas de le réparer ; ils l’embellirent. Confucius l’ayant appris : hélas ! dit-il en versant des larmes ; l’antiquité n’en usait pas de la sorte.

Yen liu ki tze étant allé faire un voyage dans le royaume de Tsi, son fils qui était avec lui, mourut en chemin comme ils revenaient. Il le fit enterrer précisément avec les habits de la saison, dans une fosse assez peu profonde, et ne mit de terre par-dessus, qu’autant qu’il en fallait pour bien faire connaître qu’un mort y reposait. Cela fait, il dit en pleurant son fils : c’est le sort de notre corps de retourner en poussière. C’est une chose arrêtée ; la pourriture pénètre partout, quelque précaution qu’on puisse prendre. De l’endroit où ce fils mourut, il n’y avait plus guère que cent lieues jusqu’au lieu de sa naissance. Son père le fit inhumer là même où il était mort[146], sans s’embarrasser de le faire porter à la sépulture de la famille. Confucius faisant voyage, apprit ce qu’avait fait et dit Yen liu ; il l’approuva, et loua Yen liu, comme sachant bien les rits. Confucius assurément était bon fils ; Yen liu, bon père ; Chun et Yu très attachés à leur prince. Tcheou kong aimait Vou vang comme son aîné, et l’honorait comme empereur. On voit cependant que tous ces grands hommes, comme s’ils eussent agi de concert, ont évité la magnificence et les frais dans les funérailles et les sépultures. Était-ce par une épargne sordide ? Non, sans doute, et qui oserait les en soupçonner ? Mais outre les autres motifs, ils avaient celui d’exposer moins le corps des morts aux insultes des vivants.

Le roi de Ouen en usa tout autrement. Il fit à son père, sans cependant observer bien les rits, une sépulture également riche et superbe. Dix ans après il la vit détruite et pillée par les gens de Yué. La même chose est arrivée à cinq rois de Tsin, dans la sépulture desquels on avait mis avec leurs corps, bien des richesses. On les a vu enlever ces richesses, et les restes de ces cadavres demeurer dans un état si pitoyable, qu’on n’y peut penser sans horreur. Enfin Chi hoang de roi de Tsin devenu empereur, choisit pour sa sépulture le mont Li. En bas il fit creuser, pour ainsi dire, jusqu’au[147] centre de la terre. En haut il fit élever un mausolée, qui pouvait passer pour une montagne[148]. Il était haut de cinq cents pieds, et avait de circuit au moins une demie-lieue. Au-dedans était un vaste tombeau de pierre, ou l’on se pouvait promener aussi à l’aise que dans les plus grandes salles. Au milieu était un riche cercueil. Tout autour étaient des lampes et des flambeaux entretenus de graisse humaine. Dans la capacité de ce tombeau était d’un côté un étang de vif argent, sur lequel étaient répandus des oiseaux d’or et d’argent ; de l’autre un appareil complet de meubles et d’armes ; çà et là mille bijoux les plus précieux. Enfin il n’est pas possible d’exprimer jusqu’où allait la magnificence et la richesse, soit du cercueil et du tombeau, soit des bâtiments où il était placé. Non seulement on y avait dépensé des sommes immenses, mais il en avait encore coûté la vie à bien des hommes. Outre les gens du palais qu’on y avait fait mourir, on comptait par ouan[149] les ouvriers qu’on y avait enterrés tout vivants. On vit tout à coup les peuples, qui ne pouvant plus supporter le joug, coururent aux armes au premier signal de révolte. Et ces ouvrages du Mont Li n’étaient pas encore achevés, que Tcheou tchang vint camper au pied ; et bientôt après Hang si rasa ces vastes enceintes, brûla ces beaux édifices, pénétra dans ce superbe tombeau, en enleva toutes les richesses, et fit de cette sépulture un lieu d’horreur : du moins le cercueil y était encore. Un berger, dit-on, cherchant au milieu de ces masures une brebis égarée, y laissa tomber du feu. Ce feu prit, gagna le cercueil et le consuma. Jamais prince assurément n’a poussé plus loin que Chi hoang la magnificence, surtout en matière de sépulture. Voilà quelles en ont été les suites. Peut-on rien entendre de plus funeste ?

Reprenons. Il est constant par l’examen de l’histoire, qu’où il y a eu plus de vertu, il y a eu moins de faste, même en ce qui regarde les sépultures ; que ceux, qui de l’aveu de tout le monde, ont été les plus éclairés de nos anciens, se trouvent aussi être ceux qui s’en sont le plus éloignés ; que ceux qui se sont piqués de magnificence en ce point, sont gens qui n’ont eu nulle réputation de sagesse et de vertu ; que les moins éclairés et les moins vertueux sont ceux qui ont porté le plus loin le faste et la magnificence ; que les tombeaux et les miao les plus somptueux et les plus riches sont bientôt pillés et détruits. Peut-on délibérer après tout cela sur le parti qui est à prendre ?

Il fut un temps que les Tcheou commençant à dégénérer, donnaient dans le faste et les dépenses. Le reste du gouvernement s’en sentait. Ven vang, prince éclairé, leur succéda : il aperçut la cause du mal : il y apporta remède : il fit revivre l’honnête épargne ; il en donna le premier l’exemple. Cet exemple eut tant d’effet, qu’il remit le gouvernement sur un bon pied : son règne fut florissant, et il eut une nombreuse postérité, et c’est lui dont notre Chi king, dans l’ode Se kan célèbre la mémoire. Au contraire Nien kong roi de Lou, se piqua d’élever de belles terrasses, d’enfermer de vastes parcs, et d’orner magnifiquement les salles de ses ancêtres. Il mourut sans postérité, et le Tchun tsiou[150] ne l’épargna pas. Qu’on préfère après cela le faste à l’économie. V. M. en montant sur le trône, témoigna faire cas de celle-ci ; elle en donna plus d’une preuve. On admira surtout sa modération dans les accommodements qu’elle se proposa de faire à l’ancienne sépulture de sa maison. Elle a bien changé de méthode dans la nouvelle sépulture qu’elle a entreprise à Tchang lin. Que de terrasses élevées ! ou plutôt que de montagnes faites à la main ! Pour cela combien de cercueils particuliers remués ? On les peut compter par ouan. Combien d’argent faut-il dépenser ! Les frais passent déjà cent ouan. Les morts vous en haïssent, les vivants souffrent et murmurent. La vapeur de ces gémissements et de ces imprécations trouble les saisons et cause la stérilité.

Je suis un homme sans lumières, mais enfin voici comme je raisonne. Si les morts ont connaissance de ce qui se passe ici, certainement en bouleversant tant de cercueils, vous vous êtes fait bien des ennemis parmi eux. Que si ce qui se passe parmi nous est entièrement ignoré des morts, à quoi bon tant dépenses pour la sépulture d’un homme ? C’est donc uniquement pour attirer les yeux des vivants. Or ce qu’il y a de gens sages et vertueux, bien loin de les approuver ces dépenses, ne les voient qu’avec regret. Le peuple qui en est vexé, ne goûte point qu’on lui donne à si grands frais des leçons de piété filiale. Reste donc quelques gens dépourvus de sagesse et de vertu, qui donnant eux-mêmes dans le faste selon leur portée, pourront applaudir à cette entreprise. Leur approbation a-t-elle de quoi vous flatter ? Vous êtes né, prince, avec un naturel plein de bonté, de sincérité, de droiture, et avec un esprit supérieur : jamais prince ne fut plus capable d’illustrer sa dynastie, et de suivre de près nos anciens sages, nos anciens empereurs, et même les plus sages d’entre eux. Que vous imitiez au contraire les fautes d’un aussi méchant prince que Chi hoang ; que comme lui, au préjudice du repos et de la sûreté de votre empire, contre le sentiment de ce qu’il y a de gens sages et vertueux, vous entrepreniez ces superbes et inutiles travaux ; et que vous achetiez à ce prix les vains applaudissements de quelques flatteurs, gens sans mérite ; rien n’est plus triste et je ne puis m’empêcher d’en rougir pour vous. Vous avez bien d’autres modèles à vous proposer. Dans l’antiquité, Hoang ti, Yao, Chun, Yu, Tang, Vou vang, Tcheou kong. Dans des temps moins reculés Vou kong, Yen liu, Confucius, etc. Mais sans remonter encore jusque-là, vous avez dans l’exemple de Hiao ouen un de vos ancêtres, ce qu’il convient de faire en ce genre, et dans celui de Chi hoang ce qu’il est à propos d’éviter. Pour conclusion, je vous conseille d’abandonner les travaux de Tchang lin ; de vous fixer à l’ancienne sépulture, et de régler par une délibération de tous vos Grands les accommodements qui doivent se faire.


Une glose dit que Tching ti parut d’abord touché du discours de Lieou hiang, mais qu’il ne suivit cependant point son conseil.


Autre remontrance du même Lieou hiang au même empereur Tching ti, sur ce qu’il abandonnait le gouvernement aux parents de l’impératrice.


Prince, il n’est point d’empereur, qui ne souhaite maintenir dans son État le bon ordre et la paix pendant son règne, et qui ne se propose de transmettre sa couronne à ses descendants ; cependant les grandes révolutions ne sont pas rares ; et il est encore moins rare de voir dans les États du moins de dangereux troubles. On cite, et je le crois vrai, que la plus ordinaire et la plus immédiate cause de ces malheurs, est la faute que font les princes, de donner, ou de laisser prendre trop d’autorité à certains de leurs sujets. Cela paraît évident par un grand nombre d’exemples que nous en fournit l’ancien livre Tchun tsiou[151]. Dans des temps plus voisins du nôtre, Tchao vang roi de Tsing, vit son État dans le dernier désordre, pour avoir rendu trop puissants les frères de sa mère. Encore fut-il heureux de trouver deux sujets fidèles et intelligents, qui le soutinrent. Eul chi successeur de Chi hoang se reposa de tout sur Tchao kao. Celui-ci commença par éloigner tous ceux qu’il jugea capables de lui faire ombrage ; après quoi il abusa librement de son pouvoir. La révolte suivit bientôt. Eul chi perdit l’empire et la vie. Cet exemple n’est pas ancien, puisque c’est à ce prince le dernier de Tsin, qu’a succédé la dynastie Han.

Mais cette dynastie elle-même nous fournit un exemple encore plus récent : dès la seconde génération elle se vit prête à périr. Les Liu, que la faveur de l’impératrice issue de cette maison, avait rendus excessivement riches et puissants, s’étaient emparés du gouvernement. Il n’y avait d’honneurs et d’emplois que pour eux, ou bien pour leurs créatures. Ils avaient le commandement des troupes, tant du nord que du midi ; leur orgueil et leur fierté allait encore plus loin que leur pouvoir. Ils n’avaient plus qu’un pas à faire, pour monter sur le trône : ils se disposaient à le faire, quand les heou de Kiang et de Tchu hi, soutenus de quelques autres de leur caractère, avec un zèle et un courage digne d’eux, s’opposèrent aux Liu, les exterminèrent, et assurèrent le trône aux Lieou[152].

Les Ouang[153] sont aujourd’hui ce que les Liu étaient alors. On en compte jusqu’à vingt-trois qui sont élevés aux plus grands honneurs. Un d’eux, généralissime de vos troupes, dispose de tout en maître, et comme il lui plaît. Cinq autres qui sont de cette même famille de Lieou, portent le faste et l’insolence au plus haut point. Ils couvrent souvent du prétexte du bien public leur cupidité, leurs violences, et quelquefois même les passions les plus basses et les plus honteuses. Quand ce prétexte ne peut avoir lieu, leur ressource est le nom de l’impératrice et le vôtre. Ils font sentir ce qu’ils lui sont, et ce qu’elle vous est, et sous ce titre ils osent tout. Il n’y a dans les premières charges des grands tribunaux que des gens de leur main. Est-on de leur cabale, les applaudit-on ? On monte bientôt aux premiers emplois. Témoigne-t-on n’en vouloir pas être ? On ressent bientôt les effets de leur vengeance. Heureux celui auquel il n’en coûte pas la vie. Ils ont à leurs gages une troupe de grands parleurs, qui ne cessent de les prôner partout. Vos ministres mêmes sont dans leurs intérêts.

Voilà dans la vérité, grand Prince, voilà sur quel pied sont les Ouang, tandis que les princes de votre maison sont dans l’oubli. On a soin d’éloigner par mille artifices, ceux d’entr’eux en qui l’on sent du mérite. On vous rappelle souvent, pour vous inspirer de la défiance à leur égard, les exemples des princes de Yen[154] et de Kai tchi ; mais on évite de vous parler des Liu[155] et des Ho. Enfin, jamais le hoang fou sous les Tcheou ; jamais le heou de Yang sous les Tsin ; jamais les Liu, et les Ho sous les Han vos prédécesseurs, n’ont été à un si haut point de crédit et de puissance, que le sont les Ouang sous votre règne. Un même État ne souffre point deux puissances si extrêmes. Ou votre maison est dans le dernier danger, ou celle des Ouang doit périr. Souvenez-vous de qui vous descendez. Ne serait-il pas honteux pour vous de laisser passer l’empire à de simples alliés, et de réduire à la plus vile condition ceux qui sont de votre sang ? Si vous n’êtes point assez sensible à vos intérêts personnels, songez à soutenir la splendeur du palais de vos ancêtres. Il y va de votre honneur. Il y va même de l’honneur de l’impératrice. Car c’est une règle établie dès l’antiquité la plus reculée, qu’une femme doit préférer la famille de son mari, où elle est entrée, à celle dont elle est sortie. Il faut s’y prendre de loin pour assurer le bonheur des États. Il faut prévenir les troubles avant qu’ils arrivent. En user autrement, c’est tout risquer.

Il est encore temps, si vous le voulez : mais croyez-moi, ne tardez pas. Approchez de votre personne, et faites entrer dans le gouvernement, les princes de votre sang qui ont du mérite ; mais surtout donnez-y moins de part à vos alliés. Hiao ouen les en exclut, et son règne fut tranquille. Que vos alliés soient riches de vos bienfaits en considération de l’impératrice ; qu’ils aient de quoi se soutenir dans la suite sur un bon pied : mais que votre maison règne et gouverne ; c’est l’avantage réel des deux maisons. C’est le moyen que toutes deux, chacune en son rang, durent et fleurissent pendant plusieurs siècles. Que si V. M. en use autrement, il y a tout sujet de craindre qu’on ne voie encore de nos jours les tragiques évènements dont j’ai parlé, et que vous ne laissiez à la postérité un triste souvenir de votre règne.


Une glose dit : Tching ti ayant lu cette remontrance, fit venir Lieou hiang en sa présence ; et témoignant par des soupirs être fort touché de son discours, lui dit : Soyez en repos. Comptez que je vais penser et pourvoir à ce que vous m’avez représenté. De plus, il l’éleva sur-le-champ à un emploi fort considérable.

Sur la fin du règne de Tching ti, on donnait dans toutes sortes de superstitions et de prétendus secrets, particulièrement dans la recherche d’une espèce d’immortalité. Dans le recueil dont je tire ces pièces, on met un discours de Kou yong qui représente à l’empereur la vanité de ces recherches, et qui conclut par l’exhorter à ne point permettre qu’aucun de ces charlatans paraisse à sa cour. Toute sa preuve consiste en des exemples tirés de l’histoire, (fond ordinaire de l’éloquence chinoise). Ainsi l’indiquer comme je fais, c’est donner l’extrait de son discours.


Placet de Mei fou présenté à l’empereur Tching ti, en faveur de la famille de Confucius.


Prince, on dit communément qu’il faut que chacun se conforme au rang qu’il tient ; que celui qui en use d’une autre sorte, s’expose à déplaire au prince, et à ressentir les effets de son indignation. Suivant cette maxime, je devrais me taire, et n’étant qu’un petit officier, je ne devrais rien proposer de considérable ; mais j’avoue que je ne goûte point cette maxime. La crainte des supplices, et l’espérance d’une plus haute fortune ne sont point ce qui me touche. En me taisant, conformément au rang peu élevé que je tiens, je puis passer tranquillement mes jours, il est vrai : mais aussi après ma mort, mon nom sera plus tôt oublié que mon corps ne sera pourri. Or il n’y a point de repos, ni même de fortune, que je veuille acheter à ce prix : mon ambition ne se borne point à cette vie. Je cherche à mériter qu’après ma mort on grave mon nom sur des monuments de pierre, et qu’on me voie gravement assis dans une salle élevée, devant laquelle soit une belle cour. J’aurais un vrai regret d’avoir passé ma vie sans être[156] utile à ma patrie, et d’avoir mérité par là d’être aussitôt oublié après ma mort.

Voilà ce qui m’occupe jour et nuit ; et c’est aussi ce qui m’engage à vous présenter ce placet. On dit communément, et il est vrai, que conserver les autres, c’est le moyen de se maintenir soi-même ; et que c’est se fermer à soi-même le chemin, que de le fermer aux autres ; selon que chacun fait le bien ou le mal, il en reçoit la récompense ou la peine. Chi hoang éteignit les Tcheou, et envahit les six royaumes. Sous lui la vertu fut sans honneur et sans récompense. Sous lui cessèrent les cérémonies en l’honneur des chefs de nos trois fameuses dynasties. Enfin il fit ce qu’il put pour éteindre la vraie[157] doctrine. Aussi mourut-il dans l’alarme et dans le trouble, son fils fut tué, et avec lui sa postérité fut éteinte : punitions qui répondent parfaitement à sa conduite à l’égard d’autrui.

Vou vang tint une autre conduite. Avant que d’être descendu du char qui lui servit à remporter la victoire, il donna ses ordres pour conserver les descendants de nos cinq Ti. Il fit prince de Ki un des Hia[158], et prince de Song un des Yng, afin qu’ils fussent en état de continuer les cérémonies à l’égard des chefs de ces familles, et pour montrer en même temps qu’il ne prétendait pas tellement posséder l’empire, qu’il n’en fît bonne part à d’autres. Aussi sa famille en récompense se multiplia si fort, que le nombre de ceux qui apportaient les tablettes de leurs pères dans la salle des ancêtres, formait comme le cours d’un beau fleuve. Aujourd’hui la famille royale des Yng n’a point d’héritiers directs qui soient en place. Tching tang, qui en fut le chef, n’a personne qui continue en son honneur les cérémonies ordinaires. Ne serait-ce point pour cela que vous n’avez point encore d’héritier ?

Suivant l’interprétation que Kou leang donne à un endroit du Tchun tsiou, Confucius et sa famille descendent des Yng. Votre Majesté ferait fort bien de les honorer du titre de successeurs en chef de cette famille royale, pour en continuer les cérémonies. Il est vrai qu’ils n’en descendent qu’en ligne collatérale : mais qu’importe ? Le premier d’une famille qui devient prince, entre bien en possession de président des cérémonies, quoique ce fût auparavant le droit d’un autre[159]. Un prince d’un mérite rare, quoique né d’une femme du second ordre, est bien quelquefois préféré[160] au fils de l’épouse. D’ailleurs une ancienne tradition dit : Les descendants des gens de mérite et de vertu, ne doivent point être sans terres. A plus forte raison ceux de Confucius, cet homme si sage et si vertueux, qui de plus a l’avantage de descendre des Yng. Tching tang faisant les funérailles du grand Tcheou kong son oncle, ne le traita qu’en tchu heou. Hoang tien[161] trouva, dit-on, que c’était trop peu, et le témoigna par un grand orage.

Aujourd’hui la salle de Confucius est peu honorée, et ses descendants sont au rang du petit peuple. Qu’un si grand homme ne soit respecté dans les cérémonies ordinaires, que par des gens d’une si basse condition, ce n’est pas l’intention des Hoang tien. Confucius, sans posséder aucun royaume, a eu toutes les qualités d’un grand roi. C’est pour cette raison que Kou leang l’appelle roi sans royaume. V. M. peut donc en sa considération accorder à ses descendants ce que je propose. Outre que je ne doute point que cette bonne action ne contribue au bonheur de votre empire, c’est le moyen d’éterniser votre mémoire. Voici pourquoi. Jusqu’ici ce n’a point été l’usage qu’on honorât les grands hommes dans leurs descendants. Les sages rois qui vous succèderont, suivront cet usage, et l’on se souviendra éternellement qu’il aura commencé sous votre règne. Est-ce une chose à négliger ?


Sur cette pièce, l’empereur Cang hi dit : le but de Mei fou était de faire illustrer la famille de Confucius, pour obtenir plus sûrement ce qu’il prétendait.

Une glose dit que Tching ti accorda à la famille de Confucius, ce que Mei fou proposait.


Sous Tching ti, à l’occasion de quelques phénomènes extraordinaires, un prétendu astrologue proposa d’envoyer une grosse armée contre les Barbares du nord ; il ajouta que quand l’armée serait en état, le premier officier considérable qui ferait quelque faute, il le fallait faire mourir ; que par là on imprimerait du respect aux autres ; qu’on répandrait la terreur chez les barbares ; qu’on détournerait les mauvais augures, et que tout réussirait. Tching ti donnant à demi dans ce projet, demanda à Ouang kia ce qu’il en pensait. Celui-ci répondit par écrit en ces termes.


Ce n’est point par des paroles, mais par des actions de vertu, qu’il faut chercher à toucher et à gagner le cœur des peuples. C’est par une vertu réelle et solide, et non par de beaux dehors, qu’il faut répondre et obéir à Tien. Non, il n’est pas permis, et il est encore moins facile d’imposer au petit peuple. Bien moins est-il permis ou possible de tromper Chang tien, et d’échapper à ses pénétrantes lumières[162]. Quand il fait paraître des phénomènes extraordinaires, c’est pour retenir les princes dans le devoir, ou bien pour les y rappeler. S’ils profitent de cet avis, et qu’ils pratiquent tout de bon la vertu, le cœur des peuples est content, et Tien a ce qu’il prétend.

Pour ce qui est de ce que disent certains discoureurs, qui prennent occasion de tout pour se faire valoir, et qui prétendent voir dans les astres, la nécessité et le succès de ces expéditions contre nos voisins, je suis bien éloigné de trouver dans leurs discours la vraie manière de répondre et d’obéir à Tien. Il me semble y voir au contraire les tristes préliminaires des plus funestes révolutions. Rien de plus effrayant, il est vrai, que de voir un officier considérable, traîné pour la moindre faute les mains liées derrière le dos, et venir à la porte du palais subir le plus honteux supplice. Mais cet appareil de terreur empêcherait-il qu’on ne dît avec vérité, qu’il est toujours dangereux de remuer sans nécessité ; et que les avis de ces discoureurs n’étaient point des avis à suivre. Pour moi dans les conseils qu’on vous donne, voici tout ce que j’y vois ; ou flatteries, pour vous engager dans les entreprises réellement très périlleuses ; ou raisonnements frivoles fondés sur de nouvelles conjectures, pour vous porter à une sévérité outrée. Or y a-t-il rien de plus capable de gâter le prince le plus vertueux, que la flatterie ? Y a-t-il rien de plus propre à attirer la haine et les imprécations de ses sujets, que des expéditions aussi périlleuses que peu nécessaires ?

Pour ce qui est de ces raisonnements frivoles fondés sur de vaines conjectures, ils donnent visiblement atteinte à la vraie doctrine ; et la sévérité outrée qu’on veut par cette voie vous inspirer, est diamétralement opposée à la clémence et à la bonté : vertus dont se sont toujours piqués les plus grands princes. Autrefois Mou kong roi de Tsing, préféra l’avis de certain discoureur, aux sages conseils du vieux général Pe li lu. Il lui en coûta la ruine entière de son armée. Mou kong alors reconnut hautement sa faute, mais trop tard ; son armée était défaite. Croyez-moi, ce qui est le plus capable de rendre un prince fameux dans les siècles à venir, c’est son habileté à discerner ceux qui cherchent à lui imposer ; et son attention à ne pas donner aisément dans les avis de gens sans expérience et sans sagesse. V M. peut s’en convaincre, en lisant l’histoire : je l’y exhorte autant que je le puis ; et je la conjure surtout de ne point s’en tenir sans examen aux premiers conseils qu’on lui donne.


L’empereur Ngai ti avait un favori nommé Tong hien. Il le comblait d’honneurs et de biens : c’est ce qui faisait gémir tout le monde. Ouang kia fit sur cela une remontrance à l’empereur. Après y avoir exposé fort au long les faveurs de l’empereur à l’égard de Tong hien ; les richesses, l’orgueil, et le faste de ce favori ; il rapporte l’exemple de deux personnages que la faveur avait ainsi élevés sous d’autres règnes, et que leur fortune avait tellement aveuglés, qu’ils avaient enfin mis le trouble dans l’État, et s’étaient perdus eux-mêmes. Il conclut par presser l’empereur de bien peser ces deux exemples et d’autres des siècles passés, et de modérer ses bienfaits à l’égard de Tong hien, ne fut-ce que pour le bien même de ce favori, à qui des faveurs si outrées ne pouvaient manquer de nuire. L’histoire dit que cette remontrance ne plut point à Ngai ti, et qu’il n’en aima pas moins Tong hien ; que cependant, comme s’il avait eu quelque honte d’aller
ouvertement contre la remontrance, il prit un détour pour augmenter les grands biens de son favori. L’impératrice régnante produisit une ordonnance vraie ou supposée, par laquelle l’impératrice douairière léguait à Tong hien un domaine de deux mille familles. Cette ordonnance fut remise à Ouang kia ministre d’État, pour en procurer l’exécution, Ouang kia aussitôt la cacheta, et la remit à l’empereur ainsi cachetée, avec une seconde remontrance, où il lui dit ce qui suit.


On le dit, et il est vrai, c’est proprement Tien qui est le maître des dignités et des terres. Aussi le Chi king dit-il en parlant des souverains, Tien députe sous ses ordres un homme capable et vertueux. C’est donc la place de Tien que tiennent à cet égard ceux qui règnent. Qu’y a-t-il de plus propre à leur inspirer dans la distribution des grâces et des faveurs, une sérieuse attention et une crainte respectueuse ? Quiconque en effet les distribue mal, en est presque toujours puni par les murmures et par les malédictions des peuples, par le dérangement des saisons, par les maladies, et par d’autres malheurs semblables. On ne peut pas être plus alarmé que je le suis, de voir d’un côté que V. M. est toujours valétudinaire et de l’autre, qu’une bienveillance excessive pour un favori, vous fait prodiguer en sa faveur les plus hauts titres, épuiser vos trésors, craindre, pour ainsi dire, qu’ils ne suffisent pas pour lui ; enfin vous dégrader en quelque façon, et vous abaisser vous-même pour l’élever.

Hiao ouen un de vos ancêtres, eut envie d’élever certaine terrasse. Sur le devis qu’on lui fit de ce qu’elle pourrait coûter, quoique la somme fût modique, et ne passât pas cent kin[163], il y renonça malgré son inclination. Hien votre favori l’entend bien mieux. Il n’est point rare de le voir, tout sujet qu’il est, tirer du Trésor royal jusqu’à mille kin, pour en gratifier quelque famille. C’est ce qui depuis l’antiquité la plus reculée ne s’était point encore vu. Aussi n’entend-on dans tout l’empire que des imprécations contre lui. C’est un proverbe de village, que qui se fait montrer au doigt, ne meurt point de maladie. Je tremble pour Tong hien ; j’apprends néanmoins qu’on produit une ordonnance de la feue impératrice, suivant laquelle on prescrit aux ministres d’État et aux autres, de le mettre encore en possession de ce qui faisait ci-devant le domaine de trois heou. Pour moi, je vous l’avoue, je penche à croire que ces nouveaux tremblements de terre, ces écroulements de montagnes, ces éclipses de soleil, sont des avis qu’on vous donne, de ne pas élever le sujet au-dessus du prince. On voit depuis longtemps Hien comblé de vos bienfaits, les dédaigner insolemment ; après avoir reçu de vous quelques terres, vous en demander l’échange ; après l’avoir obtenu, revenir sans cesse à la charge, et vous fatiguer par de nouvelles demandes ; lui toujours importun et toujours insatiable ; vous toujours facile et condescendant à ses désirs et à ses caprices. On le voit, depuis longtemps. Mais comme rien n’est plus contraire au respect qui vous est dû, et au bien de votre État ; il n’est pas un de vos bons sujets qui ne le voie avec douleur.

Vous avez une santé faible, vous n’avez point encore d’héritier. Ces circonstances exigent de vous une singulière application à gagner le cœur de Tien, à vous rendre aimable à vos sujets, et à mériter par là une heureuse protection. Cependant vous ne pensez à rien moins. Tout occupé de la fortune d’un homme vous négligez le reste, même votre propre santé. Quoi, se peut-il faire, que vous soyez si peu sensible à ce qui soutint Kao tsou dans tant de travaux et tant d’exploits, je veux dire au désir et à l’espérance de perpétuer le trône dans votre race ? Le livre Hiao king[164] dit : s’il se trouve à la cour d’un prince sept officiers vraiment zélés, qui aient assez de courage pour faire de respectueuses remontrances dans l’occasion ; quand ce prince d’ailleurs serait peu réglé, il ne perd pas pour cela l’empire. Si j’ose aujourd’hui, remettre à V. M. cette ordonnance bien cachetée, ce n’est pas que je manque de respect pour les ordres de la cour, ce n’est pas que je cherche à périr en vous offensant ; c’est que je n’ose la produire ; c’est que pour l’honneur de V. M. et pour le bien de son État, je crains infiniment que le public n’en ait connaissance. Ce que j’en sais, et ce que j’en dis, ce n’est point pour me faire valoir, ni pour vous vanter mon zèle. Daignez examiner vous-même, quel autre motif pourrait m’engager à ces remontrances réitérées, malgré le danger auquel elles m’exposent.


L’empereur Cang hi loue fort les deux remontrances de Ouang kia, surtout celle que j’ai traduite. On cite aussi divers auteurs, les uns morts, les autres vivants, qui louent cette pièce. Ouang kia périt, non pas précisément pour ces remontrances, mais pour quelque autre affaire que la vengeance de Tong hien lui suscita, il fut mis en prison, et il s’y laissa, dit-on, mourir de faim. Son triste sort, dit Tching te sieou, ferma la bouche à ce qui restait de gens zélés.


Sous le même empereur Ngai ti, Tan yu prince tartare au nord-ouest de la Chine, écrivit une lettre de soumission, par laquelle il demandait l’agrément de sa Majesté, pour venir en personne lui rendre hommage. La plus grande partie des ministres et des conseillers d’État, regardèrent cette demande comme une occasion de faire de gros frais qu’ils jugeaient assez inutiles. Yang yong fut d’un avis contraire, et présenta sur cela une remontrance à l’empereur. Il y déduit fort au long tous les embarras que ces peuples ont donné depuis les Tsin. Il représente que c’est en même temps un honneur et un avantage pour la Chine, que ces peuples se soumettent. Il ajoute qu’on ne peut rejeter la proposition de Tan yu sans l’irriter ; et qu’on ne peut l’irriter, sans que l’empire s’en ressente longtemps. L’empereur sur cette remontrance, accepta la proposition de Tan yu, et lui envoya l’agrément qu’il demandait. Dans le livre dont ces pièces sont tirées, on met en marge quelques réflexions, qu’un ancien auteur nommé Hou yu, fait sur l’évènement dont il est parlé dans celle-ci.

Plusieurs de nos empereurs, dit cet auteur, voyant tout tranquille au-dedans, ont été tentés de faire au-dehors des conquêtes, et se sont piqués de soumettre des peuples, qui n’avaient pu être soumis par les dynasties précédentes. Tel fut entre autres Vou ti, un des Han, qui pendant plus de trente ans occupa de grosses armées contre ses voisins au nord-ouest, et sans succès. Au contraire, sous les règnes de Suen ti, Yuen ti, Tching ti et Ngai ti, princes, qui ne pensaient à rien moins qu’à faire des conquêtes, on vit de ces peuples se soumettre, particulièrement du temps de Ngai ti, sous le règne duquel la dynastie Hou était bien déchue, Ou sun[165] rendit hommage selon les rits, et plus de cinquante petits princes de ces régions occidentales, avaient un sceau qu’ils recevaient de notre empereur.

Quoique rien en apparence ne pût être plus glorieux et plus avantageux pour la Chine, pour moi quand je la considère dans cette situation, je la compare à un grand arbre qui pousse de longues branches et un épais feuillage, mais dont les vers attaquent le tronc et la racine. L’arbre tout beau qu’il paraît, est en grand danger. Aussi nos sages rois de l’antiquité s’occupaient du soin de bien régler le dedans de leur empire : ils en faisaient leur capital, et ils étaient bien éloignés de le négliger pour former des desseins au loin. O qu’ils l’entendaient bien ces grands hommes !

Kong quang ministre sous Ngai ti, proposa à ce prince de détruire les palais de ceux de ses ancêtres, dont le temps et le rang était passé. La proposition en général parut raisonnable. Toute la difficulté fut sur le palais des Hia vou[166], sur lequel les avis furent partagés. Quan le, Pong suen, et quelques autres étaient du sentiment qu’il fût détruit, disant que quoique Hiao vou eût été un très grand prince, et que l’empire lui eût de grandes obligations, cependant son temps était expiré, et que suivant les degrés de succession et de parenté, son palais se devait aussi détruire. Lieou hing, Ouang-chun, et quelques autres furent d’un avis contraire. Ils présentèrent sur cela de concert un petit discours à l’empereur. Il est employé tout entier à faire valoir le règne de Hiao vou, qui, selon ce qu’ils en disent, et ce qu’en dit l’histoire, fut un très grand prince, et surtout un grand conquérant. Ils finissent par dire que les King[167] n’ont rien déterminé clairement sur le nombre des degrés, dont ces palais peuvent subsister ensemble. Ils montrent par quelques exemples qu’il y en a eu pour sept générations en même temps. Ngai ti suivit ce dernier avis, et le palais de Hiao vou fut conservé.


A Ngai ti succéda Ping ti, dont le règne fut de peu de durée ; Vang puen s’empara du trône, et la dynastie Han fut interrompue pendant plus de vingt ans. Sieou autrement dit Ouen chou, petit fils de Kao tsou, la releva à la neuvième génération : et les Han remontés sur le trône l’occupèrent encore près de deux cents ans. Ce restaurateur de la dynastie Han a été surnommé Quang vou.
L’an 27 de son règne, quelqu’un lui présenta un mémoire pour engager à faire la guerre aux barbares du nord-ouest ; il répondit à cette proposition par la déclaration suivante.


Je me souviens d’avoir lu dans Hoang che kong, que ce qui est flexible et en apparence faible, l’emporte sur ce qui est roide et fort. C’est une allusion qui fait voir que ce qu’on appelle force et puissance, doit céder et cède en effet à la douceur et à la vertu. Aussi a-t-on coutume de dire que quand un prince est vertueux, ce qui fait son plaisir, fait aussi celui de son peuple. Au lieu que, quand le prince est sans vertu, ses plaisirs sont de nature à ne pouvoir être goûtés de ses sujets. L’on ajoute avec raison, que les plaisirs du premier sont durables et sont même sa sûreté ; mais que ceux du second sont courts et causent se perte. Celui qui cherche des affaires au-dehors, se fatigue sans nul profit. Celui qui se borne à celles du dedans, les conduit sans embarras et heureusement jusqu’à la fin. Voit-on le prince tranquille ? On s’attache à lui. A-t-il des affaires embarrassantes ? Bien des brouillons en profitent. De là vient cette maxime : celui qui cherche à étendre son domaine, le rend désert et stérile. Celui qui cherche à croître en vertu, voit en même temps croître ses forces. Est-on content de ce qu’on a ? On le conserve sans grand mouvement. Veut-on envahir ce qui est à d’autres ? Il faut se fatiguer à nuire et à détruire. Des victoires de cette nature sont dans le fond de vraies défaites. Mon gouvernement est encore très imparfait ; mon empire souffre souvent des calamités publiques ; mon pauvre peuple a peine à vivre, et passe assez tristement ses jours. Que serait-ce, si par des entreprises à contre temps, j’augmentais encore sa misère ?


Sur cette pièce l’empereur Cang hi, dit : Quang vou avait été bien longtemps à la tête des armées[168]. Il savait combien la guerre fait souffrir les peuples. Il n’est pas surprenant qu’il prenne ainsi garde à ne s’y pas engager sans nécessité.

Une glose dit que depuis cette déclaration, personne ne s’avisa de proposer à Quiang vou des projets de guerre.


Ming ti quatrième fils de Quang vou fut son successeur. Étant tai tze[169], il avait pour précepteur Ouen yong. Celui-ci étant infirme, demanda par un placet à se retirer de la cour. Ming ti alors empereur fit au placet de Ouen yong une réponse par écrit, telle que je vais la traduire.


J’ai eu le bonheur dès ma plus tendre jeunesse d’étudier sous vous pendant neuf ans. Malgré vos soins je suis encore un homme sans pénétration et sans lumière. Nos cinq King ont de l’étendue : les paroles de nos anciens sages dont ils sont pleins, sont mystérieuses et profondes. C’est tout ce que peuvent faire les génies du premier ordre, que de les pénétrer à fond : chose bien au-dessus de la portée d’un homme sans génie, et sans talent, tel que je suis. Votre secours me serait encore très utile, et je sens combien peu je mérite ce que vous me dites d’obligeant, en demandant à vous retirer. D’autres que vous ont usé de termes à peu près semblables à l’égard de certains de leurs disciples : mais ces disciples étaient en effet gens habiles, qui avaient parfaitement pénétré nos King. D’ailleurs ils étaient obligés par des devoirs pressants, et par des affaires de famille, de s’éloigner de leur maître. Ils lui en témoignaient leur chagrin, et le maître leur répondait par des marques d’estime qu’ils méritaient. Pour moi, je ne mérite point celles que vous me donnez dans votre placet. Mais puisqu’absolument vous voulez vous retirer, je n’ose m’y opposer : je vous recommande seulement de ménager votre faible santé, de ne rien épargner pour cela ; enfin de faire le cas que vous devez de votre précieuse personne[170].


Tchang ti succéda à Ming ti son père. La seconde année de son règne il y eut une grande sécheresse. Des donneurs d’avis attribuèrent cette calamité à ce qu’on n’élevait pas les parents de l’impératrice mère. Aussitôt on proposa à l’empereur de les élever. L’impératrice mère s’y opposa et fit publier la déclaration suivante.


Ces discoureurs qui attribuent la sécheresse à ce que mes parents sont sans dignités, parlent ainsi, ou pour me flatter, ou par quelque secret intérêt qui les anime. Ce qu’ils disent est sans fondement. Cinq frères[171] d’une impératrice furent faits Heou en un même jour. Cela ne produisit pas la moindre pluie. Chacun sait les troubles qu’ont causé sous d’autres règnes les parents des impératrices. C’est pour prévenir de semblables malheurs, que le feu empereur et moi nous avons jugé, qu’il ne convenait point que mes parents eussent part au gouvernement. J’en ai souvent averti mon fils qui règne aujourd’hui. Voici cependant qu’on le presse d’élever les Ma[172] sur le pied des Yu[173]. Cela est-il raisonnable ? J’ai l’honneur d’être Impératrice, c’est-à-dire, la mère[174] de l’empire. Les habits que je porte, sont de soie, mais simples et sans broderies. Ma table n’est ni magnifique ni délicate. Mes gens sont vêtus des étoffes les plus communes : je ne dépense ni en parures ni en parfums. Ma vue en cela est de servir d’exemple principalement à mes parents, et de les porter à faire de même. Au lieu d’imiter en cela ma conduite, je sais qu’ils en font un sujet de raillerie, et qu’ils regardent ma frugalité et ma modestie comme une épargne sordide. Je passais il y a quelque temps par la porte nommée Yo tong ; j’y rencontrai un de mes parents. M’étant arrêtée un moment pour demander de ses nouvelles, je vis à sa suite un long fleuve de chariots, une leste et nombreuse troupe de gens à cheval, dont chacun semblait un dragon volant. Les moindres de ses domestiques étaient tous richement vêtus. Comme ses gens et les miens étaient trop proches, je ne voulus pas me fâcher, ni lui faire publiquement une réprimande. Mais, pour lui aider à se reconnaître, j’ai eu soin, sans dire pourquoi, qu’on lui retranchât ses pensions d’un an. Je ne vois pas malgré cela qu’il travaille à se corriger, ni qu’il témoigne être sensible aux calamités publiques ! Qui connaîtra les sujets, dit-on ordinairement, si ce n’est le prince ? Je connais en effet mes gens, et mes parents mieux que les autres. Non, quoiqu’on en puisse dire, je ne veux point m’éloigner des sages vues du feu empereur, ni dégénérer de la vertu de feu mon père[175]. Je n’ai garde de renouveler ce qui a déjà une fois fait tomber la dynastie Han.


L’empereur Tchang ti après avoir lu et relu avec de grands soupirs cette déclaration de l’impératrice sa mère, fit de nouvelles instances auprès d’elle, et lui dit.


Depuis longtemps, c’est une coutume de faire vang ou rois les fils de l’empereur, et heou les frères de l’impératrice. L’un n’est guère moins établi que l’autre. Votre modestie et votre désintéressement vous font honneur, il est vrai : mais pourquoi m’empêcher d’être aussi libéral, et aussi bienfaisant que mes ancêtres ? De trois oncles maternels que je voudrais faire heou, un est déjà fort âgé, un autre est infirme. Ainsi, quelles suites y a-t-il à craindre ? Si vous ne vous relâchez, vous me ferez, je vous l’avoue, une peine extrême. Ainsi je vous prie de consentir que sans délai cela se fasse.


L’impératrice répondit aux instances de son fils par la déclaration suivante.


Ce n’est pas à la légère, et sans y avoir bien pensé, que j’ai fait ma précédente déclaration. Je ne cherche point à faire valoir ma modestie au préjudice de votre libéralité. Ce que j’ai en vue, c’est l’avantage réel et solide des deux maisons. Autrefois l’impératrice Teou[176] proposa de faire heou le frère aîné de l’impératrice Ouang[177]. Kao tsou, dit Ya fou, en s’y opposant, régla qu’on n’élèverait à cette dignité que des personnes de la famille régnante, ou de quelqu’une des familles à qui elle aurait d’extrêmes obligations. Or quels sont les grands services de Ma, pour le mettre aujourd’hui de pair avec les Yu ? D’ailleurs il en est ordinairement des familles qu’on élève et qu’on enrichit si fort en si peu de temps, comme de certains arbres auxquels on fait porter deux fois l’année : cela ne peut pas durer. Enfin je ne vois que deux raisons qui doivent faire souhaiter à une famille d’être riche et dans l’abondance ; l’une est pour l’honneur des ancêtres, pour être en état de s’acquitter des cérémonies réglées à leur égard ; l’autre pour être à son aise, et vivre commodément. Mes frères ont de vos bienfaits plus qu’il ne faut pour cela : qu’est-il besoin qu’ils aient un domaine ? Je le redis encore une fois, j’y ai bien pensé. Laissez-là vos soupçons et vos inquiétudes. La plus solide marque de piété que je puisse donner à mes ancêtres, c’est d’assurer la fortune de mes frères, en l’empêchant de trop croître. Nous sommes dans des temps fâcheux. Les grains sont à un prix excessif. Les peuples sont dans la misère. Cela m’occupe et m’afflige jour et nuit. Dans de si tristes conjonctures, que je pense à élever mes parents, et que je leur sacrifie ce que je dois à l’empire, moi qui suis sa mère ? Non, qu’on ne m’en parle plus. On connaît mon naturel ; je suis ferme dans mes résolutions : il est inutile de m’irriter par une opiniâtre résistance. Si nous voyons venir des temps plus heureux, où l’abondance et la paix règnent partout ; alors me bornant au soin de mes petits-fils, je ne me mêlerai plus du gouvernement. Mon fils fera ce qu’il lui plaira.


L’empereur Cang hi loue fort les vues, la sagesse et la fermeté de cette princesse. Elle se sentait, dit-il, des belles instructions et des bons exemples de son père. Son attention et son zèle peuvent servir de règle et de miroir aux impératrices dans tous les siècles.


Tchang ti traitant un jour les grands officiers de sa garde dans un de ses appartements du midi, passa par hasard en s’y rendant, par devant une grande salle, où se gardaient les habits et les meubles, qui avaient été à l’usage de l’impératrice Quang lie, épouse de Quang vou, son grand-père. À cette vue il parut touché : il changea tout à coup de visage, puis sur-le-champ il donna ordre qu’on réservât de tout cela un habit de cérémonie propre de chaque saison plus cinquante cassettes d’habits ordinaires. Tout le reste il le distribua aux vang, leur envoyant par un exprès ce
qu’il avait destiné à chacun deux. Il fit plus pour le vang de Tong ping qui commandait les frontières. Il accompagna son présent d’une lettre. La voici en notre langue.


Le grand officier venu de votre part, m’a instruit de tout ce qui vous regarde, je l’ai écouté moi-même immédiatement, et j’approuve fort toutes vos démarches. Tout éloigné que je suis de vous, je m’occupe souvent de vos embarras et de vos travaux ; vous ne sauriez croire avec quelle tristesse et quelle inquiétude.

Ces jours-ci, traitant les officiers de ma garde dans un appartement du midi, j’ai passé en y allant par devant la salle ou se garde ce qui a autrefois servi à Quang lie. Confucius dit : Quand nous voyons ce qui a été à l’usage d’une personne, dont la mémoire nous doit être chère, et que cette personne n’est plus, les sentiments de tendresse et de regret naissent naturellement dans notre cœur. Je l’ai éprouvé en cette occasion. Vous êtes trop bon fils[178] et trop bon ami, pour ne pas sentir la même chose en recevant ce que je vous envoie. C’est une caisse des habits qu’a laissés l’impératrice Quang lie, et un de ses ornements de tête. Cela pourra vous être de quelque consolation dans les temps que le regret de l’avoir perdue vous affligera le plus. Et vos descendants verront par là quels étaient de nos jours les habits de l’impératrice. La famille de Confucius conserve encore aujourd’hui son chariot, sa chaise, son bonnet, et ses souliers. Telle est la force de la sagesse : quand elle a été singulière, elle rend recommandable pour longtemps. Il serait naturel de vous envoyer en même temps quelque chose de Quang vou. Mais dès la seconde des années nommées Tchong yuen, ce qu’il avait laissé fut départi à tous les Ouang. J’augmente seulement mon présent d’un cheval du pays de Ouan[179]. Cet animal a cela de singulier, qu’il rend du sang par un petit trou qu’il a naturellement sur l’épaule. Une chanson faite sous Vou ti, célèbre certain cheval qu’on nommait céleste, et qui suait, dit-on, du sang. Nous avons dans celui-ci quelque chose d’approchant. Hélas ! Pendant que je vous écris ceci, peut-être actuellement courez-vous pour arrêter quelque irruption ou pour soutenir les postes que nos troupes occupent. Je pense souvent à vos alarmes, et à vos fatigues, et j’y suis tout à fait sensible. Traitez-vous bien, je vous le recommande, et ménagez votre santé[180], je souhaite fort de vous revoir bientôt.


Kiang ké originaire de Tsi était fort pauvre mais fort vertueux. Il se distingua surtout par sa piété envers sa mère qui était veuve. Tout son quartier le loua si fort aux magistrats que l’empereur en fut instruit et le fit ta fou[181]. Kiang ké devenu infirme, obtint au bout de quelque temps la permission de se retirer en son pays. Il ne fut pas oublié dans sa retraite. Tchang ti donna en sa faveur un ordre conçu en ces termes.


Il y a quelque temps qu’un des ta fou, Kiang ké s’est retiré pour cause de maladie. Je souhaite fort d’être instruit de l’état de sa santé. La piété filiale, principe et fondement des autres vertus, en est aussi comme le couronnement. est celui qui sous mon règne s’est le plus distingué par cet endroit. Cet ordre reçu, qu’on lui fournisse du grenier public mille mesures de grain. Qu’à la huitième lune de chaque année le magistrat du lieu lui donne du vin et un mouton, et s’informe de ma part comment il se porte. S’il lui arrive accident[182], que dans les cérémonies ordinaires on emploie un animal du second ordre.


Ho ti quatrième fils de Tchang ti, fut son successeur. Lorsqu’il monta sur le trône, l’impératrice sa mère, conformément aux intentions du feu empereur, publia la déclaration suivante.


L’empereur Hiao vou ayant à punir Ou[183] et Yué, pour fournir aux frais de la guerre, mit en parti le sel et le fer. Les invasions fréquentes des barbares ont été cause que cela s’est continué depuis. Le feu empereur s’est appliqué à diminuer les corvées et les impôts. Quant au parti du sel et du fer le trouvant établi depuis si longtemps, et n’étant pas d’ailleurs sans crainte de guerre, il ne crut pas d’abord y devoir toucher : mais l’expérience lui fit voir que par la malversation des commis, le peuple en était fort incommodé, sans que l’État en tirât grand avantage. Cela lui faisait une vraie peine. C’est pourquoi il a laissé ordre en mourant, de casser le parti du sel et celui du fer ; d’abandonner l’un et l’autre au peuple ; moyennant cependant certains droits payables aux magistrats ordinaires des lieux selon l’ancienne pratique : en conséquence de cet ordre, nous faisons la présente déclaration, et ordonnons qu’elle soit publiée dans tout l’empire, afin qu’on y sache nos intentions, et qu’on s’y conforme.


A Ho ti succéda Chang ti enfant de trois mois. L’impératrice fut régente. Dans le livre d’où se tirent ces pièces, on en met une de cette princesse. En voici l’extrait.

Elle gémit sur la corruption des mœurs ; et l’attribue au peu de soin qu’on prenait d’étudier les King. Elle appelle des personnes de réputation, pour instruire les princes et les princesses du sang. On en comptait alors plus de quarante au-dessus de l’âge de cinq ans. Différentes écoles furent pourvues d’excellents maîtres, sur lesquels cette princesse ne dédaignait pas de veiller avec beaucoup d’attention. Elle en fit autant à proportion pour les jeunes gens de sa propre famille.


Vou ti premier empereur de la septième dynastie nommée Tsin[184], recommande qu’on lui donne des avis avec liberté.


Ce qu’il y a de plus difficile pour un officier, c’est de faire à son prince des remontrances. Si le prince se rend difficile, il ferme la bouche aux plus zélés et aux plus fidèles. Je ne puis y penser, sans pousser de profonds soupirs. Par une déclaration expresse j’ai ci-devant recommandé qu’on me donnât librement les avis qu’on jugerait m’être utiles. Je suis en effet résolu d’en profiter de mon mieux. Pour augmenter cette liberté, voici ce que je déclare : Pourvu qu’une remontrance soit bonne et utile pour le fond, quand elle serait mal conçue, quand même il y serait échappé quelque expression peu mesurée, je ne veux point qu’on en fasse un crime à l’auteur. Qu’on dissimule, ou qu’on pardonne. Et pour bien faire connaître à tout l’empire qu’on peut aujourd’hui sans danger donner des avis à la cour, J’ordonne qu’on élargisse Kong chao et Ki mou fou, qui m’ont si fort perdu le respect.


Kien yuen ti autre empereur de la même dynastie, entreprit de réduire Ou[185], nomma Kiao yang kou général de ses troupes, et l’honora de divers titres, entr’autres de celui de Kai fou. Celui-ci pour s’excuser présenta le discours qui suit.


Votre Majesté par un nouvel excès de bonté, veut me donner le commandement de ses armées, et m’honorer en même temps du titre de Kai fou, etc. J’ai lu cet ordre avec respect, et avec reconnaissance. Mais, prince, depuis dix ans que j’ai commencé à vous servir, je n’ai déjà eu que trop d’emplois honorables et importants. Je sais le peu que je vaux, et combien je méritais peu les emplois dont V. M. m’a honoré. Je mérite encore bien moins ceux dont elle m’honore aujourd’hui. Je sais aussi quelle faute c’est d’abuser trop longtemps de la faveur de son prince. Ces pensées m’occupent jour et nuit, m’inspirent une juste crainte, et tournent en sujet de tristesse pour moi les honneurs dont Elle me comble. Une sentence des anciens dit : Recevoir les plus grands honneurs, et toucher les plus gros appointements sans avoir un mérite bien reconnu, et sans avoir rendu des services importants, c’est fermer le chemin des grands emplois à ceux qui en sont capables, et frustrer ceux qui ont rendu de grands services, des récompenses qui leur sont dues. A la faveur d’une alliance j’ai déjà été assez élevé, et peut-être trop. V. M. y doit prendre garde. Je vois cependant que par l’effet de ses bontés, elle me destine à de nouveaux emplois, et à de nouveaux titres encore plus éclatants. Comme je ne les ai point mérités par mes services, je n’ose les accepter. Ce serait déshonorer un si haut rang, et exposer en même temps à une chute funeste. Je pense depuis du temps à me retirer, pour garder le tombeau de feu mon père. Le moyen de le faire avec ces emplois ? Je crains de vous déplaire, en refusant vos bienfaits ; mais d’autre part il me paraît que je ferais mal de les accepter. C’est une maxime de l’antiquité, qu’on doit savoir se borner, et surtout qu’un grand officier doit être attentif à s’arrêter où il faut. Cette maxime me paraît si essentielle, que malgré mon peu de vertu, j’ai fort à cœur de la suivre. Depuis huit ans V. M. n’omet rien de son côté, pour attirer à sa cour les gens de mérite, et pour n’en point laisser sans emploi. Mais je ne vois pas qu’on ait répondu à vos bonnes intentions. Il y a bien de l’apparence que plusieurs gens de mérite vivent dans l’obscurité et dans l’oubli ; que d’autres ne sont point avancés à proportion de leurs services ; que cependant on m’élève à de nouveaux honneurs et à de nouveaux emplois ; pourrais-je les accepter sans rougir ?

Je suis en place depuis du temps, malgré mon peu de mérite : mais après tout, je suis bien loin du rang où votre excessive bonté veut aujourd’hui me placer. Trouvez bon que je vous propose des gens qui en sont bien plus dignes que moi. Li hi, Tçeng tchi et Li yun sont gens dignes de votre choix. Le premier qui est déjà Ta fou, joint à un désintéressement parfait de grandes vues, une intégrité à l’épreuve, et une gravité respectable. Le second aussi ta fou veille sur ses actions avec une attention singulière, et ne se permet pas la moindre liberté peu réglée ; c’est un homme sans reproche pour sa personne, et qui, sans flatter les passions, ou participer aux fautes d’autrui, vit cependant bien avec tout le monde. Le troisième qui est pareillement ta fou, homme aussi intelligent et désintéressé que les deux autres, a de plus un air aisé, et des manières très simples. Ces trois grands personnages ont vieilli à la cour : ils y ont toujours vécu et servi avec honneur : ils ont passé par divers emplois : mais leur maison n’en est pas plus riche. Me préférer à ces grands hommes, ce serait tromper l’attente de tout l’empire. Je suis si éloigné de vouloir être avancé au dessus de ma portée, que je pense au contraire à me retirer et j’ai résolu de le faire dans peu de temps. L’état présent de vos affaires m’oblige encore à différer. Mais souffrez, je vous le demande en grâce, que je n’accepte point vos nouveaux bienfaits. Trouvez bon que me bornant à l’état où je suis, je me rende à mon poste sur les frontières, où ma trop longue absence peut avoir de mauvais effets.


Une glose dit que l’empereur ne se rendit point aux excuses de Yang kou, qui était en effet un homme de grand mérite, et de plus, frère jumeau de l’impératrice. Il fut donc fait général, et en moins de deux ans il réduisit Ou, qui jusque-là s’était soustrait à la domination des Tsin.


Lieou che expose à l’empereur les avantages de la vertu Yang. Elle consiste à déférer et à céder volontiers aux autres.


Nos sages rois de l’antiquité avaient mis en vogue la vertu Yang, et témoignaient en faire une estime particulière. Ils avaient en cela deux vues. La première, de faire en sorte qu’on leur produisît les gens de mérite. La seconde, de couper pied aux jalousies, aux intrigues et aux disputes. Tout homme estime le mérite et la vertu. Chacun est naturellement bien aise de passer pour en avoir. Nos anciens le savaient bien : et quand ils recommandaient la déférence, ils étaient fort éloignés de prétendre, que par une humilité mal entendue, les gens de vertu et de mérite cédassent les honneurs et les emplois à d’autres qui manquaient de capacité et de vertu. Ce qu’ils voulaient, c’était que les gens de mérite se déférant les uns aux autres, et se cédant volontiers mutuellement, il n’y en eût point d’inconnus ni d’oubliés. Nommait-on quelqu’un pour un grand emploi ? Il s’excusait aussitôt, et proposait en sa place ceux qu’il en jugeait les plus capables. Si une si louable coutume pouvait revivre, qu’il serait aisé au prince de faire un juste et judicieux discernement des officiers qui le servent ! L’usage est encore aujourd’hui, que quand un officier est sur le point de s’avancer, il s’excuse au moins par cérémonie sur son peu de capacité. Mais on n’en voit plus, qui propose un autre pour remplir la place qu’on lui destine. Ainsi, à proprement parler, plus de déférence véritable parmi les Grands : et dès lors, dit Confucius, on ne peut attendre du peuple qu’envie, que querelles, et contentions. Hélas ! cet esprit d’envie ne règne que trop parmi les Grands mêmes, au lieu de l’esprit de déférence. De là deux grands maux. Souvent le mérite est dans l’oubli. Souvent quand il a paru, il est en butte à la médisance.

Quand l’esprit de déférence régnait, ceux qui avaient un vrai mérite, jouissaient bientôt de la réputation qui leur était due : car chacun dans l’occasion s’empressait de leur céder. Et comme on ne s’avise pas de céder à un homme qu’on n’estime pas ; si des gens sans vertu et sans capacité entraient dans les charges, il y en avait du moins fort peu, et on ne les voyait guère s’élever plus haut. Aujourd’hui les grands talents et les médiocres, sont tellement confondus, qu’il est très difficile au prince d’en faire, comme autrefois, un juste discernement.

Un roi de Tsi qui aimait fort l’instrument de musique yu, assembla jusqu’à trois cents hommes qu’il en faisait jouer ensemble. Un certain appellé Nan ko qui n’y entendait rien, voyant qu’on faisait jouer trois cents hommes ensemble, jugea qu’avec un peu de hardiesse il pourrait passer dans la foule. En effet, il reçut ses gages comme un autre pendant longtemps. Le roi étant mort, son successeur fit publier qu’il aimait encore plus que son prédécesseur l’instrument yu, mais qu’il voulait entendre jouer l’un après l’autre ces trois cents hommes. À cette nouvelle Nan ko s’enfuit. O que de Nan ko dans les emplois ! depuis qu’on ne voit plus régner la vertu Yang, ni la louable coutume qui en était une suite.

Du moins si le mérite s’étant fait jour au travers de cette foule, et s’étant élevé aux premiers emplois, y pouvait être en sûreté. Mais que n’y a-t-il point à craindre aujourd’hui, que l’envie et l’ambition ont malheureusement succédé à l’esprit de déférence ! En effet, ne point faire du tout de fautes, c’est une chose qui n’est propre que d’une sagesse et d’une vertu du premier ordre. Aussi Confucius louant Yen tse qu’il chérissait le plus de tous ses disciples, borne son éloge à dire que jamais il ne tomba deux fois dans la même faute. Or si cette foule d’aspirants ambitieux, dont la cour fourmille aujourd’hui, se trouve le chemin fermé par un homme d’un mérite supérieur, il est ordinaire qu’il s’en chagrine. Dès lors on est disposé à en parler mal : assez souvent on le calomnie : du moins a-t-on grand soin de l’observer, de relever et de grossir les moindres fautes qui lui échappent. Quelque favorablement prévenu que soit le prince pour un de ses officiers, quand il lui en vient souvent des plaintes, il ne peut se dispenser d’en examiner la vérité : s’il les trouve toutes sans fondement, c’est un grand bonheur. Mais s’il trouve qu’on dise vrai ; ou il dissimule, et son autorité peu à peu en souffre ; ou il punit tout avec rigueur, et le nombre des criminels devient si grand, qu’on peut à peine espérer de n’y être pas compris tôt ou tard. Alors non seulement les gens de mérite évitent de se produire, mais ceux mêmes qui sont en place appréhendent un fâcheux revers, et se retirent dès qu’ils le peuvent. Or quels grands services peut espérer le prince et l’État, de gens qui vivent dans de continuelles alarmes, et qui sont toujours occupés du soin de leur sûreté ? Quand les choses en sont à ce point, le prince est bien à plaindre.

Mais le moyen de remédier à ces maux ? C’est de rétablir l’ancienne pratique ; et cela n’est pas, ce me semble, si difficile. Parmi ceux qui sont aujourd’hui dans les grands emplois, ou sur les rangs pour y entrer, il y a des gens éclairés et vertueux. S’ils ne s’empressent pas d’en proposer d’autres pour les emplois auxquels on les nomme, ce n’est pas qu’ils ignorent le prix et les avantages d’une telle déférence ; c’est que la mode en est passée, et qu’ils suivent le torrent. Quand Chun donna à Yu l’emploi de se kong, Yu s’excusa respectueusement, et pria avec instance qu’on le donnât plutôt à Tsi, à Ki, ou à Kieou yu plus dignes que lui. Quand Y fut nommé yu koan, il présenta comme plus dignes à son avis, Tchu, Hou, Heong, et Pa. Pe y en usa de même, lorsqu’on le chargea du soin des rits. Il voulut céder à Kouei et à Long. Enfin, dans ces anciens temps, ceux qu’on élevait en usaient ainsi. L’usage qui subsiste encore aujourd’hui, quand on est élevé à quelque charge, de présenter un écrit à l’empereur en action de grâces, est, ce me semble, un petit reste de ce qui se pratiquait anciennement avec tant de fruit. On en peut profiter. Il n’y a qu’à régler une bonne fois que ces écrits qui ne contiendront que des remerciements en l’air et des excuses frivoles, soient absolument rejetés et qu’on ne fasse passer au prince, que ceux où en s’excusant, on indiquera de bons sujets capables de l’emploi dont il s’agit. Chacun le fera sans doute. Alors il ne tiendra qu’à l’empereur de comparer ceux qu’on lui propose, et de préférer en chaque rang ceux à qui plus de gens défèrent. Alors bien des gens capables qui vivent aujourd’hui dans la retraite, uniquement occupés de leur propre perfection, seront obligés de se produire, et de servir l’État dans les grands emplois. Ceux-mêmes qui ambitionnent ces grands emplois, s’efforceront de mériter par leur conduite, que bien des gens les proposent. Le choix des officiers sera fondé, pour ainsi dire, sur le jugement de tout l’empire. Le prince verra par les yeux de presque tous ses officiers le mérite de chacun d’eux. Dès lors cesseront les vains discours, et les intrigues secrètes qui perdent tout. Si donc sans faire attention que ce projet vient d’une personne, dont les lumières sont fort bornées, ceux qui tiennent aujourd’hui les premiers rangs, l’appuyaient auprès du prince, et en procuraient l’exécution ; je crois qu’ils rendraient à l’État le plus important service qu’on puisse en ce temps-ci attendre d’eux.


Sous la même dynastie, Tsin yu pou ouvrit un grand collège à Pan yang. Il le fit connaître par un écrit ou il en exposait les règles. Il s’y rendit plus de sept cents jeunes étudiants. A la première ouverture des classes, Yu pou leur fit le petit discours qui suit.


Vous voici, jeunes étudiants assemblés en fort grand nombre, tous destinés à remplir un jour les emplois les plus importants, tous dans la fleur de l’âge, et pleins d’une ardeur qui fait plaisir. Aujourd’hui s’ouvre pour vous cette nouvelle académie. Qu’y venez-vous faire ? Vous y venez apprendre sans doute à bien parler, à bien écrire, et particulièrement à bien vivre. Vous y venez jeter les fondements d’une éminente vertu, vous rendre capables de ce qu’il y a de plus grand dans la république ; en un mot étudier sérieusement la véritable sagesse.

Il est important de vous avertir que d’abord ce genre d’étude n’a rien de fort agréable et de fort piquant ; qu’il arrive assez souvent que les commencements se goûtent peu : mais avec le temps, c’est tout autre chose. Différents exercices se succèdent les uns aux autres ; on s’y perfectionne peu à peu, on acquiert chaque jour par la lecture de nouvelles connaissances, on fait soi-même des découvertes, on s’étudie à les approfondir, l’esprit s’ouvre, le cœur se dilate, on sent ce que vaut cette sagesse ; on goûte dans sa recherche un plaisir qui passe tout autre plaisir particulier, et qui les vaut tous ensemble. Enfin l’on est heureusement surpris de se trouver tout changé, sans qu’on se soit presque aperçu comment s’est fait ce changement. Oui la teinture que prend l’esprit et le cœur, en étudiant avec ardeur et avec constance, l’emporte pour la durée, sur les teintures les plus estimées. Celles-ci s’effacent à la longue, ou perdent beaucoup de leur lustre. L’autre n’est point sujette à ce dépérissement, quand elle a été bien prise.

Pour la bien prendre, il faut imiter en quelque chose les teinturiers. Ces artisans commencent par bien préparer l’étoffe qu’ils ont à teindre ; après quoi ils donnent à ce fond les couleurs qu’ils lui destinent. C’est ainsi que tout homme sage en use dans la morale. Au-dedans un cœur pur et droit, au-dehors des actions qui y répondent. Voilà ce qui est essentiel et indispensable : mais chacun peut y donner plus ou moins de lustre, selon les dispositions plus ou moins heureuses qu’il a, et selon son application plus ou moins constante. Au reste, quoique les talents ne soient pas égaux, quand on ne profite pas de l’étude, c’est bien moins faute de talent que manque de résolution. On peut être bien monté, dit le proverbe, sans avoir le cheval Ki[186] ; sans égaler tout à fait Yen tse[187] on peut être bon disciple. Le grand point est d’être constant. Vous commencez à couper ou à scier, puis vous cessez aussitôt ; fût-ce un arbre tendre ou pourri, on ne pourra ni le couper, ni le scier fort vite. Au contraire en continuant le travail, on taille et on scie le marbre le plus dur.

Courage donc, jeunes étudiants, vous voici dans ce collège uniquement occupés à vous instruire des grandes règles, qui nous ont été laissées par nos anciens sages. Avec les secours que vous avez, vous pouvez espérer d’avancer beaucoup dans peu d’années, de vous faire bientôt respecter de ceux de votre âge, de vous attirer les éloges du public, de vous faire même estimer des gens qui sont en place à la cour, et d’entrer par là de bonne heure dans les emplois. Il s’est trouvé quelques gens, qui sans se retirer comme vous, sans avoir les secours que vous avez, et même avec des empêchements de nature, ou de fortune, n’ont pas laissé de devenir d’excellentes plumes, de fameux ministres, et de très grands hommes ; mais c’étaient des gens extraordinaires, et qui ne peuvent servir de règle. Celui qui n’a pas des talents si rares, doit travailler à former, pour ainsi dire, un grand fleuve en ramassant peu à peu de l’eau ; ou à élever une montagne, en unissant des grains de sable. Ce sont des entreprises de nature à ne pouvoir réussir sans constance. Telle est la vôtre, jeunes étudiants. Mais aussi, pourvu que renonçant pour un temps à tout autre soin, vous vous appliquiez tout de bon et avec ardeur ; que vous rapportiez à un but toutes vos études ; vous avancerez infailliblement beaucoup. Et quoique vous ne puissiez peut-être pas marcher tous d’un pas égal il n’est cependant aucun de vous qui ne puisse aller très loin.


Dans le livre d’où ces pièces sont tirées, on loue fort Yu pou de ce que vivant dans un temps, où l’éloquence, la politesse, et la sagesse des anciens, étaient fort négligées, il travailla de toutes ses forces à y remédier.


Sous la même dynastie Tsin, l’empereur Ming ti, peu après être monté sur le trône, voulut donner un important emploi à Yu leang, qui, sous le règne précédent, avait été avancé dans la guerre ; Yu leang, pour s’excuser, présenta le discours qui suit.


Prince, depuis dix ans et plus, je suis dans les emplois. Il est rare qu’on y avance si promptement et à si peu de frais que je l’ai fait : j’en suis redevable aux bontés du feu empereur, et j’en ai la reconnaissance que je dois. Mais je n’ignore pas aussi que les grâces doivent avoir quelque proportion avec le mérite, et qu’une faveur excessive en élevant trop un homme, l’expose aux plus grands revers : savoir s’arrêter où il faut, est une maxime de sagesse pour tout le monde ; elle me convient plus qu’à personne. Aussi suis-je très éloigné d’ambitionner de nouveaux honneurs, et je le suis encore plus de les vouloir obtenir au préjudice de ceux qui en sont plus dignes que moi. Je suis monté sous le feu empereur aux premiers degrés de la milice. J’en suis redevable bien moins à mon mérite, et à mes services, qu’aux bontés que lui inspirait pour moi une alliance des plus proches. Cependant comme il se produisait alors très peu de gens qui fussent de mise, cette disette a pu justifier l’honneur qu’il m’a fait. Aujourd’hui les choses sont sur un autre pied. Sous l’heureux règne de Votre Majesté nous voyons à la cour et dans les provinces un grand nombre de gens du premier mérite, tous également attachés à votre service. Me donner dans ces conjonctures l’emploi que Votre Majesté veut bien m’offrir, et réunir en ma personne ce qu’il y a de plus important dans la robe et dans les armes, souffrez que je le dise, c’est, ce semble, vous éloigner de cette souveraine équité, qui a déjà rendu si célèbres les commencements de votre règne. C’est du moins donner occasion à ce qu’on vous soupçonne de vous conduire par des inclinations particulières.

Étant frère de l’impératrice, je vous appartiens de près. Vous savez combien dans les siècles passés l’élévation de tels alliés a causé de troubles, et combien le souvenir de ces malheurs rend odieux à tout l’empire le choix qu’on fait d’eux, surtout pour des emplois qui leur donnent part au gouvernement. Profitez de ces connaissances. Quand j’aurais des talents plus grands que je n’ai ; quand vous les jugeriez vous pouvoir être très utiles, il serait toujours de la sagesse de vous en priver, plutôt que d’aller contre un préjugé si universel, et fondé sur tant de tristes événements. Vouloir absolument passer par dessus, ce serait nourrir les soupçons et les murmures dans le cœur de vos sujets, et vous exposer aux plus grands malheurs. Il ne suffirait pas même pour parer à ces inconvénients, que vos ministres et vos grands officiers pénétrassent la droiture de vos intentions, et approuvassent votre choix. Car enfin, le moyen qu’ils allassent de porte en porte le justifier à tout l’empire ? J’aimerais naturellement autant qu’un autre à voir augmenter mes richesses et mes titres. Je suis fort éloigné d’être insensible aux nouveaux honneurs que V. M. veut bien m’offrir. D’ailleurs la manière dont elle l’a fait, et le rang qu’elle tient, me font craindre qu’elle ne s’offense de mon refus, et que ce refus ne m’expose à perdre mon rang, ou même la vie. Quoique j’aie bien peu de lumières, je ne suis pas aveugle jusqu’à ce point, que de vouloir sans raison m’exposer à vous déplaire, et à tout ce qui peut s’ensuivre. Mais instruit par les événements des temps passés, je crains d’être une occasion de troubles, et le bien de votre État m’est infiniment plus cher que ma fortune et que ma vie. C’est ce qui m’a fait souhaiter plus d’une fois de me retirer ; et c’est aussi ce qui m’engage à refuser le nouvel emploi dont V. M. m’honore. Pesez, je vous en prie, le motif que j’ai de vous représenter librement, qu’il ne convient point que je l’accepte. Si V. M. juge que de lui résister ainsi, ce soit un crime, j’en subirai le châtiment sans regret, et je regarderai le jour de ma mort, comme le commencement de ma vie.


Ming ti se rendit à ces représentations, et nomma un autre.


L’empereur Hiao ven ti par une déclaration publique invita tous ses sujets à l’aider de leurs conseils. Après avoir exposé dans sa déclaration ce qu’on a déjà vu dans d’autres semblables, l’exemple des sages et fameux empereurs de l’antiquité, et les inconvénients de la pratique contraire à la leur, il conclut sa déclaration en ces termes.


Notre intention est donc, et nous souhaitons fort que tous nos sujets, depuis nos plus grands officiers jusqu’aux plus petits, les simples lettrés, les marchands, les artisans et autres, nous exposent ce qu’ils croiront être avantageux à l’État, et capable de contribuer au bonheur des peuples. De même ce qu’ils jugeront être défectueux dans le gouvernement présent, et surtout ce qui leur paraîtra pouvoir nuire aux bonnes mœurs et à la vertu. Je leur recommande à tous non seulement de ne me rien cacher en ce genre, mais encore de s’expliquer librement et sans détour. Ce ne sont point de beaux et de longs discours que je demande, mais de bons mémoires courts et pleins, que je puisse examiner par moi-même. Il sera d’autant plus facile à ceux qui me les donneront, d’y éviter les fautes capables de m’offenser, et à moi d’en tirer pour mon instruction l’utilité que j’en espère.


On présenta à l’empereur Suen vou ti un poulet qui avait quatre ailes et quatre pieds. Tsoui quang avait alors à la cour l’emploi de tai tchang. L’empereur qui l’estimait lui envoya ordre de dire ce qu’il pensait sur ce monstre. Tsoui quang prit cette occasion de donner à l’empereur des avis sur sa conduite. Voici l’écrit tout entier tel qu’il le présenta.


J’ai lu dans l’histoire des cinq éléments, livre fait du temps des Han, que sous le règne de Suen ti, dans un appartement du palais, une poule devint coq quant au plumage, sans changer du reste. Sous le règne de Yuen ti, chez un des ministres d’État, une poule qui couvait, changea peu à peu, et devint coq. Elle en avait la tête, la crête, les éperons, le chant, et elle appelait à soi les poules. Dans une des années nommées Yong kuang, on présenta à l’empereur un coq auquel il était venu des cornes. Lieou hiang qui vivait alors, interpréta ces prodiges. Il dit que les poules, animaux domestiques, représentaient ceux qui approchaient le prince et que ces changements monstrueux avertissaient l’empereur, qu’il tenait près de sa personne des gens qui tramaient de mauvais desseins, et qui pensaient à troubler l’État. Il indiqua nommément Che hien, qui était alors en faveur. En effet la première des années nommées King ning, Che hien fut jugé coupable, et vérifia l’interprétation. Sous l’empereur Ling ti, la première année nommée Kuang ho, il arriva aussi qu’une poule changea entièrement de plumage, et devint semblable à un coq, à la tête près. L’empereur ayant ordonné aux grands officiers de raisonner sur cela, et de lui rapporter ce qu’ils en auraient pensé, Tsai y répondit pour tous, et dit : la tête est ce qu’il y a de principal, c’est le symbole du souverain. Tout le corps de la poule a changé, la tête non. Pour répondre comme il faut à ce présage, il faut que sa Majesté change sa manière de gouverner ; sans quoi les malheurs seront extrêmes. En effet peu après vint la révolte de Tchang ko, qui mit le trouble dans l’empire. L’empereur qui régnait alors, ne changea en rien la dureté de son gouvernement. Il vexa de plus en plus ses sujets : il y eut de tous côtés des révoltes, et le trouble fut général. Lieou kiang et Tsai y étaient deux hommes fort éclairés : leurs interprétations furent confirmées par l’événement. Or, quoique le poulet dont il s’agit aujourd’hui, soit différent pour la figure des poules extraordinaires de ce temps-là, il souffre les mêmes interprétations, et le présage en est fort à craindre. Ces pieds et ces ailes en plus grand nombre que d’ordinaire, sont les symboles de gens qui cabalent et s’unissent pour troubler. Ces ailes et ces pieds sont de différentes grandeurs. Il y a des brouillons de plus d’une sorte : mais ni ces quatre pieds, ni ces quatre ailes n’ont leur grandeur naturelle : les parties sont encore faibles : il est aisé de les dissiper.

C’est une opinion commune que les calamités et les monstres sont des présages, et en même temps des avis et des instructions aux princes. Ceux qui sont sages, en les voyant, rentrent en eux-mêmes, et tout tourne heureusement à leur égard. Au contraire les princes sans lumières n’en deviennent que plus aveugles, et cet aveuglement aboutit aux derniers malheurs. Le Chi king, le Chu king, le Tchun tsiou, l’histoire des Tsin et des Han en fournissent bien des exemples, que V. M. sans doute n’ignore pas. N’y aurait-il-donc point de nos jours quelque nouveau Che hien à la cour ? Du moins est-il certain que sur nos frontières au midi, il a péri bien du monde ; qu’on y voit la campagne couverte d’ossements sans sépulture. Ce n’est pas sans douleur et sans murmures, que les vivants le voient, et les âmes de ces corps morts y sont sans doute encore plus sensibles. Les troupes envoyées vers Y yang ont aussi beaucoup souffert. Voici le fort des chaleurs ; elles ne sont point encore de retour. Du côté de Tong tcheou, d’un grand nombre de gens occupés aux convois des vivres, il en est revenu fort peu. Le peuple enfin est accablé de travail et de misère, et rien n’est aujourd’hui plus commun que de voir des gens qui se pendent de désespoir, ou qui s’étranglent eux-mêmes. Jugez où en est l’agriculture. Les terres et les métiers ne furent jamais en un si triste état. O que Kia y et Kou yang, s’ils vivaient, jetteraient de hauts cris dans leurs remontrances ! Vous êtes établi pour tenir lieu de père et de mère à vos peuples : au lieu de paraître sensible à ce qu’ils souffrent, et de travailler efficacement à les soulager, vous vous livrez tout entier à vos plaisirs, et vous exposez même votre empire. Comment ne vous rappelez-vous point combien il a coûté à Tai tsou. Vous êtes né avec un esprit fort pénétrant ; servez-vous de ses lumières. Examinez avec une juste crainte les vues de Tien ti. Traitez tous vos officiers selon les rits ; mais contenez-les aussi tous dans le devoir. Souvenez-vous de Teng tong, et de Tong hien. Ce fut la faveur même de leur prince, qui, pour être excessive, les fit périr ; Acquittez-vous aux temps ordinaires des cérémonies réglées. Honorez les vieillards et les sages. Appliquez-vous à procurer la paix à vos peuples. Donnez à propos des ordres pour le soulagement des pauvres. Retranchez pour cela de votre dépense. Moins de repas, moins de travaux inutiles, moins de concerts, moins de vin. Donnez le jour aux affaires, la nuit au repos ; ne laissez approcher de votre personne que gens éclairés et sincères. Éloignez-en tous les flatteurs. Alors il n’y aura plus que d’heureux présages.


L’empereur prit bien ces avis. Quelques jours après Yu Kao et quelques autres, qui cabalaient secrètement, furent découverts, convaincus, et punis de mort. Cela fut cause que l’empereur estima de plus en plus Tsoui quang, et le traita toujours avec distinction.


Sous la même dynastie, King tching proposa à l’empereur de lever les défenses faites sur le sel. Dans la supplique il dit ce qui suit.


Le livre des rits au chapitre Yue leng, dit nettement qu’il ne faut point défendre au peuple, de prendre dans les forêts, dans les montagnes, dans les prairies et dans les lacs, ce qui peut servir à leur nourriture, comme gibier, fruits et choses semblables. Il veut même que les propriétaires soient les premiers à y inviter, et y conduire ceux qui ont besoin de quelques-unes de ces choses. Aussi veut-il en même temps que quiconque usera de force, et prendra par violence, soit sans rémission puni de mort. Cela s’appelle vouloir qu’on s’aide et qu’on se communique ce qu’on a. Il est vrai que dans le livre des rits du temps des Tcheou on lit des défenses de pêcher, etc. mais ce n’était que pour un certain temps, et pour empêcher que la pêche faite hors de saison ne nuisît à la multiplication des poissons, et n’épuisât les rivières et les lacs. Bien loin que ces défenses fussent à charge, elles conservaient et multipliaient le poisson au profit des peuples.

Le premier soin d’un père de famille, c’est de pourvoir abondamment à la nourriture de ses enfants : c’est de quoi il se fait surtout honneur. A plus forte raison le souverain qui est le père et la mère de ses peuples, en doit-il user de la sorte. On ne voit point un riche père de famille disputer à ses enfants un peu de vinaigre, ou semblable bagatelle propre à réveiller l’appétit. Convient-il que le souverain d’un riche et puissant empire soit moins bon à ses sujets, et leur dispute une chose des plus communes que Tien forme pour leur usage ? C’est cependant ce qui se fait en leur défendant le sel. Je sais que le motif de cette défense bien plus ancienne que votre règne, et que votre dynastie, est ce que le prince en retire. Mais n’est-ce point imiter un homme, qui quoique riche, n’aurait soin que de sa bouche et de ses dents, et négligerait le reste du corps ? Tous les sujets, hommes et femmes, ne travaillent-ils pas pour le souverain ? Ce qu’ils lui fournissent par an, ne suffit-il pas pour soutenir sa dignité, et pour entretenir ce qu’il faut de troupes ? Un prince, pour qui tant de gens travaillent, peut-il raisonnablement craindre de manquer ? Convient-il qu’une telle crainte lui fasse interdire au peuple ce que lui offrent quelques étangs ? Les anciens rois en usaient bien autrement. Leur premier soin était de pourvoir abondamment aux besoins des peuples : par là ils les rendaient attentifs et dociles à l’instruction qui suivait. Voilà ce qui les a rendus célèbres ; voilà de quoi le Chi king les loue.

Je suis un homme peu intelligent, et dont les vues sont fort courtes : mais j’aime à lire, et je lis beaucoup. Quand après avoir vu dans nos anciens livres les vestiges qui nous restent de la bonté des rois pour leurs peuples, je viens à certains livres du moyen âge, où je trouve impôts sur impôts, je ne puis m’empêcher de dire en soupirant : Quelle différence des anciens temps à ceux qui sont plus voisins des nôtres ! Qu’on était au large dans ces premiers temps ! Qu’on est à l’étroit maintenant ! Plusieurs dynasties se sont suivies sans presque adoucir le joug. La vôtre, prince, a l’honneur d’avoir déjà bien commencé. Elle a presque réduit les levées aux droits ordinaires en grains et en étoffes. Quels éloges n’en a-t-elle pas déjà reçus dans les contrées les plus reculées ! Les rois que leur dignité élève au-dessus du commun des homme, doivent aussi porter la vertu plus haut. C’est leur devoir, c’est leur honneur, c’est leur véritable intérêt. Tai vang par le mépris qu’il fit d’un bijou, se soumit, et s’attacha un peuple entier. On nous représente au contraire dans l’ode Kié tchu, un roi odieux et malheureux, pour avoir surchargé ses peuples. Ainsi, quoique vos prédécesseurs aient porté loin la bonté pour leurs sujets, je souhaiterais pour l’honneur de votre règne, que V. M. y ajoutât encore.

Deux choses, dit-on, sont communément très funestes au prince. La trop grande libéralité des grands officiers, et son avarice propre. S’il est peu digne d’un prince, et même dangereux pour lui, d’ouvrir avec peine ses trésors, combien plus le sera-t-il de disputer à ses peuples le profit d’une saline ? On le dit, et il est vrai, il vaut bien mieux pour le prince faire des amas chez ses sujets, que d’en faire dans ses greniers et dans ses coffres. Quand les amas se font chez les peuples, ils sont contents, et le prince est riche. Quand ils se font uniquement pour les greniers, et pour le trésor royal, les peuples sont pauvres et mécontents. Lorsque les peuples sont mécontents, le moyen de les instruire avec fruit, et de leur inspirer avec succès l’amour de la vertu ? et tandis que les peuples sont pauvres, le prince peut-il être longtemps riche ? Je souhaiterais donc que V. M. enchérissant sur les bontés de ses ancêtres, voulût bien lever les défenses sur les salines, et faire seulement quelques règlements pour les entretenir et les conserver.


L’empereur ayant ordonné qu’on délibérât sur cette supplique, les principaux du conseil furent d’avis que la défense subsistât. Elle est très ancienne, dirent-ils, et dans les dynasties précédentes, quand on a délibéré sur cela, on a toujours conclu à la maintenir. Il est vrai que dans la suite des temps elle a occasionné des murmures et quelques troubles parmi le peuple. Mais ce n’est pas à cette défense qu’il faut s’en prendre ; c’est à la négligence, ou à la malice des commis.


Nonobstant l’avis du Conseil, l’empereur fit publier la déclaration suivante.

Il est vrai que la défense sur le sel est fort ancienne, et qu’elle a passé comme en règle. Mais toutes les dynasties ne se ressemblent pas. Dans certaines on a plus cherché le bien des peuples que dans d’autres. Pour moi, dès là que quelque chose peut contribuer à rendre mon peuple heureux, à lui faciliter l’attachement aux rits, et l’amour de la vertu ; il me suffit pour l’embrasser, qu’il n’y ait rien contre la raison. C’est ce qui paraît dans ce que m’a proposé King tching. Ainsi dès qu’on aura fait les règlements convenables pour la conservation des salines, que la défense cesse. Qu’on publie notre présente ordonnance, et qu’on l’exécute.


Après que l’empereur Ven ti fondateur de la dynastie Souy, eut réduit le royaume Tchin[188], tous ses officiers applaudissant à sa victoire, lui proposèrent de choisir quelque montagne pour y aller faire la cérémonie nommée Fong tchen. Ven ti rejeta la proposition, et pour qu’on ne revint pas à la charge, il publia l’ordre suivant.


J’ai envoyé un de mes généraux, pour ranger à la raison un petit royaume rebelle. L’expédition a réussi. Qu’est-ce que cela ? Cependant chacun me flatte et m’applaudit. On me presse même, tout peu vertueux que je suis, de faire la cérémonie Fong tchen sur quelque montagne fameuse. Pour moi, je n’ai jamais ouï dire que Chang ti puisse être touché par des discours vains et frivoles. Je défends absolument que désormais on m’en parle.


Lettre du même empereur Ven ti, fondateur de la dynastie Song, à Tang roi de la Corée.


Depuis que Tien[189] m’a mis sur le trône, je n’ai rien eu de plus à cœur, que le bonheur et le repos des peuples qui me sont soumis. En vous laissant la possession de ces régions maritimes, j’ai voulu faire connaître à tout l’univers, combien je suis éloigné de toute cupidité ; et que je ne me propose en régnant, que de rendre mes sujets vertueux et contents. Mais j’ai bien prétendu aussi que de votre côté vous demeureriez dans le devoir, que vous entreriez à proportion dans les mêmes vues, et qu’en bon sujet vous imiteriez mon exemple. Cependant j’apprends que vous inquiétez vos voisins. Vous resserrez, dit-on, de près Ki tan[190], et lui ôtez toute liberté. Vous faites sur Mei ho des exactions de plus d’une sorte. D’où vient cette envie de nuire ? Et comment osez-vous vexer des États qui me sont soumis ? Si vous avez besoin d’ouvriers, je n’en manque pas. Que ne m’en demandez-vous ? Il y a quelques années que vous travaillez sourdement à faire des amas et des réserves ; que vous avez pour cela vos agents de côté et d’autre, et que vous sucez ces petits États. Pourquoi tout cela ? Si ce n’est que vous avez formé de mauvais desseins, et que craignant qu’on ne les découvre, vous faites tout à la dérobée.

Un envoyé de ma cour est allé vers vous. Je me proposais en l’envoyant, de vous donner comme à un étranger mon sujet, une marque de bonté et de considération. Mais je prétendais bien aussi qu’après s’être instruit de ce qui regarde vos sujets, il vous donnât de ma part quelques bons avis sur la manière de les gouverner. Cependant vous l’avez fait garder à vue, et vous l’avez tenu comme en prison dans son hôtel. Vous avez caché autant que vous l’avez pu, son arrivée à vos sujets. Les officiers de votre cour, à qui vous ne l’avez pu cacher, ont eu défense de l’aller voir. Enfin vous lui avez, pour ainsi dire, fermé les yeux et les oreilles, et vous avez paru craindre qu’il pût s’informer de l’état des choses. Je n’ai pas laissé de savoir, par une autre voie, toutes vos menées. Elles ne sont point d’un bon sujet. Je vous ai laissé la possession d’une grande étendue de terres : je vous ai donné le titre et les honneurs de roi[191]. Enfin je vous ai comblé de bienfaits. Tout l’empire en est instruit. Tout cela ne suffit point pour vous assurer de mes bontés. Vous manquez de reconnaissance, vous témoignez vous défier de moi ; et vous vous rendez suspect vous-même en envoyant, sous divers prétextes, des gens qui examinent en secret ce qui se passe à ma cour. Est-ce ainsi qu’en use un sujet fidèle et hors de tout reproche ?

Malgré tout cela, comme j’impute en partie vos fautes au trop peu de soin que j’ai eu de vous instruire de vos devoirs : je veux bien oublier le passé. Mais il faut désormais vous corriger, répondre à mes bontés par une soumission réelle et sincère ; remplir exactement les devoirs de sujet étranger ; suivre et imiter mon gouvernement au lieu de haïr et d’inquiéter ces autres étrangers vos voisins, leur inspirer par votre exemple la soumission et la vertu ; et surtout vous souvenir que, s’ils sont plus faibles que vous, ils sont, comme vous, mes sujets. Au reste, n’espérez pas me tromper par une vaine apparence. C’est tout de bon qu’il faut changer. Si vous le faites, je vous traiterai en bon sujet. Content de vous avoir converti, je ne penserai point à vous punir. La bonté et la justice est ce qu’estimaient sur toutes choses nos sages et anciens empereurs. Tout éloigné que je suis de la vertu de ces grands princes, je me fais cependant un devoir de les imiter. Tout mon empire en est instruit : et cela seul doit vous ôter vos craintes et vos défiances.

Si après la parole que je vous donne, j’envoyais contre vous des troupes ; que diraient de moi vos sujets ? Que diraient surtout les étrangers soumis, comme vous, à mon empire ? Déposez donc vos soupçons, changez de conduite, et soyez tranquille. J’ai subjugué Tchin, il est vrai : mais si vous demeurez dans le devoir, cela ne doit point vous alarmer. Tout le monde sait que c’est Tchin qui m’a forcé à le punir. Il avait, à bien des reprises, attaqué le heou de Fong qui m’est fidèle, et lui avait tué bien du monde. Il a pillé de côté et d’autre, et a eu la témérité de le faire même jusque sur mes frontières. Je lui avais plus d’une fois pendant l’espace de dix ans, donné des avis sur sa conduite. Tchin, au lieu d’en profiter, devenu fier par mes bontés, et comptant sur le Kiang[192] qui couvre ses terres, n’a fait cas ni de mes avis, ni de mes menaces. Il a même ramassé le plus qu’il a pu de troupes, et a paru me défier par son insolence. Forcé par une révolte manifeste, j’ai envoyé contre lui un de mes généraux avec assez peu de troupes. L’expédition n’a duré qu’un mois. Une matinée m’a fait justice d’une obstination de dix ans, et la défaite de Tchin a été suivie d’une paix universelle. Les chin[193] et les hommes s’en réjouissent. Vous seul, dit-on, en gémissez et prenez des alarmes : je ne vois pas trop pourquoi. Comme ce n’a point été la crainte de Tchin qui m’a engagé à vous bien traiter, sa défaite n’est point pour moi une raison de vous opprimer. Mais si j’étais d’humeur à le vouloir faire, qui vous mettrait à couvert ? Quelle comparaison des eaux du Lia[194], qui font vos frontières, avec le grand Kiang qui couvrait Tchin ! Votre royaume a-t-il plus d’hommes que n’en avait Tchin ? Non, sans doute. Et si je voulais punir vos fautes passées, comme elles le méritent, il me coûterait peu de le faire ; je n’aurais qu’à envoyer contre vous, comme contre lui, quelqu’un de mes officiers ; mais je n’aime point à nuire. Ainsi je prends le parti de la plus grande modération : je vous avertis, je vous instruit, et vous donne le temps de vous corriger. Répondez comme il faut à mes bontés, vous vivrez tranquille et heureux.


Tai tsong le second empereur de la dynastie Tang, que les historiens comparent aux plus fameux princes de l’antiquité, fit un écrit sur la différence du bon et du mauvais gouvernement, et sur la difficulté de bien régner. Comme il le faisait principalement pour son usage, il l’intitula le Miroir d’or, ou le précieux Miroir.


Après avoir donné chaque jour le temps nécessaire à expédier les affaires de mon empire, je me fais un plaisir de donner ce qu’il m’en reste, à promener ma vue et mes pensées sur les histoires du temps passé. J’y examine les mœurs de chaque dynastie, les exemples bons et mauvais de tous les princes, les révolutions, et leurs causes. Je le fais toujours avec fruit, et je l’ai tant fait que j’en puis parler. Toutes les fois que je lis ce qu’on dit de Fo hi, de Hoang ti, et de l’incomparable gouvernement de Yao et de Chun, je m’y arrête toujours. Je goûte, j’admire, je loue ; et je ne m’en lasse point. Quand je viens à la fin des Hia et des Yng, aux Tsin, et à certains règnes des Han, je me sens saisi d’une crainte inquiète. Il me semble marcher sur une planche pourrie, ou sur une eau profonde tant soit peu glacée. Quand j’examine d’où vient que tous les princes souhaitant de régner tranquilles, et de transmettre leur empire à une nombreuse postérité, il arrive cependant tant de troubles, et de si fréquentes révolutions, je trouve qu’il n’y en a point de cause plus ordinaire, que le peu de soin qu’ont les princes de réfléchir sur eux-mêmes, et l’éloignement qu’ils ont d’entendre ce qui peut les chagriner. Par là ils demeurent jusqu’à la fin aveugles sur leurs devoirs et sur leurs fautes ; et cet aveuglement les fait périr. Que cette vue m’inspire de crainte !

C’est pour éviter cet aveuglement, qu’après avoir vu par la lecture de l’histoire, quels sont les principes du bon gouvernement, et quelles sont les sources des plus grands troubles, je me fais à moi-même de tout cela comme un miroir, où je puisse voir mes défauts pour travailler à les corriger. Le caractère le plus essentiel d’un bon gouvernement, c’est de n’élever aux grands emplois que des gens de vertu et de mérite. Un prince qui a cette attention, jouit d’un règne heureux ; et il n’y a rien de plus dangereux et de plus fatal pour un État, que d’en user autrement. Un prince se trouve-t-il dans quelque embarras ? Il ne manque point de consulter ses ministres et ses autres grands officiers. S’ils se trouvent être tous gens éclairés, fidèles, zélés, quelque grand que soit l’embarras, il est rare qu’il aboutisse à tout perdre. Et ce qu’on ne peut trop déplorer, le mal est que souvent les princes peu attentifs à ce choix, s’occupent de vains plaisirs. O qu’ils feraient bien mieux de se faire un plaisir de leur devoir ; mais surtout d’un devoir aussi important qu’est le choix de bons officiers, et surtout de bons ministres !

On dit communément que Chun et Yu, ces deux grands princes, n’aimaient point le plaisir ; et qu’au contraire les deux tyrans Kié et Tcheou l’aimaient beaucoup. Pour moi, je dis tout le contraire. La mauvaise conduite de Kié et de Tcheou leur coûta mille inquiétudes, abrégea le cours de leur vie, troubla par conséquent leurs plaisirs, et les rendit fort courts. Cela s’appelle-t-il aimer le plaisir ? Au contraire n’est-ce pas l’aimer véritablement, que de l’aimer comme Chun et Yu, qui doivent à leur sagesse et à leur vertu une vie longue et tranquille, et qui par là goûtèrent à loisir les plaisirs inséparables d’un règne heureux et paisible ? Il faut avouer que les tempéraments et les naturels sont différents ; qu’il y en a de bons et de mauvais ; et que dans chacune de ces espèces il y a divers degrés. Les vertus et les actions de Yao, de Chun, de Yu, et de Tang, donnent le lieu de croire que Tien les avait bien partagés. Il n’en était pas ainsi de Kié, de Tcheou, de Yeou, de Li : les cruautés et les brutalités de ces méchants princes le prouvent assez. Il est cependant vrai de dire que le bonheur des princes et de leurs États, dépend moins de différence des tempéraments et des naturels, que du soin de tenir en tout le juste milieu, que dicte la raison commune à tous.

Nous lisons dans Ou ki qu’un prince de sang s’occupant uniquement de certains exercices de vertu, et négligeant d’avoir des troupes, perdit ses États ; que le prince d’Y périt aussi, mais par une voie toute opposée, en ne comptant que sur ses forces, et négligeant la vertu. Aussi Confucius dit-il, que dans le gouvernement d’un État, il faut un juste tempérament de bonté et de fermeté, de sévérité et de clémence. En effet la bonté et la justice doivent toujours aller ensemble : donner trop à l’une, au préjudice de l’autre, c’est dès lors une faute, et une faute considérable qui peut avoir de fâcheuses suites. Que serait-ce donc de s’éloigner de l’une et de l’autre ? Et que serait-ce surtout de manquer absolument de la première ? Un empereur élevé au plus haut degré d’honneur, où puisse monter un homme, est en même temps obligé d’aimer tous ses peuples, et de travailler à les rendre heureux. Pour cela il faut deux choses, le bon ordre et la sûreté. Pour le bon ordre, il doit faire des règlements, et les soutenir par son exemple. Pour la sûreté, il faut des troupes, qui puissent ôter l’envie aux ennemis de rien entreprendre sur les frontières. Car comme il ne convient point d’user de la terreur des armes pour contenir son peuple dans le devoir ; de même il est rare que la bonté toute seule, et la vertu du prince contiennent les barbares et assurent les frontières. Quand le grand poisson Kin sortant du fond des abîmes, paraît au-dessus des eaux, les flots s’aplanissent. Quand les Hoang et les Ho[195] plongent ou barbotent, point de beau temps à espérer : c’est leur vol dans les airs qui le pronostique.

Un point très important pour un prince, est de savoir s’accommoder aux différentes inclinations des hommes, et de profiter des divers talents. C’est une maxime reçue de tout temps, que comme celui qui médite un grand édifice, doit commencer par choisir un bon architecte, pour acheter ensuite sur son devis les matériaux convenables ; de même quiconque règne, doit commencer par bien choisir ses ministres, pour s’aider de leurs vues et de leurs conseils dans le gouvernement des peuples. En repassant avec attention sur les dynasties précédentes, je remarque que quand le prince a solidement aimé la vertu, il n’a point manqué de gens vertueux ; que quand il a témoigné de l’inclination pour les bâtiments et autres ouvrages de l’art, tous les gens habiles en ce genre se sont produits ; que quand la chasse a fait son plaisir, il lui est venu d’excellents piqueurs ; que quand la musique a été sa passion, on lui a présenté en foule des gens de Tchin et de Ouei ; que si quelquefois le prince s’est abaissé jusqu’à aimer le fard et d’autres ornements, Yen et Tchao[196] ont eu la vogue. Quand le chemin a été fermé aux remontrances sincères, on a vu paraître à la cour peu de gens zélés et fidèles. Quand le prince aimait à être applaudi, il y avait des flatteurs sans nombre. Nos anciens avaient en vérité bien raison, quand ils comparaient le prince à un vase, et les sujets à la liqueur qu’on y met. Comme la liqueur prend la figure du vase, ainsi les sujets communément se conforment au prince. Quel motif n’est-ce point pour lui de souhaiter d’être parfait ? Mais comme la pierre la plus précieuse a besoin d’être travaillée pour devenir un beau vase ; ainsi l’homme, pour acquérir la vraie sagesse, a besoin d’étude et d’application.

Ven vang et Confucius ont eu leurs maîtres : et si ces grands hommes en ont eu besoin, à plus forte raison les autres. Aussi une des plus remarquables différences d’un bon prince à un méchant, c’est que le bon prince soupire après les gens de mérite et de vertu, comme le laboureur attend la récolte ; et les reçoit avec même joie, que le laboureur auparavant menacé d’une sécheresse, voit tomber sur ses campagnes une abondante pluie ; au lieu que le méchant prince n’a communément que de l’aversion pour quiconque vaut mieux que lui ; et ne donne accès auprès de sa personne qu’à des gens sans mérite et sans vertu. O qu’il est difficile, de se bien défaire des mauvaises inclinations qu’on a trop longtemps nourries. Vang puen et Sun hao contrefirent d’abord les bons princes : mais comme ils n’agissaient que par intérêt et que leur vertu prétendue n’était qu’hypocrisie et que feinte, ils ne se soutinrent pas ; ils revinrent à leur génie : on les reconnut pour ce qu’ils étaient, et on les abandonna ; une barque de simples planches unies précisément avec de la colle, ne peut tenir longtemps contre de grands flots. Tel cheval qu’on nourrit exprès, pour qu’il fasse dans l’occasion cent lieues d’une traite, quand il est mis à l’épreuve, crève souvent sans l’achever. C’est ce qui arriva justement à Vang puen et Sun hao. On vit se vérifier en leurs personnes, comme on l’a vu dans bien d’autres, ces proverbes de nos anciens : que comme le chin[197] ne peut servir, quand on veut mesurer de grosses pierres ; aussi une médiocre habileté ne suffit pas pour de grandes choses, etc. et que la vertu la plus simple, si elle est réelle et constante, vaut mieux que la plus artificieuse politique.

O ! qu’il y a de différence d’homme à homme, de prince à prince ! Kao tsou respecta Li song jusqu’à soutenir ses habits pour lui faire honneur. Siu tcheou choqué des sages avis de Pi kan, lui fit cruellement arracher le cœur. Tching tang eut toujours pour son ministre Y yun une véritable estime et une amitié sincère. Kié avait dans Long pong un ministre sage et zélé : il le fit mourir dans les supplices. Tchuang roi de Tsou, après avoir tenu ses conseils, et y avoir fait paraître une habileté supérieure à celle de tous ses ministres, sortait de là triste et rêveur[198]. Il portait même cette tristesse jusque dans ses heures de relâche. Vou hou tout au contraire se faisait un sujet de joie, et triomphait, pour ainsi dire, d’une supériorité semblable. C’est que les princes sans lumières veulent cacher ou soutenir leurs défauts, et que les princes éclairés cherchent à connaître ce qui leur manque.

Quand je jette les yeux sur Kao tsou et sur Tching tang, je compare les règnes de ces grands princes à ces années remarquables par un juste tempérament de froid et de chaud, et par le règlement des saisons qui met partout l’abondance. On dit que quand l’empire est bien gouverné, paraît alors le Kiling animal de bon augure. Moi je dis : Kao tsou et Tching tang n’étaient-ils pas eux-mêmes en leur espèce de vrais Kiling ? Quand je considère ensuite Kié et Tcheou, il me semble voir dans leurs règnes ces années tristes et malheureuses que le dérèglement des saisons rend stériles et funestes. Ces années ont coutume de produire quantité d’insectes nuisibles, et même de monstres affreux et cruels. Hélas ces deux méchants princes Kié et Tcheou n’étaient-ils pas eux-mêmes des monstres ? Que je trouve d’instruction pour moi dans la considération de ces deux contrastes. Je sais ce qu’on dit, que Tien a des temps plus ou moins favorables pour les États. Cela est vrai mais leur bonheur ou leur malheur ne laisse pas de dépendre aussi de la conduite des hommes. N’y eût-il pas sous Tching tang une sécheresse de sept ans ? Ce prince se coupant les ongles, s’offrit lui-même pour victime. Il plut aussitôt cent lieues à la ronde. Du temps d’un empereur, on vit croître subitement dans le palais des mûriers. Ce prince frappé de ce prodige, qu’on lui interpréta comme effrayant, s’appliqua solidement à la vertu : au lieu des malheurs dont on l’avait menacé, il vit venir à sa cour les ambassadeurs de seize princes pour lui rendre hommage. Qui oserait dire après cela que ce n’est pas l’affaire des princes de procurer le bien des États ?

Régner est une chose bien difficile, disent les uns : c’est une chose bien aisée, disent les autres. Ceux-ci, pour prouver leur sentiment, disent : la dignité d’empereur élève un prince au-dessus du reste des hommes : il a un pouvoir absolu : les récompenses et les châtiments sont en sa main : non seulement il possède les richesses de tout l’empire, mais il se sert à son gré des forces et des talents de tous ses sujets. Que peut-il donc souhaiter qu’il n’obtienne ? Que peut-il entreprendre qu’il n’exécute ?

Ceux qui sont d’un avis contraire, raisonnent autrement. Le prince, disent-ils, vient-il à manquer de respect pour Tien ti ? Viennent des prodiges, naissent des monstres. Outrage-t-il les esprits ? Souvent une mort funeste l’en punit, comme on le vit dans Vou y et dans Tcheou. S’il veut se satisfaire en quelque chose, par exemple, en faisant venir de loin des choses rares et de grand prix, en faisant de vastes parcs, de beaux étangs, de grands bâtiments, de hautes terrasses, il faut pour cela charger les peuples au moins de corvées, et l’agriculture en souffre. De là les disettes et les famines. Les peuples gémissent, murmurent, succombent. Si le prince y est insensible, et néglige d’y remédier, il est regardé comme un tyran né pour affliger les peuples, et non pour les gouverner. Il est l’objet de l’exécration publique. Qu’y a-t-il de plus à craindre ? Or tout prince qui a soin de sa réputation, doit conséquemment être attentif à diminuer autant qu’il est possible les impôts, à éviter tout ce qui peut surcharger les peuples, et à procurer leur bonheur et leur tranquillité. Mais il ne peut faire tout cela qu’en se refusant beaucoup à soi-même, et en réprimant ses inclinations les plus naturelles : c’est déjà une chose assez difficile.

Une autre difficulté encore plus grande est de bien choisir les gens qu’il met en place, et d’employer chacun selon son talent. Tel que le prince estime fort, et tient pour un homme également vertueux et capable, peut bien avoir ses défauts et même ses vices. Tel que tout le monde éloigne pour des défauts réels et connus, a peut-être en même temps quelques bonnes qualités, dont on pourrait tirer avantage. Quand cela se trouve, à quoi se résoudre ? Rejeter ceux qui ont du talent, c’est se priver d’un secours utile. Reconnaître des gens pour vicieux, et ne pas les éloigner, c’est par là que commencent les plus grands troubles. Les gens mêmes auxquels on ne connaît point de vice, n’ont pas des talents égaux : on ne doit pas les employer indifféremment à tout. Kong tcho servit très utilement un grand royaume. Tze tsen y aurait échoué : il fut ministre dans un État plus petit : il y fit merveille. Tcheou pou bégayait et parlait mal. Kao tsou[199] ne laissa pas d’en faire un heou, et il paya bien cet honneur, en affermissant sur le trône cette famille prête à se perdre. See fou était au contraire un homme disert et qui parlait bien : tout beau parleur qu’il était, il ne put parvenir : on le vit solliciter sous Ven ti un poste à la ménagerie, encore ne put-il pas l’obtenir.

Entre les divers talents faire toujours le meilleur choix, le faire entre les personnes dont le talent est le même ; ce sont choses difficiles, et néanmoins nécessaires pour bien régner. Il y a de la différence non seulement dans les talents, mais encore dans les tempéraments, dans les naturels, dans les conditions, dans les inclinations, et même dans les vertus. Il y a dans tous ces genres plus d’une espèce, et dans chaque espèce, divers ordres. Quelle différence, par exemple entre un hiao ordinaire, et un autre hiao[200] du premier ordre ! Le premier consiste à servir gaiement son père et sa mère, à ne leur jamais perdre le respect, et à pourvoir à leurs besoins. Le second s’étend à procurer le bien de l’État, à rétablir la paix dans les familles, à l’exacte observation de tous les rits. Chun avait dans un éminent degré la vertu hiao : il n’eut cependant pas le bonheur d’agréer à ses parents. Tçen tçan avait dans un haut degré la vertu gin[201]. Ce n’est cependant pas celui de ses disciples que Confucius a loué. Confucius dit qu’un fils n’a pas la véritable vertu hiao, s’il fuit indifféremment tout ce que lui prescrit son père ; et qu’un ministre qui donne indifféremment dans toutes les vues de son prince, n’a point la vertu qu’on nomme tchong[202]. Aussi le grand Tcheou kong craignit-il moins de déplaire à son prince, que de manquer à le bien servir. Il assura le repos de l’empire par la juste punition d’un coupable cher au prince. Y ya au contraire, pour assurer sa fortune, eut toujours soin de s’accommoder aux inclinations de son roi : Koan tchong[203] étant mort, il fut avancé, et mit bientôt partout le trouble, Ki sing[204], dans une occasion pressante, s’exposa courageusement à une mort certaine, pour sauver la vie à celui qu’il reconnaissait pour son prince. Yuen yang[205], pour satisfaire une haine particulière, mit l’empire à deux doigts de sa ruine. On a vu dans Tchou yuen et dans plusieurs autres, la fidélité et la droiture non seulement sans récompense, mais dans la misère et dans l’oppression. Dans Tsai pi et ses semblables, on a vu la trahison se couvrir des plus beaux dehors.

Tout cela ne prouve-t-il pas la difficulté de bien régner ? Elle serait encore plus grande, si nous n’avions pas ces histoires, où un prince bien attentif apprend à distinguer les sujets vraiment zélés et fidèles, des flatteurs intéressés. Les rois de Tsin devaient à la bravoure et à l’habileté de Pe ki, le royaume de Tchao qu’il leur avait soumis. Un d’eux ne laissa pas de le faire mourir. Ya fou, sous l’empereur King ti fut celui qui arrêta les fâcheuses suites que devait avoir la révolte des princes tributaires. Ce fut cependant sous ce même empereur, que Ya fou finit sa vie dans les supplices. Ouen tchong fut traité de même par le roi de Yué, qui cependant sans les avis de Ouen tchong, n’eût pu détruire Ou son ennemi. Enfin Ou si, après de longs et très importants services, eut pour récompense une épée, dont il eut ordre de se tuer. Étaient-ils coupables, ces grands hommes ? Méritaient-ils de périr ainsi ? Non. Ce fut injustice et passion de la part des princes. Pour Tchao kao, Han sing, Hing pou, et Tchin hi, quoi qu’ils eussent tous leur mérite, et que quelques-uns d’eux eussent rendu de grands services ; ils s’oublièrent et se démentirent : leur punition n’eut rien que de juste. Mais il eût fallu prévenir sagement leurs fautes ; et c’est une tâche, dans Kao tsou, d’ailleurs si grand prince, de n’avoir pas su conserver des gens d’une capacité si peu commune, et qui l’avaient si bien servi. Le fondateur de la dynastie Han est par cet endroit bien au-dessous de Quang vou qui en fut le restaurateur. Celui-ci sut récompenser les généraux comme Kao tsou, mais sans les exposer comme lui à s’oublier. C’est ainsi qu’on en doit user à l’égard de ceux à qui l’on doit en partie son élévation, ou sa conservation sur le trône ; et c’est mal reconnaître leurs services, que de trop les exposer à en perdre le fruit.

La difficulté de bien régner se sent, ce me semble, assez dans ce que j’ai dit. Rendons-là encore plus sensible. Dans le haut rang où est le prince au-dessus du reste des hommes, il est en vue à tout le monde. S’il ordonne ou fait quelque chose qui ne soit pas conforme à la plus exacte raison, non seulement il se fait à soi-même un tort considérable ; mais il est aussitôt méprisé des sages. Lui échappe-t-il quelque action ou quelque geste, qui réponde mal à la dignité de sa personne ? Grands et petits en font des risées. Avance-t-il quelqu’un dans les charges ? Aussitôt mille jaloux murmurent. A-t-il égard à quelque recommandation ? Tous les prétendants se plaignent qu’on donne tout à l’inclination ou à l’intérêt, rien au mérite. Voit-on mettre dans les premiers emplois un homme d’un mérite bien reconnu, on l’attribue au hasard, et non pas aux lumières du prince : heureusement, dit-on, cette fois-ci, il n’a pas mal rencontré. Voit-on en place quelqu’un qui n’ait pas un grand mérite ? On n’hésite point à dire que le prince est sans lumières. Si un prince parle assez souvent, c’est un causeur. Parle-t-il peu ? Il n’a point de fond, et ne sait pas instruire ceux qui l’approchent. Suit-il les mouvements de son humeur ; fait-il paraître de la colère ? Il se répand à la cour et dans tout l’empire une terreur très préjudiciable. Est-il modéré, facile, indulgent ? Les lois et ses ordres s’observent mal. Les peuples sont-ils à l’aise ? Les officiers[206] ont beaucoup de peine et se rebutent. Les officiers sont-ils contents ? Le peuple souffre et se plaint. Tout l’empire est comme un grand arbre, dont la cour est comme le tronc et la racine. Le prince peut-il donc ne se pas sentir de tous les événements fâcheux qui affligent son État ? Point de peau, plus de poil, dit un vieux proverbe. L’essentiel donc pour un État, est que la cour soit pourvue de bons ministres. Cela est vrai : mais les Y yn et les Fou yué[207] sont bien rares.

La cour étant pourvue de bons ministres, il serait encore bien important d’avoir des généraux fidèles, habiles et infatigables sur les frontières. Mais les Hoei chang et les Li mou[208] ne sont pas aujourd’hui faciles à trouver. D’ailleurs, quand un prince est assez heureux que de trouver des gens de ce mérite, il ne peut manquer d’avoir pour eux de l’inclination. Instruit de ce qu’il y a à souffrir sur les frontières, il se fait une vraie peine d’y envoyer des gens qu’il aime. Il sait d’un autre côté, que s’il manque à les y envoyer, il s’expose à voir tomber les feuilles, et couper les branches de son grand arbre, et peut-être à voir périr l’arbre entier. Que ne souffre point en ces rencontres un prince également bon et sage ? Pour moi, roulant jour et nuit dans mon esprit toutes ces pensées, je sens le poids de la royauté ; mais encore plus sensible aux peines d’autrui, qu’aux miennes propres, je me dis souvent à moi-même : si le prince maître absolu a cependant tant à souffrir, que sera-ce de ceux qui sans être maîtres comme lui, partagent et portent avec lui le poids du gouvernement ? L’Y king dit : Les livres chinois n’épuisent point les matières : rarement aussi les paroles rendent-elles exactement les pensées dans toute leur étendue. Aussi n’ai-je prétendu dans ce discours qu’indiquer en peu de mots ce qui m’occupe intérieurement. Au reste, quoique, suivant un proverbe, celui qui souffre, se plaît à chanter ses peines, ce n’est point ce qui m’a fait prendre la plume. Je suis encore plus éloigné de chercher à frapper les yeux par une composition brillante. Je pense à m’instruire moi-même. Voilà mon but. Mais aussi je ne rougis point d’exposer dans cet écrit, à la vue de tous les sages mes pensées et mes sentiments.


Sur cette pièce l’empereur Cang hi dit : Rien de mieux pensé et de mieux exprimé, que ce que dit Tai tsong sur le gouvernement en général, et en particulier sur le choix des officiers. C’est rappeler comme il faut l’antiquité. Tai tsong fit plus : il l’imita. Son gouvernement approcha de celui de nos trois fameuses dynasties.


Le même empereur Tai tsong la troisième des années nommées Tchin koan fit l’ordonnance qui suit.


Le fondement de toutes les vertus, est celle qu’on nomme hiao[209]. c’est l’instruction la plus essentielle. J’en ai reçu dans ma jeunesse de bonnes leçons. Mon père, et ceux qu’il m’avait donnés pour maîtres, ne se bornaient pas à me faire réciter le Livre des vers, le Livre des rits, et d’autres ; on m’y faisait voir en même temps les grands principes dont dépend le bien des États, et le gouvernement des peuples. De là est venu l’avantage que j’ai eu d’exterminer par une seule expédition tous les ennemis de l’État, et d’assurer aux peuples qui sortaient de l’oppression, le repos et la liberté. Au reste j’ai toujours eu le cœur plein de bonté, et si pendant quelque temps j’ai fait paraître plus de justice et de sévérité que de clémence, c’est que comme il y a des ennemis, contre lesquels il faut nécessairement de la force et de la bravoure, il y a aussi des criminels auxquels on ne peut absolument faire grâce. Je n’ai eu en vue que le bien commun, et le repos de l’empire. La passion n’a point eu de part à ce que j’ai fait. L’empereur mon père en se retirant à Ta ngan, m’a chargé du gouvernement. Il a fallu lui obéir. Comme j’en sens tout le poids, je m’en occupe tout entier. Je suis dans l’intérieur de mon palais, et avec les reines, comme dans un vallon glacé. Je passe souvent les nuits entières sans dormir. Je me lève avant le jour. Toutes mes pensées et toutes mes paroles tendent à répondre de mon mieux aux bontés de Tien[210], et aux intentions de mon père. C’est pour y réussir, que plein de compassion, même pour ceux qui font des fautes, je veux régler de nouveau les punitions, prévenir et soulager les misères des peuples, punir et réprimer ceux qui les vexent ; approcher de ma personne, et mettre dans les emplois les gens de vertu et de mérite, ouvrir le chemin large aux remontrances, ôter toute crainte à quiconque m’en voudra donner, afin d’acquérir, s’il se peut, à chaque moment de nouvelles connaissances.

Mon attention à tout cela est si continuelle, que je ne me permets pas un jour de relâche. Mon grand désir serait que tout fut dans l’ordre ; que tous mes sujets suivissent en tout la raison, et fussent solidement vertueux. Aussi quand je vois quelque chose hors de sa place, et quelqu’un de mes sujets vicieux, je m’en prends d’abord à moi-même, et au peu de talent que j’ai pour le bien instruire, et pour le corriger efficacement. C’est avec raison que je le fais. Car enfin le Chu king dit : la vertu, quand elle est tout à fait sincère et solide, touche Chin[211], que ne pourra-t-elle point sur les peuples ? On me rapporte de divers endroits, que les peuples rentrent dans le devoir, que les vols deviennent rares, et que les prisons de plusieurs villes se trouvent vides. J’apprends ces nouvelles avec plaisir mais je n’ai garde de l’attribuer à mes soins et à mes exemples. Voici les réflexions que je fais : on est las, me dis-je à moi-même, des troubles et des rapines ; on se remet dans le chemin de la vertu : il faut tâcher de profiter de ces heureuses dispositions pour convertir tout l’empire. Mes expéditions militaires m’ont fait parcourir une bonne partie des provinces. Chaque village que je trouvais, je soupirais en me frappant la poitrine, sur la misère des pauvres peuples. Instruit par mes propres yeux, je ne permets pas qu’on occupe même un seul homme à des corvées inutiles. Je travaille de mon mieux à mettre à l’aise tous mes sujets, afin que les parents soient plus en état de bien élever leurs enfants, et que les enfants à leur tour, s’acquittent mieux de tous leurs devoirs à l’égard de leurs parents, et qu’avec la vertu Hiao toutes les autres vertus fleurissent.

Pour faire connaître à tout l’empire que je n’ai rien de plus à cœur, en publiant cette ordonnance, qu’on donne dans chaque district en mon nom et de ma part à ceux qui se distinguent par leur Hiao, cinq charges de riz ; à quiconque passe quatre-vingts ans, deux charges ; aux nonagénaires, trois ; autant à ceux qui ont cent ans, y ajoutant deux pièces d’étoffes. De plus, à commencer depuis la première lune, qu’on donne une charge de riz à chaque femme qui enfantera un fils. Pour ceux que les malheurs des temps ont obligé de quitter leur pays, qu’on ait soin qu’ils y retournent, et qu’à leur retour, on leur fournisse à mes frais, de quoi se remettre sur pied, suivant leur ancienne condition. J’ordonne aussi aux officiers généraux de chaque province d’examiner avec soin quels sont les excellents, les bons, et les méchants officiers subalternes, pour m’en envoyer une liste, et qu’elle soit cachetée. Qu’ils aient aussi soin de s’informer, chacun dans l’étendue de son ressort, s’il y a dans quelque condition que ce soit, des gens en qui on reconnaisse un vrai talent pour les affaires, ou pour la guerre, ou qui se distinguent par leur vertu : qu’ils m’en dressent un mémoire. Enfin s’il y en a d’autres, qui après s’être licenciés dans les derniers troubles, ont gagné sur eux de se corriger en ce temps de paix je veux aussi qu’on m’en instruise. Savoir pleurer ses fautes, et se corriger, c’est une chose que bien des sages rois ont estimée, et dont je fais cas à leur exemple. Que la présente ordonnance soit publiée sans délai. On le dit, et il est vrai. On se sent souvent pendant trois ans d’un jour perdu mal-à-propos. L’empire ne peut être trop tôt instruit de mes intentions.


La troisième des années nommées Tchin koan, Li ta leang fut élevé à la dignité de Tai fou, et fut envoyé dans tout le territoire de Leang tcheou. Quelque temps après, un député de l’empereur Tai tsong passant par ce pays-là, vit un excellent oiseau de chasse. Aussitôt il proposa à Ta leang d’en faire un présent à l’empereur. Ta leang le donna au député, pour l’envoyer s’il le jugeait à propos. En même temps il fit tenir secrètement à l’empereur un mémoire conçu en ces termes.


Il y a longtemps que V. M. a renoncé hautement au divertissement de la chasse. Voici cependant qu’un de vos députés a demandé pour elle un oiseau à cet usage. Ou il l’a fait, parce qu’il était instruit de vos dispositions à cet égard, et qu’il croyait vous faire plaisir ; ou il l’a fait de son chef, et sans savoir vos intentions. S’il l’avait fait sans être bien instruit, ce serait un malhabile homme, et peu digne de son emploi. Mais s’il croît en cela vous faire plaisir, il faut donc que V. M. se soit relâchée de ses premières résolutions, et qu’elle ait comme annuler ses anciens ordres.

Tai tsong ayant reçu ce mémoire, y fit la réponse suivante.

Votre rare habileté pour les affaires et pour la guerre, jointe à une droiture singulière, et à une fermeté à toute épreuve, m’ont porté à vous confier la conduite et la sûreté de ces peuples si éloignés et presque étrangers. Je suis infiniment satisfait de la manière dont vous remplissez un emploi si important : je me réjouis de l’honneur que vous vous faites ; et j’ai toujours présents à l’esprit vos services et votre zèle. Je ne fais pas un procès à celui qui m’a fait présenter l’oiseau de chasse ; mais j’estime, comme je dois, le bon avis, qu’à cette occasion vous me donnez de si loin, et le soin que vous prenez de me rappeler le passé, pour m’instruire sur l’avenir. J’ai reconnu votre cœur en votre écrit. En le lisant, je soupire et vous loue sans cesse. Ne suis-je pas heureux, me dis-je à moi-même, d’avoir un tel officier ? Ne vous démentez jamais de cette droiture. Continuez jusqu’à la fin à soutenir dignement le haut rang que vous tenez. C’est à cela, dit le Chi king, qu’est attachée la faveur des chin[212], et la plus grande prospérité. Au jugement de nos anciens, un avis donné à propos, est un très riche présent. Celui que vous me donnez, a certainement son prix. Pour vous témoigner que j’en fais cas, je vous envoie trois vases d’or. Ils ne sont pas d’un grand poids, mais ils étaient à mon usage. Un des bons moyens pour bien soutenir vos importants emplois, et votre haute réputation, c’est d’employer à quelque lecture utile ce qui vous peut rester de loisir. C’est pour vous y animer que je grossis mon présent d’un exemplaire de l’histoire des Han, écrite par Sun. Les faits y sont exposés en peu de mots, mais ils sont bien rangés : la politique y est profonde et l’on peut dire que ce livre contient en substance le grand art de gouverner, et tous les devoirs mutuels du souverain et des sujets. Je compte que recevant de moi ce livre, vous le lirez avec plus de soin.


Sur la fin des années nommées Tchin koan, le même empereur Tai tsong pour l’instruction du prince son héritier, un livre qu’il intitula : la Règle des souverains. Ce livre avait douze chapitres. Le premier avait pour titre : De ce qui regarde la personne du souverain ; le second, De l’élévation de ses proches; le troisième, Du soin de chercher les sages ; le quatrième, Du choix des officiers ; le cinquième, De la facilité à écouter les avis et les remontrances ; le sixième, Du soin de bannir la médisance et la calomnie ; le septième recommandait d’éviter l’orgueil ; le huitième, d’aimer une honnête épargne ;
le neuvième était Des châtiments et des récompenses ; le dixième, De l’application à faire fleurir l’agriculture ; le onzième traitait de l’art militaire, qu’un prince ne doit pas ignorer ; le douzième, traitait des lettres qu’un prince doit principalement estimer et cultiver. Toutes ces matières étaient traitées de manière, qu’il y avait de quoi former le prince à la vertu, et de quoi lui apprendre à bien gouverner. Tai tsong adressant ce livre à son fils, mit à la tête une préface. La voici.


Ces douze chapitres quoique courts, contiennent les grandes règles de nos anciens et sages rois, et les devoirs des bons princes. C’est du prince que dépend le trouble ou le repos, la ruine ou la prospérité des États. Il est aisé de savoir ces règles, et de connaître ces devoirs. Le point est de les suivre et de les remplir ; cela n’est pas si aisé et ce qui l’est moins encore, c’est de le faire constamment et jusqu’à la fin, sans jamais se démentir. Il ne faut pas s’imaginer que ces méchants princes, dont le nom est en horreur, n’aient su que le chemin du vice ; et que nos sages et vertueux empereurs, dont on célèbre tant la mémoire, n’aient connu que celui de la vertu. Les uns et les autres ont connu les deux différentes routes : mais l’une va en pente et est facile à suivre ; l’autre conduit par des hauteurs, qui paraissent fatigantes. Les âmes basses, sans avoir égard au reste, suivent la route la plus aisée, qui les conduit à leur perte. Les grandes âmes au contraire, sans s’effrayer des difficultés, marchent courageusement par l’autre voie. Bientôt la prospérité qui les y suit, récompense leur courage. De sorte que ce sont les hommes, qui, par leur différente conduite, se font heureux ou malheureux. Et ce qu’ont dit quelques-uns de je ne sais quelles portes de bonheur et de malheur, ou bien est ce que je viens de dire, enveloppé de figures, ou bien n’est qu’une pure fiction.

Si vous[213] voulez régner comme il faut, marchez par la voie des grandes âmes. Proposez-vous pour modèles, et prenez pour maîtres nos plus sages princes. Ne vous bornez point à ce que je fais. Celui qui tâche d’imiter les plus grands princes, demeure souvent bien au-dessous d’eux. N’aspirer qu’à quelque chose de médiocre, c’est le moyen de n’y pouvoir pas même parvenir. Non, il n’y a qu’une vertu du premier ordre, qui doive être votre modèle. Pour moi, depuis que je suis sur le trône, j’ai fait quantité de fautes. J’ai été curieux de belles étoffes, de broderies, de perles mêmes, et de pierres précieuses. User ordinairement de tout cela comme j’ai fait, c’est bien mal se précautionner contre les passions. J’ai orné de sculpture mes édifices, j’ai même fait élever quelques terrasses. Cela ne s’est pas fait sans dépense ; et c’est avoir fait trop peu de cas de ce qu’on appelle louable épargne. Je me suis procuré des chiens, des chevaux, des oiseaux de chasse, même des pays les plus éloignés. C’est une vaine recherche qui fait brèche au désintéressement et à la parfaite tempérance. Enfin, j’ai fait quelques voyages de plaisir, dont bien des gens ont souffert ; c’est savoir peu se vaincre soi-même, et faire aux autres peu d’attention. Ne vous autorisez pas de mon exemple. Je regarde tout cela comme des fautes, qui pouvaient avoir de fâcheuses suites : elles n’en ont pas eu. Pourquoi ? parce que d’une autre part, on m’avait vu rétablir la paix et le repos dans tout l’empire. Si j’ai fait tort à quelques-uns de mes sujets, je les ai bien plus souvent secouru dans leurs besoins, et communément je les ai pourvu avec abondance. Les avantages qu’ils ont tirés de mes victoires, mes soins paternels, mes bontés, leur ont fait oublier mes fautes, ou les souffrir sans murmure. Ils me louent même, et m’applaudissent. Mais quoiqu’on dise de mon règne, j’y reconnais bien des défauts, auxquels je ne puis penser sans honte et sans repentir. Si vous les imitiez ces défauts, que n’en auriez-vous point à craindre ? Vous, dis-je, à qui l’empire ne doit encore rien, et qui ne devez le trône qu’au bonheur de votre naissance.

Mais si prenant des inclinations conformes à votre rang, vous pratiquez et faites fleurir la vertu ; si vous n’entreprenez rien qu’elle n’autorise ; votre vie sera tranquille, et votre règne glorieux. Au contraire, si vous vous abandonnez au caprice et à la passion, vous périrez, et vous perdrez l’État. Il faut du temps pour établir les empires ; mais il en faut peu pour les détruire. Il n’est pas facile d’obtenir par son mérite l’honneur du trône ; mais rien de plus aisé que de le perdre. Un souverain peut-il donc avoir trop d’attention et de vigilance ?

Sur cette préface, un auteur nommé Hou san seng, dit : Tai tsong reconnaît ici ses fautes, et les confesse. Rien de plus louable. Mais il paraît qu’il écrivait tout ceci principalement pour son fils. Or le grand défaut du jeune prince était la passion pour les femmes. Tai tsong cependant n’en dit pas un mot. Rien de plus vrai que ce qu’on dit, que les pères ne connaissent point les défauts de leurs enfants.

Un autre auteur nommé Ting fong, raisonnant autrement sur le même sujet, dit : suivant les maximes de nos anciens, rien de plus recommandé aux princes, que de ne point s’attacher aux femmes. Tai tsong, qui dans cette Règle des souverains instruit si exactement son fils sur tout le reste, n’y touche pas même ce point essentiel. Serait-ce que se sentant sur cela du faible, il craignît en le touchant de faire parler ? Ce qu’il y a de certain, c’est que Kao tsong son successeur eut une passion aveugle pour une femme pendant qu’il vécut, qu’il lui remit en mourant le gouvernement de l’empire, et que par là il pensa tout renverser. Le silence de Tai tsong sur un article si important, paraît confirmer ce qui ne se vérifie que trop d’ailleurs, que communément les princes ont certains défauts favoris, auxquels ils n’aiment pas qu’on touche. Souvent les États s’en ressentent.

Le même empereur Tai tsong marchant en personne vers la Corée, et étant arrivé à Yng tcheou, donna ordre qu’on recherchât, et qu’on recueillît avec soin les os des officiers et des soldats qui étaient morts dans la guerre de Leao tong. Il les fit tous mettre ensemble auprès de la ville nommée Lieou tcheou. Il ordonna aux magistrats du lieu, de préparer un animal du premier ordre. Il fit en l’honneur de ces morts, la cérémonie qu’on nomme Tsi. Il y usa d’un tsiouen[214] qu’il avait composé lui-même ; et il les pleura d’une manière qui attendrit toute son armée.


Déclaration d’un des empereurs de la dynastie Tang.


On le dit, et il est vrai, les perles et les pierres précieuses ne peuvent servir ni de nourriture, ni d’habits. Elles ne garantissent par elles-mêmes, ni du froid, ni de la faim. Il en est de même à proportion de plusieurs autres vains ornements. Ven ti, un des Han, disait fort bien que la sculpture, la gravure, et d’autres arts semblables, faisaient tort à l’agriculture ; que les broderies et les autres ouvrages de cette sorte, détournaient mal à propos les femmes de travailler, comme anciennement, aux étoffes nécessaires, et aux habits d’un commun usage. Ce sage prince attribuait à ces désordres, la faim et le froid que souffraient les peuples. Kia y qui vivait sous Ven ti, enchérissait encore sur ces réflexions. Un homme, disait-il, qui ne fait pas deux repas par jour souffre de la faim, et s’il passe une année sans faire d’habits, il souffre du froid en hiver. Or quand on souffre la faim et le froid, il n’y a rien qui retienne. En pareille occasion, la plus tendre mère ne peut pas retenir son fils. Le prince à plus forte raison, pourra-t-il retenir ses peuples

Élevé au-dessus des peuples, des Grands, des rois ; chargé, malgré ma faiblesse, du soin de rendre l’empire heureux, je m’en occupe sans cesse, jusqu’à oublier mes repas et mon sommeil. Je voudrais faire revivre dans mon empire la simplicité et l’innocence. Comme cela ne se peut espérer, tandis qu’on est dans l’indigence, je voudrais que chaque famille fût suffisamment pourvue. Hélas ! je n’en puis venir à bout. Mes greniers sont presque vides, la disette est toujours la même. Pour peu que l’on souffre des inondations ou des sécheresses, on sera réduit comme auparavant, à manger du son. Quand je recherche en particulier la cause de ces malheurs, je trouve que ce sont mes fautes. Par la délicatesse de ma table, et la richesse de mes habits, j’ai inspiré à mes sujets le luxe et la bonne chère.

Les peuples en effet suivent les inclinations des princes, et non pas leurs instructions ; l’on ne voit guère que les exhortations du souverain fassent rentrer dans le devoir, ceux qu’il a corrompus par ses exemples. Aussi nos anciens et sages rois faisaient de leur conduite personnelle le principal ressort du gouvernement. C’est par là qu’ils réussissaient à corriger tous les abus, et à rendre vertueux leurs sujets. Dans des temps plus voisins du nôtre, quelques princes, sans pouvoir les égaler, les ont imités avec succès : pourquoi ne le ferais-je pas ? Vouloir inspirer à mes officiers l’épargne et la frugalité, la simplicité et la candeur à mes peuples, tandis qu’on me verra user d’étoffes recherchées, de broderies et de perles précieuses, c’est prétendre l’impossible[215]. Oui, je le reconnais enfin, c’est une vérité certaine, c’est au prince à donner l’exemple et je le veux faire.

Ce que j’ai de meubles d’or et d’argent, ou d’autres ornements de même métal, je les fais fondre pour le payement de mes troupes, et autres besoins semblables ; pour ce qui est de mes bijoux, de mes perles, de mes diamants, et d’autres choses de cette nature, qui sont assez inutiles, je vais sur-le-champ les jeter au feu devant mon appartement, pour marquer à tout mon empire que j’ai le luxe en horreur. Puisqu’un cœur droit et sincère, a le pouvoir de toucher Tien, (le Ciel,) je compte qu’il pourra aussi toucher mes sujets ; et qu’on obéira du moins à ceux de mes ordres qu’on verra soutenus de mes exemples. Qu’on commence par mon palais. Ordre aux reines et aux concubines, de porter désormais des habits, dont tout l’ornement soit la propreté. Défenses à elles d’user de perles et d’autres[216] ornements de prix. Je veux faire en sorte, s’il se peut, que l’or[217] ne soit pas plus estimé que la terre, du moins je veux bannir le luxe. La modestie, la frugalité, l’épargne, sont les moyens de subvenir aux besoins des peuples, je veux que ces vertus règnent dans mon empire. Que la présente déclaration soit incessamment publiée, et que tout le monde sache que telle est ma volonté.


La cinquième des années nommées Hoei tchang, Ou Tsong, un des empereurs de la dynastie Tang, publia l’ordonnance suivante.


Sous nos trois fameuses dynasties, jamais on n’entendit parler de Foë[218]. C’est depuis les dynasties des Han et des Hoei que cette secte qui a introduit les statues, a commencé à se répandre à la Chine. Depuis ce temps-là ces coutumes étrangères s’y sont insensiblement établies, sans qu’on y ait assez pris garde. Tous les jours elles gagnent encore. Les peuples en sont malheureusement imbus, et l’État en souffre. Dans les deux cours, dans toutes les villes, dans les montagnes, ce n’est que Bonzes[219] des deux sexes. Le nombre et la magnificence des bonzeries croît chaque jour. Bien des ouvriers sont occupés à faire leurs statues de toute matière. Il se consume quantité d’or à les orner. Nombre de gens oublient leur prince et leurs parents, pour se ranger sous un maître bonze. Il y a même des scélérats, qui abandonnent femme et enfants, et vont chercher parmi les bonzes un asile contre les lois. Peut-on rien voir de plus pernicieux ? Nos anciens tenaient pour maxime, que s’il y avait un homme qui ne labourât point, et une femme qui ne s’occupât point aux soieries, quelqu’un s’en ressentait dans l’État, et souffrait la faim ou le froid. Que sera-ce donc aujourd’hui, qu’un nombre infini de bonzes, hommes et femmes, vivent et s’habillent des sueurs d’autrui, et occupent une infinité d’ouvriers à bâtir de tous côtés, et à orner à grands frais de superbes édifices ? Faut-il chercher d’autre cause de l’épuisement où était l’empire sous les quatre dynasties Tsin, Song, Tsi, Leang et de la fourberie qui régnait alors.

Quant à notre dynastie Tang, les princes, qui en ont été les fondateurs, après avoir employé heureusement la force des armes, pour rendre à l’État son ancienne tranquillité, s’occupèrent à le régler par de sages lois ; et pour en venir là, bien loin de rien emprunter de cette vile secte étrangère, dès la première des années nommées Tchin koan, Tai tsong se déclara contre elle : mais il y alla trop mollement, et le mal n’a fait qu’augmenter. Pour moi, après avoir lu et pesé tout ce qu’on m’a représenté sur ce point, après en avoir délibéré mûrement avec gens sages, ma résolution est prise. C’est un mal, il y faut remédier. Tout ce que j’ai d’officiers éclairés et zélés dans les provinces, me pressent de mettre la main à l’œuvre. Selon eux, c’est tarir la source des erreurs qui inondent tout l’empire, c’est le moyen de rétablir le gouvernement de nos anciens, c’est l’intérêt commun, c’est la vie des peuples. Le moyen après cela de m’en dispenser ?

Voici donc ce que j’ordonne, 1° Que plus de quatre mille six cents grandes bonzeries, qui sont répandues de côté et d’autre dans tout l’empire, soient absolument détruites : conséquemment que les bonzes[220] hommes ou femmes, qui habitaient ces bonzeries, et qui montent, de compte fait, à vingt-six ouan, retournent au siècle, et paient leur contingent des droits ordinaires. En second lieu, qu’on détruise aussi plus de quatre ouan[221] de bonzeries, moins considérables, qui sont répandues dans les  campagnes ; conséquemment que les terres qui y étaient attachées, qui montent à quelques mille ouan de tsing[222] soient réunies à notre domaine, et que 15 ouan d’esclaves qu’avaient les bonzes, soient mis sur le rôle des magistrats, et soient censés être du peuple. Quant aux bonzes étrangers venus ici pour faire connaître la loi, qui a cours en leurs royaumes, ils sont environ trois mille tant du Ta tsing[223] que du Mou hou pa. Mon ordre est aussi qu’ils retournent au siècle, afin que dans les coutumes de notre empire, il n’y ait point de mélange. Hélas il n’y a que trop longtemps qu’on diffère à remettre les choses sur l’ancien pied : pourquoi différer encore ? C’est chose conclue et arrêtée. Vue la présente ordonnance, qu’on procède à l’exécution. Telle est notre volonté.


Une glose dit, qu’en effet tout cela s’exécuta, à peu de choses près ; qu’on laissa deux grandes bonzeries à chaque cour du nord et du midi, et trente bonzes pour chacune ; que dans chaque gouvernement on laissa une bonzerie avec certain nombre de bonzes ; que ces bonzeries furent distinguées en trois ordres ; et que le nombre des bonzes ne fut pas égal en toutes.


Remontrance de Ouei tching à l’empereur Tai tsong.


Un point bien essentiel pour un prince, c’est d’aimer les gens de bien, et de haïr les méchants ; de mettre auprès de la personne les gens de vertu et de mérite, et d’éloigner ceux qui en manquent. En approchant les premiers, il fournit sa cour de gens d’élite. En éloignant les seconds, il évite d’être surpris par les artifices, que l’intérêt et la passion leur suggère en toute rencontre, Au reste, il n’est point de si méchant homme, qui n’ait quelque bon endroit, et qui ne fasse quelque peu de bien. Il n’est point aussi d’homme si sage et si vertueux, qui n’ait quelque faible, et qui ne fasse quelquefois de légères fautes. Mais ce qu’a celui-ci de défectueux, est comme une petite tache dans une pierre précieuse ; et le peu de bon qu’a celui-là, se peut comparer au fil aiguisé d’une lame qui n’est que plomb. Cette lame peut absolument être d’usage une fois ; en fait-on cas pour cela ? Au contraire un joaillier habile ne rebute pas une belle pierre, pour une petite tache. Se laisser gagner ou surprendre par le peu qu’il y a de louable dans un homme, d’ailleurs plein de vices, et se rebuter de ce qu’a de défectueux un homme d’ailleurs vertueux et capable, c’est confondre les odeurs les plus différentes, et ne pouvoir pas distinguer d’une pierre des plus communes un diamant du plus haut prix.

Mais c’est encore un bien plus grand mal, quand le prince assez éclairé pour savoir démêler les gens d’une vertu solide et d’un vrai mérite, d’avec ceux qui n’ont ni l’un ni l’autre, néglige d’éloigner ceux-ci, ou d’avancer ceux-là. Vous avez, grand prince, un courage intrépide, joint à un esprit des plus pénétrants. Vous joignez à un air majestueux une habileté non commune. Mais vous ne modérez pas, ce me semble, assez votre amour et votre haine, et cela vous fait un grand tort. De là vient que tout passionné que vous êtes en général pour les gens de mérite et de vertu, vous n’en faites pas trop bien le choix. De là vient qu’à votre cour il y a encore des flatteurs, quelque aversion que vous en ayez. Vous vous laissez surtout trop emporter à votre aversion pour le mal. Quand on vous dit du bien de quelqu’un, vous semblez ne le pas croire. Vous dit-on du mal ? Vous le tenez d’abord pour certain. Toutes supérieures que sont vos lumières, il vaut toujours mieux vous en défier ; et votre conduite en ce point me paraît sujette à bien des inconvénients. Comment cela ? Le voici.

Comme c’est le propre des honnêtes gens de ne dire des autres que le bien qu’ils en savent, au contraire c’est la coutume des âmes basses de médire indifféremment de tout le monde. Si le prince croit facilement le mal qu’on dit, et se rend difficile à croire le bien, c’est donner cours aux médisances et aux calomnies ; c’est conséquemment ouvrir la porte aux méchants, et la fermer aux gens de bien. Ce défaut est de conséquence ; car il met comme un mur de séparation entre le prince et ses bons sujets. Vient-il ensuite à naître des troubles ? Le prince et l’État sont-ils en danger ? Il ne se trouve à la cour que gens incapables d’y remédier. Il y a deux sortes de liaisons qu’il importe de bien distinguer. La première est des gens de mérite entr’eux. La vertu en est le nœud. Ils s’estiment mutuellement. Cette estime les engage à se soutenir dans l’occasion, et à se pousser les uns les autres ; mais c’est toujours par les bonnes voies. La seconde est des âmes basses et des méchants : sans s’estimer et sans s’aimer, ils ne laissent pas de s’unir par intérêt, et de s’aider mutuellement dans leurs intrigues. La première de ces liaisons n’a rien que d’honnête en elle-même, et ne peut être qu’utile au prince. La seconde est pure cabale, et rien n’est plus pernicieux. Le mal est qu’on peut s’y méprendre, et les suites en sont terribles. Car si le prince prend pour cabale ce que disent ou font les uns pour les autres des gens de vertu et de mérite, il est en garde, il s’en défie, et n’y a aucun égard. Si par une seconde erreur il prend pour un zèle droit et sincère la liberté avec laquelle on lui dit du mal de celui-ci et de celui-là, et s’il croit ce qu’on lui en dit ; c’est encore bien pis : il éloignera ses meilleurs sujets ; du moins il s’en défiera. Ils s’en apercevront bientôt ; mais en éloignant la cause, ils ne pourront donner au prince les éclaircissements convenables. Ceux des officiers subalternes, qui sont instruits des intrigues, n’osent parler et les découvrir. Ce mal se répand de la cour dans les provinces, et si l’on n’en coupe pas au plus tôt la racine, il a toujours de funestes suites : il n’en a point encore eu, et il faut espérer qu’il n’en aura point sous votre règne ; les vues de Votre Majesté s’étendront sans doute sur l’avenir. Elle profitera sagement des fautes qu’elle a pu commettre en ce genre. Elle saura les réparer avec avantage : mais que n’en devrait-on point craindre sous quelque règne plus faible, et sous un prince moins disposé à se reconnaître et à se corriger promptement. Vous ne le sauriez faire trop tôt ; craignez de transmettre à vos descendants, avec tant de beaux exemples, le défaut que je vous expose. Que votre promptitude à vous en défaire, leur apprenne à l’éviter.

Ce que je viens de vous dire, mon prince, ne regarde, à proprement parler que le choix de vos officiers. Voici un avis plus général, et par là plus important pour bien gouverner. C’est de consulter souvent le beau miroir[224] de l’antiquité. En se mirant dans une eau claire et tranquille, on voit son visage tel qu’il est. Un prince en rapprochant sa conduite de celle des anciens sages, peut en juger sainement. Éclairé par là sur ce qui lui manque, sur les fautes qui lui échappent, et sur ses principaux devoirs, il laisse bien peu à faire aux officiers, dont l’emploi est de remarquer ses fautes, et de lui donner des avis. Il croît comme de lui-même en sagesse et en vertu. Son gouvernement devient de jour en jour plus parfait, et sa réputation croît à proportion. Quoi de plus digne par conséquent de l’application d’un prince ?

Au reste le premier et le principal soin de nos plus grands princes Hoang ti, Yao, Chun, et Yu, fut de faire régner la vertu, et d’en inspirer l’amour à tous leurs sujets. En vain un prince se promettrait-il, à la faveur d’un code épais de trois pieds, d’en venir à gouverner, comme ils faisaient, sans mouvement et sans travail[225]. Dans cette heureuse antiquité, ce n’était point la sévérité des lois, ni la rigueur des châtiments, qui réglait ou réformait les mœurs des peuples. C’était la vertu de ces sages princes. Attentifs à ne se permettre rien qui ne fût dans l’ordre, et à exercer sur eux-mêmes la plus rigoureuse justice, ils traitaient avec bonté leurs sujets. Par là leur gouvernement, sans avoir rien de rigoureux ou de dur, était cependant très efficace. En effet la bonté et la justice sont les grands ressorts du gouvernement. Ce sont ces ressorts qui dans un État doivent donner le mouvement à tout ; et si l’on s’aide des châtiments, c’est comme un habile cocher s’aide du fouet par intervalle : l’usage en doit être rare.

Le capital pour un prince est donc d’être vertueux lui-même, et d’inspirer à ses sujets la vertu. Les hommes ont tous intérieurement la raison et les passions. C’est de là que procèdent à l’extérieur leurs actions bonnes ou mauvaises. Par conséquent, pour couper pied à tous leurs désordres, il n’y a qu’à régler leur cœur. C’est à quoi ont toujours donné leurs soins les sages du premier ordre : Juger bien les procès, c’est quelque chose, disait Confucius : Je connais des gens qui le savent faire. Ce que je voudrais, c’est quelqu’un qui fît en sorte qu’il n’y en eut plus à juger. Pour y réussir, que faut-il faire ? Établir et régler sagement les rits, instruire les peuples, les éclairer sur leurs passions, et les mettre en garde contre leur surprise, les soutenir et les affermir dans l’usage de leur raison. Serrer, pour ainsi dire les nœuds de la nature qui leur est commune, et leur inspirer les uns pour les autres un amour sincère ; cet amour bannira l’envie de se nuire ; chacun se piquera de remplir tous ses devoirs et l’on verra partout régner l’ordre.

En vain tâcherait-on d’en venir là par la multitude, ou par la rigueur des lois. Il n’y a que l’instruction soutenue du bon exemple, qui puisse avoir un si bel effet. Aussi nos plus sages rois ont-ils toujours mis les châtiments beaucoup au-dessous des rits et de la vertu ; et Chun, comme nous l’apprend le Chu king, ne chargea Kieou yu de présider aux cinq punitions qu’après l’avoir chargé de faire bien inculquer à tout l’empire les cinq capitales instructions. Bien plus. La fin même des punitions n’est pas précisément de punir les fautes, et de faire souffrir les coupables ; c’est ou de détourner du mal, ou de remédier à quelque désordre ; c’est de faciliter le chemin de la vertu, en étrécissant celui du vice. Du reste, c’est l’instruction et l’exemple que doivent ordinairement employer les princes. Quand ils emploient ces moyens, chacun prend des sentiments nobles, et se conduit par de grands principes : au lieu que sous les méchants princes, quelque rigoureux qu’ils soient à punir, chacun n’ayant que des inclinations basses, on ne voit que trouble et que désordre.

Il en est de même à proportion, de la conduite des magistrats par rapport aux peuples de leur ressort, et l’on peut dire avec raison que la figure du métal ne dépend guère plus de la figure du creuset où on le fond, et du moule où on le jette, que les mœurs des peuples dépendent des princes et des magistrats qui les gouvernent : de sorte qu’encore aujourd’hui un prince qui imiterait nos anciens rois, ferait revivre ces heureux règnes. Il est vrai que ces grands princes ont eu bien peu de parfaits imitateurs. Mais dans la décadence même de la dynastie Tcheou, si le gouvernement n’avait pas pour fondement, comme autrefois, l’instruction et le bon exemple ; si l’on comptait plus sur les lois ; du moins trouvons-nous qu’on s’y tenait religieusement. Un bon prince, disait Koang tchong[226] s’en tient aux lois, non à ses vues. Il fait céder au bien public et au sentiment commun ses inclinations et les idées particulières, et l’on ne peut réussir autrement.

Les choses en étaient là les premières années de votre règne. Les lois étaient votre règle ; vous les observiez exactement dans la punition des fautes : dans le doute vous mettiez l’affaire en délibération ; vous écoutiez avec patience tous les suffrages, et vous suiviez sans hésiter le parti le plus approuvé. Vos peuples instruits et persuadés de l’équité de vos arrêts, les recevaient sans murmure. Vos officiers témoins de votre fermeté dans un parti pris, ne craignaient point de retour fâcheux, et vous secondaient avec zèle : chacun avait son rang et ses talents. Depuis quelques années ce n’est plus la même chose. Vous devenez peu à peu et de plus en plus difficile, et même un peu dur. Vous imitez quelquefois ces pêcheurs, dont les filets n’arrêtent le poisson que par trois côtés, et lui laissent[227] une issue par le quatrième. Mais d’autrefois, et bien plus souvent, vous imitez ceux qui cherchent avec avidité[228] le peu de poisson qu’il y a dans les ruisseaux les plus petits et les moins profonds. S’agit-il de faire un choix, et surtout de juger d’une faute ? Votre inclination et votre humeur sont les règles que vous suivez. Aimez-vous quelqu’un ? Sa faute a beau être griève, bon gré mal gré, vous l’excusez. Quelqu’un a t-il le malheur de ne vous pas plaire ? Quelque légère que soit sa faute, vous trouvez moyen de la grossir, en pénétrant jusque dans ses intentions. Si quelqu’un vous fait sur cela des remontrances, vous le soupçonnez de collusion.

Que s’ensuit-il de cette conduite ? Que les lois sont inutiles ; qu’en vain on les implore, et que les magistrats n’osent les soutenir. Vous leur fermez la bouche ; mais ne croyez pas que dans le cœur ils acquiescent à vos arrêts, et que ces arrêts soient exécutés sans de grands murmures. Il y a une loi qui porte que quand le coupable est un officier au-dessus du quatrième ordre, on aura soin que tous les grands officiers fassent leur rapport sur son crime. Cette loi a été faite en faveur du rang de celui qui est accusé. La vue qu’on a eue en la faisant, a été de parer aux calomnies et à l’oppression, et de ne laisser rien ignorer de ce qui pourrait être favorable à l’accusé. Aujourd’hui tout au contraire, on abuse de cette loi pour armer contre l’accusé tous ceux qui ont droit de faire leur rapport. Instruits de vos intentions, ils recherchent et font valoir jusqu’aux plus menues circonstances qui peuvent aggraver la faute, et semblent appréhender d’après Votre Majesté que l’accusé ne se trouve pas assez coupable. Lors même que le cas est de telle nature, qu’on ne peut trouver en aucune loi de quoi le juger grief, on l’examine indépendamment des lois, et l’on trouve enfin moyen de le grossir des deux tiers. On vous connaît sur cela ; et voilà pourquoi depuis quelques années tous ceux qu’on accuse, appréhendent infiniment que leur affaire aille jusqu’à vous, et s’estiment fort heureux, lorsqu’elle se termine au Fa se[229].

Au reste, ce que vous faites sur le trône et à votre cour, vos officiers le font à votre exemple, chacun dans leur tribunal. Par là les accusations se multiplient, les procédures se prolongent : et tandis qu’on néglige, ou qu’on oublie le capital du gouvernement, on perd le temps à examiner des fautes légères, et souvent des minuties. À quoi aboutit enfin cette prétendue exactitude ? À occasionner plusieurs fautes souvent très grièves par la manière d’en punir une seule quelquefois assez légère, à ruiner le grand chemin de la justice, à multiplier les mécontents et les malheureux. Ce n’est pas par cette voie qu’on bannit les dissensions, et qu’on fait régner dans un État l’union, la paix, et le bon ordre.

Voici ce que dit un fameux auteur, en faisant parler un prince. « Le commun des peuples a en horreur les sales débauches et les brigandages. Je punis ces crimes sans rémission ; tout le monde en est ravi ; et ma sévérité à les punir ne me fait pas regarder comme un prince cruel. C’est que je traite ces criminels conformément à l’idée et à l’horreur que le public a de leurs fautes. C’est avec le public que je les juge. Les peuples ont aussi horreur de la nudité et de la faim ; mais c’est une horreur bien différente : chacun la craignant pour soi, en a compassion dans les autres. Quand donc je trouve quelqu’un que l’indigence a fait tomber en quelque faute, je suis facile à lui pardonner, et je n’ai point vu que pour cela on m’ait accusé de partialité ou de faiblesse. C’est que ma conduite à l’égard de ces derniers s’accorde aussi avec la disposition des peuples. Le public en même temps que moi leur pardonne. Enfin ceux que je traite avec rigueur, sont dans l’idée générale de mes sujets un objet d’abomination. Ceux que je traite avec indulgence, sont aussi dans l’idée commune un objet de compassion. Le soin que j’ai de suivre ainsi l’idée générale et commune, me gagne le cœur de mes sujets, et fait que sans beaucoup de récompenses, je les porte assez aisément au bien, et sans punir que rarement, je les éloigne efficacement du mal. »

La conclusion de ceci, c’est qu’en matière de punitions, un prince qui suit l’idée générale et le sentiment commun, ne risque rien, et que quand en le suivant il punirait un peu trop légèrement certaines fautes, les inconvénients n’en seraient pas grands. Au contraire, lorsque le prince suit ses idées particulières, s’il est un peu trop indulgent, on dit qu’il est faible, et qu’il ouvre la porte au crime ; s’il est sévère, il passe pour cruel, et se rend odieux.

C’est à quoi nos anciens princes étaient attentifs dans les châtiments quand ils en usaient ; mais ils comptaient peu là-dessus ; et leur grand soin était de travailler par l’instruction et par le bon exemple, à maintenir dans la vertu le commun de leurs sujets, et à ramener à leur devoir ceux qui venaient à s’en écarter. Hélas ! qu’on tient aujourd’hui une conduite bien différente de la leur, surtout dans les jugements criminels ! A peine un officier est-il accusé et mis en prison, que votre parti est pris sur son affaire, et antécédemment à tout examen. On le fait ensuite cet examen pour la forme. Si celui qui en est chargé fait cadrer, bon gré malgré, les informations avec vos intentions, qu’il ne connaît que trop, dès lors c’est un habile homme ; ou sans rien déterminer sur la nature de la faute, et sans éclaircir l’affaire suivant les lois, si les juges recourent à Votre Majesté et lui demandent en secret ses ordres ; dès lors ce sont dans votre esprit des gens zélés et fidèles. En user de la sorte, ce n’est pas le moyen d’attirer les gens capables, et de les attacher à votre service.

Quand il s’agit de juger un homme, surtout un ancien officier de quelque considération, un bon prince doit se souvenir que cet homme, tout accusé qu’il est, ne laisse pas d’être son sujet, et qu’il doit toujours conserver pour lui une tendresse de père. Le cœur étant ainsi disposé, il doit, comme tenant la balance en main, examiner sans prévention la faute dont on l’accuse, en éclaircir et peser les preuves ; après cela, pour peu qu’il hésite, s’en rapporter au jugement du gros de ses officiers ; et si le cas leur paraît douteux, prendre le parti le plus favorable. Ceux qui sont commis par le prince, doivent aussi entrer dans ces sentiments, et suivre cette méthode, comme celle qui de tout temps a été la plus approuvée. Chun en faisant Haeou yu son lieutenant criminel, lui recommanda expressément d’être modéré et compatissant.

Sous la dynastie Tcheou on ne prononçait sur les accusations de quelque importance, qu’après avoir pris le sentiment des trois ordres[230]. Quand la sentence était approuvée du plus grand nombre, alors on la prononçait en dernier ressort. C’est ce qu’on appelait accommoder les lois avec les sentiments des hommes. Cette expression subsiste encore ; mais hélas ! que l’on en a perverti le sens ! Faire entrer dans les jugements qu’on porte, les présents, les alliances, les amitiés, les inimitiés, les vengeances, c’est ce qu’on appelle aujourd’hui accommoder les lois avec les sentiments des hommes. Les officiers supérieurs soupçonnent en ce genre leurs subalternes. Le moyen qu’au milieu de ces soupçons et de ces défiances règne un vrai zèle et un attachement sincère ! « Anciennement, dit Confucius, dans les jugements criminels, on cherchait, autant que les lois le pouvaient permettre, à sauver la vie aux accusés. » Aujourd’hui on cherche de quoi les condamner à mort. Pour cela on fait violence au texte du Code. On a toujours en main quelque ancien arrêt, pour autoriser l’interprétation qu’on donne. Enfin on cherche à tort et à travers de quoi aggraver les fautes.

Hoai nan tze dit : une eau eût-elle dix gin de profondeur, on distingue par sa surface si le fond est or ou fer[231]. Si l’eau n’est pas en même temps profonde et pure, elle n’aura pas grand poisson. Pour moi, quand je vois un prince tenir pour un juge intelligent, celui qui sait chicaner sur des minuties ; estimer fidèle et zélé quiconque traite en mal ses subalternes ; compter pour de grands services de fréquentes délations[232]; je le compare à un homme, qui, pour agrandir une peau, la tire et l’étend jusqu’à la rompre, Un prince doit à mon avis en user tout autrement. Il convient au rang qu’il tient, d’étendre toujours les faveurs, de récompenser libéralement, et de punir avec réserve, sans cependant donner la moindre atteinte aux lois. Car enfin, les lois sont par rapport au jugement, ce qu’est la balance en matière de poids, ce qu’est la corde et le niveau pour juger des plans. Faire donc dépendre les jugements de l’affection ou de la haine, de l’humeur, du caprice, ou des vues particulières de qui que ce soit ; c’est vouloir juger des poids sans balance, et des plans sans corde ou niveau. N’est-ce pas se vouloir tromper ?

Tchu ko leang[233] était en son temps l’équité même. Il déclarait hautement que son cœur était une balance, que ni l’autorité, ni l’affection, ni l’intérêt, ne pouvaient faire pencher d’aucun côté. Il le disait, et il disait vrai. Qu’était donc ce Tchu ko leang ? Il était ministre d’État d’un assez petit royaume. Quelle comparaison de lui à notre empereur ! Comment donc le puissant maître d’un si grand et si florissant empire, ne rougit-il point de se charger des malédictions de ses sujets, en substituant aux lois établies, ses vues et même ses inclinations particulières ?

Voici encore un autre point. Il arrive de temps en temps, que voulant vous contenter sur certaines choses, quelquefois même peu importantes, vous ne voulez cependant pas qu’on y prenne garde, encore moins qu’on s’en entretienne. Alors on vous voit tout à coup vous mettre en colère, ou plutôt en faire semblant, pour épouvanter les gens, et empêcher qu’ils ne parlent. Si ce que vous faites est raisonnable, quel mal y a-t-il qu’on le sache ? Et quand il ne le serait pas, que sert-il de le vouloir cacher ? Un ancien proverbe dit bien : ce qu’on ne veut pas qui soit su, le plus sûr est de ne le point faire. Quand on craint d’être entendu, le meilleur parti est de se taire. Prétendre que ce qu’on dit et ce qu’on fait, soit ignoré de tout le monde, et que personne n’en parle, c’est une prétention[234] vaine : la peine qu’on y prend, est fort inutile ; et l’on n’y gagne rien autre chose, que de faire rire à ses dépens.

Yao avait mis à sa porte un tambour, et quiconque avait quelque avis à donner pour le bien commun, n’avait qu’à battre ce tambour. Le prince aussitôt l’écoutait. Chun avait dressé une planche, où chacun pouvait écrire ce qu’il trouvait à redire dans le gouvernement.

Tang avait près de sa personne un officier chargé de marquer par écrit ses fautes. Vou vang avait fait graver sur les meubles à son usage, les principaux avis du sage Tai kong. C’est ainsi que ces sages princes, dans leur plus grande prospérité, veillaient et faisaient veiller sur eux-mêmes. Toujours égaux et sans préjugés, ils inspiraient à chacun de leurs officiers autant de confiance que de zèle ; et la vertu mettait entr’eux une union aussi charmante qu’utile.

Un prince vraiment vertueux, disait Vou ti, se fait un plaisir de s’entendre dire des choses naturellement désagréables. En effet, aimer les officiers fidèles et sincères, éloigner les flatteurs et les médisants, c’est là sans contre-dit le meilleur moyen que puisse employer un prince pour sa sûreté personnelle, et pour le bien de son État. C’est une expérience de tous les siècles, et jamais on n’a vu périr une dynastie, tandis que le prince et ses officiers unis par le puissant lien de la vertu, ont agi de concert pour le bien commun. Mais il est arrivé souvent que les princes voyant leur pouvoir bien établi, et les affaires sur un bon pied, ont négligé les gens capables et zélés, pour avancer ceux que la complaisance leur rendait plus agréables.

Vous-même, prince, rappelez-vous, je vous prie, les commencements de votre règne. Modeste, retenu, appliqué, vous embrassiez avec plaisir tout le bien qu’on vous proposait. S’il vous échappait une faute, quelque légère qu’elle pût être, vous la répariez aussitôt. Vous receviez avec plaisir les remontrances les plus fortes ; on le voyait sur votre visage. Aussi tout ce qu’il y avait de gens capables, s’empressaient à vous aider de leurs lumières. Maintenant que vous n’avez plus aucun embarras, que jusqu’aux plus éloignés barbares tout vous est soumis ; vous paraissez un autre homme : devenu fier et plein de vous-même, tandis que vous prêchez contre la flatterie et les vices qui l’accompagnent, vous ne laissez pas d’écouter avec plaisir les flatteurs qui vous applaudissent. Vous faites de beaux discours sur l’utilité des remontrances droites et sincères, et dans le fond vous n’aimez pas qu’on vous en fasse. Vous ouvrez peu à peu la porte au vice et à l’intérêt. Le chemin de la vertu se ferme de plus en plus ; et la chose est si sensible, que les gens les moins[235] attentifs ne laissent pas de l’apercevoir. Ce n’est pas la une bagatelle. C’est par votre ancienne conduite, que s’est si bien établi votre empire : par celle que vous tenez aujourd’hui, il ne peut que tomber en décadence. Pouvez-vous ne le point voir ? Et si vous le voyez en effet, comment ne vous pressez-vous pas d’y mettre ordre ? Depuis que j’ai l’honneur de vous servir, ma crainte a toujours été qu’on cessât de vous parler avec une entière liberté : et je vois avec douleur qu’il s’en faut déjà beaucoup qu’on le fasse comme auparavant.

Dans tous les mémoriaux qu’on vous présente sur les affaires, on se contente de vous indiquer brièvement les inconvénients qui sont arrivés, ou tout au plus ceux qui sont à craindre. Quant aux moyens d’y remédier ou d’y parer à l’avenir, je ne vois pas qu’on y touche. Je ne m’en étonne pas. Vous vous tenez par votre fierté, dans une région trop supérieure. Lors même que vous croyez en descendre, vous ressemblez encore à un dragon[236] hérissé d’écailles piquantes ; on craint de vous approcher, et plus encore de vous irriter en vous parlant avec franchise. Tel qui n’a osé d’abord s’expliquer entièrement, et qui n’a fait que vous indiquer doucement les choses, sentant que cela ne suffit pas, cherche comment y revenir. Mais n’y voyant point de jour, il prend le parti de se taire. Il s’y résout d’autant plus facilement, que quand il serait assuré de vous faire d’abord approuver ses propositions, comme étant importantes et raisonnables, il a toujours lieu de craindre que vos favoris ne les goûtant pas, vous ne changiez d’avis, et qu’il n’ait pour fruit de son zèle, qu’un affront de votre part. Les gens mêmes de votre suite, vos officiers, vos domestiques, qui sont sans cesse auprès de votre personne, vous redoutent tellement, que s’il s’agit de vous avertir de quelque chose qui puisse ne vous pas plaire, ils se regardent les uns les autres, et aucun d’eux n’ose parler. Comment les officiers du dehors oseront-ils vous représenter avec liberté tout ce que leur zèle leur inspire ? V. M. dans une de ses déclarations des plus récentes, dit : Quand mes officiers auront à me représenter quelque chose sur les affaires de l’État, ils peuvent le faire. Mais qu’ils ne s’attendent pas pour cela que je suive en tout ce qu’ils me proposeront J’ai peine à comprendre comment vous avez pu vous résoudre à vous exprimer de la sorte. Ce n’est assurément pas exciter les gens à vous donner de bons avis ; c’est bien plutôt les en détourner. Croyez-moi, il n’y a qu’un zèle bien généreux, qui porte un sujet à donner au prince des avis. On sait que c’est une chose délicate, et lors même que le prince y anime de son mieux, c’est beaucoup si dans l’occasion les plus courageux n’ont pas encore un reste de crainte, qui les empêche de tout dire. Vous exprimer donc comme vous faites, c’est d’une main ouvrir la porte aux avis, et de l’autre la fermer. On ne sait à quoi s’en tenir, et quel parti prendre. Le bon moyen de vous attirer d’utiles avis, c’est de les aimer réellement. Hoen roi de Tsi aimait certaine couleur violette. Tout le royaume en portait. Certain roi de Tsou marqua qu’il aimait dans les femmes une taille fine. Toutes les femmes de son palais jeûnaient pour se la procurer et il en mourut plusieurs pour avoir trop jeûné. Si dans de semblables bagatelles, le désir de plaire au prince a eu tant de pouvoir sur la populace même, et sur des femmes, que ne pourra point sur des officiers sages et zélés le désir de contenter le prince et de l’aider par de bons avis, si en effet il les aime ? Mais si le cœur n’y est pas, les paroles sont inutiles, et les apparences ne trompent point.


Tai tsong ayant lu ce discours y répondit de sa main en ces termes : J’ai lu avec attention votre discours d’un bout à l’autre : partout il est solide et pressant ; tel enfin que je l’attendais de vous. Je sens mon peu de vertu et mon peu de capacité. Je ne puis penser, sans une extrême confusion, aux grands princes des temps passés. Si je n’avais pas de si bons rameurs[237], comment pourrais-je passer sûrement un si large fleuve ? Comment sans des meitze[238] salés, assortir les cinq goûts dans une sauce ? Pour vous marquer ma satisfaction je vous fais un petit présent de 300 pièces de soie. L’empereur Cang hi loue fort le discours de Oei tching. Plusieurs auteurs anciens et récents en parlent aussi avec éloge. Un d’eux compare Oei tching à Kia y et à Tong tchong chu, tous deux fameux sous les Han. C’est le même empereur, dit cet auteur ; et il n’y a entr’eux d’autre différence, que celle du temps et du siècle.


L’onzième des années nommées Tchin koan, Tai tsong entreprenant de bâtir un grand palais à Fei chan, le même Oei tching l’en dissuada par une remontrance faite exprès.


Il y rappelle d’après l’histoire la désastreuse fin de certains princes. Il l’attribue à leurs folles dépenses. Il appuie principalement sur la dynastie Soui qui avait très peu duré, et à laquelle tout récemment succédait la dynastie Tang. Il fait entendre à Tai tsong, qu’il prend le chemin par où se sont perdus les autres. Les peuples, dit-il, n’ont fait que changer une domination tyrannique en une autre à peu près semblable. En prenant le même chemin, vous pourriez aboutir au même terme. Le moins qui en puisse arriver, c’est que vous laissiez vos descendants chargés d’un empire épuisé, et des malédictions des peuples. Or les gémissements et les imprécations des peuples, attirent sur le prince et sur l’État la colère des Chin ; Cette colère est suivie de nouvelles calamités. Les calamités publiques causent naturellement des troubles. Il y a peu de princes qui n’aiment ou la réputation, ou la vie. Comment n’y pensez-vous pas ?


La même année, le même Oei tching présenta un autre discours à l’empereur Tai tsong.


Il lui dit d’abord, comme dans les précédents, qu’il n’est plus ce qu’il était, qu’il est devenu fier, etc. et après savoir averti que si c’est l’eau[239] qui porte les barques[240], c’est elle aussi qui les submerge, il lui propose dix points à méditer, selon dix situations différentes, où son cœur se peut trouver. Un prince, dit-il, sent-il naître en son cœur de vastes désirs ? Il doit se rappeler cette maxime si sage pour tout le monde, et si nécessaire aux souverains. Apprenez à vous contenter de ce qui vous suffit. La nécessité des affaires demande-t-elle quelque expédition militaire ? Voici une autre maxime qu’il doit alors bien peser. Sachez vous arrêter à propos. Rétablir l’ordre est la fin et le motif de cette expédition. Que l’ordre rétabli, soit aussi son terme.

Est-il tenté de chercher à se distinguer ? Médite-t-il pour cela quelque entreprise ? Qu’il pense que rien n’est plus glorieux à l’homme et principalement au souverain, que la douceur et la modération, qui le rendent maître de lui-même. Sent-il s’élever dans son cœur des mouvements d’orgueil et de fierté, que lui inspire sa haute dignité ? Qu’il considère que les plus grands fleuves, et même la mer, sont au-dessous des moindres ruisseaux, sans perdre leur avantage. Dans ses divertissements de chasse, qu’il n’oublie jamais l’ancienne règle de n’enfermer le gibier que de trois côtés[241]. Si l’indolence ou la paresse l’attaque, qu’il se souvienne de ce qu’on dit : que bien commencer est peu de chose, si l’on ne finit de même. S’il s’aperçoit qu’on lui cache des choses importantes, où s’il craint qu’on ne le fasse, qu’il examine bien son cœur, qu’il en bannisse les préjugés, l’humeur, les affections, et les aversions particulières, en un mot qu’il le tienne vide ; il ne manquera point de sujets fidèles et zélés, qui l’instruiront de ce qu’il importe qu’il sache.

Pour ce qui est du soin qu’il doit avoir d’empêcher que les méchants le surprennent par de faux rapports et par des calomnies : le moyen le plus efficace est d’être lui-même si vertueux, que les méchants n’osent l’approcher. Dans la distribution des récompenses, qu’un mouvement de belle humeur ne l’emporte pas trop loin : et quand il s’agit de punir, qu’il ne donne rien à la colère.


La première des années nommées Chin kong l’impératrice Vou heou fatiguant beaucoup les peuples, pour conserver et pousser plus loin certaines conquêtes, Tien gin kie lui fit la remontrance suivante.


J’ai toujours ouï dire que Tien avait fait naître les barbares dans des terres absolument distinguées des nôtres. L’empire de nos anciens princes à l’est avait pour bornes la mer, à l’ouest Leou ma, au nord le désert Tiono et au sud, ce qu’on nomme les Ou ling[242]. Voilà les bornes que Tien avait mis entre les barbares et notre Chine. A en juger par nos histoires, divers pays où nos trois premières fameuses dynasties n’ont jamais fait passer ni leur sagesse, ni leurs armes, font aujourd’hui partie de votre domaine. Votre empire est non seulement plus étendu, que ne l’était autrefois celui des Yng et des Hia[243]. Il va même encore plus loin que n’allait celui des Han. Cela ne vous suffit-il donc pas ? Pourquoi porter encore au-delà vos armes dans des pays incultes et barbares ; Pourquoi épuiser vos finances et accabler vos peuples, par des conquêtes inutiles ? Pourquoi préférer à la solide gloire de gouverner en paix un florissant empire, le vain et imaginaire honneur de faire prendre à quelques sauvages le bonnet et la ceinture.

Chi hoang sous les Tsin, Vou ti sous les Han, en usèrent ainsi. Pour nos cinq Ti[244] et nos trois Hoang ils n’ont jamais rien fait de semblable. Préférer à l’exemple de ces anciens princes celui de Chi hoang et de Vou ti, c’est compter pour rien la vie des hommes, et vous rendre odieux à tous vos sujets. Chi hoang vous en est lui-même un exemple. Le fruit de tous ses exploits fut que son fils perdit l’empire. Vou ti un des Han crut pouvoir profiter des épargnes de ses prédécesseurs, pour agrandir son empire. Il entreprit successivement quatre guerres. Il les soutint assez bien. Mais ses finances s’épuisèrent. Il fut obligé de charger ses peuples ; bientôt la misère fut générale. Les pères vendaient leurs enfants, les maris leurs femmes : il mourait un monde infini : des brigands en troupes s’assemblaient de toutes parts. Vou ti enfin ouvrit les yeux, abandonna ses desseins de guerre, s’appliqua à gouverner en paix son empire, et pour faire connaître à tout le monde son repentir et ses intentions, en faisant heou[245] son premier ministre, le titre qu’il lui donna, fut Fou min[246] heou. Ce changement de Vou ti lui attira le puissant secours de Tien. Un ancien proverbe dit : un cocher craint de verser où il a vu verser un autre. La comparaison quoiqu’un peu basse, peut s’appliquer, pour le sens, à ce qu’il y a de plus grand.


Ensuite il expose au long les dépenses, et conclut par exhorter l’impératrice à n’aller point chercher ces fourmis dans leurs trous, mais à faire seulement garder les frontières.


Cette même impératrice Vou heou à qui l’empereur en mourant, avait remis le gouvernement, destitua le prince héritier et l’exila. Elle le rappela longtemps après sur une remontrance que Sou ngan heng lui fit à propos. Mais comme elle continuait toujours à gouverner seule, quoique déjà avancée en âge, et qu’elle ne parlait point d’établir sur le trône le prince héritier, quoiqu’il fût en âge de gouverner, le même Sou ngan heng mit dans une boîte, et fit passer secrètement jusqu’à l’impératrice la remontrance suivante.


Un officier vraiment fidèle et zélé ne fait point céder son zèle au temps, dans l’espérance de gagner la faveur du prince, ou par une mauvaise crainte de la perdre. Un vrai sage n’omet point ce qui est de son devoir par l’appréhension de mourir, ou par le désir de vivre. Quand donc il se trouve des défauts dans la conduite des princes, on a raison de s’en prendre en partie aux grands officiers qui dissimulent. Le feu empereur, en mourant[247] vous a confié conjointement avec le prince héritier le gouvernement de l’empire. Mais hélas ! Sous Yao même et sous Chun il se trouva un Kong kong et un Koen. Des brouillons ont mis la division entre vous et ce jeune prince. Je l’attribue au malheur des temps : mais d’autres l’attribuent à votre ambition. L’impératrice, dit-on, veut abattre les Li[248] et faire passer l’empire à d’autres. Autrement à l’âge qu’elle a, pourquoi ne pas laisser régner son fils ?

Ce que je dis moi, et ce qui me paraît certain, c’est que votre cour étant comme elle est, pleine de flatteurs, la porte étant fermée aux avis sincères, l’empire étant attaqué par les barbares, vos peuples souffrant ce qu’ils souffrent ; vous aurez peine à les sauver, et à vous tirer d’embarras. Cet empire que vous gouvernez, c’est l’empire de ces grands princes Yao, et Ven vang. Les Souy[249] qui dans ces derniers temps l’ont possédé, s’en étant rendus indignes par leur conduite, se sont vus attaqués de toutes parts. Pendant qu’ils fuyaient comme des cerfs, nombre de corbeaux s’assemblaient. Parut alors comme un aigle[250] ou comme un dragon volant l’illustre fondateur des Tang. Après qu’il eût rendu le calme à l’empire, il en fut reconnu le maître. Il convint avec tous les Grands, que les Li seuls pourraient être faits vang, et qu’on ne donnerait les autres titres[251] qu’à des gens qui les auraient mérité par leurs services. Il en donna à quelques-uns qui l’avaient déjà bien servi. L’accord fut confirmé par serment. On se tira même du sang pour cet effet. Si donc Votre Majesté est sur le trône, il n’en est pas moins le trône des Tang. La pie fait son nid, dit le Chi king ; l’oiseau kieou s’y place ensuite. Vous étiez née femme et sujette. Vous êtes devenue impératrice et maîtresse. Comment cela s’est-il fait ? Ce n’a point été sans doute, sans que de votre part vous ayez eu soin de répondre aux desseins de Tien, et de gagner le cœur des hommes. Il a été un temps que mécontente du prince héritier qui n’avait pas assez de maturité, vous pensiez à lui substituer son frère vang de Siang. Faisant ensuite réflexion que celui-ci était son cadet, et craignant avec raison de ruiner la maison royale, en y mettant le trouble et la division, vous vous êtes sagement accommodée aux vœux des peuples, vous avez rappelé le prince héritier. Ce prince est maintenant d’un âge mûr : il a de plus beaucoup de vertu, il est votre fils, vous êtes sa mère, et sans faire attention à tout cela, vous lui enviez la place dont il est digne, et vous retenez ce qui lui est dû.

On le dit, et il est vrai. Communément dans des provinces on suit le train de la cour. En tenant une conduite si peu équitable à l’égard du prince héritier, quel exemple donnez-vous à tout l’empire ? Comment espérer après cela d’y réformer les abus, d’y établir les bonnes mœurs, et surtout de faire régner dans les familles la tendresse et la piété ? De quel front oserez-vous désormais paraître à la sépulture du feu empereur et de ses ancêtres ? Vous avez régné jusqu’ici seule et tranquille, il est vrai. Mais ne savez-vous pas que les choses ne sont jamais plus près de leur décadence, que lorsqu’elles ont acquis leur perfection ? Ce qu’on verse dans un vase déjà plein, se répand par terre. Il est souvent si essentiel de prendre au plus tôt certain parti, que de différer c’est tout perdre. Pour moi, il me paraît que Tien et les hommes sont prêts à se déclarer en faveur des Li[252].

D’ailleurs pourquoi à l’âge où vous êtes (car l’eau qui est presque toute écoulée[253] frappera bientôt la cloche), pourquoi, dis-je, vous fatiguer encore nuit et jour ? Pourquoi ne vous pas décharger du gouvernement, et ne le pas remettre au prince ? Il y va de votre repos : et si vous êtes plus sensible à autre chose, il y va aussi de votre honneur. On vous en louera maintenant ; et il ne tiendra qu’à vous que par l’histoire et par les chansons la postérité en soit instruite. Je vous y exhorte donc comme à une chose très importante au repos de tout l’empire. Je ne crois pas devoir épargner une courte vie, et manquer à ma patrie par un silence criminel. Je prie donc V. M. de dérober quelque temps à ses grandes occupations, pour examiner à loisir mes faibles vues. Si V. M. me fait la justice de me regarder comme un sujet sincère et fidèle, je la conjure d’exécuter sans délai ce que je propose. Que si elle attribue ma remontrance à quelque autre chose qu’à mon zèle, et qu’elle s’en offense, il lui est libre de m’en punir, et d’apprendre aux dépens de ma tête à tous ses sujets, qu’elle ne peut souffrir la vérité.


Pour mieux entendre cette pièce, il faut savoir ce qui suit.

Vou heou était originairement une fille d’assez basse condition : on dit même, qu’elle était esclave. Kio tsong prit pour elle tant de passion, qu’il la fit impératrice. Cet empereur en mourant laissait un successeur nommé, lequel avait déjà quelque âge. Cependant il déclara en mourant qu’il voulait que l’impératrice gouvernât avec son fils. Celui-ci étant marié, s’entêta fort de son beau-père. Il l’éleva et l’enrichit à un point, que tous les Grands lui firent sur cela d’assez fortes remontrances. Ce prince les reçut très mal, et ne changea pas de conduite. Les Grands s’adressèrent à l’impératrice. Elle, profitant de cette occasion pour régner seule, déclara ce fils déchu de la succession, et le relégua loin de la cour. Cela ne plut pas à bien des gens : mais les Grands avaient été choqués par le prince : ils avaient mis eux-mêmes en train l’impératrice, qui d’ailleurs était une princesse très redoutée. Ainsi l’exil et la chute du prince durèrent plusieurs années, et l’impératrice gouverna seule.

Sou ngan heng prenant son temps, et profitant d’une occasion favorable, proposa à l’impératrice de rappeler et de rétablir le prince héritier dans ses droits. L’impératrice y consentit, le prince revint en cour, et fut déclaré successeur comme auparavant, mais ce fut tout. L’impératrice retint seule l’autorité toute entière. Comme le prince était dans un âge mûr, et paraissait s’être corrigé de ses défauts, chacun murmurait de ce que l’impératrice ne lui remettait pas le gouvernement, qui lui appartenait de droit. Mais il n’y avait personne assez hardi pour en parler à cette princesse. Outre qu’on craignait son ressentiment, elle était obsédée par certains flatteurs ses favoris, et il n’était pas aisé de faire passer jusqu’à elle ce qu’on avait à lui proposer. Sou ngan heng plus courageux que les autres, et animé par le succès qu’il avait eu la première fois, trouva moyen d’insérer dans une boîte que l’impératrice seule devait ouvrir, la remontrance qu’on vient de voir.

L’impératrice dissimula, mais laissa toujours les choses sur le pied où elles étaient. Enfin elle tomba malade. Les Grands saisirent cette occasion pour proposer au prince de monter sur le trône de son père, et de gouverner l’empire, comme il en avait le droit. Le prince ayant agréé la proposition, on lui dit qu’il fallait commencer par prendre et faire mourir deux hommes qu’on lui nomma. C’étaient les deux favoris et confidents de l’impératrice. Le prince y consent, on marche au palais avec des troupes, on saisit ces deux favoris, et on leur coupe la tête. L’impératrice en étant avertie, demande de quelle autorité on est venu avec des troupes prendre et faire mourir ses gens ? On répond qu’on a pris l’ordre du prince, et qu’il est présent. L’impératrice dit alors, sans faire paraître extérieurement aucune émotion ; ces deux hommes l’auront offensé, il les a voulu punir. A la bonne heure qu’il se retire en son palais[254]. On fit répondre à l’impératrice que cela ne convenait pas ; qu’âgée et infirme comme elle était, elle ne pouvait plus se donner les soins que demandait un si vaste empire, qu’il était temps que le prince prît possession du gouvernement, et qu’on la priait de le trouver bon. Elle n’était plus en état de s’y opposer. Il fallut bien y consentir, quelques mois après elle mourut.


La sixième des années nommées Tali, l’empereur Te tsong publia la déclaration suivante.


Être souverain, c’est avoir reçu de Tien l’ordre de nourrir les peuples. C’est pour cela qu’un bon prince aime ses sujets non seulement comme ses enfants, mais comme sa propre personne. Il est attentif à nourrir ceux qui ont faim, à vêtir ceux qui sont nus ; encore ne croit-il pas faire beaucoup, et sa bonté n’est point satisfaite : Elle tient toujours son cœur occupé, ou du soin de rendre heureux ses sujets, ou de tristesse, ou de confusion de n’y pas réussir. Ses greniers dans les bons temps sont chez ses peuples ; tous ses sujets sont à leur aise : les vieillards ne manquent de rien, et voient sans inquiétude et sans chagrin croître les enfants de leurs enfants. Les corvées sont rares et faciles ; trois journées d’hommes en un an par chaque famille, c’est ce qu’avaient réglé nos anciens princes. Enfin l’union et la paix régnant dans l’État, il lui est facile d’y faire aussi régner la vertu. Hélas ! Je suis depuis huit ans chargé de l’empire ; et je n’ai pu ni en venir là, ni en approcher. Ce n’est pas que malgré mon peu de vertu je n’aie fait ce qui m’a été possible, et que je n’aie souhaité de faire encore davantage. Mais les irruptions des barbares, les troupes qu’il a fallu entretenir pour assurer nos frontières, et les autres dépenses indispensables, m’ont mis hors d’état de soulager mes peuples, et m’ont obligé quelquefois à les charger de nouvelles impositions. Il y a eu successivement des inondations et des sécheresses. Pas une année qu’on ait pu dire abondante. Les laboureurs abandonnent les campagnes ; les pères vendent leurs enfants ; les chemins sont pleins de pauvres que la nécessité a fait quitter leur pays et leurs parents. Qu’ils en viennent jusqu’à oublier ainsi les sentiments les plus naturels, c’est bien moins leur faute que la mienne. Je n’ai eu ni assez d’habileté pour prévenir leurs besoins, ni assez de vertu pour leur inspirer le courage et la patience que ces extrémités demandent, j’en ai une vraie douleur et une extrême confusion. Jour et nuit je ne pense à autre chose. En attendant que je puisse soulager mes peuples, comme le territoire qui dépend de cette cour est celui qui a le plus souffert, je le tiens quitte pour un an de toute corvée et de tous droits. Et j’ordonne que partout mes officiers pourvoient par quelque moyen à l’entretien et au soulagement des pauvres.

A l’occasion de la révolte de certain Tchu tché, l’empereur Te tsong fit un voyage dans le Leao tong. L’armée des rebelles fut défaite ; les chefs ayant été pris, et l’empereur pensant à publier une amnistie, les devins dirent que la maison royale était encore menacée de nouveaux malheurs, qu’il fallait, pour les détourner, changer quelque chose dans les noms et les titres présents. Les Grands proposèrent donc à l’empereur d’ajouter un mot ou deux à son surnom. Le seul Lou tché s’y opposa.

Prince, dit-il, parlant à l’empereur, tous ces surnoms et ces titres pompeux ne sont point de l’ancien usage. Les prendre dans les temps du monde les plus florissants et les plus heureux, c’est manquer de modestie. Les augmenter dans des conjonctures aussi tristes que celles-ci, ce serait un grand contre-temps, et qui pourrait beaucoup nuire. Si vous vouliez absolument avoir égard à ce que prétendent ces devins, savoir qu’il faut faire quelque changement dans les titres et surnoms présents, au lieu d’augmenter les vôtres, ce qui ne peut que vous rendre odieux, il vaudrait mieux, en les diminuant, témoigner votre respect pour les avis que Tien vous donne.

L’empereur reçut très bien ce que lui dit Lou tché. Il se détermina à ne changer que le nom des années. Il fit alors voir à Lou tché une déclaration minutée par le secrétaire d’État, et lui en demanda son sentiment.

Prince, répondit Lou tché, ce sont proprement les actions du souverain, qui touchent efficacement les cœurs. Les discours le font assez légèrement pour l’ordinaire, et s’ils ne sont pas bien pathétiques, ils n’ont pas le moindre effet. En publiant une déclaration dans ces circonstances, il me semble que vous ne sauriez y paraître trop modeste, exagérer trop vos fautes, et en témoigner trop de repentir.

L’empereur entra dans ces vues, et chargea Lou tché d’en dresser une. Il dressa celle qui suit.


Déclaration de l’empereur Te tsong, dressée par Lou tché.


Un prince n’a point de meilleurs moyens pour bien gouverner, et pour faire régner la vertu dans son empire, qu’une bonté sincère pour ses sujets, un généreux oubli de soi-même en leur faveur, un soin continuel de corriger ses défauts, de réparer les fautes qui lui échappent, et de tendre à la perfection. Depuis que je suis sur le trône, où le droit de succession m’a placé, ce n’a presque été que troubles. Ces troubles m’ont obligé de négliger quelquefois jusqu’aux cérémonies ordinaires à l’égard de mes ancêtres, et m’ont tellement occupé l’esprit, que je n’ai point pensé, comme je le devais, à acquérir la vertu. Passant et repassant sans cesse avec douleur sur ces premières années de mon règne, que j’ai si mal employées, il est temps, me dis-je à moi-même, il est temps de commencer à les réparer, en reconnaissant publiquement que je les ai perdues, en exposant sans déguisement, les tristes effets de ma mauvaise conduite, et en témoignant un désir sincère d’en tenir une meilleure à l’avenir.

Mes ancêtres, ces illustres fondateurs de notre dynastie Tang, après avoir par leur valeur et par leur vertu délivré les peuples de l’oppression, et rendu la paix à tout l’empire, y établirent un ordre admirable. Ils y furent aidés par un grand nombre de bons officiers de tous les rangs, dont ils savaient sagement animer le zèle, et récompenser les services. Les choses mises sur un si bon pied, s’y sont maintenues ; et voici[255] qu’au bout de deux cents ans, vous succédez à vos ancêtres dans les emplois, et moi je succède au trône de mon père. Depuis que je suis monté, ma plus grande crainte a été de répondre mal à leur sagesse et à leur vertu, et j’ai toujours résolu de faire mes efforts pour les imiter. Mais élevé par des femmes dans l’intérieur du palais jusqu’à une jeunesse assez avancée, je me suis ressenti jusqu’ici d’une éducation si peu propre à former un prince. Aveugle en matière de gouvernement, j’ai pris possession d’un empire paisible ; mais je n’ai point su prévenir ce qui le pouvait troubler. Peu instruit des peines des laboureurs, peu attentif à ce que souffrent les gens de guerre, je n’ai fait sentir ni aux uns ni aux autres, comme il fallait, les effets de mes bontés. Je leur ai laissé par là le droit de douter de ma tendresse, et leur ai donné sujet de me payer d’indifférence. De plus, au lieu de m’occuper à reconnaître et à combatte mes défauts, j’ai entrepris légèrement des guerres inutiles. Ce n’a été que marches de troupes, que recrues, et que convois. J’ai augmenté les droits ordinaires. Ici l’on a exigé des chariots, là des chevaux. Il n’est point de province dans tout l’empire, qui n’ait souffert de ces mouvements. Mes officiers et mes soldats obligés d’en venir aux mains plusieurs fois dans un seul jour, passaient les années entières, sans quitter le casque et la cuirasse, loin des tablettes de leurs ancêtres, loin de leurs femmes affligées et sans appui. Mes peuples obligés de laisser les terres en friche, pour des corvées continuelles, étaient accablés en même temps de travail et de misère, et réduits à souhaiter de mourir plutôt dans les supplices.

Cependant au-dessus de moi, Tien me donnait, en me châtiant, de fréquents avis : je ne savais pas en profiter. Au dessous de moi les hommes éclataient en murmures, je n’en étais pas informé. Ainsi croissait le trouble peu à peu, lorsqu’un sujet rebelle a tâché de profiter de ce désordre, et a poussé l’insolence jusqu’aux derniers excès. Oubliant toute honte et toute crainte, il a porté partout le tumulte. Peuples, Grands, tout en a souffert, son audace est allé jusqu’à insulter la sépulture de mes ancêtres. J’ai ressenti tout cela d’autant plus vivement, que j’y avais donné moi-même occasion ; et je n’y penserai jamais sans une extrême confusion, et sans une douleur mortelle ; grâce à la protection de Tien ti[256] venue d’en haut, les Chin et les hommes se sont unis en ma faveur. Mes ministres et mes généraux ont épuisé de concert leur zèle et leur habileté. Mes troupes m’ont bien servi ; le rebelle est défait et pris. Il s’agit maintenant de remédier aux maux passés ; et c’est pour commencer à le faire, que je publie la déclaration présente.

Pendant que je m’occupe sans cesse du souvenir de mes fautes passées, mes officiers de tous les ordres, sans en excepter les plus grands, dans tous les écrits qu’ils m’adressent, me donnent à l’envi de nouveaux titres : je ne les ai jamais acceptés : je n’ai jamais souhaité qu’on me les donnât. J’ai eu seulement la complaisance de souffrir ces jours passés, que sur l’avis des devins, on mit la chose en délibération. Mais hier y pensant sérieusement, je me sentis saisi de crainte. Hélas me dis-je à moi-même, pénétrer, comprendre, et comme s’incorporer[257] le plus impénétrable[258] yng-yang, c’est pouvoir être appelé Chin[259] unir sa vertu avec Tien ti, c’est mériter d’être appelé Ching[260]. Un homme sans lumières tel que je suis, peut-il soutenir ces titres ? titres ? Gouverner en paix et avec succès, faire régner partout un bel ordre, c’est ce qu’on appelle être Ouen[261]. Savoir employer à propos les armes, pour maintenir ou rétablir un heureux calme dans l’État, c’est ce qu’on appelle être belliqueux[262] Cela me peut-il convenir ? Ce sont cependant les titres magnifiques que mes officiers me prodiguent dans leurs écrits. Si malgré mon indignité, je les acceptais, ne fut-ce que par complaisance, n’en serais-je pas encore plus indigne ? et ne serait-ce pas pour moi un nouveau sujet de confusion ?

Je défens donc désormais que qui que ce soit, soit de la cour, soit des provinces, me donne dans ses suppliques ou autres écrits ces titres Chin, Ching, Ouen, Vou. L’homme sujet à des passions est aussi sujet à l’inconstance : tantôt il suit la vertu, tantôt le vice. Il dépend beaucoup pour l’un et pour l’autre, des différentes conjonctures où il se trouve : et quand le prince ne sait pas par sa sagesse et par son exemple donner cours à la vertu, il n’y a pas lieu de s’étonner que les troubles et les crimes soient plus fréquents. Si donc moi, qui jusqu’ici n’ai point su donner à mes sujets les instructions et les exemples que je leur devais, je traitais en toute rigueur tous ceux qui ont commis des fautes, ce serait une espèce d’injustice ; du moins ce serait trop de dureté. Je n’oserais plus après cela me laisser appeler le père et la mère des peuples, titre si essentiel au souverain.

Je veux donc à ce renouvellement d’année, et en me renouvelant moi-même, user d’indulgence pour le passé. L’année qui vient de commencer, et qui, selon le cours ordinaire, se serait appelée la cinquième Kien tchong, s’appellera la première Yuen hing et j’accorde entière amnistie pour le commun des fautes commises jusqu’au premier jour de ladite année. Li hi lié, Tien yué, Ouang, Ou sun, sont des gens qui ont autrefois fort bien servi, les uns à la tête des affaires, les autres à la tête des armées, je n’ai pas su les gagner : ma conduite à leur égard leur inspire de la défiance et de l’inquiétude : ils ont eu part aux derniers troubles mais leurs fautes quoique grièves, ne sont rien en comparaison des miennes. C’est une chose ordinaire, que quand le prince s’égare, ses sujets ont le malheur de s’égarer pareillement. Ai-je été réellement empereur ? Quel effet a-t-on ressenti de mon pouvoir et de mes bontés ? Il est temps qu’on en ressente, et pour faire connaître à tout mon empire ce que peut sur moi le repentir de mes fautes, et l’inclination bienfaisante qu’il m’inspire, je pardonne à Li hi lié et aux trois autres : je leur fais même la grâce entière : je leur rends le rang qu’ils avaient et je les traiterai dans la suite comme s’il ne s’était rien passé. Tchu hao[263]est frère de Tchu tse : ils sont aujourd’hui ensemble dans les prisons ; mais ils étaient fort éloignés l’un de l’autre, quand Tchu tse s’est révolté. Il n’y a point de preuve que le cadet des deux frères ait été d’abord instruit de ses desseins. D’ailleurs je veux pousser la bonté aussi loin qu’elle peut aller. Ainsi, sans autre examen, quoiqu’il ait aidé l’aîné, et qu’il ait fait en cela une faute énorme, je veux bien lui accorder le temps de la réparer.

Quant aux troupes débandées au nord et au midi du Hoang ho[264], je n’exige d’elles autre chose, sinon que sans violence, et sans nuire à qui que ce soit, elles se retirent dans leurs anciens postes par les routes ordinaires. Pour Tchu tse, c’est un ingrat, un perfide, un scélérat. Il a joint à la perfidie et à la rébellion la plus extrême insolence. Il a outragé, pillé, ruiné la sépulture de mes ancêtres. Je n’oserais le lui pardonner. Ceux qui l’ont suivi dans sa révolte, soit peuple, soit soldats, soit officiers grands ou petits, ils se sont laissé tromper par ses artifices, ou entraîner par ses violences : pourvu qu’ils rentrent dans leur devoir, il n’en sera plus parlé. Les talents sont partagés. Tel n’a pu réussir en un genre, qui ferait merveille en un autre. Or comme celui qui médite un grand édifice, amasse des matériaux de toute espèce ; de même un prince qui forme de grands projets, ne se borne point à des gens de telle ou de telle sorte : il ne rejette aucun de ceux qui sont bons à quelque chose. Bien moins rejette-t-il pour toujours ceux, qui d’ailleurs ayant du mérite, ont fait par malheur quelque faute, qui leur a fait perdre leur emploi ; pourvu que devenus sages à leurs dépens, ils se corrigent véritablement, ils ne doivent point échapper à ma clémence. Si donc parmi ceux des anciens officiers, grands ou petits, que quelque faute passagère a fait abaisser, casser, ou même exiler, il s’en trouve en qui l’on connaisse quelque talent rare, et une capacité non commune ; qu’on me les indique, je passerai par dessus la règle ordinaire, et les placerai de nouveau selon leur talent.

Vous tous braves officiers de guerre, dont le zèle et la valeur depuis longtemps à toute épreuve, a plus que jamais éclaté tout récemment, en vous faisant accourir à propos, ou dans la capitale pour la défendre, ou dans le Leao tong contre les rebelles. Je n’oublierai jamais ni vos laborieuses marches, ni vos généreux combats. Je sais ce que vous doit l’État et ma maison. Je veux éterniser la mémoire de vos services, en honorant vos familles, et vous attribuant des terres, dont elles perçoivent les revenus. Ceux des soldats qui se sont signalés dans cette dernière occasion, doivent aussi avoir quelque distinction. Si quelqu’un d’eux venait par malheur à commettre quelque faute punissable, on diminuera sa peine de trois degrés au-dessus de ce qu’elle serait punie selon les lois. j’accorde aussi à leurs fils ou petits fils, la diminution de deux degrés. Mourir généreusement pour sauver son prince et sa patrie, c’est une chose que nos anciens sages ont infiniment estimé. Recueillir les corps et les os des morts, pour leur rendre les derniers devoirs, c’est une chose que le livre des rits recommande. Ces deux sortes de bonnes œuvres, quoique d’une espèce bien différente, ont pour principe commun une compassion juste et tendre. Nous ordonnons et enjoignons aux magistrats des villes de tous les ordres, que si dans l’étendue de leur juridiction, quelques officiers de guerre soient morts pour notre service, ils cherchent avec soin leurs corps, et les fassent porter sans délai au lieu de leur département ; que là, au défaut de leurs familles, les magistrats pourvoient honorablement à leurs obsèques, et aux cérémonies tsi selon la coutume. Qu’on en use à proportion de la même sorte à l’égard de ceux, dont les cadavres ou les ossements seraient encore sur quelque champ de bataille ; que les magistrats du voisinage les recueillent avec soin, et les inhument avec décence.

La nécessité d’entretenir nos troupes en campagne, a fatigué nos peuples pour les convois. La friponnerie de quelques commis, leur a encore beaucoup aggravé le joug. Maintenant que les besoins sont moins pressants, non seulement je veux diminuer ces fatigantes corvées ; mais pour les remettre un peu de ce qu’ils ont souffert, j’ordonne en attendant mieux, que les droits établis sur les marchés, sur les bâtiments, sur le bois, sur le bambou, sur le thé, sur le vernis, sur le fer, soient dès à présent abolis. Et parce que le territoire des dépendances de notre cour a plus souffert que tout le reste ; que c’est où les rebelles ont couru, ravagé, brûlé ; je lui remets la moitié des droits de l’été. Dans cet endroit de ces limites, où, quand je sortis contre les rebelles, je m’arrêtai avec mon armée, les gens du lieu pourvurent à tout avec ordre ; ce fut un grand soulagement pour mes troupes : qu’on érige là une bannière qui rappelle à tout le monde et ma faute, et leurs bons services. Que Fong tien ci-devant bourg, soit ville du troisième ordre, et porte le nom de Tchi : les peuples qui en dépendent, seront exempts pour cinq ans de toute imposition.

Le premier principe d’un sage gouvernement, c’est d’honorer la vertu. Rechercher avec ardeur les gens de vertu et de mérite, c’est le principal devoir du prince : ce sont des maximes reçues de tout temps : je me les rappelle sans cesse, j’y pense jour et nuit ; et je vois avec douleur qu’au lieu d’une vertu pure, l’artifice et la contention règnent encore principalement à ma cour. Serait-ce donc que dans ce siècle il n’y aurait point de vrais sages ? Non, sans doute, il n’en manque pas ; mais ils vivent dans la retraite, ils n’ont point d’égard à mes paroles. Ils observent ma conduite, et c’est elle apparemment qui les empêche de se produire. Je recommande donc aujourd’hui instamment à tous les magistrats de mon empire, d’observer chacun dans son district, s’il n’y a point quelqu’un de ces sages qui cachent dans la retraite une vertu sublime, et des talents rares ; qui, contents de la vertu seule, la cultivent en particulier, sans fard et sans ambition. Autant qu’on y découvrira de ces sages, qu’on m’en avertisse sans y manquer : j’aurai soin de les inviter selon les rits, et je n’omettrai rien pour les attirer à mon service.

De plus si l’on découvre en quelqu’un, de quelque condition qu’il soit, une droiture et une franchise à l’épreuve, qui le rende propre à me représenter avec liberté tout ce qui sera du bien commun, ou bien une intelligence profonde de nos anciens monuments, qui le rende capable de travailler avec succès à former les mœurs des peuples ; ou un génie singulier pour la guerre, qui en puisse faire aisément un grand général, je veux qu’on me les présente.

Enjoignons pareillement à nos magistrats de tenir un rôle exact des orphelins, des vieillards, des veufs et des veuves, et d’autres gens sans appui, qui sont hors d’état de gagner leur vie, et de les secourir tous, conformément à leurs besoins. Nous enjoignons encore que les deux premiers officiers de chaque ville, se présentent en personne à la porte de chaque vieillard au-dessus de quatre-vingt-dix ans, pour s’informer de sa santé et de ses besoins. Si quelqu’un, soit homme ou femme, excelle en la vertu propre de son état, particulièrement les femmes en pudeur, et les enfants en piété filiale ; notre intention est qu’à leur porte on érige une bannière, et que toute leur vie ils soient exempts des corvées les moins dispensables.

Le propre de la guerre est d’épuiser un État, il convient donc maintenant plus que jamais de vivre frugalement, et d’user d’épargne ; j’en veux donner l’exemple, en me retranchant pour le soulagement de mes sujets. De tous les tributs et droits ordinaires, je ne lèverai précisément que ce qu’il faut pour l’entretien de mes troupes, et pour les cérémonies réglées à l’égard de mes ancêtres. J’exempte absolument mes sujets du reste, triste et honteux d’être hors d’état, vu l’épuisement de mes trésors, de satisfaire mon inclination, en des récompenses plus amples, et en de plus grandes largesses. Au reste, si dans nos présentes lettres, il est échappé quelque chose à notre attention, qui rende incomplet le bienfait de l’amnistie ; j’ordonne aux grands officiers de notre cour et de nos provinces, de nous dresser un mémoire exact de ce qui leur paraîtra convenable d’y ajouter. En attendant, nous déclarons que quiconque, après la publication de ces présentes, osera, soit en justice, soit autrement, reprocher à quelqu’un ce que nous lui pardonnons, se rendra lui-même coupable, et subira la peine que ces fautes méritaient. Si dans les montagnes ou ailleurs, on a recueilli et caché des armes, ordonnons qu’on les produise dans le terme de cent jours, sous peine d’être traité comme criminel de rébellion. Enfin, comme suivant les anciens règlements, les déclarations qui portent amnistie, doivent faire cinquante lieues[265] par jour, nous voulons que pour celle-ci ces règlements soient gardés, afin que jusqu’aux extrémités de notre empire, on en soit promptement instruit.


Une glose dit, que cette déclaration causa une joie générale dans tout l’empire et que particulièrement dans le Chan tong elle attendrit tellement les officiers de guerre et les soldats, qu’ils répandirent beaucoup de larmes.


Les[266] premières années du règne de Te tsong étant agitées de divers troubles, et ce prince s’en attribuant la faute dans un entretien avec Lou tché, celui-ci lui dit :


Je suis fort éloigné, grand prince, de blâmer votre modestie. Vous imitez par là nos plus grands princes Yao et Chun. Souffrez cependant que je vous dise que c’est la conduite de vos ministres qui trouble tout. Il indiqua nommément Lou ki. Te tsong prenant modestement la défense de son ministre, que dites-vous là, dit-il, à Lou tché ; vous vous oubliez de votre droiture : vous n’avez pas le courage de m’attribuer les malheurs présents, vous les attribuez à d’autres : mais peut-être ne doivent-ils point s’attribuer aux hommes. De tout temps n’a-t-on pas reconnu que la prospérité et la décadence des empires, est réglée par l’ordre de Tien[267] ? Lou tché se retira sans répliquer : mais au bout de quelques jours il présenta à l’empereur l’écrit suivant.

Après avoir fait une exposition vive des défauts du gouvernement, il conclut ainsi.

Voilà, prince, dans la vérité les causes des troubles et des révoltes. Le mal va plus loin que vous ne vous l’imaginez. Vous seul ignorez, combien il est grand. Pendant que des troupes rebelles s’assemblent et marchent tambour battant, insultent même votre palais en plein jour, il n’y a pas à vos portes la moindre garde qui s’y oppose, pas même une sentinelle qui ose crier, qui va là. Ces officiers, par les yeux desquels vous voyez, par les oreilles desquels vous entendez, où sont-ils ? Effrayés du danger dont ils sont la cause, ils n’ont ni le soin de vous le découvrir tel qu’il est, ni le courage de le repousser au péril de leur propre vie. Oui, je l’ai dit, et je le soutiens, vos ministres sont très coupables : et c’est aussi, j’ose le dire, une faute en vous de rejeter tout sur l’ordre de Tien. Tcheou, l’exemple des méchants princes, en faisait autant. Quand on lui représentait que ses désordres et sa cruauté le perdraient : c’est Tien, répondait-il, qui m’a fait empereur ; de lui dépend ma destinée. Nous trouvons au contraire, que le Chu king fait parler bien différemment un sage prince. Voici ce qu’il lui fait dire.

Tien regarde ce que je fais du même œil que le voient mes peuples. Tien écoute ce que je dis avec les mêmes sentiments que l’entendent mes sujets. Donc ce que voit Tien, et ce qu’il entend, c’est ce qui se passe parmi les hommes. Il ne faut pas imaginer en l’air un ordre de Tien, qui ne renferme point du tout les actions des hommes, et qui y ait aucun rapport. Non, rien ne serait plus déraisonnable que de négliger ses devoirs, et de rejeter sur l’ordre de Tien, ce qui suit naturellement d’une telle négligence. Le texte de l’Y king dit : Tien lui est propice. Et Confucius commentant ce texte dit : l’expression yeou[268] signifie la même chose que l’expression tsou. Mais qui sont ceux que Tien aide ? Ce sont ceux qui lui sont soumis et dociles. Qui sont ceux que les hommes ont coutume de secourir ? Ce sont ceux en qui ils reconnaissent de la sincérité et de la probité. S’étudier à la soumission à l’égard de Tien, ne manquer jamais de bonne foi à l’égard des hommes, voilà par où l’on obtient du secours. L’Y king, quand il s’agit du rapport de l’homme à Tien et des secours ou des faveurs que celui-ci accorde ou refuse à celui-là, met d’abord une action bonne ou mauvaise, à laquelle répond symboliquement ou quelque bonheur en récompense, ou quelque malheur en punition. D’où il est évident que les ordres de Tien à l’égard des hommes, ne sont pas tels, qu’ils ne dépendent en rien des hommes mêmes. En effet a-t-on jamais vu un État, où régnât la raison et la vertu dans tous les ordres, que Tien en ce temps-là même ait affligé de funestes troubles ? Ou bien a-t-on vu jamais un empire, où régnât partout le désordre, que Tien ait en même temps fait fleurir et jouir d’une paix profonde ? Non, cela ne s’est jamais vu.

Que si votre Majesté doute encore de ce que je viens de dire, voici, sans aller bien loin, de quoi lui faire toucher au doigt cette vérité. Depuis que par des guerres mal entreprises, et par des levées toujours nouvelles, on a épuisé les forces de votre empire, alarmé, et mis en défiance vos sujets ; ce ne sont que soupçons, qu’intrigues, que cabales de tous côtés. On croirait voir une mer que la furie des vents agite. Tout le monde dit hautement dans cette grande capitale, que pour peu que cela dure, il ne peut manquer d’arriver quelque triste événement. Or, dites-moi, je vous prie, tous ceux qui parlent ainsi, savent-ils l’art de deviner, et dans les mystérieux secrets de cet art ont-ils découvert l’ordre de Tien ? Il est évident qu’ils ne parlent que sur la disposition des esprits, et sur l’état présent des affaires. En cela ils ont raison. C’est de là que naissent en effet les troubles et les révoltes, et non de ce qu’on appelle fatales révolutions des temps.

Je n’ignore pas ce qu’on dit qu’une longue et trop grande prospérité amène le trouble ; que du trouble naît le bon ordre ; qu’il y a eu des États, dont la ruine n’avait été précédée d’aucune autre calamité ; que d’autres, malgré bien des dangers et bien des malheurs, sont devenus florissants. Ce qu’il y a de vrai en tout cela, bien loin d’être contraire à ce que j’ai dit, s’y accorde parfaitement. Pourquoi dit-on, par exemple, que la prospérité amène le trouble ? C’est que trop de prospérité, si l’on n’y prend garde, inspire naturellement une confiance excessive, et une indolente sécurité. En quel sens, dit-on, que du trouble naît le bon ordre ? C’est que les embarras réveillent et excitent l’attention, qu’ils inspirent la vigilance, et donnent occasion aux gens de mérite de faire usage de leurs talents.

Pour faire une juste application de tout ceci, il faudrait faire une longue exposition des défauts et des désordres, qui sont la source des maux présents. Cela n’est point nécessaire. Ce que j’en ai indiqué au commencement de ce discours, suffit pour V. M. A quoi il faut penser, c’est à vérifier encore aujourd’hui, que du trouble même peut naître enfin le bon ordre. Il y a moyen pour y réussir. Point de rigueur, beaucoup de vertu. Voilà le secret, je n’en sais point d’autre. Dans des extrémités semblables à celles où sont aujourd’hui les choses, celui qui suit cette voie, se soutient et se relève : celui qui l’abandonne se perd. Il n’y a entre ces extrémités aucun milieu qui ne soit dangereux. Pensez-y sérieusement. Préférer à vos vues particulières le sentiment général, suivre la raison pour guide et non votre inclination, éloigner de vous ces flatteurs encore plus intéressés que diserts, employer des gens d’un vrai zèle, bannir le déguisement et l’artifice de votre cour et de vos Conseils, y faire régner la sincérité et la droiture, en donner vous même l’exemple. Voilà la grande route. Elle est aisée à reconnaître ; on ne peut pas s’y méprendre. Il n’est pas besoin pour y marcher avec succès, d’épuiser vos esprits. Il ne faut qu’un peu de résolution et de constance à ne vous en point détourner. Moyennant cela, j’ose assurer que vous n’avez rien à craindre, ni de vos sujets, ni des fatales révolutions, auxquels vous semblez attribuer les maux présents, et que votre règne sera des plus heureux.


Le même empereur Te tsong parlant un jour à Lou tché, lui dit :

Vous m’aviez ci-devant représenté que le prince ne faisant qu’un corps avec ses sujets, surtout avec les officiers qu’il emploie, il ne devait point y avoir entr’eux de défiances, de soupçons, de réserve, qu’ainsi le prince devait avoir et faire sentir une disposition sincère à profiter des avis de toute sorte de personnes. Je l’ai fait. Qu’est-il arrivé ? Je ne sais combien de discoureurs en abusent. Ils font trafic de leur éloquence, et semblent vouloir à ce prix acheter le droit d’être redoutables. Il faut bon gré mal gré que j’aie tort, et que ces messieurs se fassent valoir à mes dépens. Vous voyez que depuis quelque temps je laisse tomber les remontrances, sans me déclarer sur ce qu’elles contiennent. Ce n’est point que par indolence je me relâche dans le soin des affaires de mon État. La raison de mon silence est ce que je viens de vous dire. Lou tché quelques jours après présenta sur ce sujet la remontrance suivante.


Prince, j’ai toujours ouï dire, qu’entre les hommes point de secours sans confiance[269], point de confiance sans sincérité[270]. Aussi tous nos anciens sages ont-ils fait un cas particulier de ces deux vertus. Une tradition ancienne va jusqu’à dire, que par là doivent commencer et finir toutes les affaires ; que sans cela toutes les affaires doivent cesser. Si cela est vrai des moindres affaires entre le commun des hommes, combien plus doit-il avoir lieu dans ce qui s’appelle affaires d’État ? Quoi donc, le souverain dont le plus ferme appui, est la sincérité et la droiture de ses sujets, et surtout de ceux qu’il emploie, se peut-il dispenser de pratiquer ces vertus ? Non sans doute, et V. M. me permettra de lui dire qu’elle s’est méprise, en jugeant que ces vertus lui ont fait tort. On dit, et il y a en cela quelque chose de vrai, que les peuples ont peu de lumières : mais on peut aussi dire avec vérité, qu’ils sont sur certaines choses très éclairés. S’agit-il d’eux-mêmes et de leurs devoirs ? Souvent ils se trompent, ou ils doutent. Mais quand il s’agit du prince, alors rien ne leur échappe. Ils distinguent parfaitement ses belles qualités et ses défauts. Ils percent toutes ses inclinations bonnes ou mauvaises. Ils pénètrent dans ce qu’il a de plus secret, et le publient. Ils étudient toutes ses actions et les imitent.

Ce qui est vrai des peuples en général, l’est bien plus en particulier du commun des gens que le prince emploie, Voient-ils le prince user de finesse à leur égard ? Ils emploient de leur côté l’artifice. Sentent-ils que le prince a de la défiance ? Ils s’observent, ils se ménagent. Occupés du soin de se maintenir, ils s’inquiètent peu du reste, et ils n’ont d’attachement à leur devoir, et de zèle pour le prince, qu’à proportion qu’ils en sont traités avec honneur et avec bonté. Enfin comme l’ombre suit le corps qui la forme, et le ton la voix qui le donne, ainsi le commun de ceux que le prince emploie, se conforme à sa conduite. Si un prince peu sincère et peu droit lui-même, exige de ses officiers de la sincérité et de la droiture, il pourra les tromper la première fois ; mais ils ne s’y fieront pas une seconde. Non, ce n’est qu’en poussant lui-même au plus haut degré la sincérité et la droiture, que le prince peut s’assurer de trouver ces vertus dans ceux qui le servent. Actuellement sous votre règne, un officier de guerre oublie-t-il ce qu’il vous doit et à l’État ? Vous envoyez contre lui d’autres qui le combattent et l’exterminent. Quelqu’un de vos ministres et autres officiers manque-t-il en des choses graves ? Vous lui faites faire son procès. Dans ces conjonctures quoique souvent délicates, pourquoi ceux que vous chargez de vos ordres, s’en acquittent-ils exactement ? Pourquoi font-ils sans égard prompte justice aux coupables ? C’est que ne trouvant en ces indignes sujets qu’ingratitude, qu’artifice, qu’infidélité, ils voient dans Votre Majesté un prince plein de bonté, de sincérité, de droiture. Tant il est vrai qu’il importe infiniment de ne jamais s’écarter de ces vertus. Attachez-vous y donc, je vous en conjure, attachez-vous y inviolablement. Pratiquez-les avec constance : fallût-il pour cela de grands efforts, ils seront bien employés ; et je ne puis croire que vous ayez jamais sujet de les regretter.

L’ancienne tradition dit : quel est l’homme qui ne fasse point de fautes ? Le point est de savoir s’en corriger. Tchoang ouei dans nos anciens livres, louant la vertu de Tching tang, croit faire de lui un grand éloge, en disant qu’il n’épargnait rien pour se corriger. Ki fou voulant exalter le glorieux règne de Suen vang, dit que ce qui manquait à ce prince, était abondamment suppléé par Tchong chan fou son premier ministre. Tching tang certainement était un prince d’une sagesse peu commune, et d’une éminente vertu. Tchong ouei, homme lui-même très vertueux et très éclairé, était ministre de ce prince, et devait le bien connaître. Il ne va cependant point jusqu’à dire qu’il ne faisait point de fautes : il se contente de louer son attention à les corriger. Suen vang fut aussi un très grand prince. La dynastie Tcheou tombait : il eut l’honneur de la relever par son sage gouvernement. Ki fou était un homme intelligent, et bon connaisseur en ce genre. Cependant en louant son maître, il ne dit point qu’il ne lui manqua rien pour bien gouverner : il appuie sur le soin qu’il eut de suppléer à ce qui lui manquait par le secours d’un bon ministre.

D’où l’on peut, ce me semble, conclure, que suivant l’idée de nos anciens, rien n’est plus à estimer et à louer surtout dans un prince, qu’une attention constante à se corriger de ses défauts, et à réparer ses fautes. Ils avaient certes raison d’en juger ainsi ; car il n’est point d’hommes depuis les plus ignorants et les plus stupides, jusqu’à ceux qui sont les plus éclairés, à qui il n’arrive quelquefois de se tromper et de faire des fautes. La différence des uns aux autres est principalement en ce que ceux-ci reconnaissant volontiers les fautes, en profitent, et s’en corrigent : au lieu que ceux-là par une mauvaise honte, cherchent à les couvrir, et à les excuser, ne pensent point à les réparer, et en commettent encore de plus grandes.

Dans une antiquité moins reculée, les choses tombant en décadence, la flatterie prévalut dans les officiers, l’orgueil dans les princes. Abandonnant comme de concert cette confiance sincère qui fleurissait autrefois, et qui les unissait si étroitement, ils substituèrent en sa place un respect de cérémonie. Il ne fut plus permis d’aborder le prince, ou de le quitter, sans avoir recours à de basses flatteries ; mais aussi ce ne fut plus que grimaces. Les gens de bien, comme plus droits et plus simples, ne purent s’accommoder de ce changement, et ils en souffrirent. Les méchants plus souples par intérêt, en profitèrent ; leurs souplesses et leurs flatteries achevèrent d’enivrer les souverains ; leur cupidité et leur ambition fît en même temps naître entr’eux mille divisions. Enfin il est difficile d’exprimer tous les maux que causa dès lors, et qu’a causé depuis en divers temps cette complaisance affectée, et cette artificieuse flatterie malheureusement substituée à cette honnête liberté, et à cette noble franchise qui régnait anciennement, et qui devrait toujours régner à la cour des princes.

Tai tsong, un de vos plus illustres ancêtres, réunit dans un haut degré la bonté et la justice, les vertus tant civiles, que militaires. Par sa sagesse et par ses exploits, il établit tellement la paix et l’ordre dans tout l’empire, qu’on a vu peu de règnes plus florissants. Cependant de quoi l’a-t’on principalement loué depuis ce temps-là ? De quoi encore aujourd’hui le loue-t-on le plus ? Vous ne l’ignorez pas ; c’est de son ardeur à se procurer des remontrances, et de sa manière de les recevoir. Cela seul ne suffit-il pas pour faire comprendre à V. M. qu’il n’y a en effet rien de plus glorieux pour un souverain, et que rien n’est plus capable d’éterniser sa mémoire.

V. M. dit que ses officiers tournent tellement les choses, que ce qu’il y a de bien, ils ont soin de se l’attribuer, et ce qu’il peut y avoir de mal, ils le font tomber sur le prince. C’est une faute en eux, je l’avoue : mais cette faute après tout, au lieu d’obscurcir votre vertu, peut servir, si vous le voulez, à en relever l’éclat. Admettre des remontrances ainsi conçues, n’en point témoigner de chagrin, les laisser courir à l’ordinaire, est un trait digne de vous, et qui ne peut que vous faire honneur. Au reste que gagneriez-vous à prendre le parti contraire ? En rejetant ces remontrances, les empêcheriez-vous de courir ? Pour moi, je crois au contraire, que cela ne contribuerait pas peu à les faire mieux connaître. Vous éviteriez à la vérité par là d’en voir venir de semblables, mais vous vous exposeriez en même temps à n’en plus recevoir d’utiles. Faut-il pour si peu de chose fermer la porte aux avis ?

Le vrai sage est attentif à ne se point relâcher, pas même dans les moindres choses : il ménage tout le monde, et ne chagrine personne. Le discours le mieux tourné ne fait point d’impression sur lui, si le fond n’en est appuyé sur la raison, ou sur l’expérience. Quand l’une et l’autre autorisent les propositions qu’on lui fait, il ne se rebute point du mauvais tour, et des expressions peu choisies. Trouve-t-il quelqu’un qui donne dans ses vues ? Il ne conclut pas pour cela qu’il ait raison. Un autre y est-il contraire ? Il ne conclut pas qu’il ait tort. Il ne se laisse point éblouir par l’extraordinaire et le singulier pour l’embrasser, ni tellement prévenir contre ce qui paraît vulgaire et commun, que précisément pour cela il le rejette. Un homme lui fait en termes grossiers et même durs, un discours qui lui paraît vague, et dont on ne voit point assez le but : il n’ose encore prononcer que c’est un impertinent ; un autre en termes obligeants lui fait des propositions qui lui semblent nettes, et dont l’avantage lui paraît considérable et certain : il ne se presse pas pour cela d’assurer qu’il est habile homme, et qu’il faut suivre ce qu’il propose. Il examine tout à loisir ; il pèse tout mûrement ; après quoi il prend de chacun ce qu’il y a de bon à prendre. C’est en gardant cette méthode qu’un prince peut se promettre de n’ignorer rien de ce qu’il importe qu’il sache.

Au contraire les préventions qui sont dangereuses pour tous les hommes, le sont à plus forte raison pour un prince ; les plus ordinaires se réduisent à quatre ; savoir, prévention de confiance outrée, prévention de soupçon, prévention de mépris, et prévention de passion. Un prince s’est-il livré à quelqu’un ? Il approuve sans grand examen, tout ce que ce quelqu’un lui dit, et souvent cette approbation a de fâcheuses conséquences. Un homme au contraire est-il suspect ? Il a beau proposer de bonnes choses, et les appuyer solidement : comme ses intentions sont suspectes, on ne pèse point ses raisons. Fait-on peu cas d’un homme ? On méprise ce qu’il propose, et l’on y perd souvent beaucoup. Un prince est-il possédé d’une passion ; veut-il trop fortement une chose ? Quiconque le sert en cela, est dans l’honneur et dans les emplois, quelque indigne qu’il en puisse être. Un prince qui suit ainsi au préjudice de la raison, ses passions et ses préjugés, devient odieux aux gens de mérite et de probité ; ils ne s’attachent plus à le servir. Le moyen qu’il réussisse à bien gouverner !

Il est du devoir d’un bon sujet de chercher à se rendre utile à son prince. Son inclination et son intérêt s’accordent en cela avec son devoir. Ainsi communément il a envie d’approcher du prince, de s’en faire connaître, et de lui communiquer ses vues. Les princes de leur côté pour l’ordinaire, cherchent à bien connaître leurs gens. Il arrive cependant assez souvent, que tel, quoiqu’homme de mérite, a de la peine à trouver accès auprès du prince ; et que celui-ci n’en a guère moins à bien connaître ceux qu’il emploie. D’où cela vient-il ? De neuf défauts, dont six regardent le souverain, et trois les sujets. Vouloir l’emporter en tout genre sur tout le monde, faire parade de son esprit, contredire et disputer, n’aimer point à entendre ses vérités, avoir une fierté trop sévère, ou une humeur trop violente. Voilà les six défauts du côté du prince. Ils en produisent trois dans ses officiers ; une artificieuse flatterie, une réserve intéressée, une lâche timidité ; défauts qui éteignent le zèle dans les sujets, et sont en même temps pour le prince un grand obstacle à bien connaître son monde. Se bien connaître en gens, est une chose si difficile, que Yao même y fut embarrassé. Un prince sujet aux défauts que j’ai indiqués, ne laisse pas de se flatter quelquefois d’avoir pénétré le fort et le faible de ses officiers par une objection qu’il leur fait, et par une réponse qu’il en tire. O qu’il se trompe !

Enfin vouloir bien gouverner, et ne pas mettre son principal soin à gagner le cœur de ses sujets, c’est s’y prendre mal. Jamais sans cela aucun prince n’y a réussi. Mais pour gagner le cœur de ses sujets, comment s’y prendre ? Il faut qu’il s’étudie à prévenir et à rechercher les gens de mérite, qu’il aille comme au devant d’eux pour les attirer à son service ; je dis prévenir et rechercher les gens de mérite ; car s’il en usait de la sorte à l’égard de tout le monde indifféremment, les gens de mérite ne viendraient point. Rien donc n’est plus important pour un prince, que de bien distinguer le vrai mérite. Cela est certain. Mais il n’est pas moins certain qu’il s’y trompera souvent, s’il hait les avis sincères, et s’il aime à être flatté. On gagne pour l’ordinaire à s’accommoder aux idées du souverain, et à flatter ses inclinations. S’y opposer, et lui dire quelques vérités désagréables, est toujours chose dangereuse et délicate ; souvent on s’en trouve mal. Il y a à la vérité de sages princes, sous qui le contraire arrive, de qui la vérité, bien loin d’avoir à craindre, reçoit toujours des éloges et des récompenses. Cependant ces princes mêmes ont encore lieu d’appréhender que le zèle de leurs sujets ne se porte trop à les ménager. Que serait-ce sous un prince, qui par ses soupçons, par ses chagrins, et par ses saillies, comme par autant de barrières, arrêterait ce zèle.


L’empereur Cang hi dit sur ce discours : Quant aux principes, rien de plus juste, et de plus précis.


La seconde des années nommées Yuen ho, il y eut des plaintes contre les grands officiers des provinces. On les accusait de vexer les peuples, et d’en tirer pour eux-mêmes de grosses sommes, sous prétexte de quelques dons gratuits qu’ils procuraient à l’empereur ; Hien tsong qui régnait alors, publia une ordonnance, où il gémissait fort sur ce désordre. Elle finissait par une défense expresse à tous les grands officiers des provinces de rien offrir à la cour, au-dessus de ce qui était réglé, et de s’en tenir exactement aux temps marqués pour les levées ordinaires. Malgré cette ordonnance qui fut publiée au printemps, dès l’été suivant Fei kiun qui commandait dans le territoire de Yang yang, comptant sur un officier du palais, qui était à lui, fit offrir secrètement à l’empereur des bassins et d’autres meubles d’argent, pesant plus de dix mille onces. Tout fut reçu ; mais le secret ne fut pas gardé. Li kiang tenant la plume au nom de plusieurs autres, et de concert avec eux, présenta à Hien tsong le placet suivant.


Prince, parmi les grandes qualités, et les éminentes vertus, qui vous rendent égal ou supérieur à tant de rois vos prédécesseurs, tout votre empire admire surtout cette pénétration singulière, qui vous rend si éclairé sur les misères de vos peuples, et cette bonté maternelle qui vous porte sans cesse à les soulager. D’indignes officiers abusant de votre nom, outre les droits ordinaires, levaient sur vos peuples de grosses sommes. Un présent qu’ils vous offraient, servait de voile à couvrir leur avarice : la meilleure partie entrait dans leurs coffres. Ce désordre n’a pu échapper à vos lumières ; et vous n’en avez pas été plutôt instruit, que pour y remédier efficacement, vous avez défendu qu’on vous offrît rien au-delà des droits ordinaires, qui se recueillent aux temps marqués. Votre ordonnance sur cela publiée le printemps dernier, a tiré des larmes de joie. Vos peuples en la lisant, ou en l’entendant lire, ont fait éclater hautement leur reconnaissance par des fêtes et des chansons. Nous voyons, se sont-ils dit les uns aux autres, nous voyons revenir les plus heureux temps. Célébrons la vertu et les bienfaits du prince qui les fait revivre.

Ce sont-là les sentiments, que produisit dans le cœur de vos sujets votre ordonnance du printemps dernier. Mais aujourd’hui que vous l’abrogez vous-même en recevant les présents de Fei kiun, que croyez-vous qu’on publie ? On dit qu’il n’y a point à compter sur vos ordonnances ; que vous ne voulez que sauver les apparences, et que l’envie d’amasser l’emporte chez vous sur tout le reste. Qu’y a-t-il de plus injurieux à votre vertu ? Fei kiun, à en juger par cette action, n’est pas un bon officier ; il y a de l’artifice dans sa conduite à votre égard. Pourquoi, contre une ordonnance si précise et si récente, vous présenter cette argenterie ? Le moins qu’on en puisse dire, c’est qu’il l’a fait pour vous sonder, et pour prendre lui-même son parti selon celui que vous prendrez. Si l’empereur ne reçoit point le présent, se sera-t-il dit à lui-même, il faudra marcher droit, et faire son devoir ; s’il le reçoit, son ordonnance n’est que pour la forme ; il est bien aise qu’on lui donne : nous pouvons aller notre train, et tirer à notre ordinaire sur ceux qui nous sont soumis. Or agir et raisonner de la sorte, n’est-ce pas manquer d’obéissance, de fidélité, et de droiture ? En un mot, n’est-ce pas un crime ?

Cependant comme Fei kiun est un de vos plus grands officiers de guerre, et des plus accrédités ; que d’ailleurs il occupe un poste important par le voisinage des étrangers : si pour ces raisons ou pour d’autres, vous ne voulez pas le punir selon les lois, du moins espérons-nous de V. M. que pour maintenir votre ordonnance en vigueur, pour instruire de nouveau les provinces de vos véritables intentions, et pour ne pas décrier votre gouvernement, il vous plaira de faire expédier dans les formes un ordre précis et pressant, pour que l’argent envoyé par Fei kiun ne reste point dans le palais, mais soit remis sans délai aux trésoriers ordinaires.


Hien tsong ayant lu ce placet, en fut d’abord surpris, et un peu ému : mais se tranquillisant aussitôt, il fit entrer Li kiang et lui dit :

Le nombre des affaires est si grand, qu’il est difficile d’avoir sur toutes une mémoire bien présente. J’ai en effet permis qu’on reçût ce qu’à présenté Fei kiun : mais c’est pure faute d’attention. Pour Fei kiun il est excusable par un endroit : quand il a fait partir son présent, mon ordonnance était encore en chemin, et n’était pas parvenue jusqu’à lui : au reste conformément à votre placet, cet argent sera remis sans délai aux trésoriers ordinaires. En effet ce jour-là même la chose s’exécuta, et l’empereur en donna avis à tous les ministres d’État, par un écrit conçu en ces termes.

Voici tant de pièces d’argenterie que Fei kiun m’a fait présenter. Cela est contre mes ordres. Mais parce qu’avant qu’il les eût reçus, les gens étaient en chemin, il était moins coupable, et je lui pardonne. Quand à la dite argenterie, nous vous faisons savoir que suivant nos ordres, elle se remet actuellement aux trésoriers ordinaires.

Cette déclaration de l’empereur surprit agréablement tous les ministres. Ils l’en félicitèrent tous en commun par un écrit fait exprès : et l’on apprit avec joie, tant à la cour que dans les provinces, la facilité du prince à se rendre aux remontrances.


Voilà ce que rapporte dans une glose historique un de ceux, qui, sous les ordres de l’empereur Cang hi, a présidé à l’édition du recueil d’où ces pièces sont tirées. On cite en marge deux auteurs de réputation, qui disent que ce n’était pas la première fois qu’Hien tsong avait fait sur cette matière des ordonnances, qu’il était bien aise qu’on n’observât pas. Ils parlent de cet empereur comme d’un prince décrié dans l’histoire, pour aimer à recevoir, et pour se laisser gouverner par ses eunuques. Ce dernier mal était sans contredit le plus grand, dit Hou yn, et le principe de l’autre. Li kiang et les autres auraient mieux fait dans leur remontrance, d’aller droit à la racine du mal. Faute de cela, leurs remèdes n’eurent qu’un assez mauvais effet.


Le même empereur Hien tsong ayant reçu je ne sais quel os, qu’on disait être un os de Foë[271], le fit entrer en cérémonie dans les appartements intérieurs de son palais, l’y garda trois jours avec grand respect, puis le fit porter solennellement dans un temple de cette secte. Peuples, lettrés, kong[272], vang applaudirent à la fête en assez grand nombre. Han yu, qui n’était que che lang dans le tribunal des crimes, présenta à l’empereur la remontrance suivante.


Prince, qu’il me soit permis de vous représenter avec respect, que la doctrine de Foë n’est dans le fond qu’une vile secte de quelques peuples barbares. Ce n’est que sous les derniers Han qu’elle s’est glissée dans notre empire. Du moins est-il très certain qu’anciennement elle n’y était point connue. Hoang ti régna, à ce qu’on dit, cent ans, et en vécut cent dix. Chao hao régna 90 ans, et en vécut cent. Tchuen hio régna 79 ans, et n’en vécut que 98. Ti ko régna 70 ans, et en vécut cent cinq. Yao régna 90 ans, et en vécut 118. Chun et Yn vécurent aussi chacun cent ans. Sous ces grands princes, l’empire jouissait d’une paix profonde : leurs sujets heureux et contents vivaient jusqu’à une extrême vieillesse. Cependant on ne savait point alors à la Chine ce que c’était que Foë et sa secte. Tching tang premier empereur des Chang vécut aussi ses cent ans. Ven vang et Vou vang, les premiers des Tcheou vécurent, l’un 97 ans, et l’autre 93. Ce ne fut assurément pas Foë qui les fit vivre et régner longtemps : on ne connaissait point encore Foë dans la Chine.

Ming ti au contraire n’a régné que 18 ans. Ses descendants toujours en trouble, se succédèrent assez promptement les uns aux autres, et perdirent bientôt l’empire. Le culte de Foë ne finit point avec la dynastie Han. Au contraire, il ne fit que croître. Cependant en très peu de temps il y eut plusieurs dynasties, les Song, les Tsi, les Leang, les Tchin ; et de tant de princes, il n’y eut que Leang vou ti qui régna longtemps. Le prince par attachement pour la secte Foë, cessa de tuer des animaux même pour les tsi[273] de ses ancêtres. Il se réduisit à ne faire qu’un repas par jour, et à n’y manger que des légumes ou des fruits. Enfin, jusqu’à trois fois pendant son règne, il descendit, pour honorer Foë, à des bassesses indignes de son rang. A quoi aboutit enfin tout cela ? Il fut assiégé dans Tai tching, et y fut serré de si près par Heou king, qu’il se vit mourir de faim, et son empire passa à d’autres. Ces princes qui fondaient leur félicité sur l’honneur qu’ils rendaient à Foë, n’en ont été que plus malheureux. Concluons donc que servir Foë, c’est au moins une chose inutile.

L’illustre fondateur de notre dynastie Tang, se voyant maître de l’empire, eut la pensée d’exterminer cette secte. Il mit cette affaire en délibération. Mais par malheur ceux qui se trouvèrent alors en place, étaient des gens dont les vues étaient bornées. Ils étaient peu versés dans l’antiquité, et pour la plupart, peu instruits de la doctrine de nos anciens rois, si convenable à tous les temps ; au lieu de profiter des bonnes dispositions de Kao tsou, pour purger la Chine de cette erreur, ils laissèrent tomber la proposition. Que je leur en veux de mal quand j’y pense !

V. M. que tant de sagesse et tant de valeur mettent au-dessus de la plupart des princes, qui ont régné depuis bien des siècles, V. M. dis-je, au commencement de son règne, défendit que cette secte se bâtit de nouveaux temples, et qu’aucun de vos sujets dans la suite se fît bonze. Cela me faisait croire et dire avec joie, qu’enfin les vues de Kao tsou s’exécuteraient sous votre règne. Vos ordres cependant jusqu’à présent sont demeurés sans effet. C’est déjà trop de condescendance. Mais de plus, comment avez-vous pu en venir à les annuler vous-même, en donnant si ouvertement dans une extrémité toute opposée ? C’est, dit-on, par ordre de V. M. que tous les bonzes s’assemblent solennellement, pour conduire en procession dans l’intérieur de votre palais un os de Foë que vous y voulez placer avec honneur dans une salle exhaussée. Malgré mon peu de lumières, je sais que V. M. quoiqu’elle ordonne cet appareil de vénération, ces processions, et ces prières, n’est dans le fond nullement attachée à la secte de Foë. Je vois bien que ce qu’elle en fait, ce n’est que pour rendre plus solennelle la joie qu’a causé dans tous les cœurs l’abondance de cette année. Vous accommodant à cette disposition, vous avez voulu donner quelque spectacle et quelque divertissement nouveau, et c’est pourquoi vous avez permis cet appareil de cérémonies extraordinaires.

Car enfin y a-t-il de l’apparence qu’un prince aussi éclairé que vous l’êtes, y ait réellement aucune foi ? Non, et j’en suis bien persuadé. Mais le peuple aveugle et grossier est aussi facile à séduire, qu’il est difficile à redresser. Lorsqu’il voit que Votre Majesté rend extérieurement ces honneurs à Foë, il se persuade qu’en effet vous l’honorez véritablement ; il ne manquera pas de dire : Notre grand et sage empereur, se donnant tant de mouvement pour honorer Foë, nous, petit peuple, qui sommes-nous pour épargner nos corps et nos vies ? il n’en faudra pas davantage pour qu’on les voie par dizaines et par centaines se brûler la tête et les doigts. Ce sera à qui dissipera le plus tôt ce qu’il aura, pour se revêtir d’un habit de bonze. Du moins depuis le matin jusqu’au soir le chemin des bonzeries sera continuellement rempli de pèlerins. On verra jeunes et vieux y courir en foule, et par la crainte de l’avenir s’y dépouiller de tout ce qu’ils ont. Ils iront encore plus loin, et si l’on n’y met ordre par de rigoureuses défenses affichées dans toutes les bonzeries, il se trouvera des gens assez simples pour se taillader les bras, et d’autres parties du corps en l’honneur de Foë.

Ces abus, vous le voyez, nuiraient fort aux bonnes mœurs, renverseraient la police, et nous rendraient ridicules à tout l’univers. Qu’était Foë de lui-même ? C’était un barbare étranger, dont la langue et les habits différaient des nôtres. Jamais il n’a su parler, ni entendre cette langue, que nous ont transmise nos anciens princes : jamais il n’a porté d’habits faits suivant les règles de ces grands hommes. Il a ignoré ou négligé les plus essentiels devoirs du prince au sujet, et du fils au père.

Enfin supposons que ce Foë vive encore, et que son prince l’ait député, pour venir de sa part à votre cour vous rendre hommage, comment V. M. le recevrait-elle ? Tout au plus, après une courte audience, où elle le traiterait en hôte suivant les rits ; elle lui ferait présent d’un habit complet, lui donnerait une escorte qui veillerait sur sa conduite, et qui le reconduirait jusqu’à nos frontières, sans lui laisser la liberté de travailler à séduire vos peuples. Voilà comme vous traiteriez ce Foë vivant et envoyé par son prince. Pourquoi tant d’années après sa mort le révérer si extraordinairement ? Quelle bienséance y a-t-il, que les tristes et sales restes de son cadavre, un os pourri, entre en pompe en votre palais, et pénètre même jusque dans l’intérieur, dont la clôture est si sévère ? Confucius disait : respectez les Kouei chin, mais ne les approchez point. On a vu dans l’antiquité un tchu heou se trouvant obligé de faire hors de ses États une cérémonie funèbre, en craindre de fâcheuses suites ; et pour se rassurer contre ce mauvais augure, faire venir un de ces Ou, qui, en employant le pêcher, l’herbe Lie, et certaines formules, détournent les infortunes.

Aujourd’hui V. M. sans prendre aucune précaution, et sans la moindre nécessité, approche d’un ossement sale et infect, et s’arrête à le regarder. Tous vos officiers cependant se taisent et vous laissent faire. Les Yu sseë même, qui par leur emploi sont plus obligés de parler, ne vous font pas sur cela un seul mot de remontrance. Véritablement j’en rougis de honte. Remettez, je vous en conjure, remettez cet os à vos officiers de justice ; qu’ils le jettent au fond des eaux, ou qu’ils le brûlent. Coupez ainsi la racine du mal. Faites cesser dans votre empire les doutes et les soupçons que vous y avez fait naître. Prévenez la postérité contre ces erreurs et vérifiez par votre exemple, que les sages du premier ordre dans les résolutions qu’ils prennent, et dans leur exécution, passent de beaucoup le commun des hommes. O que cela serait beau et gracieux pour vous ! O quelle joie ce serait pour moi et pour ce qu’il y a de gens vraiment zélés ! N’en craignez point de fâcheuses suites. Je les prends toutes sur moi. Si Foë peut réellement quelque chose, qu’il décharge sur moi toute sa colère. Chang tien, qui nous voit de près, est témoin que mes sentiments répondent à mes paroles, et que je suis incapable de m’en dédire. Heureux si Votre Majesté voulait bien se rendre à ma très instante prière : je ne saurais alors lui témoigner assez de reconnaissance.

Hien tsong ayant lu cet écrit, entra en grosse colère. Il voulait faire mourir Han yu. Tsoui kiun, Fei tou, et quelques autres apaisèrent enfin l’empereur. Il se contenta d’éloigner Han yu. On lui donna dans les provinces un emploi beaucoup au-dessous de celui qu’il avait à la cour.


Sur ce discours de Han yu, l’empereur Cang hi, dit : les expressions en sont fermes et pleines de droiture ; le fond en est raisonnable et sensé. Il devrait suffire pour faire revenir des erreurs vulgaires, comme il a suffi pour faire estimer son auteur, le premier homme entre les lettrés de sa dynastie.

Je laisse aux lecteurs à juger et du discours de Han yu, et de ce qu’en dit l’empereur : on connaîtra par là comment les Chinois s’y prennent, quand il s’agit de réfuter des religions étrangères.


Yuen tching étant un des censeurs par office, présenta à l’empereur, le discours suivant.


Nos anciens rois, en établissant pour le bien commun différents emplois, prétendaient que chacun s’acquitterait du sien avec exactitude et fidélité et que ceux qui y manqueraient en seraient privés et punis, même de mort. Aujourd’hui, parmi tous les officiers de votre empire, nous autres censeurs sommes sans contredit ceux qui occupent le plus vainement quelques places à votre cour, et qui touchons le plus gratuitement nos appointements. Il n’en était pas de même sous Tai tsong. Ce prince, l’honneur de votre maison, avait pour censeurs Ouang kouei et Oei tching. Il les avait presque toujours près de sa personne, même dans ses temps de relâche. Il les employait si fort, qu’il ne formait aucune entreprise, et ne donnait aucun ordre, sans avoir pris leur avis. Aussi de quoi n’était pas capable la pénétration de ce prince, aidé des lumières de ces deux grands hommes ? Rien de mieux concerté que les desseins qu’on prenait sous ce glorieux règne. Rien de mieux conçu que les déclarations et les ordonnances qu’on publiait. Tai tsong en usant de la sorte avec les censeurs, craignait encore de faire trop peu. Les trois premiers ordres s’assemblaient-ils pour quelque importante délibération sur les affaires de la guerre ? Il voulait qu’un des censeurs y assistât, et lui en fit son rapport. Les grands officiers qui par le rang qu’ils tiennent, sont comme les yeux, les oreilles, et les bras du souverain, avaient alors dans Tai tsong non seulement un chef attentif, mais un bon père, qui les attachait à sa personne par une tendresse bienfaisante, et qui les animait à son service par une confiance parfaite. Comme on rejetait avec liberté dans les conseils, ce qui se proposait de mauvais, vînt-il du prince, on y embrassait avec ardeur tout ce qui s’y proposait de bon. Le succès par là était si sûr, qu’en moins de quatre ans on vit un ordre admirable dans tout l’empire ; et les chefs de ces barbares nos voisins vinrent eux-mêmes avec leurs armes faire escorte à notre empereur. Quelle était la cause d’un si grand et si prompt succès ? Était-ce la force des armes ? Non. C’était l’accès que donnait le prince, la manière dont il recevait les conseils et le zèle de ses officiers, particulièrement de ses censeurs à lui en donner de bons.

Dans les temps où nous sommes, que les choses ont bien changé à cet égard ! Toute la fonction des censeurs se réduit presque aujourd’hui à paraître dans leur rang en certaines cérémonies. Cependant quel est le devoir de leur charge dans son établissement ? C’est d’observer avec soin le prince, et ce qui peut lui échapper, soit dans sa conduite personnelle, soit dans son gouvernement, pour y suppléer par leurs avis. C’est de proposer ouvertement en pleine audience et en plein conseil les points capitaux et essentiels, et quelques autres en particulier par écrit et sous le sceau. Depuis quelques années, plus d’audiences, ni de Conseils, comme auparavant : plus de voie réglée pour les écrits.

Voici donc à quoi se réduit la charge de censeur. Quand on a publié quelque ordonnance nouvelle, qu’on a fait quelque retranchement, ou quelque établissement extraordinaire ; si les censeurs y trouvent à redire, ils peuvent par écrit et sous le sceau, en représenter les inconvénients, et proposer leur avis. Hélas ! dis-je sur cela, quand j’y pense, lors même qu’on avait la liberté de raisonner avec le prince sur les affaires, et de lui suggérer des précautions contre les dangers futurs ; enfin, lorsque dans des conseils et dans des audiences particulières, on travaillait avec le prince au gouvernement de l’État ; il ne laissait pas d’arriver encore qu’on avait assez de peine à faire fléchir son autorité souveraine, à lui faire quitter une idée prise, et à se soutenir auprès de lui contre l’artifice et la calomnie. Comment par une simple remontrance, et quelques avis donnés sous le sceau, faire révoquer des ordonnances publiées, faire casser des choses établies, et s’attirer de la part du prince une de ces déclarations honorables, dont on avait autrefois tant d’exemples, mais qui sont aujourd’hui si rares ? Non, ce n’est pas une chose à espérer. Cela paraît aujourd’hui si peu praticable, que celui qui fait des remontrances, ou donne des avis sur le gouvernement, est regardé comme un aventurier, ou même comme un brouillon. Les choses étant sur ce pied-là, malgré mon peu de mérite, je ne puis m’empêcher de rougir d’occuper si vainement la place qu’occupaient sous Tai tsong, Ouang kouei et Oei tching. Si Votre Majesté nous regarde moi et mes collègues, comme gens incapables de l’aider, et indignes de l’approcher, nous sommes conséquemment indignes de tenir à votre cour le rang que nous y tenons, il faut nous casser et nous en bannir.

Que si V. M. m’a mis en place dans la vue que je lui pourrais être utile. Si c’est dans cette même vue qu’elle me continue les appointements et les honneurs attachés à cet emploi, je la supplie de me donner lieu d’en remplir les fonctions les plus essentielles. Ci-devant les premiers censeurs étaient du Conseil privé, comme les premiers ministres. Outre que les premiers censeurs étaient fort souvent auprès du prince, il les appelait de temps en temps par un ordre exprès : il les recevait toujours avec un air plein de bonté, qui leur répondait, pour ainsi dire, que leurs avis seraient bien reçus. S’il plaît à V. M. de rétablir les choses sur ce pied-là, je m’efforcerai de mon côté de répondre à ses bontés, et de remplir dignement les fonctions de mon emploi, je lui exposerai mes faibles vues, et peut-être serai-je assez heureux pour lui en proposer quelques-unes qu’elle jugera utiles pour son service. Que si V. M. après en avoir fait l’expérience, ne trouve, en ce que je proposerai, rien que de frivole et de peu important ; qu’elle m’en punisse, à la bonne heure, et me fasse mourir dans les supplices. Il me sera moins dur de quitter ainsi la place de censeur, que de l’occuper comme je fais.


Placet présenté à un empereur de la dynastie Tang pour faire mettre Han ouen kong[274] au nombre de ceux qui accompagnent Confucius dans les édifices érigés en son honneur.


Les sages du premier ordre sont bien aise d’être connus, pour que leur sagesse soit utile. Et ce qui est admirable, tôt ou tard on leur rend justice. Quelques-uns sont en place pendant leur vie, et font la gloire et le bonheur de leur temps ; après quoi on les oublie, ou peu s’en faut. D’autres assez négligés pendant leur vie, sont en honneur après leur mort ; et leur mémoire pendant bien des années est de plus en plus célèbre. Confucius a été de ces derniers. Depuis les Han[275] jusqu’aux Souy, les plus hauts titres que les empereurs lui aient donnés, sont ceux de kong[276] et de heou. Enfin, sous notre dynastie Tang on lui a donné le titre de vang (roi). On a changé à proportion les titres de ses disciples. On les a fait kong ou heou, au lieu qu’ils n’étaient que king ou ta fou. Quoique la piété filiale ait toujours été regardée comme une vertu très capable d’émouvoir Tien ti, et de toucher Kouei chin, Tsen tze, que cette vertu a rendu si célèbre, était cependant demeuré l’espace de six ou sept cents ans parmi le commun des disciples : ce n’est que sous notre dynastie Tang, qu’on l’en a tiré, pour le faire un des dix tché[277]. Heureux et beaux changements s’il en fût jamais !

Quand au milieu d’une sombre nuit, la lune paraît tout à coup, sa lumière semble être plus éclatante. Il en est de même du soleil, que d’épais nuages ont longtemps caché. Plus il y a longtemps qu’il n’a tonné, plus le bruit du tonnerre frappe. La sagesse et la mémoire de Tchong tchi[278], négligée ou méprisée[279] sous les Tcheou et sous les Tsin, connue et respectée, mais trop peu sous les Han, comme éteinte et ensevelie sous les Tsin, les Song, les Tchin et les Souy, enfin sous notre dynastie Tang a été heureusement et glorieusement vengée dans un jour des injures de tant de siècles.

Si les morts sont encore capables de sentiment, il est aisé de juger quels sont sur ces changements les sentiments de ces grands hommes. Mais notre dynastie Tang a eu elle-même un homme qui s’est occupé toute sa vie des maximes de Confucius, qui les a fait valoir dans ses discours et dans ses écrits, qui les a exprimées dans ses mœurs et dans ses actions. En ceci comparable à Yen et à Min[280], en cela égal à Hieou et à Hia. Cependant il n’a point de place au banquet qui se fait en l’honneur de Confucius. C’est ce que je ne puis accorder avec le zèle de notre dynastie pour l’honneur des sages défunts. Un Ouen tchong tse jouit de cet honneur depuis longtemps, sans en avoir été fort digne. Peut-on le refuser à Han ouen kong ? Jamais l’a-t-on mieux mérité que lui ? Il a fait une guerre ouverte aux sectes Yang, Mé, Foë, Lao, qu’il a comme réduites lui seul aux dernières extrémités. Il a soutenu avec droiture et avec vigueur la sage doctrine de Confucius : il la soutient encore aujourd’hui par ses écrits, où des lettrés à milliers puisent en même temps le zèle contre les fausses sectes, l’amour de la vraie sagesse, et l’art de bien gouverner, que Ouen kong lui-même avait puisé dans Confucius. Aussi dit-il dans quelqu’un de ses ouvrages : s’il n’y avait un maître comme Confucius, je ne me dirais point disciple. Et certainement s’il avait vécu avec Confucius, il tiendrait aujourd’hui un rang distingué dans les monuments érigés en l’honneur de ce grand maître.

Sous notre dynastie Tang on a choisi une vingtaine d’hommes fameux pour s’être attachés, chacun dans leur temps, aux livres de Confucius : on leur a donné place pour cela seul dans la salle et à son banquet. Je n’y trouve point à redire. Il n’y a rien en cela que d’utile et de raisonnable. Mais si l’on accorde cet honneur à vingt personnes, dont la plupart ont assez peu pénétré, et beaucoup moins éclairci le sens profond de Confucius, comment le refuser à Ouen kong, la gloire de notre dynastie, qui l’a si bien exprimé dans sa conduite, et si bien fait valoir dans ses écrits ? Je supplie donc V. M. de donner ordre qu’on assigne une place à ce grand homme. Je ne doute point qu’un tel ordre n’inspire à vos sujets une ardeur toute nouvelle pour l’étude et pour la vertu.


La huitième des années nommées Pao ta, à l’occasion de quelques phénomènes extraordinaires, l’empereur fit publier la déclaration suivante.


Nous trouvons dans le livre Tchun tsiou quantité d’éclipses de soleil, des tremblements de terre, des comètes, des pluies ou grêles extraordinaires[281]. Nous voyons se renouveler aujourd’hui ces effrayants phénomènes. Soit que ce soit les fautes des princes qui les attirent, soit que ce soit de charitables avis de Tien dont le cœur est plein de bonté ; ils doivent également nous inspirer une crainte respectueuse. C’est dans ces sentiments qu’à la vue de ces prodiges je me rappelle que ci-devant mes armées étant dans le pays de Min et de Yué, les officiers et les soldats y ont commis de grands excès, sans respecter les volontés de Tien, et sans être touchés des besoins des hommes, ils ont ruiné l’agriculture, et réduit les peuples à l’extrémité. Quoiqu’ils l’aient fait sans mes ordres, et contre mes intentions, leur faute après tout retombe sur moi et je m’en reconnais coupable. C’est pour en témoigner mon repentir et pour la réparer en partie, que j’accorde une amnistie à tous les criminels de mon empire et que j’ordonne qu’on ait soin de secourir efficacement le pauvre peuple, particulièrement les gens sans appui.


La première des années nommées Toang kong[282], Tai tsong second empereur de la dynastie Song, donnant le titre de vang à quatre de ses fils en différentes provinces, où ils commandaient déjà, leur adressa le discours qui suit, et le rendit public en forme de déclaration.


Pendant les années nommées Hien te, que les Tcheou[283] régnaient encore, j’avais à peine seize ans, que je suivis à la guerre feu mon père, qui commandait les armées de l’empereur, et qui réduisit à l’obéissance Yang tcheou, Tai tcheou et d’autres places. Accoutumé de bonne heure à porter les armes, je combattis souvent contre les rebelles, et j’en tuai beaucoup de ma propre main. Mon frère qui pendant ce temps-là était occupé à réduire Lou ho, instruit par les lettres de mon père de mon courage et de ma conduite : bon, dit-il, nous avons un digne cadet. A dix-huit ans je l’allai joindre, et je l’accompagnai dans les fameuses expéditions de Kiao koan, Y tcheou, et Mo tcheou. Peu après mon frère étant monté sur le trône, eut deux guerres à soutenir successivement contre deux officiers rebelles. Il voulut marcher contre eux lui-même en personne. Il se repose sur moi du soin de défendre la capitale, et d’y maintenir tout dans l’ordre. Lui vainqueur et de retour, j’eus le commandement de ses principales troupes, et le gouvernement de Cai fong. On sait quelle y fut ma conduite pendant seize ou dix-sept ans. Lettrés et peuples, laboureurs et soldats, tous s’en louèrent et il n’y eut pas jusqu’aux méchants, que j’eus le plaisir de voir heureusement changés par mes soins. Enfin, depuis treize ans que je règne[284] vous savez combien je suis éloigné du luxe et des folles dépenses. On ne m’a vu ni fouler mes peuples au-dehors par des expéditions inutiles, ou par des voyages de plaisir, ni mener au-dedans une vie molle et voluptueuse : surtout on m’a toujours vu droit et sincère, sans affectation et sans fard dans mes paroles et dans ma conduite.

Pour vous autres[285], vous êtes nés princes et dans l’abondance. Vous avez été élevés délicatement dans l’intérieur du palais ; cela me fait craindre que peu instruits des misères du peuple, et peu attentifs à distinguer le vice de la vertu, vous ne faisiez bien des fautes. J’aurais sur cela mille choses à vous exposer mais je me borne à vous recommander certains points des plus essentiels. Sachez donc que fils d’empereur, comme vous êtes, vous devez avant toutes choses travailler sérieusement à vous vaincre et à réprimer vos passions. Pour vous y aider, écoutez avec attention et prenez toujours en bonne part les avis qu’on vous donnera sur vos fautes, ou sur vos défauts. Ne vous habillez jamais sans penser avec compassion combien ont coûté de soins et de peines, les étoffes que vous portez. Rappelez-vous dans vos repas les sueurs et les fatigues du laboureur. S’agit-il de prendre une résolution, de décider une affaire, ou de juger un procès, mettez-vous dans une situation tranquille. Point de joie, point de colère. J’ai bien des affaires à examiner. Cela ne se fait point sans fatigue. M’a-t-on vu jamais témoigner de l’impatience ou de l’ennui ? Je donne bien des audiences : m’a-t-on vu dans quelques-unes, je ne dis pas, marquer du dédain, de la hauteur, ou de la fierté, mais manquer d’y traiter chacun selon son rang, avec la civilité requise ? Surtout je vous recommande d’éviter avec grand soin, un défaut bien ordinaire aux princes, qui ont de l’esprit et du mérite. Ne vous fiez point trop à vos lumières, et ne méprisez point les conseils de gens que vous croyez moins éclairés que vous. Nos anciens sages disaient fort bien : je regarde comme mon maître celui qui me contredit : il veut m’instruire et m’être utile. Pour celui qui m’applaudit et me flatte, je le crains comme un ennemi : il pense à ses intérêts et non à mes avantages. N’oubliez point ces maximes. Réduisez-les en pratique. C’est le moyen de vous maintenir, et d’avoir une heureuse fin.


Remontrance de Yun tchu à son empereur, sur trois défauts qu’il lui trouvait.


Ven ti, un des Han, était un prince d’une vertu singulière. Kia y trouvait cependant de quoi gémir sur le gouvernement d’alors. Vou ti un de ses successeurs avait réduit et maintenait dans la soumission tous les barbares ses voisins. Sin lo et Yen ngan ne laissaient pas de lui inculquer dans leurs remontrances la ruine de Tsin, comme s’il avait eu à craindre un sort semblable. Ces deux grands princes, bien loin de s’irriter, prirent très bien ces avis. Aussi l’empire se conserva-t-il dans leur race pendant plus de dix générations sans interruption. Eul chi, fils et successeur de Chi hoang, second et dernier empereur des Tsin ; Tang ti second et dernier empereur des Souy, en usèrent tout autrement. Aussi périrent-ils en très peu de temps. Je suis fort éloigné de vouloir comparer à ces deux derniers un prince aussi débonnaire et aussi vertueux que vous. Mais je vous prie aussi d’examiner combien il s’en faut que les choses ne soient aujourd’hui sur un aussi bon pied que sous Ven ti et sous Vou ti. A l’occident est une nation alors soumise, aujourd’hui jalouse. Au nord sont des ennemis fort puissants. Les uns et les autres sont attentifs à ce qui se passe dans l’empire, et prêts à profiter du trouble, s’il y naissait. Ainsi malgré la paix dont jouit actuellement votre empire, votre Majesté a de quoi craindre, et ne peut être trop attentive à fermer toute avenue aux moindres désordres.

Outre le soin de veiller sur vos frontières, et d’ouvrir la porte aux avis, ce que je ne puis assez vous recommander, mon zèle pour votre gloire et le bien commun, m’oblige à vous représenter trois choses. En premier lieu, vous êtes inconstant dans votre gouvernement. Vos édits changent souvent. En second lieu, assez souvent vous placez mal vos faveurs, et vous ne faites pas un assez bon choix des gens que vous employez et que vous accréditez. En troisième lieu, vous excédez en gratifications, et elles sont communément assez mal placées. Rien de plus facile à votre Majesté, que d’éviter ces trois défauts. Cela dépend d’elle uniquement ; elle n’a qu’à le bien vouloir ; je l’y exhorte, d’autant plus qu’il me paraît qu’à la longue ils peuvent avoir de fâcheuses suites.

Disons un mot de chacun. Sur quoi compteront les peuples, si ce n’est sur les paroles, et surtout sur les édits de leur souverain. Anciennement, quand il en paraissait quelqu’un, chacun courait avec empressement pour le lire, ou pour l’entendre. Aujourd’hui ce n’est plus la même chose. On les reçoit fort froidement. Chacun dit, quand on lui en parle, cela n’est pas à demeure ; on ne peut compter sur cet édit ; bientôt en viendra un autre différent, et peut-être tout contraire. Voilà comme on parle. Cette inconstance, en avilissant vos édits, ne peut manquer de diminuer peu à peu le respect qu’on doit à l’autorité souveraine.

J’entends quelquefois raisonner sur cette inconstance ; voici à quoi on l’attribue. Le gros de vos officiers vous propose un règlement. Ils en ont auparavant bien pesé les avantages ; ils vous les exposent, V. M. l’approuve. Vient ensuite quelqu’un dont vous faites cas, et que vous aimez, qui dans une audience particulière, donne un autre tour aux choses, et conclut que ce règlement ne convient point ; V. M. le change ; Par là vos officiers zélés et éclairés voient s’évanouir le fruit de leur zèle et de leur sagesse : ils se refroidissent et se rebutent.

Second inconvénient de votre inconstance. C’est au souverain seul à départir avec équité les dignités et les emplois, suivant le mérite et les services. Depuis peu les choses sont changées. Non seulement être parent de l’impératrice, mais être eunuque du palais ou avoir des rapports à quelqu’un d’entr’eux c’est un titre pour être avancé en peu de temps. Cette voie qui s’est ouverte ces années-ci, est déjà si connue et si commune, qu’on lui a donné un nom. C’est, dit-on, la voie du dedans. Je sais que sous certains règnes de la dynastie Tang, pendant que les femmes gouvernaient, on vit arriver quelque chose de semblable. Mais je sais aussi que ces règnes ont toujours été regardés comme le mauvais temps de la dynastie ; qu’alors cette même voie fut nommée la voie oblique, et que ce ne sont point là des exemples à suivre. Si parmi les parents des reines, ou parmi les eunuques du palais, il y a des gens de vertu et de mérite, qui aient de grands talents, placez-les, à la bonne heure ; mais que ce soit comme tout autre par délibération du Conseil, où l’on reconnaisse leur mérite, et non par des voies obliques, et comme à la dérobée : ce qui est indigne de V. M. et sujet à de grands inconvénients. Si vos officiers qui voient ces inconvénients, se taisent et vous laissent faire, voilà une grande brèche faite aux lois. S’ils s’y opposent avec vigueur, c’est mettre obstacle à vos bontés, et résister à vos volontés. Abandonner la défense des lois, c’est à quoi des officiers fidèles et zélés ne peuvent jamais se résoudre : s’opposer à vos ordres et à vos bontés, c’est ce que des sujets respectueux font avec peine, de peur d’affaiblir votre autorité. Embarras des deux côtés. D’ailleurs faites, je vous prie, attention, que ce que vous exigez le plus de tous vos officiers, c’est une parfaite équité, qui ne se démente jamais pour des affections particulières, ou par des vues intéressées. Vous avez raison de l’exiger. Mais le moyen de l’obtenir, si dans la distribution des honneurs et des emplois, vous vous démentez vous-même.

Quant aux gratifications, le prince en doit faire. C’est un des moyens qu’il a d’animer ses officiers à le bien servir. Mais outre que ces gratifications doivent toujours tendre au bien commun, il y a des règles à observer. Il faut les faire à propos, et les proportionner avec discrétion. Or depuis quelques années vous les portez à l’excès. Il n’est point rare de vous voir faire sans raison d’assez grandes largesses, tantôt à une servante du dedans, tantôt à un valet de chambre, tantôt à un médecin. Le peuple en est instruit, et dit hautement que Votre Majesté ménage bien peu les épargnes de ses ancêtres, et qu’elle en verra bientôt la fin. Le peuple à la vérité n’a pas visité vos coffres : il ne peut savoir au juste ce qu’il y a, ou ce qu’il n’y a pas. Mais d’un côté il est instruit de vos libéralités, de l’autre il se voit tous les jours chargé de nouveaux impôts. De là il conclut que vos trésors ne sont pas trop bien fournis, et il soupçonne que ce que vous tirez sur lui, vous le prodiguez légèrement à des gens inutiles. Oui, ce même peuple qui voit avec joie récompenser par de grosses sommes la valeur et les services de Ouang kouei, gémit sur des gratifications bien moindres, mais trop fréquentes et mal placées. Ce ne sont point mes pensées particulières que je viens de vous exposer sur ces trois articles. Ce sont les sentiments du public. Tous les grands officiers qui vous approchent en sont aussi bien instruits que moi. La crainte de vous déplaire fait qu’ils se taisent. Leur silence fait que le gouvernement va chaque jour de mal en pis, et que le cœur de vos sujets s’aigrit à un point qui me fait tout craindre.

Ce que je souhaite donc, c’est que vous régliez incessamment l’intérieur de votre palais ; que de là vous étendiez vos soins au-dehors avec l’application que demande un si vaste empire. Alors vous ne manquerez pas de gens zélés et fidèles, qui vous aideront de leurs lumières. Les lois peu à peu se rétabliront en leur première vigueur. Vos finances mieux ménagées suffiront de reste pour les besoins de l’État, et pour assurer les frontières. Enfin, pour finir par où j’ai commencé, je supplie V. M. de faire attention, que ce qui fit périr si promptement les Tsin et les Souy, fut d’avoir fermé la porte aux avis, en les prenant mal, et qu’une conduite tout à fait contraire rendit heureux et glorieux les règnes de Ven ti et de Vou ti du temps des Han, et fit régner longtemps leur postérité.


DISCOURS DE CHE KIAI.


Sous la dynastie présente, ce ne sont qu’impôts, douanes, et défenses. Cela est excessif. Il y en a sur les montagnes et dans les vallées, sur les rivières et les mers, sur le sel et sur le fer, sur le vin et sur le thé, sur les toiles et sur les soieries, sur les passages, sur les marchés, sur les ruisseaux et sur les ponts. Sur tout cela et sur bien d’autres choses, je vois partout défenses faites, etc. Pendant qu’on veille en effet avec soin et avec rigueur à faire observer toutes ces défenses, je vois d’un autre côté le fils abandonner son père ; le peuple se soustraire à l’autorité du prince ; les hommes quitter le hoyau et la charrue ; les femmes abandonner les manufactures d’étoffes ; les gens de métier, chacun en leur genre, raffiner chaque jour en vains ornements ; les marchands commercer des perles et d’autres choses inutiles ; les gens d’étude négliger la doctrine des anciens livres, dont le sommaire est la charité et la justice ; les superstitions et les abus, devenir autant de coutumes ; la corruption passer jusque dans le style ; un vain fleuretis devenir à la mode ; une infinité de gens courir les rues, et mener une vie oisive ; bon nombre de magistrats perdre leur temps en festins ; quantité de gens porter des habits au-dessus de leur condition ; les bâtiments devenir chaque jour plus superbes ; la force et le pouvoir opprimer la faiblesse et l’innocence ; les grands officiers se laisser corrompre par des présents, et leurs subalternes rançonner les peuples : je vois, dis-je, tout cela et je ne vois point qu’on s’empresse à le défendre ou à l’empêcher efficacement.

Cependant, suivant l’idée de nos anciens, idée saine et véritable, un fils abandonner son père, c’est un crime personnel, ou même un trouble général, et toujours un grand désordre ; un sujet se soustraire à l’autorité, c’est une révolte ; les hommes abandonner la culture des terres, et les femmes cesser de travailler aux étoffes, c’est s’affamer et affamer d’autres avec eux ; les ouvriers raffiner en vains ornements, les marchands trafiquer de choses inutiles, les lettrés négliger la charité et la justice, c’est laisser, chacun en son genre, ce qui est essentiel et capital. Les superstitions s’établir à la Chine, c’est introduire la barbarie dans l’empire. Donner vogue au style fleuri, c’est comme ensevelir nos King. Tant de gens oisifs courir les rues, les magistrats perdre leur temps en festins, c’est abandonner les affaires domestiques et publiques. Le luxe régnant dans les édifices et dans les habits, voilà les conditions bientôt confondues. La force et le pouvoir n’étant point réprimés, voilà les faibles et les pauvres dans l’oppression. Les grands officiers se corrompant par des présents, les petits vivant de rapines ; plus d’équité, plus de justice. Ne point défendre, ou plutôt n’empêcher point efficacement de si grands maux, et faire observer avec rigueur je ne sais combien de défenses, sur ce qui est le plus nécessaire aux hommes, quelle sagesse ! Est-ce là le gouvernement de nos anciens ? Que si quelqu’un me demande ce qu’il faut faire pour rétablir ce sage gouvernement. Voici ma réponse en deux mots. Empêcher ce qu’on laisse faire, laisser faire ce qu’on empêche ; c’était le gouvernement de nos anciens.


Sur ce discours, l’empereur Cang hi dit : parmi les lois, il y en a de plus ou de moins importantes. Les unes sont comme capitales et essentielles, les autres le sont moins. Si l’on vient à les confondre, ou à préférer celles-ci à celles-là, les peuples ne savent à quoi s’attacher le plus. La distinction qu’il faut faire en ce genre, est très sensible dans cette pièce, dont l’expression d’ailleurs est vive et ferme.

Une glose historique dit que ce Che kiai était un homme habile, droit, résolu, qui aimait le bien, et haïssait le mal, mais un peu avide de réputation. Et c’est pourquoi il profitait de toutes les occasions qu’il avait de parler et d’agir. Il se fit par là des ennemis, qui cherchèrent à le perdre : et il eut assez de peine à échapper à leur vengeance.


Gin tsong n’ayant point de fils, adopta un jeune homme de ses parents, et le déclara prince héritier. Ce jeune prince étant infirme, et faisant différentes fautes, l’empereur et l’impératrice eurent quelque temps la pensée d’en choisir un autre, et ils ne la tinrent pas si secrète que le jeune prince n’en fut instruit. Ils quittèrent cette pensée et Gin tsong mourant, le jeune prince fut déclaré empereur. Étant aussitôt tombé malade, et sa maladie le mettant hors d’état de prendre soin des affaires, l’impératrice mère prit en main le gouvernement, donnant régulièrement ses audiences, et délibérant de tout avec les ministres au travers du rideau. Dès que le jeune empereur fut guéri, elle lui remit en main le gouvernement. Ce prince qui avait été instruit que Gin tsong et l’impératrice avaient pensé quelque temps à le destituer, leur en voulait intérieurement du mal ; et il témoigna du chagrin de ce que l’impératrice avait gouverné pendant qu’il était malade. Les officiers du palais entrant dans son ressentiment en usaient très mal à égard de cette princesse, et la laissaient manquer de beaucoup de choses, elle et ses filles. Dans ces conjonctures l’empereur instruit des services et du mérite de Fou pi, le nomma ting tché, emploi alors très considérable. Fou pi s’excusa d’accepter cet emploi, et profita d’une si belle occasion pour exhorter l’empereur à en user autrement qu’il ne faisait à l’égard du feu empereur et de l’impératrice mère encore vivante. Ce fut par écrit selon la coutume. Voici son discours.


Prince, je suis sensible comme je le dois, à la bonté que vous avez de vouloir récompenser quelques services que j’ai rendus, selon mon devoir, au feu empereur votre père. Mais j’aimerais beaucoup mieux que vous vous pressassiez de reconnaître les obligations que vous avez à ce prince, et à l’impératrice son épouse qui vit encore. Parmi bien des princes du sang, dont quelques-uns étaient à leur égard au même degré que vous, ils vous ont choisi pour succéder au trône. Si vous portez aujourd’hui le glorieux nom de fils de Tien[286], si vous possédez les grandes richesses d’un si vaste empire, ç’a été une pure grâce de leur part. Grâce singulière, s’il en fut jamais ; grâce à laquelle il n’est pas aisé de répondre dignement ; grâce enfin que vous ne sauriez assez reconnaître. Cependant non seulement vous négligez de vous acquitter des cérémonies ordinaires à l’égard du feu empereur ; mais à l’égard de l’impératrice mère qui vit encore, on ne vous voit ni le respect que vous devez à sa personne, ni l’attention convenable à ses besoins. Quoi donc ! Est-ce trop que les devoirs les plus communs pour des personnes à qui vous êtes si redevable ? Où est la reconnaissance et la piété ? Certainement tout l’empire attendait autre chose de V. M. Pendant que vous étiez dans les remèdes, on était un peu moins surpris de cette conduite, on l’excusait à demi. Mais depuis que votre santé est bien rétablie, qu’on vous voit soutenir sans incommodité le poids des affaires, remplir toutes les autres fonctions de prince, et négliger comme auparavant les devoirs de fils, il n’est aucun de vos officiers à la cour, et dans les provinces, qui ne conclue que votre négligence passée, venait bien moins de la faiblesse de votre santé, que de votre peu de piété. Pour moi je vous l’avoue, je ne comprends point les motifs qui vous font en agir de la sorte. Est-ce que vous avez cru voir dans le feu empereur pendant sa vie, des dispositions peu favorables à votre égard ? est-ce qu’on vous a fait sur cela de fâcheux rapports ? C’est une chose constante qu’il dépendait du feu empereur, de se donner pour successeur un autre que vous. Il vous a choisi pour l’être, et vous l’êtes en effet. Quels rapports et quels soupçons, eussent-ils quelque fondement, peuvent tenir contre un bienfait si grand, si réel, et si notoire ?

Quant à l’impératrice mère, si pendant quelque temps, elle a pris connaissance des affaires, ce n’a été que sur les instances de vos ministres et autres grands officiers, pendant que vous étiez hors d’état de vous en mêler ; et ce n’est point qu’elle ait jamais prétendu partager avec vous l’autorité souveraine. Enfin, il y a du temps qu’elle vous a remis le gouvernement. Vous régnez et gouvernez seul. Le reste est passé, il faut l’oublier, et il ne convient point d’en conserver un si long ressentiment. Pour ces petits sujets de chagrin, fussent-ils réels, oublier un bienfait du premier ordre, c’est imiter Yeou vang, à qui une faute en ce genre moins griève que la vôtre, est vivement reprochée, dans le Chi king. J’ai une vraie peine lorsque je vois qu’au lieu d’imiter le grand Chun, prince recommandable par tant d’endroits, et principalement par sa piété envers ses parents, vous imitiez Yeou vang prince si décrié dans l’histoire.

On dit que l’impératrice mère n’est pas la seule qui se sente de vos chagrins. Votre ressentiment s’étend, dit-on, jusque sur les jeunes princesses filles du feu empereur, que vous devez par conséquent regarder comme vos sœurs. Vous leur avez ôté leur appartement, pour y placer vos propres filles. Reléguées dans un coin du palais, elles n’y reçoivent de votre part aucune marque de bonté ; vous n’en prenez aucun soin ; elles vous sont comme étrangères. Souffrez que je vous ouvre mon cœur, et que je vous dise, quels sont sur cela les sentiments de tout l’empire, et les miens plus que de tout autre. Le feu empereur a régné quarante et un ans. Sous son règne aussi heureux que long, l’empire a ressenti l’effet de les bontés. Il n’est aucun de ses officiers, qui ne soit pénétré[287] de reconnaissance ; comme personne ne lui doit plus que moi, qui de pauvre et simple lettré, me suis vu élevé aux plus grands emplois, personne aussi n’a pour ce bon prince des sentiments plus sincères et plus vifs de respect et de gratitude. Jugez de là, quelle peine c’est pour les sujets de votre empire, et pour moi en particulier, de voir ainsi négligées l’impératrice son épouse, et les princesses ses filles. J’y suis si sensible, que je n’ai pas le cœur d’accepter la grâce que vous me faites de m’avancer. Que sont mes faibles services en comparaison de ce que doit V. M. au feu empereur et à l’impératrice mère ? Ce qu’est un fil de soie, ou un cheveu comparé à tout l’univers. Oublier ce que vous leur devez pour le plus grand de tous les bienfaits, et récompenser en moi si peu de chose : quel renversement ! Quelle inconséquence ! Pouvez-vous ne la pas sentir ? Pour moi, je vous l’avoue, je la sens très vivement. Ce que je souhaite sur toutes choses, c’est que vous rendiez avec exactitude au feu empereur les devoirs accoutumés, et que vous honoriez en bon fils l’impératrice. Outre que vous devez cet exemple à tout l’empire, c’est le moyen de gagner le cœur de vos officiers. Pour moi, quand je vous verrai changé, fallut-il ne vivre que de pois et d’eau, il n’est point de fatigues et de travaux, qui me puissent rebuter, point de dangers qui m’effraient. Je servirai avec plaisir Votre Majesté jusqu'au dernier soupir de ma vie. Mais aussi, sans ce changement, quand Votre Majesté chaque jour m’offrirait de nouveaux honneurs et de plus grands biens, je ne pourrais me résoudre à les accepter. L’État se sent encore du sage gouvernement de vos ancêtres : les lois qu’ils ont établies, s’observent, les peuples sont soumis, les officiers vigilants : tout va son train. Il n’est pas besoin que Votre Majesté encore en deuil s’inquiète et s’applique fort aux affaires. Ce qui presse, et à quoi, sans vous, tous vos officiers ne peuvent rien, c’est de pourvoir à ce qui regarde l’impératrice mère, et les cinq princesses filles de Gin tsong. De vous seul dépend leur sort, c’est à vous de les rendre heureuses. Si vous le faites en bon fils et en bon frère, vous vous attacherez les peuples, et vous attirerez le secours de Tien sur vous et sur votre postérité. Je dis que vous vous attacherez les peuples. Faites-en l’épreuve, elle sera sensible, et vous toucherez au doigt la vérité de cette promesse. Je dis que vous attirerez sur vous et sur votre postérité le secours de Tien. Ce point, pour être un peu plus obscur, n’est pas moins certain que l’autre. N’allez pas dire : Tien ne voit ni n’entend , les hommes sont peu clairvoyants : qu’ai-je à craindre ? Ce serait vous aveugler que de penser ainsi. Voilà, ce que j’ai cru vous devoir représenter en m’excusant d’accepter l’honneur que V. M. daigne me faire. Il y a, je l’avoue, de l’imprudence et de la témérité à parler si librement. Mais j’ose assurer V. M. que ce que je viens de lui dire, c’est ma droiture et mon zèle qui me l’ont dicté. Heureux si V. M. veut bien se le persuader, et si, au lieu de m’en faire un crime, elle a soin d’en profiter.


Une glose dit que cette remontrance fut sans effet, ou du moins sans réponse ; que Fou pi rechargea six ou sept fois ; que l’empereur Yng tsong refusa constamment d’admettre les excuses de Fou pi ; qu’enfin ce prince par une déclaration publique témoigna vouloir changer ; et que Fou pi accepta l’emploi de ting ché.


Discours de Se ma kuang au même empereur Yng tsong sur la piété filiale et sur l’équité.


On[288] le dit, et il est vrai, en manière de perfection personnelle, la piété filiale est la première des vertus, L’âme du gouvernement c’est l’équité. Confucius, dans son livre de la piété filiale, dit que cette vertu est le principe et le fondement de toutes les autres. Il ajoute que celui qui n’aime pas son père et sa mère, et qui ne leur porte pas tout le respect qu’il leur doit, aimât-il le reste des hommes, eût-il pour chacun tous les égards imaginables, ne peut passer avec justice, ni pour vertueux, ni pour honnête homme, et qu’il ne l’est point en effet ; car jamais arbre sans racine n’a poussé de belles branches. Le feu empereur Gin tsong, en vous adoptant, et vous appelant à l’empire, vous a fait le plus beau présent qu’on puisse faire. Ce prince[289] aujourd’hui n’est plus. Mais il a laissé l’impératrice et cinq filles. C’est ce qu’il avait de plus proche, c’est ce qui vous doit être cher : c’est à vous d’en avoir tout le soin possible. Vous ne pouvez y manquer sans répondre mal aux intentions de Gin tsong, et aux obligations que vous lui avez. Ci-devant quand l’impératrice mère gouvernait en votre place, les officiers du palais la respectaient. Grands et petits, tous étaient attentifs à la bien servir. Maintenant qu’elle vous a remis le soin de l’empire, et qu’elle ne se mêle plus des affaires, j’appréhende qu’il n’arrive du changement. Parmi les officiers du palais, il peut se trouver des gens paresseux, qui la négligent, et qui la servent mal. Elle est la mère de tout l’empire. Tout l’empire doit avoir à cœur qu’elle soit heureuse et contente. Mais tout l’empire s’en repose sur vous, prince, et vous êtes obligé par plus d’un endroit d’y veiller avec tout le soin dont vous êtes capable.

Je crains de plus que dans le palais il ne se trouve des brouillons, qui interprétant à leur manière les actions ou les paroles de l’impératrice, viennent vous faire des rapports propres à vous aigrir ou à vous refroidir. S’il y en a de ce caractère, ils ne manqueront point de se couvrir du voile spécieux de fidélité, d’attachement et de zèle. Mais ce sont dans le fond des âmes basses, qui n’ont en vue que leur intérêt, et qui cherchent à profiter des dispositions qu’ils voient ou qu’ils croient voir dans l’esprit du prince. Si donc vous découvrez quelqu’un de ces lâches flatteurs, ordonnez, sans l’écouter, qu’on le livre sur-le-champ à la justice, et qu’on lui fasse son procès. Un exemple que vous en ferez, fermera la bouche à tous ses semblables. Au contraire si vous prêtez l’oreille à ces discours, les médisances et les calomnies ne finiront point, et il s’ensuivra infailliblement de funestes troubles. Ce point est de la dernière importance, et mérite votre attention.

Enfin c’est une maxime reçue, et qui a passé comme en proverbe. Pour les affaires de l’État, le prince seul en décide : quant aux affaires domestiques, c’est l’impératrice qui y préside. Je voudrais donc que V. M. décidant par elle-même toutes les affaires du dehors, fît dépendre de l’impératrice mère le règlement du dedans, que vous y laissassiez à sa disposition les gratifications et les emplois ; du moins que rien en ce genre ne se fît sans son avis et son agrément ; tout alors serait dans l’ordre, vous verriez au-dessus de vous votre mère contente, et vous entendriez au-dessous vos officiers et vos peuples, vous en témoigner leur satisfaction par des éloges et des chansons ; si, faute d’avoir établi cet ordre, les officiers du dedans venaient à se négliger, et à ne pas bien servir l’impératrice ; si quelqu’un d’eux, par de faux rapports, vous brouillait avec elle, cela se saurait au-dehors : l’impératrice de chagrin en tomberait peut-être malade : quel déshonneur ne serait-ce point pour vous ? Comment pourriez-vous le soutenir à la face de tout l’empire ? Tout le bien que d’ailleurs vous pourriez faire, ne pourrait couvrir votre honte. Voilà, où je tendais par ma première proposition, qu’en matière de perfection personnelle, ce qu’on appelle piété filiale, est la première des vertus.

Dans le chapitre du Chu king, qui a pour titre Hong fan[290], quand on vient à recommander au prince d’être équitable, et de ne jamais agir par des inclinations ou des aversions particulières, on appuie si fort sur ce point, qu’on inculque la même chose en six manières différentes, pour en faire sentir l’importance. Celui qui gouverne un État, dit Tcheou gin, ne doit point employer les récompenses publiques, pour payer des services personnels qu’on lui a rendus, avant qu’il fût sur le trône. Encore moins doit-il employer la rigueur des lois, pour satisfaire une haine particulière. Nous lisons dans le Ta hio[291] : Celui qui veut faire régner dans sa conduite la raison et la sagesse, doit tenir son cœur droit et dans l’équilibre. Or le cœur perd cette droiture, et cet équilibre, quand des inclinations ou des aversions particulières le font pencher d’un côté. De simple prince du sang vous avez été fait héritier du trône, où vous êtes maintenant assis ; c’est avoir monté bien haut. Il est assez naturel que dans cette élévation, vous conserviez quelque inclination, ou quelque aversion particulière, pour ceux qui vous ont rendu autrefois quelque bon office, ou causé quelque déplaisir. Prenez-y bien garde ; ces inclinations et ces aversions ne doivent point influer dans votre gouvernement.

La grande règle des souverains est de récompenser la vertu et de punir le vice, d’avancer les gens de mérite et de probité, d’éloigner ceux qui en manquent. Les honneurs et les emplois sont le plus précieux trésor des États. Le prince ne doit point les départir à des sujets, dont tout le mérite soit de lui agréer par quelque endroit. Bien moins doit-il faire servir à quelque ressentiment particulier, les châtiments réglés par les lois, contre ceux qui sont convaincus de les avoir transgressées. C’était anciennement devant toute la cour assemblée que se distribuaient les dignités et les emplois, comme c’était en plein marché que s’exécutaient les criminels ; comme si le prince avait voulu avertir par là, que ses inclinations particulières n’avaient en tout cela aucune part, qu’il distribuait les récompenses à des personnes, que le public n’en pouvait juger indignes ; et que ceux qu’il jugeait dignes de mort, y étaient en même temps condamnés par la voix publique.

Aujourd’hui, parmi les officiers de votre empire, il y a bien du mélange. Il y a des gens de vertu et de mérite : mais ils sont mêlés et confondus dans la foule ; bons et mauvais vont de pair. C’est un désordre infiniment préjudiciable au bien de l’État. Je voudrais que V. M. s’appliquât sérieusement à y apporter remède. Pour cet effet, voici ce qu’il faut faire. Étudiez-vous à bien connaître ceux dont la vertu et les talents sont au-dessus du commun, et qui par là sont les plus capables de bien soutenir les espérances du public. Ceux que vous reconnaîtrez tels, tirez-les incessamment de la foule, mettez-les dans les premiers postes, et quand ils auraient eu le malheur de vous désobliger autrefois, ne laissez pas de les avancer à proportion de leurs services. Usez-en de la même sorte en matière de châtiment. Quelque inclination que vous vous sentiez pour quelqu’un, s’il est convaincu de quelque crime, et pour cela détesté des gens de bien, et condamné par la voix publique, ne vous laissez point fléchir jusqu’à lui pardonner. Par cette conduite, bientôt il n’y aura plus ni gens de mérite sans emploi, ni gens sans talents dans les charges : vous avancerez la vertu, vous ferez trembler le vice, vous verrez régner l’ordre à votre cour. Tous vos peuples en sentiront les effets, vous ferez leur bonheur par votre sagesse ; ils feront réciproquement le vôtre par leur attachement et leur soumission, et votre illustre postérité n’aura qu’à vous imiter, pour continuer de régner en paix.

Que si au contraire V. M. menant une vie oisive dans son palais, et se livrant à ses plaisirs, laissait toute l’autorité à quelqu’un de ses officiers, si sans examiner qui a du mérite ou qui n’en a point, sans distinguer la véritable vertu du vice artificieusement déguisé, et sans faire attention aux conséquences, vous mettiez indifféremment dans les emplois les premiers qui se présentent ; ou bien, ce qui serait encore pis, si prenant pour toute règle vos inclinations et vos ressentiments, vous éloigniez tous ceux qui vous ont autrefois déplu, et n’avanciez que ceux pour qui vous vous êtes toujours senti de l’inclination ; si les récompenses étaient pour des flatteurs sans mérite et sans services, les châtiments pour des gens fidèles et zélés, dont la droiture serait tout leur crime, aussitôt tout serait en confusion à la cour et dans les provinces ; plus de lois, plus d’ordre, plus de paix : y aurait-il rien de plus funeste et pour tout l’empire en général, et pour V. M. en particulier ?

Voilà pourquoi j’ai dit, que comme en matière de perfection particulière, la piété filiale est la première des vertus ; de même en matière de gouvernement, c’est l’équité. Du cas ou du mépris qu’un prince fait de ces deux vertus, dépend plus que de toute autre chose le bonheur ou le malheur de son État, la honte ou la gloire de son règne. Pesez-bien cette vérité, pour vous animer à bien pratiquer ces deux vertus capitales.


Une glose dit de Se ma kuang auteur de ce discours, qu’il était bon fils, bon ami, bon sujet, que c’était un homme d’une probité reconnue, d’une gravité respectable, d’une tempérance singulière, et d’une droiture à toute épreuve. Il fut ministre sous quatre empereurs. On ne le vit jamais se démentir.


Autre discours du même Se ma kuang au même empereur Yng tsong, à l’occasion des calamités publiques.


Depuis que V. M. est sur le trône, voici bien des phénomènes extraordinaires, et bien des calamités publiques. Il a paru des taches noires dans le soleil. Il y a eu successivement des inondations et des sécheresses. Pendant l’été de l’année dernière, commencèrent de grosses pluies, qui ne finirent qu’après l’automne. Au sud-est de votre cour, dans le territoire de plus de dix villes, on a vu les maisons grandes et petites, ou abîmées dans les eaux, ou flottantes et portées sur le sommet des arbres. Combien de familles ruinées par là. Aussi trouve-t-on de tous côtés des malheureux de tout âge ; le fils séparé du père, et l’un et l’autre accablés sous le poids de leur misère. Les parents vendent leurs enfants, les maris leurs femmes, et ils les donnent à plus bas prix, que ne se vendent communément les plus vils animaux. La disette a été si grande à Hiu et à Ping qu’on y a vu les proches parents se manger les uns les autres.

À cette pluvieuse automne a succédé un hiver, non pas froid et sec, comme il convenait, mais humide et tempéré, tel que le printemps a coutume d’être. Les plantes et les arbres ont poussé hors de saison. Après quoi sont venus dans le printemps des vents très rudes. Enfin cet été dernier les maladies contagieuses ont fait un ravage horrible dans plus de cent lieues de pays. Dans les maisons, ce n’était que malades ; dans les chemins qu’enterrements. Au commencement de cet automne les grains étaient les plus beaux du monde. Les peuples commençaient à respirer dans l’espérance d’une abondante récolte. On était sur le point de la recueillir, lorsqu’il est tombé une pluie si extraordinaire, qu’en un jour et une nuit les rivières et les ruisseaux se sont débordés, ont fait remonter contre leur cours les torrents les plus rapides, ont enlevé les ponts les plus exhaussés, ont couvert de hautes collines, et fait de la campagne une vaste mer, et ont ravagé toutes les moissons.

Ici dans votre capitale, la désolation n’est guère moins grande. L’inondation en a enlevé toutes les barrières : elle en a fait écrouler les portes et les murailles. Les tribunaux des magistrats, les greniers publics, les maisons du peuple et des soldats, tout a souffert. Bien des gens ont péri, ou accablés sous les ruines de leurs maisons, ou submergés dans les eaux. Ces calamités, certainement sont des plus extraordinaires. Je ne sache pas que depuis plusieurs siècles on ait rien vu de semblable. Comment V. M. n’en est-elle pas effrayée ? Comment ne pense-t elle pas à examiner sérieusement en quoi elle peut avoir contribué à attirer de si grands malheurs ? Mon zèle m’y a fait penser pour vous, et je crois que de votre part trois causes y ont contribué.

Premièrement, votre conduite à l’égard de l’impératrice mère. Cette princesse pleine de bonté, de sagesse, et de vertu, est devenue votre mère, en vous adoptant, et vous destinant l’empire de concert avec Gin tsong. Dès que vous fûtes entré dans le palais, elle y eut toujours pour vous tous les soins de mère. Gin tsong étant mort et vous malade, on a vu cette princesse à genoux devant l’appartement de l’empereur, battant la terre du front jusqu’à se blesser, prier pour votre santé avec les dernières instances. Comment, après cela, sur le faux rapport de quelques langues empoisonnées, qui ont entrepris de vous aigrir contre elle, vous êtes-vous laissé persuader que cette princesse n’a pas toujours eu pour vous les sentiments d’une bonne mère ? Quand cela serait vrai en partie, est-il permis à un fils d’entrer en compte avec père et mère, et de n’avoir pour eux de la tendresse et du respect, qu’à proportion qu’il jugera en avoir été traité bien ou mal ? Qui jamais a ouï parler d’une telle maxime ?

En voici une au contraire bien mieux établie, et communément reçue. Un grand bienfait, dit la tradition, doit faire oublier les petits sujets de plainte. Or le feu empereur vous a tiré du gouvernement d’une province dont vous lui étiez encore obligé, pour vous élever sur son trône, et vous faire maître de tout l’empire. Pour un présent de cette nature, qu’a-t-il exigé de vous ? Qu’à sa prière vous prissiez soin de l’impératrice son épouse, et des princesses ses filles. Cependant, dès que ce prince est dans le cercueil, avant même qu’il soit inhumé, vous chagrinez l’impératrice, vous reléguez les princesses dans un appartement reculé, vous n’y avez presque jamais paru ; vous abandonnez et la mère et les princesses ses filles à la discrétion, ou plutôt à la négligence de quelques bas officiers. Trouvez bon, qu’en cette matière je raisonne du petit au grand. Imaginez-vous un homme du peuple, que quelques arpents de terre font vivre avec la femme et quelques filles qu’il en a eues. Se voyant sur l’âge et sans fils, il adopte un jeune homme de sa famille, et le fait son héritier[292]. Celui-ci maître du bien, ne voit pas plus tôt son père mort, qu’il dispose absolument de ses biens à sa fantaisie, n’a aucun égard pour sa mère, ni aucun soin de ses sœurs. Elles ont beau souffrir, soupirer, gémir, et se plaindre : il est insensible à tout. Quelle idée, croyez-vous, qu’aurait tout le voisinage d’un fils de ce caractère ? Qu’en penserait-on ? Qu’en dirait-on ? Or un tel procédé décrierait un villageois dans son village : Que doit attendre d’une conduite bien plus criante, un empereur sur qui sont attachés les yeux de tous ses sujets ? Le moyen qu’il en soit aimé.

En second lieu, le feu empereur naturellement facile et bon, s’est toujours fait une peine de contredire ceux qu’il employait. Les dernières années de son règne, étant violemment tourmenté d’un mal de poitrine, il s’est rebuté des soins du gouvernement, et s’est presque entièrement reposé de tout sur quelques-uns de ses officiers. Il s’en faut bien qu’on ait toujours fait le choix qu’on devait. On a vu assez fréquemment la brigue et l’intérêt l’emporter sur le mérite et la vertu. Quelque soin qu’aient pris pour se couvrir les auteurs de ces injustices, ils n’ont trompé que le vulgaire peu attentif et peu instruit. Les gens éclairés en ont gémi : mais ne sachant à qui recourir, vu l’état où était le prince, ils ont gardé le silence. Leur consolation était qu’un jeune prince comme vous, montant sur le trône, examinerait tout par lui-même, s’instruirait de tout avec soin, et maintiendrait avec vigueur l’autorité souveraine. Ils espéraient qu’alors on éloignerait les gens incapables, qu’on avancerait les gens de mérite ; que l’équité toute pure réglerait les punitions et les récompenses ; enfin que par cette sage conduite, la cour et tout l’empire changerait de face.

Voilà ce qu’on espérait, et c’est ce qu’on n’a pas encore vu. Dès le commencement de votre règne, vous paraissez aussi fatigué du poids des affaires, que l’était Gin tsong accablé de maladie les dernières années du sien ; vous abandonnez plus que lui la décision des affaires à certains de vos officiers ; et l’on dirait presque que vous craignez de voir clair dans leur procédé. On vous a présenté quantité de mémoriaux, dont quelques-uns étaient de la plus grande importance. Vous n’y avez fait nulle attention. Sous prétexte de laisser aller les choses l’ancien train, vous n’examinez rien à fond ; et pendant qu’on veille avec attention sur des bagatelles, on néglige entièrement ce qui fait le fond du gouvernement.

Il y a dans les emplois des officiers tout à fait indignes, gens sans mérite et sans vertu : vous les connaissez : et comme si vous n’aviez pas le courage de les éloigner, vous les y laissez. L’empire ne manque pas de gens capables, qui joignent à de grands talents beaucoup de sagesse et de probité. Vous en êtes très bien instruit, et vous les reconnaissez pour tels ; cependant vous ne pensez pas à eux. Tel parti est dangereux, et sujet à de grands inconvénients ; on vous l’a fait voir, vous en êtes convenu, cependant vous le laissez prendre. Tel autre parti est bon, vous le savez ; on vous en a fait toucher au doigt les avantages. Cependant vous n’osez vous déclarer et dire : je veux qu’on le prenne. Ceux dont vous vous servez sentent cette faiblesse ; ils en profitent, ou plutôt ils en abusent. Plus maîtres encore qu’ils n’auraient pu l’être sur la fin du dernier règne, ils sont aussi plus hardis. Leur caprice ou leur intérêt décide de tout. Avancer les gens les plus incapables, et absoudre les plus criminels, ne sont pas choses dont ils rougissent. En un mot ils osent tout, et ne gardent plus de mesure. C’est ainsi que vous gouvernez l’empire ; est-ce là dignement répondre à ce qu’il attendait de vous ?

En troisième lieu, vous avez à la vérité de belles qualités naturelles : mais êtes-vous mieux partagé que ne l’étaient Yao, Chun, Yu, et Tching tang ? Il faudrait à l’exemple de ces grands princes, chercher à enrichir un si beau fond, en profitant des lumières des sages. Or c’est ce qu’on ne vous voit point faire. Au contraire, avez-vous eu quelque vue, et avez-vous pris un parti ? Quelque chose qu’on vous dise pour vous en faire sentir les inconvénients, vous ne voulez jamais en démordre. Non, les plus vaillants soldats ne défendent pas avec plus d’opiniâtreté une place où l’ennemi les assiège, que vous défendez votre sentiment. Tout ce qu’on vous dit de contraire, n’entre point dans votre esprit. En user de la sorte, ce n’est pas travailler suivant la maxime de nos sages, à réunir bien des rivières pour en former une vaste mer. Un sage prince écoute tout, et pèse tout sans prévention. En examinant différentes vues, il ne dit point : celle-ci est de moi, celle-là d’un autre. Celle-ci est d’un de mes proches, celle-là d’un parent plus éloigné. Celle-ci m’a été suggérée d’abord, celle-là n’est venue qu’après. Ces différences ne sont point ce qui le fait pencher de côté ou d’autre : il cherche la meilleure, et c’est tout. Or comment la distinguerait il cette meilleure vue, s’il se laissait préoccuper par de semblables préjugés ?

Le Chu king dit : « Quelqu’un ouvre un avis contraire à vos inclinations et à vos idées : c’est une raison pour vous de présumer qu’il est bon, et d’en peser avec plus de soin l’utilité et les avantages. Un autre donne dans vos vues, dès là il faut faire une plus grande attention aux raisons qui les combattent. » Que si contre ces maximes n’écoutant avec plaisir, et n’embrassant avec joie que ce qui s’accorde avec vos idées, vous rejetez tout le reste, si même vous vous en irritez, l’effet naturel de cette conduite, est que les flatteurs se produisent, et que les gens de probité se retirent. Est-ce le moyen de procurer le bonheur de vos sujets, et d’illustrer votre règne ? Votre dynastie, dès son commencement, à l’exemple des précédentes, a établi des censeurs, qui fussent, pour ainsi parler, les oreilles et les yeux du prince ; afin que ni ministres, ni autres, n’osassent rien lui cacher de ce qu’il importe qu’il connaisse. Toutes les affaires qui viennent à la cour, passent par les mains des ministres. Ce sont eux qui en délibèrent, qui en décident, et qui sous le bon plaisir du prince, en promulguent la décision ; s’il arrive qu’un censeur, selon le devoir de sa charge, vous fasse des représentations sur ce qu’ils décident, et vous propose ses raisons : V. M. au lieu d’examiner elle-même son mémorial, le remet sur-le-champ à ceux-là mêmes, dont on censure la décision, et s’en rapporte à leur jugement. Où sont ceux qui ont assez de droiture pour reconnaître que ce qu’un autre propose, vaut mieux que ce qu’ils ont déjà résolu. Encore moins en trouve-t-on qui avouent qu’ils ont eu tort, et que la censure est juste. Tout ce que V. M. gagne à en user de la sorte, c’est de se faire la réputation d’un prince qui n’aime point les avis, et qui cherche à s’en délivrer. Pour vos officiers, ils en retirent cet avantage d’être les maîtres absolus, et tranquilles dépositaires de l’autorité souveraine.

Les trois points que j’ai touchés, ne sont point choses secrètes. Tout le monde en est instruit. Il n’est point d’officiers fidèles et zélés qui n’en gémissent. Mais on craint de votre part un mouvement de colère, et de la part des personnes intéressées un ressentiment presque aussi terrible. Ainsi l’on n’ose parler. Cependant la tristesse, le chagrin, l’indignation, règnent dans le cœur de vos bons sujets. Plus ces sentiments sont retenus, plus ils sont violents, et je ne m’étonne point qu’ils attirent cette intempérie des saisons. Si j’ai la hardiesse de parler ainsi, c’est pour vous supplier de faire attention qu’ayant au-dessous de vous les hommes, vous avez Tien au-dessus, et pour vous conjurer de répondre aux desseins du Ciel, et au désir de vos sujets. Vous ne le pouvez mieux faire qu’en remédiant efficacement aux trois points que j’ai marqués. Acquittez-vous envers l’impératrice mère, de tous les devoirs d’un bon fils. Soyez attentif à lui faire plaisir, et faites-vous une affaire de la rendre heureuse et contente. Témoignez de la bonté aux jeunes princesses vos sœurs, ayez l’œil à leurs besoins : établissez-les quand il sera temps. N’abandonnez à personne l’autorité souveraine ; elle n’appartient qu’à vous seul. Dans le choix de vos officiers, distinguez le vrai mérite ; dans les récompenses et les châtiments, ayez uniquement égard à la grandeur des services, et à la grièveté des fautes. Fermez désormais la porte aux flatteurs, éloignez ceux qui sont en place. Ouvrez la porte aux avis. Écoutez sans préjugés tous ceux qu’on vous donnera. Suivez avec courage et avec constance, ceux qui seront les plus salutaires.

Au reste il ne suffit pas de témoigner par des paroles, que vous voulez désormais tenir cette conduite ; il faut qu’on le voie par vos actions, et que ces actions procèdent en effet d’une résolution ferme et sincère. Rien ne résiste à cette sincérité, quand elle est parfaite. Les pierres même et les métaux lui ont cédé plus d’une fois. Le moyen que les hommes y résistent. Mais aussi, si elle vous manque, les apparences ne produiront rien. Non, vous ne remuerez point le moindre de vos sujets : bien moins pouvez-vous espérer de toucher Tien. Ne vous trompez pas, dit le Chi king, en disant : il est au-dessus de nous bien élevé, etc. Tout élevé qu’est Tien au-dessus de nous, il nous entend cependant et nous voit de près. Nos sentiments naissent à peine au fond de nos cœurs, que Tien dès lors en est instruit. Faut-il donc qu’il se présente à vos yeux sous une figure humaine, ou qu’il frappe vos oreilles par le son d’une voix sensible ? Je connais le peu que je vaux, et combien peu je vous suis utile ; mais je ne me crois pas pour cela dispensé de vous dire mes sentiments, et de vous exposer mes faibles vues. C’est à V. M. de les examiner à loisir, et d’en porter votre jugement.


Autre remontrance du même Se ma kuang au même empereur Yng tsong.


A la fin de la troisième lune de cette année, j’eus l’honneur d’exhorter V. M. à publier une déclaration capable d’ouvrir la porte aux avis. Ces jours-ci V. M. sachant que j’étais de retour à la cour, a eu la bonté d’ordonner qu’on me fît voir sur cela une déclaration minutée en date du cinquième jour de cette cinquième lune. On ne peut pas être plus sensible que je l’ai été à la première nouvelle que j’en ai eue. Outre qu’il m’était fort agréable d’apprendre que Votre Majesté avait bien voulu donner dans mes vues, l’avantage que j’en espérais pour tout l’État, était pour moi le sujet d’une bien plus grande joie. Mais en lisant cette minute, j’y ai trouvé, je vous l’avoue, des choses que je ne puis goûter. Plutôt mille fois mourir que de vous le dissimuler. Rien de mieux que le commencement et la fin de cette déclaration mais vers le milieu on lit ces paroles. « Que si quelqu’un en nous présentant des mémoires, des avis, ou des remontrances, parle par inclination, ou par intérêt oublie son rang, touche trop librement aux grands et secrets ressorts du gouvernement, rebat en d’autres termes des choses établies et pratiquées, affecte, pour se faire valoir, de s’opposer aux vues de la cour, se vend et se livre à la populace, en soutient les inclinations, et les abus, pour se faire une vaine réputation. Comme tout cela serait très nuisible, si on le laissait impuni, je ne pourrai me dispenser de faire en effet punir ceux qui s’en trouveront coupables. »

Prince, je l’ai toujours ouï dire, et il est vrai. Quand un sage prince traite avec bonté ses officiers, et témoigne compter sur eux, quand en bannissant les soupçons et les défiances, il met, pour ainsi parler, leur zèle au large ; alors ces officiers de leur côté, libres de crainte et d’inquiétude, s’occupent tout entiers du soin de le bien servir. Comme ils sont assurés du cœur du prince, ils lui ouvrent aussi le leur, et ne lui laissent rien ignorer de ce qu’ils jugent lui être utile. Vous, par une précaution hors de saison, dans une déclaration faite exprès pour exciter tous vos bons sujets à vous aider de leurs avis, vous insérez six restrictions tellement conçues, que quiconque osera parler, ne peut éviter de périr, si on veut le perdre. On ne pourrait, à mon sens, guère mieux s’y prendre, pour obliger chacun à se taire.

Supposons cependant que quelqu’un parle : pour peu qu’il blâme ou qu’il loue dans son discours, rien de plus aisé que de le perdre, en disant que c’est haine ou liaison secrète, ou quelque autre intérêt caché qui le fait parler. Pour peu qu’un officier en charge touche en passant quelque point, qui dans la rigueur ne se trouve pas être exactement de son ressort, il est perdu, si l’on veut, on dira qu’il oublie son rang. Celui qui aura traité dans son discours de ce qui peut troubler l’État, et des moyens d’en assurer le repos, passera, quand on voudra, pour avoir touché trop librement aux grands ressorts du gouvernement ; si par hasard on traite une matière à laquelle quelque ancien édit, ait du rapport, on passera pour rebattre mal à propos des choses établies et pratiquées. Le zèle inspire encore à quelqu’un de se déclarer dans l’occasion contre certain nouveau règlement qui fait depuis peu tant de bruit : s’il en expose les inconvénients, on l’accusera de chercher à se faire valoir, en frondant les vues de la cour. Enfin l’on ne pourra tâcher d’attendrir le prince sur les misères de ses peuples, sans s’exposer à être condamné comme un brouillon, un séditieux, un chef de révolte. Cela étant je ne vois plus rien, sur quoi on puisse s’exprimer avec quelque sûreté.

Certainement une déclaration ainsi conçue, au lieu de vous procurer des mémoires et des avis, vous en prive plus que jamais. Je vous supplie donc très instamment de retrancher ce milieu, et de le remplir d’une autre manière, conformément à ce que j’eus l’honneur de vous exposer le trentième de la troisième lune. Il est du bien de votre État et de votre honneur, qu’on n’ait pas lieu de soupçonner qu’en demandant des avis, vous voulez réellement leur fermer la porte.


La sixième des années, nommée Kia yeou, Tchin kieou étroitement lié avec deux eunuques du palais très accrédités, obtint l’important emploi de kiu mi, et fit tant par ses intrigues, que non seulement les affaires qui concernaient la guerre, mais encore toutes les autres passaient par ses mains. Tang kiai, Fan se tao, Lin hoei, Tchao pien et Ouang tao, qui étaient censeurs, l’attaquèrent ouvertement, et présentèrent à l’empereur contre lui remontrances sur remontrances. Tchin kieou récrimina, accusant de cabale ses agresseurs ; comme ceux-ci avaient indiqué les patrons de Tchin kieou, l’empereur avait pris ces avis pour un reproche qu’on lui faisait d’être gouverné par les eunuques, et ce reproche l’avait piqué. Le parti qu’il prit, fut de casser en même temps Tchin kieou, et les censeurs, et de leur donner à chacun dans les provinces un autre emploi. Ngeou yang sieou, qui fut depuis un des plus fameux hommes de la dynastie Song, commençait alors à être sur les rangs. Quoiqu’il fût par son emploi subalterne de kiu-mi, il prit le parti des censeurs. Il demanda qu’ils fussent rappelés et rétablis. Il présenta pour cet effet la remontrance suivante.


Prince, depuis que vous régnez, on vous avait vu jusqu’ici ouvrir aux avis un chemin très large. S’il arrivait quelquefois qu’il y eût dans les remontrances quelque endroit répréhensible, et qui méritât châtiment, pour ne pas ralentir le zèle de vos officiers, vous le pardonniez avec bonté. Je vois néanmoins que depuis peu dans un seul jour vous avez fait le procès aux cinq censeurs, qui attaquaient Tchin kieou, vous les avez tous cassés de leur emploi, et relégués loin de votre cour. Vous ne sauriez vous imaginer, quelle surprise a causé à la cour et dans les provinces un pareil ordre de votre part, et combien de soupçons il a fait naître dans les esprits. Pour moi, je n’ai point vu les remontrances des censeurs. Je n’en sais point exactement le fort et le faible. Mais je sais que Tang kiai, Fan se tao, etc. sont depuis longtemps dans l’emploi, que jusqu’ici ils s’en sont acquittés avec honneur, et qu’ils ont à votre cour la réputation de gens sans reproche. Le moyen de se persuader que se démentant tout à coup de leur ancienne probité, ils aient voulu vous surprendre et vous imposer ? Non, il n’est pas naturel de s’imaginer un changement si extraordinaire et si subit.

Certainement, il faut l’avouer, l’emploi de censeur a toujours ses difficultés, quoique différentes en différents temps, ou plutôt sous différents règnes. Le prince est-il naturellement chagrin, soupçonneux, fier, cruel, aussi éloigné de vouloir entendre ses propres fautes, qu’ardent à rechercher, et facile à croire celles d’autrui ? Alors les ministres et les Grands sont dans l’alarme et dans la crainte. Dans un temps comme celui-là, c’est une chose bien dangereuse et bien difficile, de donner des avis au prince sur sa conduite ; les plus habiles n’y réussiraient pas. Mais déférer alors un ministre, ou quelque autre grand officier, c’est chose facile et sans danger. Le prince est-il au contraire doux, modéré, obligeant, sévère à soi-même, indulgent à l’égard des autres, aussi prompt à justifier ceux qu’il emploie, qu’à se condamner soi-même ? S’il arrive qu’en même temps, comme il est assez naturel, un ministre ou quelque autre Grand, appuyé des gens du dedans, ait en main l’autorité, soit en possession d’être instruit de tout avant l’empereur, en état de faire sentir à quiconque les effets de sa vengeance ; dans de semblables conjonctures, rien de plus aisé que de donner dans l’occasion des avis au prince sur ses fautes personnelles. Mais, pour attaquer alors le ministre, il faut certes bien du courage : et quand on ose faire, il est rare qu’on y réussisse. C’est une expérience de tous les temps ; et ce point mérite quelque attention.

La même expérience nous apprend que les princes, selon les différentes circonstances, ont plus ou moins de difficulté à bien juger de ce qu’on leur expose ; et que savoir le faire, est un grand art. Deux partis opposés font des représentations au prince, chacun produit ses raisons, et tourne les choses à sa manière. Chacun se donne pour homme zélé, fidèle, et désintéressé. Chacun, à l’entendre, ne vise qu’au bien public. A quoi s’en tiendra le prince ? S’il connaissait à fond ceux qui parlent : s’il savait que tel est un homme droit et fidèle, tel au contraire est une âme basse et habile à se déguiser ; s’il distinguait nettement dans leurs discours, ceci est réellement du bien de l’État, cela est réellement un intérêt personnel qu’on couvre du nom de zèle pour le bien public, dès lors plus de difficulté à prendre parti.

Voici les moyens qu’on donne pour faire autant qu’il est possible, un juste discernement. On vous présente un discours, où l’on parle sans détour en termes clairs et expressifs, quoique peut-être un peu durs : vous trouvez qu’on vous y dit des choses peu conformes à vos inclinations et à vos vues, et par là même désagréables. A la première lecture que vous en faites, vous sentez naître en votre cœur du ressentiment et de la colère. Modérez-vous, et concluez que l’auteur de ce discours est un sujet fidèle et zélé. Il vous vient un second discours, dont les expressions sont douces et coulantes, mais peu précises pour le sens. Vous trouvez qu’on s’y étudie à justifier vos ordres passés, et à donner dans vos vues présentes. Aussitôt naît la complaisance et la joie. Réprimez ces mouvements, et défiez-vous que celui qui parle, ne soit un lâche flatteur, qui sacrifie à ses intérêts le bien de l’État et votre gloire. De même un de vos premiers officiers, vous fait des représentations sur une affaire de son ressort, par des remontrances réitérées à la face de tout l’empire. Il n’a pas plus tôt écrit ou parlé, que tout le monde est instruit de ce qu’il propose. On en parle, on l’examine ; le public en devient juge. Quel est l’homme qui ne sait qu’il n’est pas possible de tromper tout le monde ? Il est donc à présumer que ses propositions ou ses représentations sont un pur effet de son zèle. Un autre propose ses vues sur une affaire qui n’est point de son ressort. Il se cache pour le faire ; il demande un grand secret ; il n’est point d’instance qu’il ne fasse pour engager le prince à prendre un parti sans communiquer la chose à personne. C’est en apparence par estime pour les lumières extraordinaires et supérieures du souverain. Mais dans le fond, c’est communément qu’il a quelque intérêt caché, et qu’il craint qu’on ne le démasque. L’expérience de tous les temps a autorisé ces règles. Un prince qui sait les suivre, discerne sans grand embarras, et communément assez juste, les différents motifs qui font parler.

Nous avons aujourd’hui dans Votre Majesté un prince tempêtant, appliqué, laborieux, qui ne se pardonne rien, qui aime à être instruit de ses fautes, qui ne s’offense point des avis, lors même qu’on les lui donne sans ménagement et sans détour. Mais à l’égard de ceux qui vous servent, et surtout des officiers que vous employez, vous êtes tout autre. Ce n’est qu’honnêtetés, que bienfaits, qu’indulgence. Vous vous faites véritablement une peine de les changer. Leur réputation vous tient au cœur. Vous les soutenez autant qu’il est possible, et toujours plein pour eux de bienveillance, vous ne pouvez vous persuader qu’ils osent s’en rendre indignes. De sorte que je crois pouvoir dire que nous sommes dans ces temps dont j’ai parlé, où rien n’est plus aisé que de donner dans l’occasion des avis au prince sur ce qui regarde sa personne, mais où il est bien dangereux d’oser toucher à ceux qui l’approchent.

Depuis que je suis à la cour, voici ce que j’ai vu. Une des années nommées King yeou, Fan tchong yen osa parler en qualité de censeur, sur la conduite de Liu y kien, un des ministres : il lui en coûta la perte de son poste, et on l’envoya simple magistrat dans une ville de province. Une des années nommées Hoang yeou, le même Tang kiai dont il s’agit aujourd’hui, parla hautement en qualité de censeur contre Ouen yen po aussi ministre. Il eut le même sort que Fan tchong yen. La même chose arriva quelque temps après à Tchao pien, et à Fan se tao pour avoir soutenu Leang tché contre Leou kang et sa cabale. Han kiang il y a deux ans, pour avoir censuré Fou pi, fut relégué à Tsai tcheou. Enfin tout récemment Tang kiai, Tchao pien, Fan se tao, Liu hoei, et Ouang tao ont été cassés, pour avoir déféré Tchin kieou. De tant de censeurs destitués de leur emploi dans l’espace de vingt ans, je ne sache pas qu’un seul l’ait été, pour avoir offensé personnellement le souverain.

Voilà ce qui me fait dire, que dans le temps où nous sommes, on peut avec succès et sans aucun danger donner des avis au prince sur sa conduite ; mais que pour attaquer celle d’un ministre, il faut un courage à toute épreuve, et que celui qui ose le faire, n’y réussit presque jamais. Si V. M. voulait bien faire quelque réflexion sur le morceau d’histoire que je viens de lui rappeler, elle en conclurait ce me semble, assez naturellement, quel est le zèle et le courage de Tang kiai et de ses collègues. De ces cinq censeurs récemment cassés, il n’y avait que Liu hoei qui fût nouveau dans l’emploi. Les quatre autres y étaient depuis longtemps, Tang kiai pour une affaire semblable a été relégué dans le Quang si, où il serait mort, si V. M. en lui permettant de changer d’air, ne lui avait rendu la vie. Fan se tao et Tchao pien ayant eu déjà une fois le même sort, ont passé plusieurs années dans de simples magistratures. Tous trois ont été rétablis dans leur emploi. Tous trois se souvenaient de leur disgrâce passée, et voyaient bien qu’en attaquant Tchin kieou, ils avaient encore plus à craindre. Rien de tout cela ne les arrête. Le devoir leur dit qu’il faut parler ; ils le font avec courage. Voilà certainement ce qu’on appelle des sujets fidèles, toujours semblables à eux-mêmes, et d’une fermeté à toute épreuve. Leur collègue Ouang tao était un pauvre lettré, sans biens, sans appui. Han kiang l’ayant connu par hasard, lui trouva un vrai mérite. Il se fit son protecteur, et le produisit pour être censeur. Bientôt Han kiang devenu Tchong tching tenta des choses contraires au bien de l’État. Ouang tao s’y opposa avec vigueur, et soutint si bien les intérêts de l’État contre les artifices et la cupidité de Han kiang, que celui-ci ne changeant point de conduite, fut enfin publiquement jugé coupable, et sévèrement puni. On sait combien il est naturel d’avoir des égards pour ses bienfaiteurs, de les soutenir dans les occasions, ou du moins de les épargner ; préférer son devoir à tous ces égards, comme a fait Ouang tao, et faire céder au bien commun les sentiments d’une reconnaissance personnelle et particulière ; ce ne peut être que l’effet d’une droiture et d’une équité non commune. Voilà, prince, voilà quels sont les quatre censeurs récemment cassés. Je ne flatte point leur portrait : chacun les y reconnaîtra sans peine.

Est-il à présumer que des gens de ce caractère, quand on supposerait qu’ils se sont trompés, aient eu, en attaquant Tchin kieou, d’autre motif que leur devoir, et d’autres vues que le bien public ? Quelqu’un peut-être, pour les rendre odieux, les aura représentés comme des frondeurs et des gens de cabale secrètement ligués entre eux pour inquiéter les grands officiers, et se rendre redoutables. Mais sur quoi fonder cette accusation ? Un fait tout récent et très connu ne la détruit que trop. L’année dernière Han kiang déféra Fou pi ministre d’État. Vit-on Tang kiai et Fan se tao profiter de l’occasion, et se joindre au délateur ? Au contraire eux et leurs collègues, avec leur équité ordinaire, firent sentir à Votre Majesté, et à tout l’empire les artifices de l’agresseur et l’innocence de l’accusé. Où est donc la prétendue ligue et le prétendu complot des censeurs ? Non, prince, un soupçon de cette nature ne peut tomber sur des gens de caractère : aussi paraît-il que Votre Majesté n’y a pas donné une entière créance. Elle les aurait autrement traités en leur ôtant le rang qu’ils avaient, elle n’a pu se résoudre à les laisser sans emploi. Elle a confié à chacun d’eux des postes assez importants. On a senti que c’était avec regret qu’on les éloignait. En effet, outre que c’est une perte pour votre cour, c’est fermer la bouche à tout autre, et l’État ne peut manquer d’en souffrir. Il aurait été à souhaiter que V. M. plus attentive au zèle, au désintéressement, et à la constance de ces censeurs, eût encore moins accordé aux vains soupçons de leurs adversaires, Mais ce mal, tel qu’il puisse être, est facile à réparer. Vous avez puni en les éloignant, ce qu’ils pouvaient y avoir commis de faute. Laissez maintenant agir votre bonté. Pour inspirer à vos bons sujets le désintéressement, le zèle, et la liberté de parler, rappelez et rétablissez Tang kiai et ses collègues. Tout votre empire y applaudira.


Discours du même Ngeou yang sieou sur la secte Foë.


Il y a mille ans et plus, que notre Chine a le malheur d’être infectée de la secte de Foë[293]. Pendant ces mille ans il n’y a point eu de temps, où les gens éclairés ne l’aient détestée, et n’aient souhaité la pouvoir détruire. Nos empereurs plus d’une fois l’ont proscrite par leurs édits ; on a souvent cru que c’en était fait : elle s’est cependant toujours relevée avec de nouvelles forces ; et les choses en sont venues souvent jusque-là, qu’après tant de tentatives sans succès, on a regardé ce mal comme incurable. Est-ce donc qu’il l’est en effet ? Non. C’est qu’on s’y prend mal pour y remédier. Un habile médecin, pour bien traiter un malade, examine où est le mal, et d’où il vient. S’il trouve qu’il a son origine dans la faiblesse du tempérament, ou dans quelque épuisement d’esprits, sans attaquer directement par ses remèdes les accidents survenus, il va droit à la source. Il travaille à réparer les esprits, à fortifier le tempérament et les accidents cessent d’eux-mêmes.

C’est ainsi qu’il faut en user à l’égard du mal que nous déplorons. Foë était un barbare étranger assez éloigné de notre Chine. Sa secte était apparemment dès le temps de nos trois fameuses dynasties. Mais la vertu et la sagesse régnaient alors dans l’empire : les peuples étaient bien instruits de leurs devoirs : les rits étaient en vigueur. Le moyen que la secte de Foë y trouvât accès ? Après ces trois dynasties, le gouvernement ne fut plus le même. On négligea l’instruction des peuples, et la pratique des anciens rits. Cette négligence crût peu à peu, et se trouva telle après deux cents ans, que la secte Foë en profita, pénétra dans l’empire, et s’y établit. Allons donc à la source d’un si grand mal. Faisons revivre le gouvernement de nos anciens rois. Instruisons les peuples comme ils faisaient. Rétablissons dans tout l’empire les anciens rits ; et la secte de Foë tombera, etc.

On ne traduit point le reste du discours. Il est très long, et se réduit à deux points. Premièrement, il expose le gouvernement ancien. Il finit cette exposition par dire, que depuis la ville capitale où était la cour, jusque dans les moindres bourgades, il y avait des écoles publiques, où un choix de jeunes gens se formant à loisir sous de bons maîtres, se rendaient capables d’instruire les autres à leur tour. En second lieu, il étend sa proposition en disant que le seul moyen efficace de faire tomber la secte Foë, est de rétablir l’ancien gouvernement, principalement l’instruction des peuples, et la pratique des anciens rits. Il apporte sur cela l’exemple de Mong tse, qui, sans s’arrêter à des réfutations directes, inculqua fortement à ceux de son temps la charité et la justice, et par là fit abandonner les deux sectaires Yang et .


Discours du même Ngeou yang sieou, sur la difficulté de bien régner.


On le dit, et il est vrai, il est très difficile de se rendre habile dans l’art de régner. Mais encore quelles sont ces difficultés ? Une des plus grandes consiste à faire un bon choix d’un premier ministre, et à savoir s’en servir. Du reste, c’est une maxime reçue, que quand un prince a choisi avec soin son premier ministre, il faut qu’il ait en lui une vraie confiance. Sans quoi celui-ci toujours en alarme n’osera rien proposer, ni rien entreprendre ; par conséquent fût-il le plus habile homme qui ait jamais paru, son habileté sera peu utile, et il ne fera rien de grand. D’un autre côté, se rapporter de tout à un homme seul, ne rien mettre en délibération quand il a parlé, ou bien négliger tout avis contraire, et rejeter toute remontrance ; outre que c’est mécontenter le grand nombre, c’est s’engager bien légèrement, et s’exposer à de grands malheurs. Supposons qu’un prince en use ainsi, et qu’il forme quelque entreprise, sans avoir tenu conseil, ou contre le sentiment d’un grand nombre, et malgré de fortes représentations, sur l’avis seul de son ministre ; si la chose par hasard vient à réussir, qu’il est à craindre que le prince s’applaudissant d’un succès qu’il doit au hasard, et louant avec excès son ministre, ne dise comme en triomphant, nous voyons plus clair que tous ces sages. Nous aurions grand tort d’avoir égard à leurs avis, et à leurs remontrances.

Un prince avec ces dispositions est bien à plaindre. A la vérité un succès contraire l’en fera bientôt revenir. Mais la disgrâce peut être si grande, qu’il la reconnaîtrait trop tard. Par là bien des princes se sont perdus : nous le voyons dans nos histoires. En voici un ou deux exemples. Fou kien[294] possédait un État très étendu. Il avait de fort bons soldats et pouvait mettre sur pied jusqu’à neuf cent soixante mille hommes. De ce haut degré de puissance, jetant les yeux sur un petit État voisin, il lui prit envie de s’en emparer. Ce n’est, dit-il en lui-même, qu’un assez petit coin de terre ; quelles forces y a-t-il pour me résister ? C’est une conquête sûre et facile. Aussitôt il s’y dispose. Tous ses sujets étaient contraires à cette entreprise également injuste et hors de saison. Il eut sur cela des remontrances de la part des meilleures têtes : on lui en fit faire par son propre fils. Tout fut inutile, ce prince entêté de son idée, trouva Mou yong tchoui, un de ses généraux qui l’y confirma. Pourquoi, prince, lui dit-il, écoutez-vous tant de gens ? Que peuvent produire leurs discours, sinon d’obscurcir vos propres lumières ? Voilà un excellent homme, dit le prince, je n’ai trouvé que lui seul, qui fut disposé comme moi, à assurer, par cette conquête, le repos de mon État. Aussitôt les troupes se mettent en campagne, et s’avancent vers Cheou tchun au midi. L’ennemi donna dessus, avant qu’elles fussent bien rassemblées, et la défaite en fut entière.

Fou kien ne fut pas plus heureux dans ses entreprises au nord. Huit cent mille hommes y périrent, ou se dissipèrent. La même chose arriva à Tsin tai sous les Tang. La pensée vint à ce prince d’ôter à Tsin le commandement de Tai yuen, et de le reléguer à Kiun tcheou. Ce qu’il y avait de gens à la cour intelligents et fidèles, n’en eurent pas plus tôt connaissance, qu’ils s’efforcèrent à l’envi de montrer à l’empereur qu’il n’était pas encore temps. Le prince appelant pendant la nuit et en particulier Siue ouen yu son confident ordinaire, qui faisait l’emploi de kiu mi : que pensez-vous de mon dessein, lui demanda-t-il ? Bien des gens ne le goûtent point. C’est un proverbe, dit le confident, que celui qui bâtit une maison sur le bord d’un grand chemin, ne l’achève pas en trois ans. Pourquoi écoutez-vous tant de gens ? Qui peut vous conseiller mieux que vous-même ? L’empereur satisfait de cette réponse, lui dit : Un devin me promit dernièrement, que je trouverais cette année un homme capable de me seconder dans le dessein de faire fleurir mon empire. Justement je le trouve en vous. Aussitôt il charge Siue ouen yu de dresser l’ordre contre Tsin. Le matin quand on le sut, tout le Conseil en pâlit. Six jours après la nouvelle arrive, que Tsin qu’on avait averti, s’était révolté, et marchait à la tête d’une grosse armée. L’empereur saisi de tristesse et de frayeur : c’est ce malheureux Siue ouen yu, s’écria-t-il, qui m’a jeté dans ce précipice. Il frémissait en disant ces paroles, et voulait tirer le sabre pour le tuer de sa propre main. Prince, dit Li song en le retenant, votre repentir vient trop tard, le mal est fait. Comme en effet, le mal était pressant, et qu’on n’y voyait pas de remède, l’empereur et ses officiers fondaient en larmes.

Fou kien et Tsin tai chacun dans son temps, suivirent, contre l’avis du grand nombre, le sentiment d’un homme seul qui s’accommodait à leur idée. Leur perte qui s’ensuivit, est une preuve du danger qu’il y a d’en user ainsi. Fou kien cependant ne se proposait rien moins avec son général Mou yong tchoui, que d’assurer un repos durable à son vaste État, par une conquête qui lui paraissait également sûre et facile. Tsin tai regardait aussi Siue ouen yu comme son oracle. Il comptait par son secours d’agrandir et de faire fleurir son empire. Tant il est vrai que souvent les princes s’aveuglent sur ceux qu’ils emploient.

A vous entendre, dira quelqu’un, un prince ne peut donc avoir confiance en son ministre, quelque soin qu’il ait pris de le bien choisir. C’est très mal prendre ma pensée. Hoen kong roi de Tsi eut de la confiance en Kong tchong. Sien tchu roi de Chou en eut en Tchu ko leang. L’un et l’autre s’en trouvèrent bien. Mais aussi que conseillaient, ou qu’entreprenaient ces deux ministres, qui ne fut approuvé de tous les sages ? A-t-on jamais vu personne se récrier contre ce que les princes ordonnaient par leurs conseils ? Si ces deux princes avaient vu le gros des officiers donner des avis contraires, les peuples en gémir et en murmurer, est-il à présumer qu’ils eussent voulu poursuivre obstinément l’avis d’un seul homme, se rendre odieux à tous les autres, et s’attirer les malédictions des peuples ?

Il y a, ce me semble, en l’art de régner une difficulté encore plus grande. C’est d’écouter tout ce qu’on dit, et d’en juger sainement. Il vient chaque jour aux oreilles d’un prince des discours de bien des sortes. Tantôt c’est la flatterie qui parle, et qui emploie l’éloquence et l’artifice, pour se faire écouter favorablement. Tantôt c’est un zèle sincère à la vérité, mais sans égards, sans ménagements, et par là très importun. Écouter l’une et l’autre avec le discernement convenable, c’est une chose qui a sa difficulté, mais qui ne passe pas la portée d’un prince un peu éclairé et pénétrant. Comme la complaisance et la flatterie plaisent communément, surtout aux princes, trop de droiture et de liberté à leur résister, peut naturellement les choquer : en de semblables occasions ne se laisser ni surprendre ni irriter, c’est encore une chose assez difficile, mais qui ne demande après tout qu’une sagesse et une vertu ordinaire.

Quelle est donc la grande difficulté ? La voici. Il s’agit d’une entreprise considérable, les uns proposent au prince pour y réunir des moyens qui n’ont rien de fort difficile, qui sont selon les apparences assez plausibles, mais qui dans le fond sont peu sûrs. Les autres lui ouvrent un chemin qu’il voit bien conduire en effet où il veut aller ; mais le lui représentent si embarrassé et si plein de difficultés, qu’il paraît comme impraticable. Je dis qu’alors il n’est pas aisé au prince de juger sainement sur ce qu’on lui propose, et de prendre le bon parti. Un ou deux traits de nos histoires rendront ma pensée plus sensible.

Du temps que tout l’empire était en guerre, le prince de Tchao avait un officier de guerre nommé Tchao ko. C’était sans contredit l’homme du royaume qui parlait le mieux sur ces matières, aussi se donnait-il sans façon pour le premier homme en fait de science militaire. Son père qui était officier de réputation, et qui avait vieilli dans les armées, s’entretenait souvent avec ce fils sur l’art de la guerre, et jamais il n’avait pu l’embarrasser par ses questions. Malgré cela il ne le regardait point comme un homme capable de commander. Au contraire il disait souvent en soupirant : Si jamais mon fils commande, le royaume s’en trouvera mal. Le vieillard étant mort, le roi nomma peu après le fils Ko pour général de ses troupes. La mère demanda audience, et représenta au roi ce qu’elle avait souvent ouï dire à feu son mari. Mais le roi n’y eut point d’égard. Voilà donc Ko général. Il attaque l’armée de Tsin ; il perd la bataille et la vie. Et conséquemment à sa défaite, plus de quatre cent mille sujets de Tchao se rendirent à Tsin.

Tsin chi hoang voulant subjuguer le pays de King, demanda à un officier de guerre nommé Li sin, combien il faudrait pour cela de troupes. Li sin était brave et jeune. Il répondit que c’était assez de deux cent mille hommes. Cette réponse plut fort à Chi hoang. Cependant rencontrant Ouang tsien ancien général, il lui demanda son sentiment. Celui-ci répondit qu’il fallait six cent mille hommes, sans quoi l’entreprise n’était pas sûre. Chi hoang chagrin de cette réponse : vous êtes vieux, dit-il à Ouang tsien, votre âge vous rend timide. Aussitôt il nomme Li sin, pour commander son armée, et lui donne deux cent mille hommes, avec ordre de réduire King. Ouang tsien prend congé du prince sur-le-champ, et se retire à Pin yang. Peu après Li sin fut battu, laissa prendre à l’ennemi sept grandes villes, et s’en revint fort honteux. Chi hoang reconnaissant sa faute, va lui-même en personne à Pin yang faire des excuses à Ouang tsien, et le presser de vouloir bien commander ses troupes contre King. Je vous l’ai dit, répondit Ouang tsien ; je vous le répète ; il me faut six cent mille hommes. Chi hoang promit de les lui fournir. Quand ces troupes furent assemblées, Ouang tsien marcha contre King, et en fit heureusement la conquête. Ces traits d’histoire rendent sensible ce que j’ai dit de certains cas embarrassants pour un prince. Car enfin comment faire ? Un officier fait des propositions très raisonnables : il indique des expédients : il répond aux difficultés. Tout ce qu’il dit, paraît aussi faisable qu’avantageux. Voilà Tchao ko et Li sin : n’était-il pas sage de les employer ? Cependant ils perdirent tout. Un autre propose des conditions très difficiles, et comme impossibles : n’est-il pas naturel qu’on le laisse là ? Voilà Ouang tsien. Cependant il fallut y revenir, ou renoncer au succès. Dans des cas de cette nature, écouter tout ce que chacun propose, en user sainement, et prendre toujours le bon parti ; c’est que j’appelle difficile.

Au reste si Chi hoang et le prince de Tchao en prirent un mauvais, une chose, à mon sens, y contribua fort. Les vieux et anciens généraux, bien loin de se dissimuler à eux-mêmes, ou à leur maître, les difficultés d’une entreprise, voulant s’assurer du succès, les supposent encore plus grandes, qu’elles ne le sont peut-être en effet. Cela ne plaît pas aux princes, qui voudraient ne point trouver d’obstacles à leurs désirs. Au contraire il est ordinaire aux officiers encore jeunes, et nouvellement avancés, de chercher, pour se faire valoir, à l’emporter sur les autres. Ils ont du feu et de la bravoure : ils s’y laissent emporter, et tout leur paraît favorable. Cela est communément du goût des princes, particulièrement de ceux qui ambitionnent le nom de conquérants. Ils écoutent avec plaisir, et croient avec facilité un officier, qui à peu de frais se charge du succès d’une entreprise qu’ils ont à cœur. Cela n’est que trop ordinaire aux princes, et les deux dont j’ai parlé, firent cette faute, qui leur coûta cher. Celle que fit le prince de Tchao fut après tout plus considérable : aussi ne put-il s’en relever.

Un historien dit qu’avant Ko, c’était Lien po qui commandait les troupes de Tchao contre Tsin. Tsin, qui craignait ce vieux général, usa de ruse pour le faire changer. Il fit courir le bruit qu’il redoutait Ko, et que pourvu qu’il n’eût point à faire à lui, il se tenait sûr de la victoire. Il eut soin que cela se passât comme en secret jusqu’à la cour de Tchao. Ce prince y fut pris, et malgré bien des remontrances, il nomma Ko son général. Hélas ce Ko n’était dans le fond qu’un beau parleur. Son père, qui le connaissait, le jugeait incapable de commander. Sa mère en avertit le prince. Tous les officiers en jugeaient de même. Jusque chez les ennemis il était connu pour tel. Son prince seul, à qui il importait le plus d’y faire attention, eut toujours sur cela les yeux fermés, et courut, malgré tout le monde, à sa propre perte. Faute énorme, mais faute cependant dont on a vu depuis ce temps-là une infinité d’exemples.

Tai tsong second empereur de la dynastie Tang élargit une fois sur leur parole trois cents criminels, en leur marquant un terme pour revenir. Ils revinrent en effet au temps marqué, et quoiqu’ils eussent tous mérité la mort, Tai tsong leur pardonna. Ngeou yang heou qui a écrit l’histoire des Tang, a fait sur ce sujet une courte dissertation critique, qu’on a insérée dans le recueil d’où l’on tire ces pièces. La voici.

Une bonne foi à l’épreuve, et une équité généreuse, sont des vertus propres de gens d’honneur et de gens de bien ; ces vertus leur sont plus chères que la vie. Pour ce qui est des méchants, ils craignent les châtiments, et c’est tout. Aussi les châtiments doivent-ils être leur partage, surtout si ce sont des hommes, qui par leur méchanceté se soient déjà rendus coupables de mort. Je trouve dans les mémoires de la dynastie Tang, que la sixième année du règne de Tai tsong, on élargit pour un temps sur leur parole plus de trois cents de ces coupables, et qu’on leur permit d’aller chacun chez soi, à condition qu’à certain temps ils se représenteraient d’eux-mêmes. En user ainsi, qu’est-ce autre chose, que se promettre des plus méchants, une bonne foi et une générosité, qui coûte aux plus sages et aux plus vertueux ? Cependant ces criminels élargis se présentèrent tous au temps marqué. Aucun ne se fit attendre. Est-ce donc que ce qui coûte à l’homme le plus vertueux de tenir sa parole, même au péril de sa vie, se trouva tout à coup à la portée d’un si grand nombre de méchants hommes ? Il n’est pas naturel de le penser.

On dira peut-être que la bonté qu’eut Tai tsong de les élargir pour un temps, eut la force de changer ces trois cents personnes, et que la reconnaissance a un grand pouvoir sur les esprits. A cela je réponds : Je vois fort bien que Tai tsong eut en vue de faire penser et parler ainsi. Mais qui sait, si en les élargissant, il ne dit point en lui-même : la grâce que je leur fais, leur fera assez comprendre que s’ils reviennent ils auront leur grâce, ainsi ils reviendront infailliblement. Qui sait, dis-je, si Tai tsong ne raisonna point de la sorte, et si ce ne fut point ce qui le porta à les élargir ? Qui sait si d’un autre côté ces criminels ne comptèrent pas en effet qu’ils seraient absous, et si ce ne fut point uniquement sur cette espérance, qu’ils eurent le courage de revenir ? Pour moi, en examinant ce fait, je crois y voir de part et d’autre, de l’intérêt, de l’artifice, et de la vanité. A l’égard de ce qu’on appelle bonté, bonne foi, générosité, vertu je n’y en vois point. Tai tsong était depuis six ans sur le trône. Tout l’empire avait pendant ces six ans senti mille effets réels de ses bontés. Ces trois cents hommes y avaient eu part comme les autres : ils n’en étaient pas devenus meilleurs : ils s’étaient rendus malgré cela coupables de mort. Dire qu’un élargissement pour quelques mois les ait changés tout à coup, jusqu’à leur faire regarder la mort comme un heureux retour à leur patrie, jusqu’à leur faire négliger leur vie en comparaison de la bonne foi et de la justice : c’est, ce me semble, dire une chose incroyable. Quelle preuve voudriez-vous donc, dira quelqu’un, pour vous persuader qu’un tel retour eût en effet ces motifs ? Je réponds. Si Tai tsong voyant ces criminels de retour, leur avait fait subir à tous le supplice qu’ils méritaient ; si ensuite il en avait ainsi élargi d’autres pour un temps, et que ces autres fussent venus comme les premiers, se représenter au temps fixé, j’attribuerais le retour des seconds à leur droiture et à leur reconnaissance. Mais si l’on s’avisait de le faire souvent, ce serait autoriser l’homicide. Jamais nos anciens rois n’en usèrent ainsi : leurs lois et leurs arrêts avaient pour fondement la nature et la connaissance du cœur humain. On ne les vit jamais s’éloigner de ces principes, ni chercher par des tentatives équivoques à s’attirer de vains éloges.


Ngeou yang heou a écrit non seulement l’histoire de Tang, mais encore celle des cinq dynasties, dont chacune dura très peu, qui toutes ensemble ne remplirent que quelques dizaines d’années entre les Tang et les Song. A l’occasion d’un de ces princes, qui de seigneur de Chou[295], se fit empereur, et périt aussitôt, Ngeou yang heou fait voir la vanité de ce que le vulgaire appelle heureux augures. Voici son discours,
qui est inséré dans le recueil impérial dont on tire ces pièces.|120}}}}


Hélas ! Depuis les Tsin et les Han, rien n’est plus commun que cette opinion, ou du moins que ce langage, de bons et de favorables augures ! Quoiqu’il n’ait pas manqué de gens éclairés, qui ont très bien écrit contre cet abus, il subsiste encore. Ce qu’on appelle communément les bons augures pour les princes, ce sont les Long, les Ki ling, les Fong hoang, les Kouei, et ce qu’on nomme Tsou yu. Or je trouve dans les mémoires historiques de Chou, que ces prétendus bons augures ne furent jamais si communs, que quand un prince de ce pays-là se fit empereur. Cependant tout le monde sait qu’à peine fut-il sur le trône, qu’il en tomba, et périt assez misérablement. Si quelqu’un dit que ces augures ne tombaient pas sur ce prince, je demanderai sur qui tombaient-ils donc ? Car outre qu’il est certain qu’ils parurent de son temps, on ne peut les faire tomber ni sur aucun autre en particulier, ni en général sur tout l’empire, où l’on n’a peut-être jamais vu tant de désordres et de plus grands troubles. Qu’est-ce que long[296]? C’est un animal qui est comme invisible, tant il paraît rarement, et qui, pour cela même, a passé pour avoir quelque chose de mystérieux. Il aime, dit-on, à monter sur les nues, et à s’élever ainsi jusqu’au Ciel. C’est alors qu’il est content. Quand donc il se montre jusqu’à se prodiguer, pour ainsi dire, il perd ce qu’il avait de mystérieux : et quand on le voit ici bas dans les lacs et dans les rivières, il y est hors de son centre, et par conséquent peu content. Comment donc en tirer un bon augure ? De plus, ce n’est pas toujours un seul qui paraît, quelquefois on en voit des troupes. Pour moi, au lieu d’en tirer un bon augure, je regarderais plutôt cela comme un monstre. Le Fong hoang[297] est un oiseau qui fuit les hommes, et s’en éloigne autant qu’il peut. Anciennement, sous l’heureux et florissant règne de Chun, Hoan eut ordre de présider à la musique : il la rendit si parfaite et si harmonieuse, que les oiseaux mêmes et les autres animaux charmés de sa douceur, sautaient et dansaient en l’entendant. Il arriva que dans ces circonstances, le fong hoang parut aussi. Dans la suite, on a vainement conclu que l’apparition du fong hoang était l’effet de la vertu du prince, et le présage d’un règne heureux ? On l’a vainement conclu. Car combien de fois depuis, a-t-on vu le fong hoang paraître sous des princes sans mérite, sous des règnes sans éclat ; disons plus, dans des temps de trouble et d’horreur. Je dis du ki ling[298] animal à quatre pieds, ce que j’ai dit de l’oiseau fong hoang : il fuit l’homme autant qu’il peut. Autrefois Ngai kong prince de Lou étant à la chasse, en trouva un. L’animal lui tourna le dos, sans seulement le regarder, et prit la fuite. Ngai kong le fit suivre : on le prit, et on l’amena au prince : mais il y vint lié, et malgré lui, ce ne fut pas de lui-même.

Confucius rapportant ce fait dans son Tchun tsiou, l’exprime en quatre mots, qui contiennent deux traits de satire. Il dit : chassant à l’occident il prit un ki ling. Quand nos historiens parlent de chasse, ils marquent en particulier l’endroit. Partout ailleurs dans le Tchun tsiou, Confucius garde exactement cette méthode. Dans cet endroit il use d’une expression vague, à l’occident, pour faire entendre que Ngai kong excédait, qu’il ne bornait pas sa chasse à tel ou tel endroit, selon la coutume, mais qu’il courait un vaste pays. Confucius ajoute : il prit un ki ling. C’est un animal très rare, et qu’il est difficile de rencontrer. Confucius veut noter par là l’insatiable cupidité de Ngai kong qui épuisait tout, et à laquelle les repaires les plus cachés des animaux les plus sauvages, n’échappaient pas. Cet endroit de Tchun tsiou est réellement, comme j’ai dit, une censure ingénieuse de la conduite de Ngai kong.

Mais après la mort de Confucius, les superstitions ont peu à peu gagné. On a fait du ki ling un présage heureux pour les princes. Mille contes apocryphes ont couru en conséquence, et ont fait valoir cette fausse idée. Sous Chun parut un fong hoang[299]. Comme ce fut un très sage et très vertueux prince, et que son règne fut très heureux, encore eût-il pu paraître alors supportable, de reconnaître dans le fong hoang, ce qu’on appelle heureux présages. Mais depuis qu’on a vu le fong hoang paraître dans les plus tristes et les plus malheureux temps, il n’y a pas le plus petit fondement à dire, que l’apparition de cet oiseau ait jamais été ce qu’on appelle un bon augure. Il y en a aussi peu pour le ki ling. Car enfin, sous nos plus grands princes Yao, Chun, Yu, Tang, Ven, Vou, Tcheou kong jamais il ne parut de ki ling. L’antiquité n’en parle qu’une fois, et c’est justement dans des temps de troubles : sur quoi donc peut-on fonder l’opinion que je réfute ?

On nous donne aussi la tortue pour un favorable augure. Pour moi, je sais que c’est un animal bleuâtre, qu’il n’est pas rare de rencontrer dans nos rivières, et qu’on voit assez souvent même dans la boue ; et quand cet animal est mort, on en retire de l’utilité. Je sais que les pou koan[300] en font cas ; que Tai dans son livre des rits met la tortue vivante au nombre des bons augures ; que, selon ce livre, la vertu du prince est éminente, quand elle fait venir les tortues dans les rivières de son palais : mais je sais aussi que ce livre est une méchante compilation, où l’on a pris de tous côtés, dans un grand choix ; et qu’il y a bien du mauvais. Reste à parler de ce qu’on nomme tsou yu. J’avoue que j’ignore ce que c’est, et si l’on doit par ces mots entendre des animaux ou autre chose. Je sais que dans le Chi king on lit ces mots : hélas ! hélas ! tsou yu. Kia y dit sur ce texte du Chi king que Tsou était le parc du roi Ven vang ; et Yu la qualité de celui qui en avait soin. C’est ainsi que du temps de Koai[301], on interprétait ces deux mots. Mais depuis, les interprètes en ont fait deux noms d’animaux, qu’on a dit être de bon augure. Et comme il n’est point parlé ailleurs de tsou yu, il n’est pas facile de convaincre ceux qui veulent s’en tenir à cette opinion. Pour les tortues, les dragons, les licornes, et les aigles[302], dont le vulgaire fait de bons augures pour les rois ; il est certain qu’il en a paru dans les tristes et malheureux temps des cinq dynasties ; et que jamais on n’en vit plus que quand le roi de Chou, voulant s’élever, périt presque aussitôt. Les plus zélés partisans de ces prétendus bons augures sont assurément embarrassés dans cet endroit de l’histoire. Je profite de leur embarras, pour attaquer leur vaine créance, et tâcher de les détromper.


Le même Ngeou yang heou, dit ce qui suit, sur le temps des cinq dynasties.


Dans l’histoire des cinq dynasties, je ne laisse pas de trouver de beaux exemples. Il y a eu trois hommes d’une droiture et d’un désintéressement à l’épreuve. J’en compte dix qui ont généreusement donné leur vie pour leur prince. Ce que je trouve extraordinaire, et ce qui m’indigne, c’est que, quoiqu’il y eût alors, comme dans d’autres temps, des gens de lettres dans les charges, gens qui se donnaient pour imitateurs des anciens sages, je n’en trouve pas un seul qui ait rien fait qui fût digne de mémoire. Les treize hommes illustres, dont j’ai parlé, étaient tous des gens de guerre. Est-ce donc qu’alors parmi les lettrés l’on manquait de gens de mérite et de vertu ? Non, sans doute. Il faut plutôt penser que d’une part les princes peu attentifs et peu éclairés ne faisaient pas ce qu’il fallait pour les attirer à leur service ; et que de l’autre, ces lettrés d’un vrai mérite se cachaient dans la solitude et dans la retraite, par l’horreur qu’ils avaient des troubles, et parce qu’ils regardaient des temps tels que ceux-là, comme peu dignes de leurs soins. Il n’y a point de villages de dix familles, disait Confucius, où le prince ne puisse trouver quelque sujet fidèle et zélé. Ce qu’avait dit Confucius, se trouvait-il faux du temps des cinq dynasties ? Non, je ne le crois point. En effet, dans les historiettes de ce temps-là, on trouve des traits assez singuliers. En voici un d’une femme, d’où il est aisé de conclure, que si les lettrés vertueux ne paraissaient pas, il n’en manquait pas dans l’empire. Un magistrat nommé Ouang yug qui avait une charge hors de son pays, mourut dans une extrême pauvreté, laissant un fils encore très jeune. Sa femme, dont le nom de famille était Li, partit au bout de quelque temps, pour s’en retourner, chargée des os de son mari, et tenant son fils par la main, dans le territoire de Cai fong ; elle entra dans une auberge. Le maître du logis ne sachant pas trop que penser d’une femme seule avec un enfant, refusa de la loger. Comme la nuit approchait, la pauvre femme faisait instance, et ne sortait point. Le maître du logis s’impatienta, et la prenant par le poignet, la mit dehors. Alors levant les yeux au Ciel, elle s’écria d’un ton lamentable. Hélas ! malheureuse que je suis, il sera donc vrai de dire, qu’étant veuve de feu Ouang yng, j’aurai été touchée par un autre homme : du moins ne souffrirai-je pas qu’une main si malheureuse déshonore tout mon corps. En disant ces mots, elle se jette sur une hache, et s’en donne un grand coup sur le poignet, qui en fut à moitié coupé. Les passants s’arrêtèrent à ce spectacle, tout le voisinage accourut. Les uns soupiraient, les autres pleuraient, les autres bandaient la plaie. Le magistrat en étant averti procura de bons remèdes, fit punir sévèrement l’aubergiste, prit soin de la malade, et manda le tout en cour. O ! qu’il me semble que le bruit de cette seule action devait inspirer de honte aux lettrés de ce temps-là !


Hia tsou ayant été privé de l’emploi de Kiu mi[303], on mit Ta yen en sa place. Celui-ci était ami de Fou pi, de Han ki, de Fan tchong yen, qui étaient tous trois ministres, et de Ngeou yang heou, qui était censeur. Ils vivaient fort unis entr’eux, et avec quelques autres qui leur ressemblaient. Un de ces derniers était Che kiai homme désintéressé, droit et zélé, mais trop libre et trop hardi à exercer sa critique, et à censurer les actions des autres dans des vers qu’il faisait très bien. Hia tsou piqué d’une pièce de Che kiai, et chagrin d’avoir perdu son emploi, déféra à l’empereur un prétendu parti de certaines gens liés entr’eux, disait-il, contre quiconque ; il indiqua nommément Fan tchoung yen et Ngeou yang heou. L’empereur s’adressant à ses ministres : j’ai souvent ouï parler, leur dit-il de partis formés par des canailles[304], par des âmes basses, gens sans mérite et sans vertu. Mais les honnêtes gens qui sont en place, qui ont du mérite et de la vertu, forment-ils aussi des partis ? Fan
tchong yen prenant la parole : Prince, dit-il, que d’honnêtes gens s’unissent et conspirent à bien faire, principalement à vous bien servir, à procurer l’avantage de l’État, il n’y a point d’inconvénient : ces liaisons n’ont rien que de fort bon et de fort utile. Un prince doit être attentif à les bien distinguer des autres qui sont criminelles et dangereuse. Ngeou yang heou instruit de ce qui se passait, présenta à l’empereur le discours qui suit.


Prince, de tout temps on a vu confondre mal à propos des liaisons également honnêtes et utiles, avec d’indignes et de dangereuses cabales. De tout temps cette confusion a été le fondement de bien des accusations injustes. Heureux les accusés qui, comme nous se sont trouvés sous un prince habile à discerner les gens d’honneur et de probité, d’avec les méchants et les âmes basses. Un prince de ce caractère aperçoit bientôt, que si les premiers s’unissent, le lien de leur union est la raison et la vertu, comme le bien public en est la fin. Il voit au contraire que cette espèce d’union, que les méchants ont entr’eux, n’est fondée que sur l’intérêt : peut-on même l’appeler union ? Car pour moi, je crois que réellement il n’y en a pas entr’eux. Chacun d’eux a quelque vue d’ambition ou de cupidité. Pendant qu’il croit se pouvoir aider des autres, il leur paraît attaché. Ces intérêts cessent-ils, en survient-il de plus grands ? On voit aussitôt ces mêmes gens se nuire, s’abandonner, se trahir mutuellement fussent-ils liés d’ailleurs par les liens les plus étroits du sang, rien ne peut les retenir. Il n’en est pas de même des gens d’honneur : ce qu’ils se proposent de garder inviolablement, ce sont les règles de la raison la plus droite, et la plus exacte équité. Ce qui fait leur occupation, c’est de donner chaque jour au prince qu’ils servent, de nouvelles preuves de leur zèle. Tout ce qu’ils craignent de perdre, c’est leur vertu et leur réputation. Voilà leurs maximes, voilà leurs exercices, voilà leurs intérêts. S’agit-il de travailler à devenir plus vertueux, et de tendre à la perfection ? Ils tiennent la même route, ils vont de compagnie, pour ainsi dire, et s’entre-aident les uns les autres. S’agit-il de servir le prince et l’État ? Ils s’y portent avec la même ardeur. Ils unissent pour cela tout ce que peut chacun d’eux, sans jamais se relâcher ou se démentir. Telle est l’union des gens d’honneur. Telles sont les liaisons qu’ils prennent ; tels sont les partis qu’ils forment. Ainsi, autant qu’il importe au prince de prévenir ou de dissiper les cabales des méchants, qui ne sont unis qu’en apparence ; autant lui est-il avantageux d’entretenir cette union sincère, que forme quelquefois entre les gens de mérite, l’amour du devoir et de la vertu.

Du temps du grand empereur Yao, les officiers de la cour se trouvèrent comme divisés en deux partis, l’un était de quatre méchants hommes, dont Hong koang était le pire. L’autre était des huit Yuen, et des huit Ki, c’est-à-dire, de seize personnes également sages et vertueuses parfaitement unies entr’elles. Yao éloigna ces quatre méchants, entretint avec joie l’union des seize. Tout fut dans l’ordre, et jamais gouvernement ne fut plus parfait.

Chun étant monté sur le trône, on vit à sa cour en même temps Kao yu, Hoan, Heou tsi, Ki, etc. en tout vingt deux personnes y tenir les premiers rangs. L’union était grande entr’eux : ils s’estimaient et se louaient réciproquement dans toutes les occasions. C’était à qui céderait aux autres le plus haut rang. Voilà certainement un gros parti ; Chun en profita ; son règne fut heureux, et la mémoire de son gouvernement est encore aujourd’hui célèbre.

Le Chu king dit : le tyran Tcheou avait sous lui des millions d’hommes mais autant d’hommes, autant de cœurs ; Vou vang allant contre lui n’était suivi que de trois mille hommes ; mais ces trois mille hommes n’avaient qu’un cœur. Sous le tyran Tcheou autant de cœurs qu’il y avait d’hommes : par conséquent point de liaisons, point de partis. Cependant Tcheou périt et perdit l’empire. Trois mille hommes sous Vou vang ne faire qu’un, cela peut passer pour un gros parti. Ce fut à ce prétendu parti, que Vou vang dût ses succès.

Du temps des derniers Han, sous le règne de Hien ti, sous ce beau prétexte de parti et de cabale, on vit rechercher, saisir, jeter dans les prisons tout ce qu’il y avait de lettrés de réputation. Vint la révolte des bonnets jaunes. Tous ceux dont le zèle et la sagesse auraient pu la prévenir ou y remédier étant en prison, le trouble fut extrême dans tout l’empire. La cour ouvrit les yeux, se repentit, mit en liberté ces prétendus cabaleurs. Mais ce repentir vint trop tard. Le mal avait trop gagné, et se trouva sans remède.

Sur la fin de la dynastie Tang, on vit recommencer de semblables accusations. Cet abus ne fit que croître, et sous l’empereur Tchao tsong il fut extrême. Ce prince pour ce prétendu crime, fit mourir dans les supplices ce qu’il y avait de meilleur à sa cour. L’on vit ceux qui animaient ce prince crédule, faire submerger de son aveu, dans le Fleuve Jaune[305], grand nombre de gens de mérite et joignant à cette cruauté une froide raillerie, dire qu’il fallait faire boire cette eau trouble et bourbeuse, à ces gens qui se piquaient si fort d’être purs[306] et nets. Les suites d’un tel désordre furent que la dynastie Tang finit. Reprenons tous ces traits d’histoire.

Parmi tout ce qu’il y a eu jusqu’ici d’empereurs, jamais aucun n’a eu des sujets plus éloignés de s’unir que le méchant prince Tcheou, le dernier des Chang[307]. Chacun d’eux ne songeait qu’à soi, et ce prince en était cause, Jamais prince n’a pris plus de précautions, pour empêcher les gens de bien de s’unir, qu’en prit Hien ti dernier des Han. Il les tenait tous enfermés dans de très étroites prisons. Jamais on n’a traité si cruellement les gens, dont la vertu faisait l’union, que sous Tchao tsong le dernier des Tang. Or justement ces trois princes ont péri misérablement, et ruiné leurs dynasties. Jamais cour n’eut des officiers si unis que celle de Chun. Ce prince ne s’avisa point d’en prendre ombrage : il les employa chacun selon leur talent : il n’eut point lieu de s’en repentir ; et bien loin que la postérité lui reprochât rien sur cela, on l’a toujours loué, et on le louera toujours de la différence qu’il sut faire en ceci, comme dans tout le reste, entre les gens d’honneur et les âmes basses. Vou vang dut ses succès et l’empire, à l’union de trois mille hommes, qui n’avaient qu’un même cœur. Quand ceux qui s’unissent sont tous gens d’honneur et de probité, quelque grand que soit leur nombre, leur union n’en est que plus agréable pour eux, et plus avantageuse au prince et à son État. Je vous présente ces traits d’histoire comme une espèce de miroir, où tout souverain, ce me semble, peut voir assez clairement, ce qui dans la matière dont il s’agit, peut être utile ou dangereux.


Discours de Tchin hao à l’empereur Chin tsong, sur ce qu’il y a de capital en l’art de régner.


Je vous le dirai, prince, avec respect ; le grand art de régner consiste principalement à bien examiner la vraie doctrine de l’antiquité, pour la suivre ; à bien éclaircir et à bien pénétrer la différence du bien et du mal, et où aboutit l’un et l’autre ; enfin à bien distinguer les sujets vraiment zélés et fidèles, de ceux qui tâchent de le paraître. Mais quand le prince a tout cela, il faut qu’il y joigne encore une résolution bien déterminée ; et qu’avec une intention droite il s’attache de cœur au bien, et s’y tienne ferme. Si un prince n’est bien fondé dans ce qui s’appelle principes de raison, de justice, et d’équité, s’il n’a sur cela des idées bien nettes, il est sujet à prêter l’oreille à mille discours séduisants, qui lui feront facilement prendre le mal pour le bien ; si sa résolution n’est pas ferme et déterminée, bientôt il quittera le bien qu’il avait d’abord embrassé. Qu’un prince pose pour principe de ne jamais s’éloigner des maximes de nos anciens sages. Qu’il ne se propose à imiter que le gouvernement de nos anciens rois, qu’il n’écoute point les maximes que la corruption des âges postérieurs a comme établis. Qu’il travaille à perfectionner ses propres lumières. Qu’il mette sa confiance en des personnes qui la méritent. Qu’il éloigne absolument et sans égard, de tous les emplois, ceux qu’il saura manquer de droiture et de vertu. Qu’il n’avance et n’élève aux premiers rangs que des personnes reconnues pour sages. Par là il peut espérer de faire revenir ces heureux temps de nos trois fameuses dynasties. Mais les plus grands malheurs des États viennent assez communément de commencements assez petits et peu sensibles. Il faut donc, outre une résolution fixe et déterminée, une attention continuelle : attention, dont on n’acquiert l’habitude, qu’en s’y exerçant peu à peu, mais avec constance. C’est pour cela que nos anciens rois, jusque dans leur temps de relâche, et même en prenant leur repas, se faisaient lire quelque instruction, et tenaient toujours près de leur personne des gens d’une droiture éprouvée, capables de les aider en cet exercice ; et c’est par là qu’ils sont devenus si vertueux et si fameux princes. Voici donc, prince, je vous le dis avec respect, et pour vous obéir, voici ce que je souhaiterais de vous.

Je voudrais que V. M. fît un choix de gens de lettres, qui fussent âgés et vertueux, qui libres de l’embarras des emplois, n’eussent d’autre occupation que de l’accompagner sans cesse, et l’entretenir à propos d’une manière agréable, mais propre à nourrir sa vertu. Je voudrais que sur tous les sages de son empire, elle choisit pour ses censeurs, ceux qui ont le plus de réputation en matière de franchise et de fermeté ; que vous leur fissiez bien entendre que vous exigez d’eux sérieusement, qu’ils examinent avec soin les fautes qui se commettent en votre gouvernement, et les abus qui s’établissent, pour vous en avertir avec liberté. V. M. acquérant ainsi chaque jour de nouvelles lumières, enrichirait beaucoup le bon fond qu’elle a, et pourrait enfin réussir à établir une forme de gouvernement sur les belles et grandes règles de nos anciens. Aujourd’hui nous voyons avec douleur naître dans l’État de fréquents troubles. Ce n’est que brigandages de toutes parts. La corruption des mœurs va si loin, qu’on ne rougit presque plus de rien. Aussi est-il vrai de dire, que vous ne faites point assez de cas de la vertu, et qu’on ne vous voit point assez d’ardeur pour la vraie sagesse. Faites uniquement votre étude des maximes de nos anciens sages. Proposez-vous pour modèle le gouvernement de nos anciens rois. Appliquez-vous tout de bon à suivre ces maximes et ces exemples ; c’est le moyen de procurer un vrai repos à vos sujets.


Discours de Ouang ngan ché à l’empereur Gin tsong, qui était depuis longtemps sur le trône, et qui s’occupait peu du gouvernement.


Prince, à en juger par l’histoire des temps passés, quand un règne est de durée, ce n’est pas assez que le prince ne soit ni violent, ni cruel ; il faut qu’il ait pour ses peuples une compassion tendre et constante, qui le rende attentif à tous leurs besoins, sans quoi il arrive ordinairement de fâcheux troubles. Depuis les Han les plus longs règnes qu’on ait vus, ont été ceux de deux Vou ti, l’un de la dynastie Tsin, l’autre de la dynastie Leang. Ces deux princes avaient beaucoup d’esprit et de capacité. Ils firent au commencement de grandes choses. Mais comme ils n’avaient pas pour leurs peuples un assez grand fond de tendresse, à la longue ils relâchèrent. N’ayant ni guerre au dehors, ni troubles au dedans, ils vivaient, pour ainsi parler, au jour la journée, sans penser à ce qui pourrait arriver, et surtout bien éloignés de s’imaginer qu’il dût jamais y avoir quelque chose à craindre pour leur personne ; cependant ils échappèrent avec peine à la fureur des rebelles, et ils eurent la douleur de voir les palais de leurs ancêtres insultés et renversés, leurs femmes et leurs enfants dans la plus extrême indigence, les campagnes arrosées du sang d’une infinité de leurs sujets, et la faim faire périr ceux qui par la suite évitaient le glaive. Quelle douleur pour de bons fils de voir ainsi déshonorer leurs illustres pères. Quelle affliction pour un bon père, tel qu’est le prince à l’égard de ses sujets, de trouver les villes et les campagnes jonchées de morts. Ils ne s’étaient jamais imaginé qu’il pût leur arriver rien d’approchant. Ils reconnurent, mais trop tard, que ces malheurs imprévus étaient le fruit de leur indolence.

En effet, l’empire est comme un beau vase également grand et précieux. Pour le maintenir dans une situation droite et ferme, il faut toute la force des plus sages lois. Pour le posséder en sûreté, il faut que la garde en soit commune aux personnes les plus éclairées et les plus fidèles. Mais si le prince n’est animé de l’amour le plus tendre et le plus constant pour ses peuples, à la longue il s’ennuie des soins fatigants qu’exige le maintien des lois, et le choix des officiers. Les mois et les années passent, sans qu’il s’en mette fort en peine ; et quoiqu’il ne pense qu’à vivre doucement, les choses paraissent aller leur train. La tranquillité durera peut-être quelque temps. Mais il est difficile qu’enfin il ne survienne de fâcheux troubles. Vous avez, prince, un esprit très pénétrant, beaucoup de sagesse et d’habileté : vous aimez aussi vos peuples : mais je vous prie de faire attention que vous régnez depuis bien des années, et que pour ne pas vous exposer au sort des trois princes dont j’ai parlé, il faut que votre amour pour vos peuples, vous anime à soutenir avec constance, des soins qui sont nécessaires, pour assurer leur repos, et la gloire de votre règne.

Il s’en faut bien qu’aujourd’hui les grands emplois soient occupés par des hommes vertueux et capables. Il s’en faut bien que les lois soient dans leur vigueur. Ceux qui gouvernent sont les premiers à y donner atteinte par des règlements qui y sont contraires. Parmi vos officiers bien du désordre ; parmi vos peuples bien de la misère. Les mœurs se corrompent tous les jours de plus en plus ; les abus se multiplient ; Votre Majesté cependant jouissant des honneurs et des délices du trône, demeure dans l’inaction, sans se mêler du choix de ses officiers, sans s’informer de ce qui convient, pour maintenir ou rétablir le bon ordre. Pour moi, je vous l’avoue, mon zèle ne me permet pas de voir une pareille négligence sans douleur et sans inquiétude, ni de vous le dissimuler. Régner, ou plutôt vivre de la sorte, c’est ce qui ne peut durer. Les trois princes dont j’ai parlé, l’éprouvèrent. Profitez de leur malheur. Ne croyez pas avoir assez fait, pour assurer à jamais le repos de votre empire. J’ose dire que par rapport à cela, vous n’eûtes jamais plus à faire. J’ajoute que, pour peu que durât encore votre indolence, je craindrais fort qu’elle ne vous coûtât bien cher, et qu’elle ne vous valût enfin, comme à ces trois princes, un repentir fort inutile.

Une griève maladie, dit le Chu king[308] demande une médecine forte, et qui coûte à prendre. Je prie donc V. M. d’être moins sensible à l’amertume du remède, qu’au danger de la maladie, dont elle est si violemment attaquée. V. M. m’ayant fait l’honneur de m’approcher de sa personne, en me faisant surintendant des officiers de sa suite : j’ai une obligation particulière de veiller à ce qui peut nuire au bon ordre de votre cour, au repos de votre État, et à la gloire de votre règne. Fallût-il m’exposer à vous déplaire, je dois m’acquitter exactement d’une obligation de cette importance. C’est dans ces vues, et par ces motifs que j’ose vous présenter cette remontrance : persuadé que si V. M. veut bien réfléchir sérieusement sur ce que je lui représente, elle en sentira l’importance mieux que personne, et se réveillera d’elle-même, au grand avantage de tout l’empire.


Extrait d’une dissertation du même ministre.


Dans le livre d’où ces pièces sont tirées, on en met encore une du même auteur. C’est une dissertation où il traite la question : s’il est permis à un fils de venger par ses propres mains la mort de son père. Il prononce que non. Le souffrir, dit-il, dans un temps où les lois ont lieu, ce serait un désordre. D’autres ont traité avant lui le même sujet, entre autres deux fameux lettrés de la dynastie Tang, Han yu et Lieou tze heou. ils disent comme Ouang ngan ché, qu’il faut recourir aux tribunaux. Ouang ngan ché propose une objection tirée du livre Tchun tsiou attribué à Confucius, et d’un livre de rits assez ancien. Il répond que ces deux textes, qui autorisent un fils à venger lui-même la mort de son père, ne doivent s’entendre que des temps où, l’empire étant dans la confusion et le trouble, on ne peut recourir aux magistrats. Il s’objecte encore ce qui se trouve dans un recueil apocryphe des ordonnances de Tcheou kong[309] fameux par sa sagesse et son équité. Il y est dit qu’un fils qui tue le meurtrier de son père, pourvu qu’il aille sur-le-champ se déclarer aux magistrats, ne doit point être jugé coupable. S’il y a des magistrats, répond Ouang ngan ché, en état de le recevoir et de l’entendre, pourquoi ne pas recourir à eux pour en obtenir justice ? Non, il n’y a point d’apparence que ce règlement soit de Tcheou kong. Ouang ngan ché dans cette même dissertation, supposant que c’est une chose permise, et même un devoir pour un fils, de vouloir que la mort de son père soit vengée, propose en finissant cette question. L’empire est en trouble ; les lois n’ont point lieu. Un fils poursuit le meurtrier de son père. Ceux qui sont les plus forts dans ces troubles, et qui ont par là le pouvoir en main, soutiennent tellement le meurtrier, que ce fils ne peut sans périr, venger la mort de son père. Que fera-t-il ? Doit-il prendre le parti de mourir en vengeant la mort de son père, ou bien celui de renoncer à cette vengeance pour ne pas laisser[310] son père sans postérité. Pouvoir venger la mort de son père, et ne le pas faire, c’est ce qui ne s’accorde pas avec la tendresse d’un bon fils. Pour venger la mort de son père, éteindre sa postérité ; c’est ce qui est contraire à la parfaite piété filiale. Mon sentiment[311] est cependant que le meilleur parti à prendre est celui de vivre, et de soutenir la confusion qu’il peut y avoir à laisser impunie la mort de son père. Conserver toujours dans le cœur le désir de la venger, s’il était possible, sans périr ; voilà tout ce qui dépend raisonnablement de l’homme : que cela soit possible ou non, c’est de Tien que cela dépend. Se vaincre soi-même, et respecter Tien, sans jamais oublier son père ; qu’y a-t-il en cela de blâmable ?


Portrait de Ouang ngan ché par Sou siun. Celui-ci voyant que Ouang ngan ché dont il avait fort méchante idée, s’avançait à la cour, et était sur le point d’y obtenir les premiers emplois, fit le portrait du personnage, et l’envoya secrètement à Tchang ngao tao, qui était en place, pour lui faire entendre qu’il était important, que Ouang ngan ché ne fût pas plus élevé, et ne devînt pas ministre d’État.


Dans les affaires de ce monde, certains effets suivent si naturellement de certaines causes, que je tiens qu’on les peut prédire comme à coup sûr. Mais il n’y a qu’un homme hors de rang, et bien tranquille, qui le puisse faire avec succès. Quand des vapeurs forment un cercle autour de la lune, chacun dit, nous aurons du vent. Quand on voit suer les pierres, chacun dit, il va pleuvoir. D’où vient que d’un de ces effets les plus ignorants concluent l’autre ; et que dans les affaires du monde, souvent des gens d’ailleurs très éclairés, n’aperçoivent pas la liaison naturelle de certains effets à certaines causes ? C’est qu’au dehors des intérêts de fortune nous troublent : on a ses prétentions, on a ses craintes. Au dedans des préjugés formés par les passions nous occupent. On a pour celui-ci de l’inclination, et de l’aversion pour celui-là.

Autrefois Chan kiu yuen ayant observé Ouang yen, prononça sans hésiter, qu’il tromperait tout l’empire, et rendrait malheureux les peuples. Kuo fuen yang ayant examiné Lou ki : Si jamais, dit-il, cet homme réussit et s’avance, c’est fait de notre postérité. O ! qu’on peut aujourd’hui prononcer bien plus sûrement sur les suites comme infaillibles qu’aurait l’avancement de certain homme[312] ! Car enfin, suivant ce que l’histoire rapporte de Ouang yen, c’était à la vérité un homme habile à se contrefaire, né avec un certain air de politesse et de douceur, dont il abusait pour surprendre et gagner ceux auxquels il avait intérêt de plaire. C’était un hypocrite et un fourbe ; mais il n’était ni avide, ni malfaisant. S’il y avait eu un prince moins faible que Hoei ti qui régnait alors, Ouang yen n’aurait excité aucun trouble.

Pour Lou ki, c’était véritablement un très méchant homme, et capable de tout entreprendre : mais il n’avait ni science, ni politesse. Son air, ses discours, ses manières n’avaient rien de gagnant. Il fallait un prince aussi peu éclairé que Te tsong, pour se laisser gouverner par un homme de ce caractère. De tout ceci l’on pourrait conclure que les prédictions de Chan kiu yuen, et de Kuo fuen yang, sur Ouang yen, et sur Lou ki, pouvaient encore ne pas paraître tout à fait infaillibles.

Mais aujourd’hui s’élève un homme, qui a sans cesse à la bouche les plus belles maximes de Confucius et de Lao tze, mais qui ne suit dans sa conduite que la méthode de Koan[313] tchong. Il s’est formé un cortège de certains lettrés, dont la fortune ne répond pas à leur ambition : lui et eux se sont fait dans leurs conférences une espèce de langage particulier. Ils s’y donnent de nouveaux noms. C’est à qui louera le plus partout ce pédagogue. On n’hésite point à dire que c’est Hien gen yuen, ou Mong tse ressuscité. L’examine-t-on un peu de près ? Dans le fond, c’est un méchant homme, qui cache autant qu’il peut sous certains dehors, une malice, et une cupidité non commune, En un mot, c’est Ouang yen, et Lou ki réunis dans un seul homme. Jugez ce qu’on en doit attendre.

Pour les dehors du personnage, les voici : se laver le visage, nettoyer ses habits, sont des soins que naturellement chacun prend. Pour lui au contraire, il affecte un air sordide : ses habits sont de chanvre : sa nourriture approche fort de celle des chiens et des cochons. Il a toujours la tête d’un prisonnier, visage d’un homme en grand deuil. Il cite à chaque pas les sentences de nos King ; mais il est bien éloigné de les vouloir exprimer dans sa conduite. C’est assez l’ordinaire qu’un homme qui, contre le temps commun et les inclinations les plus raisonnables de la nature, donne dans la singularité et dans des dehors équivoques, est au fond un méchant homme, et cherche à se déguiser. C’est la route que prirent autrefois Y ya chu tiao, et Kei fang pour s’insinuer à la cour de Fei, et pour tout bouleverser. C’est aussi la route que prend notre homme ; malgré les bonnes intentions d’un prince équitable et zélé pour le bon ordre, malgré les lumières d’un grand et sage ministre, je le vois prêt de parvenir aux honneurs qu’il a toujours eu en vue. S’il y arrive (j’ose le dire avec bien plus de certitude qu’on ne le dit autrefois de Ouang yen et de Lou ki) ce sera pour le malheur de l’empire. Si on l’arrête en chemin, et qu’on l’éloigne, le commun des hommes peu instruit ne manquera pas de me blâmer et de le plaindre. C’est dommage, dira-t-on, c’était un homme de mérite. Sou siun a porté trop loin ses soupçons et ses conjectures. Mais s’il continue d’avancer, et s’il fait encore quelques pas qui lui restent à faire ; ce qu’en souffrira l’empire, vérifiera bientôt ma prédiction : j’aurai la réputation de prophète ; triste consolation pour un homme, qui a le bien de l’empire à cœur.


Ouang ngan ché devint ministre d’État. Dans le recueil d’où l’on tire ces pièces, il y a bon nombre de remontrances contre un nouveau règlement de son invention, qui tendait à la ruine des peuples. Sa mémoire est encore aujourd’hui en exécration. Ainsi la prédiction de Sou siun se vérifia du moins en partie.


Discours de Yu tsing contre les augures, et contre les historiens qui les ramassent et les font valoir.


Quels hommes que nos anciens rois ! Leurs paroles étaient autant de maximes propres à servir de lois à tout l’univers ; leurs actions, autant d’exemples propres à servir de modèles à tous les siècles. Cependant, tout sages et tout vertueux qu’étaient ces grands hommes, ils se défiaient encore d’eux-mêmes. Ils craignaient de se relâcher et de s’oublier. Pour se tenir en haleine, ou pour être redressés en cas de besoin, parmi les officiers de leur suite, ils en avaient dont l’emploi était de remarquer leurs paroles et leurs actions, d’en porter un jugement équitable, et de les faire passer aux siècles futurs. Telle était dans la première institution la fonction principale des historiens. Tenir un registre des mois et des jours, pour avertir à temps des cérémonies réglées, ; n’était que l’accessoire de cet emploi. Les anciens livres, contiennent les paroles de nos anciens empereurs. Le livre qui a pour titre Tao ki, et celui qui a pour titre Tchun tsiou, l’un fait à Tsou, l’autre à Lou, sont des histoires, où l’on rapporte les actions et les discours, les conventions et les traités, le bien et le mal, les succès bons ou mauvais.

Pour ce qui est des augures ou des présages, ces livres n’en font aucun cas. Quand nous descendons à l’histoire des Han, nous trouvons qu’on les y ramasse et qu’on les étale avec soin. D’abord c’est une espèce de tchi, plante singulière et de couleur rouge. Vient ensuite, un oye sauvage tout blanc. Ici c’est une source de vin doux. Là c’est une rosée sucrée : sous un règne on a remarqué quelque nuage extraordinaire. Sous un autre, il s’est trouvé quelque vase antique et précieux. Le tout y est donné ou comme un effet de la vertu du prince qui règne ou comme un présage assuré de ses succès. Jamais la sage et saine antiquité ne regarda une histoire comme défectueuse, pour n’avoir rien de semblable. Et s’amuser à ramasser toutes ces choses, c’est assurément s’écarter de la fin primitive de l’histoire.

Pour moi, je dis que le bonheur ou le malheur des États, dépend de la vertu ou du vice, et non pas de ces prétendus augures bons ou mauvais. Ce qui rendit heureux et fameux le règne de Yao, ce fut l’union qu’il procura entre tous ses proches, et la bonne intelligence qu’il établit entre les différents royaumes. Chun sut distinguer parmi les officiers de la cour, quatre méchants hommes, et les chasser. Il sut en employer seize autres également vertueux et capables. C’est par là principalement, qu’il se montra digne successeur de Yao. Yu sut faire écouler les eaux, et rendre les terres propres à la culture. Voilà ce qui le rendit célèbre et ce qui le fit successeur de Chun. Une charité non commune fit prospérer Tching tang ; la vertu comme héréditaire pendant plusieurs générations dans la famille Tcheou, la conduisit sur le trône. Peut-on nier que ces empereurs indépendamment de ce qu’on appelle bons augures, aient été de très sages princes, qui ont heureusement régné ? D’autre part Kouei[314] se perdit par un faste énorme et par des dépenses insensées : Sin[315], par une cruauté tyrannique ; Li vang, par ses exactions, Yeou vang[316] par ses voluptés, se rendirent odieux et méprisables. Indépendamment de tout prodige, et de tout ce qu’on appelle mauvais présages, ces empereurs ont toujours passé, et passeront toujours avec justice pour des princes sans lumières, et leurs règnes pleins de troubles et de désordres, seront toujours regardés avec horreur.

On dit que du temps de Chang, sous le règne de Kao tsong, on vit naître d’eux-mêmes des mûriers et du riz dans le palais ; qu’on interpréta ce prodige en mauvaise part ; et que chacun en fut effrayé. Cependant cet empereur releva sa dynastie, qui tombait en décadence. Sous King kong prince de Song, on vit, dirent les astrologues, deux constellations se mêler. Tout effrayant qu’on estimât ce phénomène, ce fut à King kong que les États de Song durent leur repos et leur sûreté. Preuve que quand un prince a la sagesse et la vertu que demande le rang qu’il tient, ces monstrueux événements ne lui peuvent nuire. Ngai kong roi de Lou prit une licorne[317]. Malgré ce prétendu bon augure ce prince chassé de ses États fut obligé de se retirer dans le royaume de Ouei[318]. Sous Ping ti, on avait entendu, disait-on, chanter les fong hoang[319] : on se promettait merveille. Vang puen usurpa le trône et interrompit la dynastie Han. Preuve que si le prince est sans lumières et sans vertu, il se flatte en vain de ce qu’on appelle heureux présages.

Il est vrai que Confucius dans le Tchun tsiou a marqué les éclipses de soleil, les tremblements de terre, les écroulements de montagnes, les chutes d’étoiles, la naissance et les changements de certains insectes. Mais ce n’était pas qu’il aimât à recueillir des choses extraordinaires, et à en grossir son livre : son dessein était de porter les princes à rentrer en eux-mêmes à la vue de ces prodiges, et de les exciter, du moins par la crainte, à se corriger de leurs vices, à cultiver la vertu, et à rétablir le bon ordre dans l’empire. Du reste, afin qu’on ne pût le soupçonner de faire dépendre de ces événements, le bonheur ou le malheur des États, les bons ou mauvais succès des princes, il a fini exprès son livre par le désastre de Ngai kong, sous qui cependant avait paru la licorne[320]. Yu tsing rapporte ensuite certains endroits de l’histoire de Han, et déplore l’aveuglement de quelques princes en ce genre. Enfin un des empereurs de la dynastie Han se déclara contre ces augures, et blâma publiquement les officiers des provinces, qui en tiraient d’heureux présages. Comme ce talent avait recommencé sous quelques princes de la dynastie Song, Yu tsing exhorte son prince à l’abolir et à fonder le bonheur de son règne sur la vertu, et sur l’amour de ses peuples.


La septième des années nommées Hi ning, Tchin kié ayant eu une commission dans les provinces, et ayant été témoin oculaire de l’extrême misère des peuples, dépeignit dans une carte ce qu’il avait vu, pour le présenter à l’empereur. Ouang ngan ché alors premier ministre, n’ignorait pas qu’on attribuait la misère des peuples à un nouveau règlement dont il était auteur. Pour cela il arrêtait, autant qu’il pouvait, les avis qu’on donnait à la cour. Tching kié usa de stratagème et fit passer sa carte à l’empereur avec le discours qui suit.


Prince, j’ai vu de mes yeux le dégât que firent l’été dernier les sauterelles. L’automne et l’hiver ont été d’une grande sécheresse. Nous voici à la fin du printemps : il n’est pas encore tombé la moindre pluie. La grande sécheresse a perdu les blés. Elle a empêché de semer les petits grains, même les pois. Le prix du riz est exorbitant, et il augmente tous les jours. Tout le monde est dans la tristesse et dans l’alarme. Sur dix de vos sujets, il y en a neuf qui craignent avec raison de mourir bientôt de misère. Aussi sans égard aux défenses portées par les édits, on a coupé ce printemps les arbres naissants ; on a pêché dans toutes les rivières et dans tous les lacs ; chacun cherchant où il peut et comme il peut, de quoi payer vos officiers qui le pressent, et de quoi acheter un chin[321] de riz. Ainsi les arbres sont ruinés dans la campagne. Le poisson qu’on empêche de peupler, est épuisé dans les lacs et les rivières. De plus, les barbares insultent la Chine.

Quelle est la cause de ces malheurs ? Il n’y en a point d’autre, sinon que vos officiers à la cour et dans les provinces, vous servent mal, et ne suivent point pour règle de leur conduite, la vertu et la raison. Hélas ! rien de plus aisé et de plus ordinaire, que d’ouvrir le chemin aux grandes calamités. Mais rien de plus difficile et de plus rare que de les apercevoir de loin. Ce sont comme des orages, que des causes peu sensibles forment et grossissent peu à peu, mais qui fondent tout à coup avec une rapidité que rien ne peut retenir, et avec une violence à laquelle rien ne résiste. Quand le sang coule à ruisseaux dans les campagnes, les moins éclairés de tous les hommes savent dire alors, tout est perdu, ô le grand malheur ! ô l’affreux désastre ! La sagesse consiste donc, non à déplorer ces malheurs quand ils arrivent, mais à les prévenir dans leurs causes, à les prévoir efficacement, et à tourner en bien le mal même, dès qu’il menace ou qu’il commence.

Les maux que je vous expose, ne sont point encore sans remède. Je prie seulement Votre Majesté de ne point perdre de temps, d’ouvrir incessamment ses greniers et ses trésors, pour le soulagement des misérables, et surtout d’annuler ces règlements onéreux, récentes inventions de vos ministres, que la sagesse et la vertu n’ont point suggérées. C’est par là que répondant aux intentions de Tien, vous pouvez espérer de faire cesser le dérèglement des saisons, d’attirer d’abondantes et d’heureuses pluies, de rendre la vie à vos peuples expirants, et d’assurer pour bien des générations, le bonheur et la gloire de votre maison.

Il est important, dit-on communément, que le prince, et ceux qui gouvernent sous lui, se connaissent mutuellement jusqu’au fond du cœur. O que cela n’est-il maintenant ! Tout peu éclairé que je suis, je vois dans le cœur de Votre Majesté une tendresse paternelle pour ses peuples. Depuis qu’elle est sur le trône, elle en a donné des marques éclatantes. De divers partis proposés elle a embrassé bien des fois le plus favorable au peuple. Elle n’a rien de plus à cœur que la vie et la satisfaction de ses sujets. Elle voudrait qu’ils vécussent tous plus longtemps, et plus contents, s’il était possible, qu’on ne faisait sous Yao et Chun. Telle serait votre ambition, non de voir regorger vos coffres, et d’y amasser plus qu’il n’y a dans tout le reste de l’empire. Vous êtes sans doute bien éloigné de vous piquer d’une chose si peu digne d’un homme sage, et d’un bon prince.

Mais vos officiers, tant à la cour, que dans les provinces, ou n’ont point pénétré les sentiments intimes de votre cœur, ou n’y veulent point entrer. Ce n’est qu’exactions, que châtiments, que cruautés. Ces pauvres peuples qui sont les peuples de Tien et les vôtres, sont réduits aux dernières extrémités. Vos officiers qui en sont la cause, voient leur misère d’un air tranquille, sans en être touchés, et sans y apporter le moindre remède. Vous étant tel que je vous connais, eux étant tels que je viens de vous les dépeindre ; que peut-on espérer de bon de si peu de correspondance ?

Je ne sais ce que vos officiers prétendent. Ce que je sais, c’est que chaque jour ce sont de nouveaux raffinements pour amasser, et qu’ils n’ont point d’autre règle que leur humeur ou leur caprice. A cela, je dis en moi-même : y a-t-il donc des âges et des règnes malheureux, pendant lesquels il manque de gens vertueux et capables ? est-ce que le prince ne choisit pas bien ou gouverne mal ceux qu’il emploie ? Dans l’heureuse antiquité, les particuliers de tout rang, hommes et femmes, jusqu’aux simples revendeurs, jusqu’aux laboureurs dans les campagnes, jusqu’aux bûcherons dans les bois, avaient du zèle pour l’État. Chacun cherchait à aider de son mieux le prince. Aujourd’hui le zèle manque jusque dans le corps des censeurs. Ils sont tous muets : ou si quelques-uns d’eux parlent, c’est dans la vue de pourvoir à leur propre sûreté, en s’excusant d’un emploi qu’ils n’ont pas le courage de bien remplir. Cependant vos premiers ministres avec une insatiable cupidité, donnent dans tout ce qui s’appelle intérêt, d’une manière si basse et si indigne, qu’il n’y a plus dans votre empire d’hommes vraiment sages et vertueux, qui veuillent avoir avec eux le moindre commerce, ni leur parler, même en passant.

Est-ce au temps, est-ce à V. M. que tout cela doit s’attribuer ? Quand je veux l’attribuer au temps, ma mémoire aussitôt me rappelle que Yao et Chun eurent Hoan, Ki, et autres semblables ; que Tching tang et Ven vang eurent Y et Liu ; que sous les dynasties Han et Tang, tous les bons princes ont eu des officiers vertueux et zélés ; qu’il en a été ainsi depuis le commencement de votre dynastie, sous vos illustres ancêtres ; qu’on a vu dans ces divers temps entre le prince et ses officiers la même correspondance, qu’on voit dans le corps humain entre le cœur et les membres. C’était un concert admirable réglé par la voix du prince. Tout conspirait au bien de l’État. Tout se ressentait aussi dans l’État d’une correspondance si parfaite. Sous votre règne elle ne se voit point. De votre part ce n’est que clémence et que bonté. De la part de vos ministres, c’est le contraire.

Si cela ne peut s’attribuer à la différence des temps, il faut bien l’attribuer à ce que V. M. ne suit pas la bonne méthode dans le choix de ceux qu’elle emploie et dans la manière de les gouverner, faites-y attention ; il y va de l’intérêt de votre maison, de choisir mieux, et de tenir plus en bride ceux sur qui tombe votre choix. Tel qui pour un repas qu’on lui donne en passant et par occasion est prompt à témoigner sa reconnaissance, en manque pour son père, qui l’a nourri tant d’années. C’est un désordre qui est assez commun chez la vile populace. Aujourd’hui on le voit régner parmi les officiers du premier ordre. C’est une maxime reçue, que le prince et le sujet doivent se regarder comme père et fils. A plus forte raison ces ministres et autres grands officiers, que le prince distingue par de gros appointements, et par un rang supérieur, doivent lui témoigner en bon fils leur reconnaissance et leur zèle. Cependant que voyons-nous ? D’un côté un prince plein de bonté, tendre sur les maux et sur les dangers de son État ; de l’autre ses officiers qui se contentent de vivre de leurs appointements et qui regardent leur prince, non comme leur père, mais comme un passant et un inconnu, également froids sur les maux que souffre l’État, et sur les dangers qui le menacent. Qu’y a-t-il de plus déplorable ? Quelques-uns disent pour s’excuser : je me borne à ce qui est de mon ressort, je m’acquitte de mon emploi ; je ne suis pas chargé du reste. Ce n’est pas à moi de m’en inquiéter. Pitoyable excuse ! Il est vrai qu’il y a divers rangs, et divers emplois à la cour du prince : mais chacun, dans le rang qu’il tient, lui doit en bon fils tout le zèle et tout le dévouement dont il est capable. Manquer à ce qu’on lui doit en ce genre, c’est bien pis que de choquer, en faisant son devoir, quelque officier supérieur, et quelque avantage qu’on puisse espérer de sa complaisance pour un homme, qu’est-ce en comparaison du malheur d’offenser Hoang tien[322].

Pour moi, je vois fort bien qu’en certains palais presque aussi respectés et plus redoutables que le vôtre, on prendra les avis que je vous donne, pour une insulte et une témérité. Je sais à quoi je m’expose : mais dix mille morts ne peuvent m’intimider. Ce qui m’encourage le voici. Par dessus tout, Tien, dont je respecte les ordres. Au-dessous de Tien, mon prince et sa maison, pour qui j’ai du zèle. Au-dessous du prince les peuples pour qui j’ai de la compassion. Dût-on me mettre en pièces : Qui suis-je pour m’épargner dans une semblable occasion ? Une fourmi est écrasée ; qui en tient compte ?

Je reviens d’une commission, qui m’a obligé de parcourir un assez grand pays, par où ont passé vos troupes. On dirait, en voyant l’état où y sont les hommes, qu’il n’y a personne dans l’empire, qui soit chargé du soin des peuples, ou qui soit tant soit peu sensible à leurs maux. Les maris engagent leurs femmes, les pères vendent leurs enfants, les plus proches s’abandonnent, et se répandent de tous côtés. On ruine tout dans la campagne : on n’épargne ni mûriers, ni arbres fruitiers. C’est un dégât irréparable. Plusieurs détruisent leurs maisons, et vont les vendre par pièces. On presse celui-ci pour de l’argent, et celui-là pour du grain. Les plus impitoyables créanciers sont vos officiers et leurs commis. Le pauvre peuple languit dans l’oppression. On ne peut voir tant de misère, sans en avoir le cœur percé. Je n’en parle point par ouï dire : j’ai vu tout ce que j’expose ; je l’ai marqué le jour même sur mes mémoires : c’est sur ces mémoires réunis que j’ai dressé une carte, où le tout est représenté. Comme je n’y mets rien que je n’aie vu, V. M. peut juger que ce que ma carte contient, n’est pas la centième partie de ce qui se passe. Je ne doute point cependant, qu’il n’y en ait plus qu’il n’en faut pour attendrir V. M. pour lui faire pousser bien des soupirs, et lui tirer bien des larmes. Que serait-ce, si elle voyait ce qui se passe plus au loin, où l’on assure que la misère est encore plus grande ? Je joins cette supplique à ma carte ; et je prie Votre Majesté d’examiner l’une et l’autre, si après y avoir pensé, elle veut bien exécuter ce que[323] je propose, et que dans l’espace de dix jours il ne pleuve pas ; faites-moi couper la tête, comme à un homme qui aura manqué de respect à Tien, et qui aura trompé son prince. Que s’il arrive qu’en effet vous vous trouviez bien de mes conseils, bien loin que j’en attende la récompense, je me reconnaîtrai toujours coupable, d’avoir plus osé[324] que mon rang ne me permettait.


Chin tsong ayant reçu cette carte, et cette supplique, l’examina sans la montrer à personne, et poussa de grands soupirs à bien des reprises : puis mettant ces écrits dans la manche, il se retira dans l’intérieur du palais. Toute la nuit il ne dormit point. Dès le lendemain il donna ses ordres conçus en dix-huit articles, qui remplissaient parfaitement ce que proposait Tching kié ; ce qui causa parmi le peuple de grandes acclamations de joie et de reconnaissance. Chin tsong en donnant ces ordres, publia une déclaration, où il s’accusait lui-même avec beaucoup de modestie, et prescrit qu’on lui donnât des avis. Le troisième jour il tomba une pluie très abondante, qui se répandit fort au loin. Les ministres étant entrés pour en féliciter l’empereur, il leur montra la supplique et la carte de Tching kié. Il joignit à cela une réprimande, dont ils le remercièrent à genoux. Ouang ngan ché, quelques jours après, demanda à se retirer. On sut pourquoi, et quel avait été le délateur. Aussitôt Tching kié fut en butte aux créatures de Ouang ngan ché. On découvrit que le tour qu’il avait pris pour faire passer ses avis à l’empereur, avait été d’envoyer un courrier à la manière des yu sseë. On suscita les yu sseë à en demander justice. Tching kié perdit son emploi, fut envoyé magistrat à Yng tcheou, et bientôt les impôts revinrent.

Dans le recueil d’où l’on tire ces pièces, après celle qu’on vient de traduire, on en met une de Sou ché[325], présentée au même empereur Chin tsong. Sou ché le ménage bien moins que n’a fait Tching kié. Ce discours est divisé en trois points. Dans le premier, il prouve que le prince n’est puissant, qu’autant qu’il a le cœur de ses sujets. Il expose ensuite, avec la dernière liberté, tout ce qu’on disait du gouvernement, pour faire connaître à Chin tsong, qu’il n’avait pas le cœur des siens. Enfin il l’exhorte à faire ce qu’il faut pour le gagner. Tout ce point roule sur la même matière qu’a touché Tching kié, savoir sur les nouveaux impôts et les nouveaux règlements de l’invention de Ouang ngan ché. Dans le second point Sou ché exhorte Chin tsong à faire régner les bonnes mœurs et la vertu dans l’empire. Il dit que de là sa force et sa durée dépendent plus que de toutes les richesses. Il le prouve par l’histoire. Un moyen qu’il propose entre autres, c’est d’éloigner des emplois les gens sans vertu, eussent-ils d’ailleurs du talent. Cela est encore contre Ouang ngan ché et ses semblables. Le troisième point est sur le maintien des lois. Il appuie principalement sur l’utilité des remontrances. Il gémit sur ce que les tribunaux de tout temps établis à cet effet, sont devenus muets. Il fait sentir qu’une autorité redoutable les intimide. Cela est contre les ministres, et particulièrement contre Ouang ngan ché. Il exhorte le prince à soutenir l’autorité et la liberté de ces tribunaux, à les remplir de gens de poids et de probité, dont les lumières lui soient utiles, et dont l’inébranlable fermeté tienne en respect les ministres. Comme on a déjà vu ces matières traitées dans divers discours, et que celui-ci de Sou ché est long, je n’en donne ici que le précis sans le traduire.


Quelques avantages qu’avait eu l’empereur Chin tsong contre une nation voisine, avaient remis en goût de faire la guerre. Tchang fang ping, qui était en place, résolut de l’en dissuader par une remontrance ; comme il n’écrivait pas bien, il s’adressa à Sou ché, qui lui composa la pièce suivante.


Prince, aimer la guerre et aimer les femmes, sont deux passions qui paraissent bien éloignées. On les compare cependant, et réellement elles ont du moins ce rapport, que comme celle-ci nuit à la santé en bien des manières, et qu’un prince qui en est possédé, abrège ses jours ; de même celle-là nuit à l’État par bien des endroits ; et sa perte est comme certaine, quand le prince s’y abandonne. Nos anciens et sages rois ne faisaient jamais la guerre, que quand ils ne pouvaient absolument s’en dispenser. S’ils avaient l’avantage sur l’ennemi, le fruit de leur victoire était une longue et heureuse paix ; et s’ils avaient du dessous, ce qu’ils en souffraient n’allait pas loin, du moins n’aboutissait jamais aux derniers malheurs. Dans les âges postérieurs on en use autrement. Nos princes font la guerre, parce qu’ils veulent la faire, et sans aucune nécessité. Aussi, soit qu’ils vainquent ou qu’ils soient vaincus, la guerre est toujours très pernicieuse. Sont-ils vainqueurs ? Les fâcheuses suites de la guerre en viennent tant soit peu plus tard ; mais elles n’en sont que plus funestes. Sont-ils vaincus ? Leur défaite a toujours des effets fort tristes ; mais cependant encore moins[326] dangereux que ne le sont communément les suites de leur victoire.

Un sage prince, qui a bien pénétré cette vérité, ne se laisse point emporter à l’ardeur de se signaler par des exploits, ni même tenter par l’espérance d’une victoire presque certaine. Il pèse attentivement les maux de la guerre, et ne s’y résout qu’à l’extrémité. Met-on en campagne cent mille hommes ? Tout est en mouvement pour cela. Chaque jour on dépense une grosse somme, des millions de familles sont vexées, les coffres et les greniers du prince se vident, les peuples s’épuisent, le froid et la faim les pressent ; ils s’assemblent, ils volent, ils pillent, et portent l’alarme et le trouble par tout l’empire. Les mourants, les blessés, tous ceux qui souffrent, éclatent en murmures contre le prince, et lui attirent enfin pour punition des inondations, des sécheresses, ou semblables fléaux. Tantôt c’est un général, qui, à la tête d’une armée dont il se sent le maître, met à ses prétendus services le prix qu’il veut. Tantôt ce sont les subalternes et les soldats rebutés, qui se débandent ou se révoltent. Enfin la guerre traîne après soi cent et cent inconvénients : et les malédictions de tant d’innocents qu’elle fait souffrir, ne peuvent manquer de tomber particulièrement sur le prince qui la veut élire, et sur ceux qui l’y portent par leurs conseils. Combien de princes ou passionnés pour la guerre, ou trop faciles à s’y engager, l’ont éprouvé pour leur malheur !

Ne parlons point, à la bonne heure, de ceux que de honteuses défaites ont fait périr. Considérez seulement où ont abouti les succès de ceux que la victoire semblait suivre. Chi hoang devenu empereur par la destruction des six royaumes, qui partageaient alors la Chine, voulut pousser plus loin ses conquêtes. Il attaqua Hou et Yué[327] : on ne peut dire ce que tout l’empire souffrit pour soutenir ces guerres. Chi hoang s’y obstina ; et par la conquête de ces pays-là, il étendit les limites de l’empire au-delà de ce que possédaient nos trois fameuses dynasties. Mais il laissa les choses en mourant dans un tel état, qu’à peine la terre de son tombeau avait eu le temps de bien sécher, quand Eul chi, son fils et son successeur, perdit l’empire et la vie.

Sous la dynastie Han, l’empereur Vou ti voulut profiter des épargnes de Ven ti et de King ti ses prédécesseurs, et de l’abondance que leur règne avait mis dans tout l’empire. Il entreprit donc de grandes guerres. Après avoir dompté et soumis les Hiong nou[328] au nord, il attaqua et soumit du côté de l’occident quantité d’autres royaumes. Chaque année nouvelle entreprise, et presque toujours nouveau succès. Enfin l’année nommée Kien yuen, les fâcheuses suites de ces guerres commencèrent à se faire sentir. Il s’éleva dans l’empire plus d’un Tchi heou[329]. Ces troubles durèrent trente ans entiers, et firent périr bien du monde. Survint, à l’occasion de quelques sortilèges, une mésintelligence éclatante entre l’empereur et son fils : mésintelligence qui fit couler des ruisseaux de sang dans la capitale de l’empire, qui perdit le jeune prince, et qui coûta bien des chagrins à son père. Vou ti, à la vérité, se reconnut, se modéra, et se repentit, mais trop tard, d’avoir ainsi passé tant d’années dans la guerre et dans le trouble.

Ven ti fondateur de la dynastie Souy, ne se fut pas plus tôt rendu maître de ce qui est au midi du Kiang[330], qu’il entreprit diverses expéditions contre les barbares. Yang ti son fils et son successeur, les poursuivit avec vigueur. Ils se réduisirent des royaumes qui étaient puissants, et se rendirent au dehors très redoutables ; mais au dedans les peuples surchargés les avaient en exécration. Il s’éleva de tous côtés des révoltes ; et ces troubles firent finir en peu de temps cette dynastie.

Tai tsong[331], après avoir soumis avec une rapidité surprenante Tou kiué, Kao tchang, Tou yu et d’autres pays, voulut encore se signaler davantage par quelque exploit plus considérable. Il entreprit sans aucune nécessité la guerre du Leao tong ; il marcha en personne contre la Corée. Il échoua, et s’en revint assez honteux. Ces guerres qu’il avait commencées, furent continuées encore plus mal à propos sous l’impératrice Ou, dont la mauvaise conduite pensa perdre la dynastie Tang. Tai tsong était un prince, qui de l’aveu de tout le monde, avait d’éminentes qualités ; sévère à lui-même, doux aux autres, bon, libéral, indulgent. Peu s’en fallut cependant qu’il ne tombât entre les mains des ennemis. Immédiatement après lui, sa postérité fut en grand danger de périr. On ne dira pas que ce fut en récompense de ses vertus. Il faut donc dire que ce fut en punition des guerres qu’il avait entrepris sans nécessité. Reprenons.

Vou ti et Tai tsong aimèrent la guerre. Comme c’étaient des princes d’ailleurs aimables et bons, leurs expéditions militaires ne les perdirent pas tout à fait. Chi hoang et Ven ti entreprirent aussi de grandes guerres ; comme ils étaient d’ailleurs cruels et haïs, la prompte extinction de leur race, fut le fruit de leurs victoires et de leurs conquêtes. Toutes les fois que je tombe sur ces endroits de notre histoire, je ferme le livre, et je fond en larmes : tant je suis touché de voir que des princes qui avaient de si grandes qualités, se soient si grossièrement trompés. Oh ! qu’il eût été à souhaiter pour ces quatre princes, qu’ils eussent eu d’abord quelque grand échec. Dégoûtés par là de la guerre, ils auraient craint de s’y engager ; et cette perte par cet endroit leur eût été très utile. Par malheur pour eux ils réussirent dans leurs entreprises. Ce succès échauffant en eux l’ardeur de se signaler et de conquérir, ne leur permit pas de prévoir ce qui devait suivre : et c’est ce qui m’a fait dire, que si nos princes sont vainqueurs, les fâcheuses suites de la guerre tardent un peu plus à venir, mais n’en sont que plus funestes ; au lieu que s’ils sont vaincus, les tristes effets de leur défaite sont communément moins dangereux. Pesez bien cela, je vous en prie.

Sin tsong, prince débonnaire et pacifique, qui aimait beaucoup ses peuples, régna très longtemps, sans jamais penser à la guerre. Les armes sous son règne étaient toutes couvertes de rouille. Cette longue paix rendit paresseux et négligents les généraux et les autres officiers de guerre. Yuen hao voulut profiter de cette négligence, il se jeta avec un gros parti sur Yen ngan, King yuen, Ling fou, et autres pays. Les troupes qu’on opposa à ce rebelle, furent défaites jusqu’à trois ou quatre fois. Malgré ces pertes, et les levées plus grandes qu’il fallut faire, on n’entendit pas dans tout l’empire le moindre murmure. La guerre finit assez heureusement, et n’eût aucune fâcheuse suite. Pourquoi cela ? C’est qu’on connaissait le prince, et qu’on savait qu’il aimait la paix. C’est que bien plus clairement que les peuples, Tien ti et Kouei chin voyaient que cette guerre n’était point une guerre de cupidité, d’ambition, et de caprice, mais de pure nécessité.

Tien vous a donné beaucoup de bravoure, et un génie étendu ; vos vues vont à augmenter les richesses et les forces de votre empire. A peine fûtes-vous sur le trône, qu’on vous vit curieux de belles armes, empressé à vous en bien fournir. Les États voisins et vos sujets attentifs à vos actions et à vos discours, en conclurent que vos inclinations étaient pour la guerre. Ceux que vous aviez alors pour ministres, le virent assurément comme les autres : mais ou peu éclairés, ou peu zélés, ils n’eurent point soin de s’opposer avec sagesse à ces inclinations naissantes ; bien moins encore les Kiu mi[332]. Les censeurs mêmes se turent, et ne vous donnèrent pas sur cela le moindre avis. Ainsi s’est fortifiée sans obstacle votre inclination guerrière : sont venus ensuite sur les rangs Siue kiang et Hoan kiang, gens naturellement inquiets : ils vous ont proposé diverses expéditions, comme avantageuses et dignes de vous : quelques autres qu’ils avaient gagnés, ont appuyé ces desseins. On a fait la guerre. On s’est épuisé pour la soutenir : on a été fréquemment battu. Enfin les guerres des années nommées Kang ting et King li, qu’on a toujours déplorées, ne furent pas à beaucoup près si funestes que celle-ci. Tien irrité, les peuples outrés, les soldats des frontières mutinés, la cour en tumulte et en alarme, V. M. elle-même réduite des mois entiers à ne faire qu’un repas par jour, encore bien tard. Voilà où aboutirent ces expéditions dont on vous promettait tant d’avantage et tant de gloire. D’où vient cela ? C’est que vous avez vous-même cherché la guerre, sans que rien vous y obligeât, et vos troupes étaient moins animées contre l’ennemi, que contre vous.

Au reste, tout affligeantes qu’étaient d’un côté ces pertes, c’était d’un autre côté une grâce singulière, qu’en considération de vos ancêtres vous faisait Hoang tien, pour vous faire rentrer en vous-même. Hélas ! Elle vous fut inutile cette grâce. Il se trouva auprès de vous certains génies superficiels, peu capables de pénétrer le fond des choses. Leurs discours et vos inclinations qu’ils flattaient, ne vous laissèrent voir dans ces défaites que de la honte. Vous voulûtes absolument vous en laver par quelque victoire. De là les expéditions de Hi ho, Mei chan, et Yu lou. Elles vous réussirent à la vérité moins mal que les précédentes. Mais peut-on compter pour heureuses des guerres, qui font périr tant de personnes innocentes de tout âge, qui épuisent l’État, qui dépouillent des princes soumis, dont tout le fruit se réduit à la possession de quelques terres très inutiles, et au vain nom de conquérant.

Ébloui du faux éclat de cette réputation, sans faire attention aux maux réels que ces guerres venaient de causer, vous en entreprîtes une nouvelle contre Ngan vou[333]. La dépense fut énorme pour les convois. Il mourut dans ces corvées un monde infini. Votre armée de plus de cent mille hommes, pendant qu’on amassait les munitions de guerre et de bouche, fut ruinée par les maladies, avant que d’avoir vu l’ennemi. Ce malheur peu attendu semblait avoir ralenti votre ardeur guerrière. Mais bientôt cette passion s’est réveillée. Voilà une nouvelle armée en campagne : sous la conduite de Li hien, vos troupes ont eu quelque avantage, Votre Majesté nage dans la joie : elle ordonne qu’on avance ; et il paraît que dans le fond du cœur, elle regarde ces États voisins comme une conquête sûre et facile.

Les desseins de Tien sont difficiles à approfondir. Pour moi, je les respecte et je les crains. Quand dans toute une campagne, on en est venu une fois aux mains, si vos troupes ont vaincu, aussitôt les courriers volent, et vous donnent avis de la victoire ; tous les grands officiers de votre cour s’empressent à vous en féliciter par écrit, selon la coutume. C’est à qui fera le plus valoir nos succès, et à qui tournera mieux son compliment pour vous plaire.

Cependant bon nombre de vos sujets à qui le fer a ôté la vie, sont demeurés sur la place. Les chemins sont pleins de ceux que la fatigue des convois a fait succomber. Vos peuples en bien des endroits accablés par les subsides, et par la cruauté des collecteurs, ont abandonné leurs domiciles, et errent çà et là. Les maris vendent leurs femmes : on ne voit de toutes parts dans les campagnes, que gens pâles, décharnés, prêts à se pendre de désespoir. Ici un pauvre vieillard pleure son fils, l’unique appui de sa vieillesse. Là, un bon fils pleure son père, à qui la guerre ne lui a pas permis de rendre les plus essentiels devoirs. D’un côté c’est un orphelin, de l’autre une veuve, qui jette des cris lamentables. Votre Majesté ne voit ni n’entend rien de tout cela.

Il en est à peu près comme de vos repas. On vous y présente du bœuf, du mouton, et d’autres mets bien assaisonnés. Vous en mangez avec plaisir. Mais, si avant le repas, vous aviez vu ces animaux entre les mains du boucher, d’abord crier et se défendre, céder ensuite à la force, être assommés, égorgés, étendus sur une table, écorchés et hachés en pièces ; quelque assaisonnement qu’on pût leur donner, quand on vous les présenterait à table, les bâtonnets vous tomberaient des mains : vous n’auriez pas le cœur d’en manger. Que serait-ce si V. M. pouvait voir de ses yeux l’affreux spectacle de tant d’hommes mourants, et entendre de ses oreilles les tristes gémissements de tant d’autres qui se croient malheureux de vivre ? Comment pourrait-elle goûter la nouvelle de la victoire, et les conjouissances qui la suivent ? Croyez-moi, quand vous auriez d’aussi habiles généraux, des troupes aussi choisies, des armées aussi fortes, d’aussi grandes réserves d’argent et de munitions, qu’en avaient les quatre princes dont j’ai parlé ; instruit par leur exemple de la triste fin où aboutissent les guerres en apparence les plus heureuses, vous devriez craindre sagement de vous y engager sans nécessité. Combien à plus forte raison devez-vous craindre dans l’état où sont les choses ? Ce que vous avez d’officiers ne sont pas comparables à ceux qu’ils avaient. Les trésors et les greniers publics sont presque épuisés. A peine y a-t-il de quoi payer aux officiers de tout l’empire les appointements ordinaires. Les largesses qui se faisaient au Nan kiao[334], qui étaient d’un usage si ancien, sont depuis longtemps retranchées.

Quelque habile que vous soyez, il me paraît que de remuer dans de telles circonstances, est une chose bien dangereuse. Les maladies suivent la disette, et l’augmentent. Les brigands de l’est et du nord vous voyant occupé ailleurs, recommenceront leurs courses. Si, quand vous serez bien engagé dans la guerre que vous commencez, les peuples surchargés dont il faudra bien exiger de nouveaux subsides, perdent à la fin patience, et se joignent aux brigands, ou les imitent, vous voilà réduit au triste état où était l’empire, lorsqu’après les conquêtes de Chi hoang, un bandit, un homme de néant en se révoltant, mit tout en désordre, et fit périr la dynastie Tsin.

J’ai de l’âge, j’ai l’honneur de servir V. M. depuis longtemps : mon zèle qui a toujours été sincère, et qui croît chaque jour, fait que je passe les nuits sans dormir, et souvent, au milieu même de mes repas j’éclate en soupirs, et je fond en larmes. C’est une maxime reçue, qu’avant que de s’engager à quelque chose d’important, il faut examiner si ce qu’on médite s’accorde ou non avec les intentions de Tien. S’il y est conforme, il réussira ; s’il ne l’est pas, il ne peut réussir. Les signes ordinaires par où le prince peut juger si Tien est favorable ou non aux desseins qu’il forme, sont d’une part le règlement des saisons, la fertilité, l’abondance, et d’autres évènements de cette nature ; d’autre part, le dérangement de l’univers, la disette, la famine, et semblables calamités. Or, toutes ces dernières années, rien que d’effrayantes éclipses de soleil, phénomènes extraordinaires dans les astres, tremblements de terre, inondations, sécheresses, maladies populaires. Tout cela se succède sans interruption, et je crois qu’il est mort, à fort peu près, la moitié de vos sujets. Vous pouvez, ce me semble, juger sur tout cela, si le cœur de Tien est favorable à vos entreprises, et conclure qu’il ne l’est pas.

Cependant V. M. ne veut point abandonner son dessein ; elle s’engage de plus en plus. Je vous avoue que cela m’étonne, et m’afflige également. Un fils qui a offensé père et mère, pense-t-il à les apaiser ? Plus posé, plus assidu, plus docile, et plus respectueux qu’il était avant sa faute, il fait sentir qu’il la reconnaît, et qu’il s’en repent. Moyennant cela on la lui pardonne. Mais si ce fils, au lieu de penser à rentrer en grâce, s’émancipait encore à troubler toute la maison, à gronder ou battre les domestiques en présence du père et de la mère, une telle conduite serait-elle propre à les apaiser ? Ce fils mériterait-il qu’on lui pardonnât.

Rappelez-vous donc, je vous en prie, les temps passés. Examinez ce qui a fait fleurir ou périr les dynasties précédentes. Surtout faites une attention particulière aux volontés de Tien et aux signes qu’il vous en donne. Renoncez à vos projets de guerre. Appliquez-vous à entretenir la bonne intelligence avec les États voisins ; à faire régner le bon ordre et l’abondance dans votre cour et dans tout l’empire ; à rendre heureux vos sujets, et à bien affermir par là votre maison sur le trône. Si je voyais cet heureux changement, je fermerais après cela les yeux sans regret, et fallût-il périr dans un bourbier, je mourrais content.

Kao tsou fondateur de la dynastie Han, avait acheté l’honneur du trône par la défaite de plus d’un prétendant brave et puissant. Quang vou ti restaurateur de la même dynastie, avait livré, pour la rétablir, bien des combats, et remporté autant de victoires. Cependant Kao tsou fut le premier à faire la paix avec les nations du nord. Quang vou ti reçut avec plaisir et reconnaissance les propositions qui lui furent faites par ses voisins de l’occident. Est-ce que ces deux empereurs manquaient de courage, ou d’habileté en fait de guerre ? Non, sans doute ; mais la longue expérience qu’ils avaient, leur faisait prévoir de loin, et prévenir sagement de fâcheux revers. V. M. au contraire tranquille au fond de son palais, prononce sans hésiter : qu’on attaque celui-ci, qu’on extermine celui-là. Peut-être suis-je trop timide : j’avoue que cette confiance me paraît bien excessive. Mais hélas ! que fais-je moi ? Quand on veut dissuader quelque chose au prince, il faut prendre bien son temps ; attendre qu’il en soit à demi dégoûté lui-même ; alors on y peut réussir aisément. Mais entreprendre d’arrêter la passion d’un prince, lorsqu’elle est dans sa plus grande force, c’est tenter une chose bien difficile. Cela est encore plus vrai de ce qu’on appelle ambition, passion de vaincre, et d’acquérir de la gloire. Ces passions ont un grand empire sur les cœurs. Quiconque en est possédé, fût-ce un petit lettré habillé de toile, tandis que la passion dans sa plus grande force lui échauffe l’esprit, il est bien difficile de l’arrêter. Oui, dans le fort d’une passion, pour écouter avec patience celui qui s’y oppose, pour faire céder ses propres vues aux avis d’autrui, pour en distinguer l’utilité et la justice, pour s’y rendre enfin malgré ses plus violents désirs ; il faut de ces grandes âmes, qu’une pénétration, une sagesse, et une modération supérieure élève beaucoup au-dessus du vulgaire.

V. M. toujours passionnée pour la guerre, y est maintenant plus échauffée que jamais. Je le vois, et si j’ose malgré cela vous en dissuader par ce discours : c’est, 1° parce qu’ayant l’honneur de vous connaître, je n’ai garde de vous confondre en ce qui s’appelle modération et grandeur d’âme, avec le commun des princes. C’est en second lieu, parce que je ne doute pas que dans la suite V. M. ne se repente vivement d’avoir suivi cette passion, et ne sache alors bien mauvais gré à ceux qui ayant honneur de l’approcher, ne lui auront pas fait sur cela le moindre mot de remontrance. C’est enfin, parce qu’étant vieux et prêt d’aller trouver dans l’autre monde[335] le feu empereur votre père, je veux prévenir le reproche qu’il me ferait, si je m’étais tu comme les autres. Pensez-y, grand prince, et pardonnez-moi ma témérité.


MÉMOIRE DE SOU CHÉ
sur le gouvernement.


Le mémoire est long ; j’en traduirai quelques articles entiers, et je ferai un extrait de quelques autres.

On le dit, et il est vrai, quoique, pour bien gouverner dans un temps de troubles, il faille s’y prendre autrement que quand tout est tranquille ; il y a cependant pour chacun de ces divers temps certaines règles assez connues. De là vient qu’un sage prince, ou un habile ministre, qui voit naître quelque embarras, s’en afflige sans se troubler. Il sait ce qu’il a à faire en ces occasions. Si c’est une inondation ou une sécheresse qui réduit les peuples à l’indigence, qui les oblige de se disperser, et ensuite de se réunir pour piller et voler de côté et d’autre ; on sait que ce qui presse alors, c’est de fournir aux peuples le nécessaire, et que c’est le moyen d’entretenir la paix. Si c’est quelque sujet rebelle, qui voudrait partager l’empire, et qui est à la tête d’une armée, on sait que ce qu’il y a à faire, c’est de lui opposer au plus tôt de bonnes troupes. Si c’est quelque ingrat favori, qui abuse des bontés du prince, qui usurpe l’autorité, qui se fait le maître des vies et des fortunes, sans la participation du souverain ; on sait qu’il n’y a qu’à lui faire au plus tôt son procès, et le punir comme il le mérite. Si ce sont les barbares du voisinage qui font des excursions sur nos terres, il est clair qu’il faut pourvoir à la sûreté des frontières. Ces troubles de différente espèce traînent après eux bien des maux ; mais enfin ils sont sensibles ces maux, on les voit, on connaît leur cause ; par là on est en état d’y apporter un remède convenable.

Ce qu’il y a de fâcheux et d’embarrassant, c’est lorsque dans un État, sans qu’aucune de ces causes paraisse, on ressent presque tous les effets qu’elles ont coutume de produire : on ne sait où tourner ses vues, et l’on attend, pour ainsi dire, les bras croisés, quelque grande révolution. Voilà ce me semble, où en sont aujourd’hui les choses.

Il y a près de cent ans[336] que l’empire, à proprement parler, n’a point eu de guerre. Aussi dit-on des merveilles de ce gouvernement pacifique. Dans le fond pourtant ce n’est qu’un beau nom. Réellement il s’en faut bien que le corps de l’État ne soit sain et tranquille. Il y a de l’agitation et de l’inquiétude, qui le font souffrir, et le mettent même en danger : mais on n’en voit point les principes. Il n’y a ni inondations ni sécheresses. Les peuples cependant se plaignent, gémissent, et murmurent, comme dans les plus grandes stérilités. Il n’y a point de rebelle qui ait entamé l’empire, et qui en partage les revenus ; ces revenus cependant paraissent ne pas suffire. Il n’y a point à la cour de favori trop accrédité, qui abuse de son pouvoir. Cependant on ne voit point régner entre le prince et les premiers officiers, cette belle correspondance si essentielle au gouvernement : et conséquemment dans tout l’empire, on ne voit point que les magistrats et les peuples s’aiment. Les barbares du voisinage n’ont pas fait depuis bien du temps, la moindre irruption sur nos terres. Cependant en divers endroits de nos provinces on remarque assez fréquemment de l’alarme. Oui, je le répète, voilà aujourd’hui où nous en sommes ; et rien, à mon avis, de plus embarrassant et de plus fâcheux.

Un médecin visite des malades ordinaires : il leur tâte le pouls ; il examine et leurs visages, leurs gestes, leurs voix. Suivant les règles de l’art et l’expérience qu’il a, il décide si le mal vient du froid, du chaud, ou du conflit de l’un et de l’autre. Il a ses règles pour cela, rien ne l’embarrasse. Mais on lui présente un malade d’une autre espèce. C’est un homme qui, sans aucune cause apparente, sent cependant qu’il est mal. Il mange, il boit, il agit même à peu près comme à l’ordinaire : et quand on lui demande où est son mal, il ne peut le dire : son pouls n’est pas d’un homme sain ; mais il n’a aussi rien de bien marqué. Si le médecin qui voit ce malade, est un médecin du commun, il dira, bagatelle, ce n’est rien. Si c’est un Pien tsi[337] ou un Tsang kong, il sera surpris et alarmé. Il sentira qu’un mal de cette nature a de profondes racines, et qu’autant qu’il est difficile de les découvrir, autant sera-t-il difficile de les extirper. Il concevra que les remèdes ordinaires n’y pourront rien, et il pensera sérieusement à la manière de traiter un tel malade.

Je vois aujourd’hui nos lettrés, qui rappelant plusieurs traits de l’histoire des Han et des Tang, et les enfilant le mieux qu’ils peuvent avec des textes de nos anciens livres, en composent des mémoriaux avec soin. Ils croient par là remédier aux maux du temps. Mais ils sont, à mon sens, bien loin de leur compte. Nos maux sont de telle nature que je n’y vois qu’un remède : c’est que le prince chef de l’État, se secouant lui-même, pour ainsi parler, et se réveillant de l’assoupissement où il est, fasse sentir à tous les membres de ce grand corps sa nouvelle activité ; afin que tous sentent qu’il agit, et qu’ils doivent agir sous lui.

Quand j’examine dans l’histoire la décadence des Han occidentaux, je trouve que ni la tyrannie, ni la débauche, n’y eurent aucune part. Les princes, sous qui elle arriva, n’avaient point ces vices ; mais ils étaient d’une paresse et d’une indolence extrême. Ils aimaient si fort leur repos, que, pour s’épargner les soins et le travail de quelques mois ou de quelques années, ils exposaient l’État et leur maison à des malheurs de plusieurs siècles. Le prince est dans l’État ce que le Ciel est dans cet univers. Tchong tchi[338] commentant le livre Y king, et parlant des propriétés du Ciel, fait surtout remarquer son activité constante, son mouvement sans interruption. En effet, c’est cette action si constante et si réglée, qui maintient en état ce bas monde. Le soleil et la lune qui sont la lumière, les autres astres qui sont ses ornements, les tonnerres qui sont comme sa voix, les pluies et les rosées qui sont comme ses bienfaits ; tout cela, dis-je, sont des effets de l’action et du mouvement. Et si le Ciel était sans action et sans mouvement, je crois que cette masse immobile se corromprait elle-même, et ne pourrait subsister longtemps : bien moins pourrait-elle influer sur tout le reste.

Si notre prince, sur ce modèle, prenant un heureux essor, se montrait un de ces jours brillant d’une lumière toute nouvelle et qu’armé d’une fermeté heureusement redoutable, il fît bien connaître à tous ses sujets, qu’il ne veut pas porter en vain le titre de souverain ; et que pour le bien de l’empire qui lui est soumis, il veut agir et qu’on agisse ; aussitôt ce qu’il y a de gens éclairés s’empresseraient à l’aider de leurs conseils ; ce qu’il y a de gens de courage se présenteraient pour le servir aux dépens de leur propre vie ; ce serait à qui seconderait le mieux l’activité du souverain, et tout dès lors deviendrait possible. Mais tandis que le prince ou indolent ou irrésolu, ne laisse point voir ce qu’il veut, ou plutôt laisse assez voir qu’il ne veut rien ; ses officiers fussent-ils des Liu, des Tsi, ou des Ki, que peuvent-ils faire ? C’est pour cela que je commence ce mémoire par demander dans le souverain de l’activité, et une volonté déterminée à régner réellement, et à gouverner son empire. J’exposerai dans les articles suivants ce qui me paraîtra le plus essentiel pour le faire avec succès.


Sou ché, après avoir blâmé les princes, qui, pour quelques inconvénients changent aisément les lois et les règlements établis, dit :

Ceux qui donnent des conseils, sont des lettrés d’une érudition pédantesque, qui se fondent, en les donnant, sur quelque exemple particulier de l’antiquité. Pour moi, bien que dans nos lois, telles qu’elles sont aujourd’hui, je crois voir quelque défaut ; ce n’est pas de là, ce me semble, que vient le mauvais succès du gouvernement c’est du choix des gens qu’on met en place. Il en est des lois et des règlements dans un État, comme des cinq sons dans la musique : dans les combinaisons des cinq sons avec les six liu, il ne peut manquer de s’en trouver qui soient d’un tendre lascif. De même quelques lois et quelques règlements qu’on fasse, il s’y trouvera toujours des inconvénients. Nos anciens sages le voyaient bien : aussi leurs lois et leurs règlements se réduisaient à un très petit nombre. Pour le reste ils comptaient sur la sagesse et sur la vertu des gens qu’ils mettaient en place. Le prince doit apporter tout le soin possible à bien choisir son premier ministre : mais après cela il doit avoir une vraie confiance en lui, et l’en bien convaincre. Si le ministre sent que son prince se rend impénétrable à son égard, il sera dès lors timide et sur la réserve : on ne profitera qu’à demi de ses talents, et rien de grand ne se fera.

Cela est d’autant plus nécessaire aujourd’hui, que si un ministre veut remettre les choses sur un bon pied, il y trouvera de grands obstacles dans cette lâche indolence, qui a gagné tous les membres de l’État, qui fait qu’on ne pense qu’au jour présent, et qu’on s’inquiète peu de l’avenir. Il faut qu’un ministre en ces circonstances, ait le courage de s’élever au-dessus des idées communes, et de bien des usages mal établis. Il ne peut le faire sans ouvrir un grand champ à l’envie, à la médisance, à la calomnie ? S’il ne voit à fond le cœur de son prince, osera-t-il s’y opposer ?

Dans un autre article Sou ché dit : Quand l’empire n’est pas bien tranquille et qu’il y a du mouvement, chacun profite de l’occasion pour faire valoir ses talents. De là il arrive assez souvent, que ceux qui ont de la bravoure ayant divers intérêts, cherchent à se perdre les uns les autres, et ceux qui n’ont que de l’habileté, se détruisent et se supplantent plus sourdement. Les partis peu à peu se fortifient, et achèvent enfin de mettre le désordre et la confusion dans tout l’empire. Quand la paix y est rétablie, un nouvel empereur est instruit que les troubles passés ont été causés par l’ambition de certaines gens d’un mérite plus qu’ordinaire. Pour éviter de semblables malheurs, il ne se sert que de gens naturellement doux, timides, sans ambition, mais aussi sans grande capacité. Que s’ensuit-il ? C’est qu’au bout de quelques années, s’il arrive le moindre embarras, le prince n’a pas un homme dont il puisse rien espérer. Et quand rien n’arriverait sitôt, du moins tout languit insensiblement, et le gouvernement devient si faible, que tout est à craindre pour l’État.

Les sages du premier ordre ont une méthode bien différente. Dans la plus longue et la plus profonde paix, ils savent tenir en haleine les esprits, et animer leurs sujets à faire chacun le bien dont ils sont capables. Ils ouvrent pour cela différentes routes conformes aux différentes inclinations des hommes. Chacun entre avec plaisir dans quelqu’une, chacun agit, se remue, travaille, anime celui-ci par un motif, celui-là par un autre. Tous cependant en cela même servent le prince et l’État. Ouvrir ainsi différentes voies, pour mettre en action vos sujets, c’est ce qui presse aujourd’hui, vous ne sauriez commencer trop tôt. Tout ce qu’on peut vous dire de contraire, est facile à réfuter.

Sou ché, dans le reste de cet article réfute une maxime outrée sur la bonté et l’indulgence propre du souverain, et l’abus que quelques pédants faisaient de la doctrine du Tchong yong[339] mal entendue.


Dans un autre article Sou ché dit :

Prince, voici ce qu’on dit en général d’un empereur : placé comme par emprunt au-dessus du reste des hommes ; chargé d’étendre ses soins à des espaces comme infinis, pour y tenir tout dans l’ordre[340] : prospère-t-il ? rien de plus haut, rien de plus ferme. Vient-il un fâcheux revers ? rien de plus bas, rien de plus fragile ; et ce passage d’un de ces états à l’autre, dépend souvent d’assez peu de chose. Ainsi un prince vraiment sage et prévoyant, compte bien moins sur les moyens qu’il a de se faire craindre, que sur ceux qu’il prend pour se faire aimer. Quelque soin qu’il ait de maintenir son autorité, et quelque bien établie qu’elle lui paraisse, ce n’est point sur cela principalement qu’il fonde sa confiance, c’est sur le cœur de ses sujets, et sur ce qu’il sait en être trop aimé, pour qu’aucun d’eux puisse se résoudre à lui manquer de fidélité. Il s’assure immédiatement par lui-même du cœur de ceux qu’il emploie ; et ceux-ci par une conduite pleine de sagesse et de zèle, lui assurent le cœur des peuples. Voilà ce qui fait en effet sa sûreté dans sa suprême et dangereuse élévation. Celui qui fonde cette sûreté sur son nom d’empereur, ou sur son pouvoir souverain, ou sur le bon état où il croit par lui-même avoir mis les choses ; celui-là, dis-je, pourra peut-être se maintenir quelque temps, s’il n’arrive point d’affaires difficiles ; mais se trouve-t-il tout à coup dans quelque embarras ? il ne trouve nul attachement dans ceux qui le servent. Ils sont tous à son égard comme gens, qui par hasard se rencontrent sur quelque route. Se présente-t-il un double chemin ? Ils se saluent pour la forme, se quittent assez froidement, et vont chacun de leur côté.

Voilà ce qui arrive aux princes trop fiers, qui n’ont su que se faire craindre. Se trouvent-ils dans l’embarras ? Ils cherchent en vain quelqu’un qui les aide. Personne ne se présente, et cela pour deux raisons. La première, parce que le prince n’est point aimé. La seconde, parce que sa fierté et ses hauteurs ayant éloigné de sa cour les gens du plus grand mérite, et ayant toujours tenu tous les autres dans la crainte et dans la réserve, personne n’est accoutumé à manier ce précieux[341] vase, et dans un temps de trouble et d’agitation, chacun évite de s’en charger...


De là Sou ché conclut que le prince, bien loin de tenir ce vase toujours fermé, doit faire en sorte que bien des gens s’accoutument à le manier : c’est-à-dire, faire entrer dans le gouvernement le plus qu’il se peut de gens capables, et donner lieu à chacun d’exercer les talents qu’il a... Il se plaint de ce que souvent les empereurs se rendent trop inaccessibles, tant par la fierté et la hauteur avec laquelle ils traitent leurs ministres et leurs plus grands officiers, que par l’embarras de cent cérémonies trop humiliantes et trop incommodes. Il montre que ce qu’il y a eu de plus grands empereurs dans l’antiquité et dans les temps postérieurs, en ont usé autrement.

Il est vrai, dit-il, que l’antiquité recommande aux souverains une gravité digne d’eux, et une attention continuelle sur leurs actions et sur leurs paroles. Mais il est vrai aussi que certains lettrés peu judicieux, en abusant des textes anciens, nourrissent l’orgueil des princes... Ce qu’il voit, dit-il, de plus pressé dans l’état d’indolence et de paresse, où sont tous les membres de l’empire, c’est que Sa Majesté qui en est le chef, se réveillant, et se renouvelant elle-même, donne le mouvement à tout le reste. Il propose en particulier cinq articles en ces termes.

1° Les ministres et les grands officiers de guerre sont sans contredit après le souverain, ceux de qui dépend le plus le bonheur ou le malheur des États. Il me semble que V. M. devrait les appeler souvent en sa présence, et raisonner avec eux sur les affaires. Ces conseils fréquents qu’elle tiendrait, produiraient de bonnes vues : du moins Votre Majesté en tirerait cet avantage, qu’elle connaîtrait à fond ceux dont elle se sert.

2° Les tai tcheou[342] tse, ce sont ceux à qui vous confiez le soin de vos peuples dans les provinces. Il serait bon que quand ils changent, ou pour aller ailleurs, ou pour se retirer, ils fussent obligés de venir en cour, et que V. M. eût un temps pour les admettre, et pour les interroger sur les coutumes et les mœurs du lieu qu’ils quittent, sur les affaires les plus embarrassantes qui s’y trouvent, sur ce qui leur a le plus servi à s’en tirer. Outre que ces connaissances pourraient vous être très utiles, vous découvririez par là les vrais talents des magistrats.

3° De tout temps nos empereurs ont certains officiers réglés, dont l’emploi est de les entretenir utilement, de leur lire et de leur expliquer nos King. Depuis longtemps cela s’omet si facilement, ou se fait si mal, qu’on n’en tire aucun profit. Rien cependant de plus sagement établi et de plus utile, s’il se pratiquait comme il faut. Je voudrais donc que V. M. au lieu de nommer ces officiers, comme elle fait, sans grand choix et précisément pour la forme, choisît des gens propres à cette fonction ; et qu’eux de leur côté, sans se borner à une froide et ennuyeuse leçon des King, sussent, à l’occasion de ces textes, entretenir V. M. de tout ce qu’il y a de plus curieux et de plus utile dans l’histoire de tous les temps.

4° Quand parmi les avis ou les mémoires qui nous viennent des provinces, il s’en trouve qui pour le fond et pour la forme sont au-dessus du commun, il serait bon que V. M. appelât en cour celui qui en est l’auteur ; qu’elle lui fît des questions, qu’elle lui marquât de la bonté, et lui donnât quelques louanges, ne fût-ce que pour l’amuser, et lui inspirer plus de liberté à vous donner dans les occasions des avis utiles.

5° Quoique les plus bas officiers ne communiquent pas d’ordinaire immédiatement avec le prince, il me semble cependant que si V. M. instruite par des voies sûres, que tel d’entr’eux fait bien son devoir, l’appelait tout à coup, sans qu’on sut pourquoi, témoignait être instruite et satisfaite de sa conduite, et lui donnait quelque marque de ses bontés, non seulement il n’y aurait pas d’inconvénient, mais ce serait un bon moyen pour inspirer des sentiments d’honneur et de vertu à ceux de son rang, ils sont en nombre ; et vu leurs appointements modiques, et la distance énorme où ils se croient du souverain, ils peuvent aisément se négliger. Eux et tout l’empire verraient par là quelle tendresse V. M. a pour ses peuples, quelle attention elle a sur ce qui peut contribuer à leur bonheur, quel cas elle fait du mérite et de la vertu, en quelque rang qu’ils se trouvent, et ce serait, ce me semble, un nouveau moyen, outre ceux qui sont réglés par les lois, d’augmenter le nombre des bons officiers, et de diminuer celui des méchants.


Dans un autre article le même Sou ché dit :

Quand on n’envoie à la cour aucune requête, et qu’en effet dans tout l’empire il n’y a personne qui ait raison de se plaindre ; quand il ne vient aucune supplique, et qu’en effet dans tout l’empire chacun a tout ce qu’il souhaite, ou ce qu’il sait pouvoir raisonnablement souhaiter ; c’est l’effet du plus beau et du plus parfait gouvernement, et la plus éclatante preuve qu’on puisse avoir de la sagesse supérieure, et du parfait désintéressement de ceux qui gouvernent. Et c’est ce qui se vit autrefois sous les heureux règnes des grands princes Yao et Chun. Que si l’on ne peut venir à bout de faire cesser toute accusation et toute supplique, il faut du moins faire en sorte que ces procès et ces requêtes s’expédient promptement et sans délai, que les officiers des provinces ne sentent point une distance énorme d’eux à la cour, et que le plus petit peuple trouve un facile accès auprès des officiers des provinces.

L’homme, par exemple, a un cœur et deux mains ; sent-il quelque douleur, ne fût-ce qu’une démangeaison en quelque endroit ; quoique le mal dans le fond ne soit pas considérable, ni capable d’alarmer, les mains ne manquent point de se porter à l’endroit qui souffre ; elles le font même très fréquemment. A chaque fois qu’elles s’y portent, est-ce par un ordre exprès et formel du cœur ? Il n’est du tout point besoin d’un ordre ainsi réfléchi et bien marqué. Car comme le cœur agit naturellement et habituellement pour tout le corps, les mains sont aussi naturellement accoutumées à suivre les inclinations du cœur. Ainsi vont les choses dans un État qui est gouverné par des sages du premier ordre. Un amour tendre et sincère unit tellement le chef avec tous les membres, et tous les membres avec le chef, qui est l’empereur, que leurs maux et leurs dangers grands et petits leur sont communs, et que le secours mutuel qu’ils se donnent, est très prompt. C’est ce qu’on ne voit point aujourd’hui.

Quelqu’un qui se trouve dans l’oppression, ou dans un besoin pressant, porte-t-il ses plaintes, ou expose-t-il ses droits à la cour ? C’est comme s’il s’adressait à Tien ou à Kouei chin ; il ne voit point venir de réponse. Les ministres et les autres grands officiers n’examinent point par eux-mêmes les choses à fond ; ils s’en reposent sur des subalternes. Ce sont communément des âmes basses et intéressées, qui ne font rien qu’à prix d’argent ; leur donne-t-on ? On est expédié en moins d’un jour. Vient-on à eux les mains vides ? Ils font traîner l’affaire une année entière. Demandez-vous les choses du monde les plus justes, et qu’on ne peut vous refuser ? On trouve moyen de vous les faire bien attendre pour vous obliger à les acheter. Enfin pour les moindres bagatelles il faut de l’argent, ou rien ne finit.

Sous quelques dynasties précédentes, il y eut des temps où les lois mal digérées, et peu en vigueur, donnaient lieu aux friponneries et aux injustices. Aujourd’hui que cette porte est fermée, on en ouvre une autre. On trafique des lois mêmes. Veut-on qu’un homme ait tort ? On cherche dans l’étendue de nos lois quelque article, auquel on puisse, sous quelque spécieux prétexte, réduire son affaire et le condamner. Veut-on favoriser un autre, dont on est grassement payé ? Quelque mauvaise que soit l’affaire, on la tournera de manière, que, sur quelques articles de nos lois dont on la rapprochera, on lui donnera gain de cause. On se plaint fort maintenant de la multitude des affaires. Ce n’est pas que réellement il y en ait plus, qu’il n’y en a eu en bien d’autres temps. C’est que les grands officiers ne sont ni laborieux, ni expéditifs ; qu’ils se reposent de tout sur les gens qu’ils ont sous eux, et que ceux-ci les font traîner exprès, jusqu’à ce qu’ils en aient tiré ce qu’ils prétendent. Par là les affaires s’accumulent de jour en jour, de mois en mois, d’année en année, et l’on a peine à en voir la fin. Rendez vos officiers laborieux et expéditifs ; sans cela point de remède.

Une des choses que nos anciens rois craignaient le plus, c’était que quelqu’un de leurs sujets ne perdît courage, ne désespérât de réussir, et n’abandonnât entièrement le soin de son honneur et de sa fortune. Ils savaient, ces sages princes, que quand on en est venu là, on n’est point méchant à demi, et que communément l’on devient incorrigible. C’est pourquoi un de leurs plus grands soins était de faire en sorte, que leurs sujets toujours animés par le désir et l’espérance, ne se lassassent point de bien faire. Dans cette vue ayant établi divers degrés de distinction, et divers emplois, auxquels étaient attachés des appointements considérables, ils ne les donnaient qu’à des gens capables ; mais ils n’en excluaient personne, et ils animaient au contraire tout le monde à y aspirer. Le chemin de ces honneurs et de ces emplois était ouvert à tous leurs sujets ; ceux qui n’y parvenaient pas, ne pouvaient s’en prendre qu’à leur lâcheté ou à leur faiblesse. Aussi voyait-on dans tous les ordres de l’État, non seulement une grande ardeur à bien faire, mais encore une constance admirable à ne point se relâcher ou se démentir.

Mais encore quel fut donc le secret de nos anciens princes, pour en pouvoir venir là ? Le voici. Persuadés que le fils d’un Grand, quand il dégénère, n’a rien qui le mette avec raison, au-dessus du simple peuple, ils n’avaient égard uniquement qu’au mérite et à la capacité. Ils étaient si fermes que personne, de quelque naissance qu’il fût, ne pouvait se promettre sans cela d’être avancé. Par là ceux d’une naissance illustre avaient un frein à la licence qui leur est si naturelle, et s’efforçaient de se soutenir. Par là dans les plus basses conditions, ceux qui se sentaient du mérite, avaient un aiguillon qui les excitait. Par là croissait chaque jour dans tout l’empire une généreuse émulation, dont les effets étaient admirables. O que ces anciens princes l’entendaient bien ! Dans la suite on s’est écarté de cette méthode. Actuellement il y a certains emplois attachés aux personnes d’un certain rang : d’autres au contraire, quelque mérite qu’ils aient, ne peuvent parvenir aux mêmes emplois. On ne laisse pas d’avoir en vue, comme autrefois, d’avancer les gens de mérite et de vertu : du moins on le dit. Mais je trouve qu’on s’y prend mal. Par exemple, c’est une chose aujourd’hui réglée. Un homme est-il passé tseng[343] sseë ? Le voilà sûr d’un emploi qui le rend également noble et riche. N’est-ce pas l’avancer un peu vite. Il a réussi dans ses compositions un jour d’examen : qui peut bien conclure de là s’il a du talent et du génie pour les affaires ? Mais ce que je trouve encore pis, c’est qu’on ferme le chemin à ceux qui sont d’une certaine condition, ou qu’on leur assigne un terme, au-delà duquel ils ne puissent aller. Les officiers des tcheou[344] et des hien[345], s’ils sont une fois destitués de leur emploi, ne peuvent plus rentrer en charge. Ce sont autant de gens qu’on réduit à ne savoir que devenir, qui n’ayant plus rien à espérer ni à perdre, deviennent capables de tout, et nuisent beaucoup parmi le peuple. Tel d’entr’eux de son fond est honnête homme, a son mérite, et son talent ; par malheur un accident lui arrive, pour lequel il est cassé. Dès lors plus d’emploi pour lui : la porte lui en est fermée pour toujours. C’est un homme qu’on désespère, contre la maxime de nos anciens, et qu’on expose conséquemment à devenir très méchant.

Je voudrais que quand ces officiers sont cassés, à moins que ce ne soit pour certaines fautes trop grièves, et qui marquent un méchant homme, on leur procurât les occasions et les moyens de réparer leurs fautes ; du moins qu’on leur laissât l’espérance de se pouvoir rétablir. Comme les bas officiers des grands tribunaux de la cour sont gens dont on ne se peut passer, on a jugé que, pour n’en pas manquer dans ces postes, il était à propos de régler qu’après tant d’années de service, on leur donnerait des emplois dans les provinces. On a eu raison d’en user ainsi. Mais parce que ces officiers sont peu de chose pour la plupart, on a cru devoir déterminer qu’ils ne pourraient monter qu’à certain degré : de sorte que, se trouvât-il parmi ces gens-là un homme du premier mérite, quelque longtemps qu’il vive et qu’il soit en charge, il ne parvient jamais aux grands emplois, ni aux grandes dignités. Je trouve à cela de l’inconvénient ; car enfin celui qui entre dans les charges, y cherche du moins en partie l’honneur et la distinction ; si on lui ferme le chemin de ce côté-là, il n’a plus à espérer de ses services et de ses peines, que de devenir plus riche. Dès lors il est naturel qu’il y pense tout de bon, et il est à craindre que cette passion devenue maîtresse de son cœur et y régnant seule, ne le porte à de grands excès.

Je dis à peu près la même chose de ces gens, qui moyennant une certaine somme fournie au trésor royal, obtiennent tel ou tel emploi, toujours avec cette clause, qu’ils ne peuvent monter plus haut. Il est naturel qu’ils pensent à faire valoir leur emploi le plus qu’ils pourront ; et dès lors il est à craindre qu’ils ne vendent la justice, et ne fassent souffrir les peuples. Je voudrais donc qu’on ne se servît point d’un homme, qu’on serait, pour ainsi dire, obligé d’abandonner, et qu’on expose ainsi à la tentation de s’abandonner soi-même. Je voudrais que, dès qu’on met quelqu’un dans les emplois, on lui laissât le chemin ouvert, pour parvenir, selon ses talents, son mérite, et ses services, jusqu’aux plus grands.

Un prince vraiment éclairé ne se croit bien ferme sur le trône, qu’autant qu’il voit ses peuples bien affermis dans l’amour du bien, et dans un éloignement sincère de tout ce qui est injuste et déraisonnable. Ces peuples, qui sous nos trois fameuses dynasties ne s’écartaient jamais de l’obéissance et du devoir, pour quelque danger ou quelque intérêt que ce fût ; ces peuples, dis-je, étaient-ils toujours animés ou retenus par quelque récompense, ou par quelque punition présente ? Non. Mais leur cœur était établi dans le bien et dans l’amour de la justice : ils ne se pouvaient résoudre à rien qui y fût clairement contraire. Le froid, la faim, les ignominies, la mort, rien ne pouvait leur faire oublier ce qu’ils devaient à leur prince. Voilà pourquoi nos trois fameuses dynasties ont duré chacune si longtemps. Sous les dynasties suivantes, ce n’a plus été la même chose. On a vu les peuples assez fréquemment oublier leur devoir pour des intérêts modiques, négliger les ordres du souverain, au moindre danger qu’il fallait courir ; donner presque en toutes choses dans l’artifice et la fourberie, éluder ainsi les lois les plus rigoureuses ; enfin pleins d’aversion pour ceux qu’ils voyaient sur leurs têtes, se réjouir de leurs malheurs. Alors survenait-il des inondations, des sécheresses, ou quelque autre calamité ? S’élevait-il quelque rebelle ? Tout l’État était renversé, et l’empereur se trouvait sans peuples. Sur cela vos lettrés de différents âges redisent tous la même chose. Sous nos trois fameuses dynasties, on pourvoyait, disent-ils, à ce qui regardait l’instruction des peuples. Il y avait pour cela des écoles publiques et des exercices fréquents, les rits étaient en vigueur. Il y en avait pareillement pour prendre le bonnet la première fois, pour les mariages, devant et après les funérailles. Cela s’est négligé dans la suite ; et voilà pourquoi les peuples en sont venus à ne rougir plus de rien. Ainsi parlent communément nos lettrés. Mais moi, je remarque que dans de différents temps depuis nos fameuses dynasties, des gens de mérite et de vertu, soutenus de l’autorité des princes, ont relevé ces écoles, rétabli ces exercices, remis ces rits en vigueur. Si donc cela suffisait pour la conversion des peuples, on aurait dû voir revivre les mœurs de l’antiquité. Or on a vu tout au contraire, que les peuples en devenant plus polis, devenaient aussi assez souvent plus méchants, plus artificieux, plus trompeurs, plus jaloux, plus orgueilleux.

Cela me fait dire, tout peu éclairé que je suis, que ceux de nos lettrés qui parlent ainsi aiment l’antiquité sans la bien connaître, qu’ils n’en ont pas pénétré le grand secret, qu’ils savent en général que l’antiquité avait une excellente méthode pour rendre les peuples vertueux en les instruisant, mais que ne distinguant pas ce qu’il y avait de plus efficace, et ce qui en faisait le fond, ils s’arrêtent à de beaux noms, ou tout au plus à de beaux dehors. Ils sont utiles ces dehors : sans eux les vertus, qui sont ce qu’il y a de solide, ont peine à se conserver longtemps. Mais si le prince et ceux qui gouvernent, se bornent à ces seules apparences, les flatteurs et quelques lettrés superficiels diront qu’on voit revivre l’antiquité, mais réellement il ne se fera aucun changement dans les mœurs ; et ce beau nom de restaurateur de l’antiquité ne pourra se soutenir.

Vou vang ne fut pas plus tôt devenu empereur, qu’il fit aux peuples de grandes largesses d’argent et de grain. Par là il fit connaître à tout l’empire qu’il était exempt de cupidité. Il traita avec beaucoup d’honneur les gens de mérite et de vertu : par là il fit voir qu’il n’avait ni orgueil, ni fierté. Il donna dès principautés aux descendants des anciens princes. En cela sa bonté éclata. Il fit mourir Fei lien et Ngo lai. En cela parut sa justice. C’est ainsi qu’il faut s’y prendre. Voilà par où il faut commencer, quand on veut travailler avec succès à former, ou à réformer les mœurs des peuples. Tout le monde fut d’autant plus charmé de la conduite de Vou vang, que sous Tcheou son prédécesseur, on n’avait rien vu que de très contraire. Cela lui gagna tous les cœurs. Il y fit renaître la fidélité, le zèle, le désintéressement, la pudeur, et la honte de mal faire. Après quoi, pour enrichir et orner un si beau fond, vinrent les rits, la musique, les écoles, et les leçons publiques, les exercices de l’arc, les repas solennels à certains temps, les cérémonies du bonnet, des mariages, de devant et après les funérailles ; tout cela fut réglé et s’observa. Cet extérieur frappant les yeux, réveillait et entretenait dans le cœur les sentiments de vertu ; et rien n’était plus charmant que de voir comment chacun se faisait un plaisir de remplir ses devoirs.

Depuis les Tsin et les Han, on a compté presque uniquement sur la contrainte des lois, et sur la rigueur des officiers. On en a fait le fort du gouvernement, sans s’embarrasser beaucoup d’inspirer l’amour du devoir et de la vertu. Aussi depuis mille ans et davantage, l’artifice, l’intérêt, la cupidité, ne font qu’augmenter dans le cœur des peuples ; ils ne savent plus en rougir. Quand nos lettrés veulent rappeler ce qu’ils nomment l’antiquité, en rétablissant certains dehors de cérémonies et de musique, tout ce qu’ils y gagnent, c’est que les peuples voyant leurs évolutions et leurs courbettes, se mettent la main sur la bouche, et dans le fond étouffent de rire : ou bien ils se regardent les uns les autres comme étonnés, et font sentir par leur contenance, qu’une telle musique ne leur plaît guère. Cela étant, peut-on espérer de les ramener précisément par cette voie à l’amour de la vertu, et à l’horreur pour le vice ? Pour moi, je crois qu’il faut prendre une autre méthode. Pour leur inspirer les vertus qui sont le fond et l’essentiel, il faut leur en donner l’exemple comme fit Vou vang, et surtout commencer par celles qu’il importe le plus aux peuples que le prince ait, et qu’il importe le plus au prince qu’aient ses sujets. Par exemple, si les peuples ne savent ce que c’est que fidélité et bonne foi, le moyen que la paix et le bon ordre puissent longtemps subsister. Si les peuples ignorent entièrement ce qu’on appelle généreuse équité, constance, le moyen qu’ils demeurent unis dans les dangers ! Enfin, si dans les temps les plus tranquilles, les peuples ne pensent qu’à tromper la vigilance de ceux qui les gouvernent ; si au premier embarras où ils voient le prince, ils sont disposés à l’abandonner ; on ne peut pas se flatter d’avoir le secret de l’antiquité pour la conversion des peuples, on en est bien éloigné. On peut dire au contraire, que les choses en étant là, s’il n’arrive pas de grandes révolutions, c’est un pur hasard, et un grand bonheur. Mais veut-on inspirer aux peuples la sincérité, la fidélité, la bonne foi ? Le secret pour l’obtenir, c’est que le prince et ceux qui gouvernent, soient eux-mêmes exacts à tenir parole aux peuples. Veut-on inspirer un noble désintéressement, une généreuse équité ? Le moyen le plus efficace, c’est que dans le prince et dans ceux qui gouvernent, on ne voie plus de cupidité, de désir d’avoir, et d’amasser.

Il y a du temps que voulant lever à l’occident du fleuve Jaune, des troupes dont on jugeait avoir besoin de ce côté-là, on enrôla par familles presque tout ce qu’il y avait de gens capables de porter les armes. Pour les engager à se faire soldats, on les assura par des déclarations publiques émanées de la cour, qu’on n’avait recours à eux qu’en attendant, pour une nécessité pressante, à laquelle on ne pouvait d’ailleurs assez promptement pourvoir, qu’ils ne serviraient pas longtemps, qu’ils retourneraient ensuite avec pleine liberté à leurs occupations ordinaires. Cependant, au lieu d’en user ainsi, bientôt après, pour s’assurer d’eux, on les marqua tous avec rigueur, et l’on n’en a pas congédié un seul. Dans les années nommées Pao yuen, on fit faire divers mouvements et différentes marches à toutes les troupes. On prit occasion de là d’augmenter beaucoup les subsides. Ce n’était, disait-on, que pour le besoin présent. Depuis il s’est écoulé bien des années, et ces charges subsistent encore. Quand on en use ainsi avec les peuples, le moyen de leur inspirer la bonne foi, et de leur faire haïr tout artifice ? Tirer des peuples beaucoup au-dessous de ce qu’on pourrait absolument faire, leur tenir parole même quand il est difficile de le faire, sont des maximes bien essentielles à ceux qui gouvernent : si l’on dit qu’elles ne sont pas praticables dans l’État où sont les finances ; je réponds que si l’on en use autrement, on pourrait bien y perdre au lieu d’y gagner.


Discours de Sou tché frère de Sou ché, ou il prouve qu’un prince doit connaître les différents caractères des hommes.


J’ai exposé ailleurs ma pensée sur l’art de bien gouverner : je ne répète point ce que j’en ai dit. J’ajoute seulement qu’un prince qui veut y réussir, doit s’appliquer à bien connaître les divers génies, et les différents caractères des personnes qu’il emploie ; parce que tout le reste sans cela, devient assez inutile. Et c’est pour faciliter une connaissance si nécessaire, que je vais ramasser ici différents portraits.

Supposons aujourd’hui que notre empereur n’a auprès de sa personne et dans les emplois, que des officiers d’une sagesse reconnue, d’une probité à l’épreuve, et incapables de donner à leur prince le moindre chagrin, en s’écartant de leur devoir. Il lui est cependant utile de savoir, et dangereux d’ignorer qu’il peut s’y en trouver d’autres, et que même parmi les gens de mérite, il y en a de caractère très différent. Il y en a dont toute la passion est l’amour de la gloire : ils cherchent à se faire un nom. Les richesses ne les tentent pas : s’ils en ont, ils les abandonnent à leurs parents. Se présente-t-il un emploi qu’ils peuvent facilement se procurer ? Bien loin de s’empresser pour l’obtenir, ils se font honneur de le céder à d’autres qui leur sont inférieurs. Ce n’est pas qu’ils soient éloignés d’entrer dans les charges. Si le prince les met en place, et les traite avec honneur et suivant les rits, ils en sont ravis. Mais s’il les traite avec moins de distinction ; insensibles aux appointements et à tout le reste, ils se retirent. Quelqu’un de ces gens-là est-il en charge ? Rien de plus tempérant et de plus désintéressé ; et cela pour se distinguer et s’élever au-dessus du commun des hommes. Si le prince par estime s’empresse de se l’attacher par des avantages considérables, il en a honte, pour ainsi dire, et son cœur n’est pas content.

D’autres sont passionnés pour le bien. Les emplois leur plaisent par de gros appointements. Ils profitent avec soin de toutes les occasions d’amasser, pour se mettre plus à l’aise eux et leur famille. Qu’on les enrichisse en terres, en maisons, on tire d’eux de grands services. Mais si le prince pour les connaître mal, prétendait se les attacher par des distinctions de pur honneur, il se tromperait. Ces gens-là ne s’en payeraient point, et ils seraient mécontents.

Vouloir toujours l’emporter, est un défaut considérable. Cependant comme il y a des gens de ce caractère, qui, d’ailleurs ont du mérite et du talent, si le prince veut s’en servir, il doit se résoudre à les ménager, et à faire en sorte qu’on les ménage. Sans quoi faute de les bien connaître, ils se dépitent et se brouillent avec les autres.

Il y en a d’autres qui se haïssent mutuellement. Le prince doit prendre garde à ne les pas faire servir ensemble. Tel sacrifiera à sa vengeance le succès de la plus utile entreprise. Celui-ci est d’une fermeté et d’une roideur inflexible. Il y a des occasions où il faut des gens de ce caractère : employez-les alors. Mais n’entreprenez point de les faire plier ; ils rompront, et c’est les perdre. Celui-là, tout au contraire, est fort timide : ne forcez point sa timidité. Vos affaires en souffriraient. Il pourra vous bien servir, où il n’aura rien à craindre. C’est ainsi qu’un prince doit étudier le caractère de ceux qui le servent, pour se les tenir tous attachés, et tirer avantage de leurs talents.

Mais il a besoin d’une attention encore plus particulière, pour découvrir et prévenir les méchants desseins qu’on peut former. Ceux qui pensent à se faire chefs de parti, sont communément d’une dissimulation extrême. Leurs démarches sont si subtiles, qu’il n’est pas aisé de les apercevoir. Quand ils veulent réellement agir d’un côté, ils paraissent tourner de l’autre. Ce ne sont que fausses attaques et contre-marches. On a vu des hommes de ce caractère dans les temps passés, qui visant dans le fond à usurper toute l’autorité du prince, bien loin de le contredire en rien, le servaient avec toute la complaisance et toute l’assiduité possible, étudiaient ses inclinations, et lui procuraient avec soin les occasions de les satisfaire. Leur vue était de faire en sorte que le prince livré à ses plaisirs abandonnât le gouvernement. Alors ils profitaient de l’occasion ; et sans que le prince y prît garde, ils se saisissaient adroitement de l’autorité qu’il avait comme déposée entre leurs mains. Ainsi se comporta autrefois Li lin fou. Au reste, quand une fois ces sortes de gens se sont emparés de l’autorité ; dans la crainte continuelle où ils sont, que quelqu’un aussi habile ou plus puissant qu’eux, ne les supplante, tout leur soin est de penser aux moyens de se maintenir. Un de ceux qu’ils prennent d’ordinaire, est de former, ou de fomenter dans l’État divers partis. Par là ils se rendent comme nécessaires : et ceux qui pourraient leur nuire, étant d’ailleurs occupés à se soutenir eux-mêmes, ceux-ci jouissent cependant du fruit de leur artifice. C’est encore ce que fit Li lin fou.

Ce ne sont pas seulement les princes vicieux et déréglés, qui ont à craindre d’être ainsi surpris : Un prince aime-t-il les gens de bien ? A-t-il de l’inclination et de la considération pour la vertu ? Il ne manque point d’âmes basses qui en font trafic ? Comment cela ? C’est que, si l’on n’y prend bien garde, le vice déguisé paraît vertu, et la vertu défigurée paraît vice. Tel donc qui a ses desseins, sait que son prince fait cas de la vertu ; aussitôt il en fait profession ouverte. Mais s’il la pratique quelque temps, on le voit bientôt se démentir. Dès que l’occasion le favorise, il passe au crime. C’est ce que sut faire en son temps le fameux scélérat Ché hien. Quand ces gens ont bien lié leur partie, et qu’ils connaissent à fond le faible du prince, ils en profitent. Ils le mettent entre deux extrémités, dont l’une est ce qu’ils prétendent ; l’autre, quelque chose qu’ils savent bien n’être pas du goût du prince, et ils le conduisent ainsi à leur but comme malgré lui. Tel a été l’artifice de bien des scélérats des siècles passés. Tel fut en particulier celui de l’ambitieuse et artificieuse Li ki, quand, pour faire périr le prince héritier de Tsin, elle demanda permission à Hien kong de se retirer.

Un prince éclairé, qui a bien pénétré tous ces caractères, connaît dès les premières démarches les vues qu’on se propose : et persuadé que plus on prend soin de les cacher, moins elles sont droites, il n’est jamais plus sur ses gardes, que quand il n’aperçoit point le motif qui fait agir ou parler. Sous le gouvernement de nos anciens rois, on ne voyait dans les emplois que des personnes d’une vertu reconnue ; les autres étaient dans l’obscurité ; est-ce que parmi ces derniers il n’y en avait pas quelques-uns qui cherchassent à s’avancer ? Il y en avait sans doute ; mais à peine se produisaient-ils, qu’on les pénétrait ; de sorte que honteux et confus, ils se condamnaient eux mêmes à la retraite ; heureux, si ce que je viens d’exposer, peut aider tant soit peu mon prince à distinguer sûrement les gens vertueux et capables, de ceux qui ne sont ni l’un ni l’autre.


AUTRE DISCOURS DU MÊME SOU TCHÉ.


Comme un homme en crédit et en autorité a quelque espèce de ressemblance en certain point avec le favori ambitieux, le commun des hommes les confond ; et la juste haine qu’on a pour l’un, s’étend ordinairement jusque sur l’autre. C’est que le commun des hommes ne regarde que l’extérieur, et n’examine point à fond les choses. L’un et l’autre font des coups hardis, qui donnent ou semblent donner atteinte à l’autorité du souverain. En voilà assez pour que le vulgaire surpris par les apparences, les confonde mal à propos. Pour moi, je mets entre ces deux espèces de gens une grande différence ; et reconnaissant avec tout le monde que la seconde est une peste dans l’État, je crois au contraire qu’il est très bon que l’empire ne soit jamais sans quelqu’un de la première. L’homme accrédité, quand il s’en trouve, blâme plus sincèrement, et plus librement que personne, les excès de l’ambitieux favori : et les coups qu’il fait quelquefois, ne sont jamais tels, qu’un ambitieux et ingrat favori en puisse autoriser sa conduite. Un ambitieux qui abusant de la faveur, veut usurper l’autorité de souverain, et n’en laisser à son maître que le nom, comment s’y prend t-il ? Au-dedans avec le prince, rien de plus humble en apparence, rien de plus doux et de plus soumis. Tout ce que le prince souhaite ou propose, le favori le trouve bon : bien loin de s’y opposer, il ne manque jamais de raisons pour l’appuyer. Le prince séduit par ses artifices, le goûte de plus en plus, il l’aime, tout indigne qu’il est de son amitié ; il l’écoute volontiers : enfin toute sa confiance est en lui, et bientôt le souverain content de ce nom, abandonne à ce favori l’autorité toute entière. C’est alors que cet ingrat fait connaître à tout l’empire le degré de faveur où il est monté. Il prend hardiment la balance en main, et décide sans hésiter de la vie ou de la fortune des uns et des autres. Punitions, grâces, tout vient de lui, comme s’il n’y avait plus d’empereur. Il détruit l’un, il élève l’autre : il n’y a que ses créatures en place : tous ses officiers grands et petits sont à lui, et s’empressent à l’envi de devenir ses confidents. Voilà le favori devenu maître : l’empire ne manque point d’en souffrir. Mais le mal est comme sans remède.

Voyons maintenant ce que fait celui que j’appelle un homme de crédit et d’autorité. Qu’il y a de différence entre l’un et l’autre ! Si le prince, comme il arrive quelquefois, par un emportement de passion, veut s’engager mal à propos dans quelque folle entreprise, il s’y oppose avec droiture ; et représente avec respect, mais en même temps avec force, les raisons qui peuvent l’en détourner. S’il arrive que le prince, sans les détruire et sans y avoir égard, s’obstine à ce que sa passion lui inspire, quoiqu’évidemment contraire à son honneur et au bien de son État ; en ce cas, il laisse dire le prince, et sans suivre ce que la passion lui fait ordonner, il prend le plus sage parti qu’il peut pour le bien commun de l’État, et pour l’honneur de son prince, lequel étant revenu de la passion qui le troublait, et voyant le tort qu’il se serait fait, lui sait alors très bon gré d’avoir autrement disposé les choses. Il est clair que c’est l’empereur qui doit être à la cour et dans tout l’empire le premier mobile de tout. Mais le bien de l’État demande aussi qu’à sa cour il ait un nombre d’officiers respectables, qui se fassent un devoir et une occupation de veiller sans relâche au bien commun, qui ayant l’honneur d’approcher du prince, soient incapables d’une complaisance lâche et intéressée, qui les fasse s’accommoder à ses passions ; qui revêtus d’un emploi, dont les marques seules ont quelque chose de formidable, au lieu d’en faire parade par ostentation, s’en acquittent de telle sorte, qu’une crainte respectueuse retienne dans le devoir tout ce qui est au-dessous d’eux ; et que le prince tout supérieur et tout souverain qu’il est, sente cependant que tout ne lui est pas permis.

Voilà comme se comporte celui que j’appelle un homme d’autorité : conduite certainement bien éloignée de celle que tient un ambitieux favori ; aussi leurs vues sont-elles bien différentes. L’un cherche à se rendre maître et à s’enrichir, L’autre n’a en vue que le bien commun et l’honneur du prince. Tout l’empire peut-il s’y méprendre ? Je dis donc, que comme l’ambitieux favori est une peste, au contraire il importe que l’État ne soit jamais sans gens de crédit et d’autorité. Supposons qu’il n’y en ait point du tout ; voilà le prince abandonné à lui-même, dans ses plus violents transports, et dans les affaires les plus critiques. Le moyen que l’État n’en souffre pas.

Supposons le prince assez modéré, pour écouter des remontrances : qui lui en fera, s’il n’y a pas un homme de poids, de crédit, et d’autorité ? Qui osera s’exposer à se perdre, en choquant le prince, ou en se chargeant de l’événement d’une grande affaire. Il se trouvera toujours des gens, qui pour des bagatelles, dont le bon ou mauvais succès importe assez peu, présenteront, pour se faire valoir, de fréquentes remontrances. Vient-il une affaire véritablement importante pour l’État ? s’agit-il de la ruine ? Tous ces gens deviennent muets : chacun d’eux craint de se perdre. Quoi de plus fâcheux pour un État, et pour un prince qui en est en même temps le maître et le père !

Autrefois le prince héritier de Ouei assembla des soldats pour prendre certain Kiang tchong, et s’en défaire. Le roi Vou ti en grosse colère, met aussitôt des troupes en campagne contre son fils. On se rencontra, on se battit, mais fort mollement, et le prince héritier se retira dans un pays voisin. Le roi toujours animé grossit ses armées, et entreprend de détruire les États qui l’auront reçu. S’il y avait eu alors à la cour un homme d’autorité et de crédit, tel que je l’ai représenté ; que cet homme levant hautement la tête, eût eu le courage de s’opposer à l’emportement du roi ; eût fait reconnaître au fils la faute qu’il avait faite ; eût fait apercevoir au père l’occasion qu’il lui avait donnée ; le roi eût eu le temps de se résoudre, le fils eût pris les moyens d’apaiser son père : tout se fût bientôt calmé. Mais hélas ! quoique chacun vît ce qu’il fallait dire et faire, personne n’osa ni parler, ni agir. C’est qu’il ne se trouva pas alors dans tout le royaume un homme d’autorité.

De tout cela, suivant mes faibles lumières, je crois pouvoir conclure que quiconque a véritablement à cœur les intérêts de l’État, doit regarder comme un vrai bien qu’il y ait quelqu’un de ce caractère, qui par une grande autorité et un crédit plus qu’ordinaire, retienne dans le devoir tous les officiers de l’empire, et qui, dans de fâcheux temps, puisse, pour le bien commun et celui du prince, entreprendre avec zèle un coup hardi, et le soutenir sans se perdre. J’avoue que, dans des temps heureux comme celui-ci, où tout l’empire jouit d’une paix parfaite, on s’en pourrait passer sans inconvénient[346]. Mais, outre qu’il est de la sagesse, de se prémunir de loin contre des événements fâcheux qu’on ne peut prévoir, tels gens sont toujours utiles dans un État.


Tien nan fong, après avoir fait un fort long discours à l’empereur Chin tsong, où il lui donne divers avis sur le gouvernement, conclut en ces termes :


Quoique la famille Tcheou, avant que de parvenir à l’empire, se soit toujours distingué par la vertu ; quoique Ven vang et Vou vang par la même voie, aient glorieusement fondé la dynastie de ce nom ; c’est sous Tching vang leur successeur, que se sont faites ces belles odes, qu’on appelle Ya[347] et Song. C’est sous l’heureux et florissant règne de ce prince, qu’on dit, entre autres choses, en ces odes : Hoang tien aime en bon père, quiconque est solidement vertueux ; la sagesse et la vertu sont les offrandes qu’il agrée. Le dessein du poète, est d’inspirer à Tching vang par ces expressions énergiques, toute l’attention dont il a besoin pour ne pas dégénérer. Rien en effet n’est plus nécessaire au prince. Plus son règne est florissant, plus doit-il se craindre soi-même ; et ses sujets ne peuvent mieux lui marquer leur zèle, qu’en lui inspirant cette sage crainte. Aussi n’est-ce pas seulement sous la dynastie Tcheou, que cela s’est pratiqué : sous ces règnes si fameux du grand Yao et du grand Chun, le prince et ses grands officiers toujours attentifs à se rendre plus parfaits, se redirent sans cesse mutuellement : veillons, appliquons-nous, soyons attentifs ; un jour ou deux bien ou mal passés peuvent avoir de grandes suites. Souffrez, grand prince, qu’oubliant le peu que je vaux, parlant dans les mêmes vues que l’ancien livre des vers, et vous félicitant du plus heureux règne qu’ait vu la dynastie Song ; je vous félicite encore plus d’avoir si bien pénétré cette vérité : que Hoang tien aime en bon père quiconque est solidement vertueux, et que la sagesse et la vertu sont les offrandes qui lui agréent. Quelle joie n’est-ce point pour nous, de voir que cette persuasion vous rend attentif à suivre avec respect les vues de Hoang tien, qu’elle vous inspire une secrète crainte de vous en éloigner, qu’elle vous fait chercher en tout votre propre perfection et le bonheur de vos peuples, y travailler chaque jour avec une ardeur toute nouvelle, et rejeter loin de vous tout ce qui peut y mettre obstacle ! Reste à ne vous jamais démentir, c’est ce que me fait souhaiter mon zèle : et c’est aussi ce même zèle qui m’inspire de vous rappeler dans cette vue, cet endroit du livre des vers.


La première des années nommées Yuen yeou, des inondations extraordinaires causèrent une grande stérilité dans les provinces de Tche kiang et de Kiang nan. Sur l’avis qu’en donnèrent les officiers de ces provinces, l’empereur assigna, pour le soulagement de ses peuples[348] cent ouan de riz, à prendre sur ses greniers, et vingt ouan de deniers à prendre sur son trésor. On chargea, selon la coutume, certains officiers de conduire et de faire distribuer ces secours. A peine ces ordres furent-ils donnés, qu’on représenta à l’empereur que peut-être les officiers des provinces avaient trompé, et fait le mal plus grand qu’il n’était, qu’il avait d’ailleurs à craindre que les secours accordés ne fussent mal distribués, qu’il serait bon de députer de la cour quelques commissaires pour vérifier jusqu’où allaient en effet les dégâts causés par les eaux, punir ceux qu’on trouverait les avoir exagérés, et régler selon les besoins réels les secours qui conviendraient. En conséquence on présenta à Sa Majesté un projet dressé pour cela. L’empereur fit attention que Fan tsou yu n’était point du nombre de ceux qui avaient fait les remontrances, quoique naturellement il en dut être par son emploi ; il lui fit remettre ce projet, lui ordonnant d’en dire son avis. Fan tsou yu, après l’avoir lu, le rendit cacheté à l’empereur, et y joignit le discours qui suit.


Grand prince, je trouve que, sous la dynastie Tang et une des années nommées Ta li, les inondations ayant été grandes en certain quartier, et les magistrats en donnant avis à la cour ; celui de Ouei mou fut le seul qui manda, que son district n’avait presque point souffert. Il se trouva cependant, sur le rapport d’un yu sseë[349], qui fut député, que dans le territoire de Ouei mou les eaux avaient inondé plus de trois mille king[350] de terres labourables. Sur cela l’empereur qui régnait alors, poussant à bien des reprises de profonds soupirs : Voilà qui est étrange, dit-il ; un magistrat est le père des peuples : il est naturel qu’il exagère leurs besoins, pour leur procurer plus de secours. En voici un qui les dissimule : c’est un homme sans compassion. Sur le champ il le cassa de son emploi, et lui en donna un plus petit.

Une autre fois sous le règne de Te tsong, les fleuves de Kiang et Hoai s’étant débordés, et ayant fait quelque ravage ; Lou tché alors ministre d’État, pria l’empereur d’ordonner qu’on secourût les pays qui avaient souffert. L’empereur ayant lu cette supplique, parut peu disposé à s’y rendre. Si sur ces avis, répondit-il, de quelque dommage qu’a souffert un pays, je me rends facile à faire des largesses, il est à craindre qu’on n’en abuse, et qu’on ne me trompe souvent par de faux rapports. Lou tché ne se rebutant point, fit instance auprès du prince, et lui dit entre autres choses : Prince, ce que Votre Majesté craint est réellement peu à craindre, vu l’état présent des choses. Le vice du temps, c’est la flatterie. Les officiers de vos provinces touchent-ils dans leurs mémoriaux quelques points qu’ils croient vous être agréables ? C’est alors qu’ils exagèrent, et qu’ils ne peuvent finir. Ont-ils à vous donner quelque avis fâcheux ? Ils sont d’ordinaire assez laconiques : ils diminuent plutôt le mal qu’ils ne l’augmentent ; et il n’arrive que trop souvent, que sur des avis si pleins de ménagements, l’on prend ici de fausses mesures. D’ailleurs de quoi s’agit-il ? de quelques dépenses assez médiocres, qui vous attacheront vos sujets. Vaut-il mieux, par un excès de précaution, risquer de les refroidir à votre égard ? Te tsong se rendit à cette instance.

La septième des années nommées Yuen ho, l’empereur Hien tsong s’adressant à ses ministres : Vous ne cessez de me représenter, leur dit-il, que l’année dernière les pays de Tché et de Hoai ont beaucoup souffert, d’abord des grandes crues d’eau, puis d’une longue sècheresse. Un yu sseë, qui en revient, dit que le mal n’a pas été grand. A quoi donc enfin m’en tenir, et quel parti prendre ? Li kiang prenant la parole, répondit au nom de tous :

Prince, nous avons entre les mains tous les avis des magistrats de ces deux contrées. Quand on les lit avec attention, il n’en est point où l’on ne sente que celui qui les donne, tremble pour soi, et craint que la cour ne lui fasse un crime de ce que souffre son peuple. Quelle apparence y a-t-il que des gens ainsi disposés, osent vous chagriner par de faux avis ? Il est plus naturel de croire que ce yu sseë dont Votre Majesté parle, a dit en courtisan flatteur, ce qu’il a jugé pouvoir vous plaire. Je voudrais savoir quel est ce yu sseë, pour le citer en justice, et le faire juger suivant les lois. Vous avez raison, reprit l’empereur ; ce qu’il y a de principal dans un État, ce sont les hommes : dès qu’on est averti qu’ils souffrent, il faut se hâter de les secourir. Les soupçons en ces occasions sont hors de saison. Ce que je vous ai opposé, m’est échappé mal à propos. Aussitôt l’ordre fut donné de secourir les pays qui avaient souffert.

Oui, grand prince, ce que craignaient nos anciens et sages princes, était que quelqu’un de leurs officiers ne leur laissât ignorer les misères des peuples ; que d’autres, pour épargner les finances, ne le soulageassent qu’à demi ; ou que, faute de capacité, il ne le fissent pas à propos. Ce furent ces maximes qui firent ainsi parler, chacun dans leur temps, Lou tché et Li kiang, ces deux grands ministres. Aujourd’hui que ces deux provinces, les plus belles de votre empire, qui fournissent plus qu’aucune autre aux dépenses de votre cour, et à l’entretien de vos troupes, sont dans une extrême disette, pouvez-vous ne pas vous presser de les secourir ? Là un grand nombre de vos bons sujets, comme autant d’enfants sans nourrice, réduits à l’extrémité, poussent des cris lamentables ; ou trop faibles pour les pousser, attendent, la bouche ouverte, de quoi prolonger un peu leur triste vie. Vous qui êtes leur père et mère, pourriez-vous n’être pas touché de leur misère ? Voudriez-vous, par une épargne malentendue, refuser de les secourir ? Mes collègues disent : cent ouan de riz, et vingt ouan de deniers, c’est beaucoup : pourvu que les magistrats de chaque ville, suivant la répartition qui en sera faite par des commissaires emploient cela fidèlement pour fournir du riz[351] clair aux pauvres ; on pourra passer avec ce secours, quand le mal serait tel qu’on l’a exposé. Pour moi je soutiens que de toutes les manières de subvenir à l’indigence des peuples, celle de distribuer ainsi du riz, est la moins[352] efficace et la moins bonne. Outre les autres inconvénients, il faut pour ces distributions assembler les pauvres. De ces assemblées naissent des maladies contagieuses. Ces maladies augmentent la misère. Non, quand on est véritablement touché de ce que souffrent les peuples, on ne prend point cette méthode, on ne se borne point à ces demi secours.

Mes collègues disent encore que c’est la coutume des peuples d’exagérer leurs pertes et leurs maux. J’avoue qu’en certaines années, quelque dérangement dans les saisons peut donner lieu à l’artifice, et quelques gens peu sincères peuvent saisir l’occasion de faire valoir leurs prétendues pertes. Mais cela ne peut avoir lieu dans la conjoncture présente. Il ne s’agit point ici d’une année à demi bonne, à demi mauvaise, et d’une stérilité qui soit équivoque. Elle a été des plus grandes qu’on ait vue. Les peuples obligés de quitter leurs domiciles, sont errants de côté et d’autre, réduits à la mendicité, et n’attendent que la mort : les soupçonner en cet état de contrefaire les misérables, vouloir douter de leur indigence ; n’est-ce pas bien de la dureté ?

On prie V. M. de nommer des commissaires, qui de la cour aillent sur les lieux, fissent mesurer les terres qu’on a pu labourer, parcourent toutes les villes et tous les villages, comptent les gens morts, les maisons ruinées, afin que, suivant leur rapport, on juge de la sincérité des avis donnés, qu’on punisse les magistrats qui auront trompé, et qu’on proportionne plus au juste la distribution des secours, aux besoins de chaque pays.

Pour moi je dis : c’est chose publique et notoire, que dans les lieux dont il s’agit, il a plu depuis la première lune jusqu’à la sixième. Ces pluies excessives ont fait déborder le lac Tai. Le débordement de ce lac a inondé San, Yeou, et d’autres villes. Les campagnes ont été tellement et si longtemps couvertes d’eau, qu’on n’a pas même pu semer le riz. On a vu les maisons dans les villages ou abîmées sous les eaux, ou détruites et flottantes. Les laboureurs ont vendu leurs bœufs, et se sont dispersés pour mendier. Je dis que ces calamités sont notoires.

J’ajoute que V. M. en étant instruite, doit avoir, pour y remédier, le même empressement qu’on a pour éteindre un incendie, ou pour secourir des gens qui se noient. Jugez si ce que suggèrent mes collègues convient en ces circonstances. Les recherches qu’ils conseillent, sont très difficiles dans la pratique, sujettes à bien des erreurs, et propres à faire périr des gens dans le fond très innocents. De plus, comme on sera instruit qu’on doit faire ces recherches, et qu’on a nommé pour cela des commissaires ; les officiers des provinces prendront l’alarme : chacun craignant de fâcheux retours, et pensant à sa propre sûreté, prendra le moins de part qu’il pourra aux calamités publiques, et laissera périr les peuples...


Après quelques exemples tirés de l’histoire, Fan tsou yu continue, et dit :

Vos libéralités, prince, sont parties ; trois sortes d’officiers en sont chargés. C’est bien assez, si V. M. suivant le projet qu’on lui fait, multipliait ses précautions, elle semblerait regretter ce qu’elle a donné : elle paraîtrait faire trop peu de cas de la vie des hommes ; et désormais, dans les calamités publiques, on n’oserait plus recourir à elle. La crainte de vos ancêtres en semblables occasions, était qu’on ne soulageât pas assez promptement et assez libéralement les peuples ; et quand ils envoyaient des commissaires ou des inspecteurs, c’était pour enhardir les officiers ordinaires, non pour les intimider et les gêner. En effet, ces officiers sont naturellement portés à se dessaisir avec peine des grains et des deniers dont ils sont comptables. Pour cette raison et pour d’autres, ils diminuent d’ordinaire dans leurs rapports les calamités publiques, au lieu de les augmenter. Mais quand il y aurait eu en effet quelques avis peu fidèles, ils ne peuvent être qu’en petit nombre, et tôt ou tard on les saura ; le peuple parle, les officiers s’observent mutuellement, les censeurs en seront instruits, et par eux la cour. Ainsi V. M. serait toujours à temps de punir, si elle voulait, ceux qui seraient coupables. Pour le présent, mon avis est que, sans vous mettre beaucoup en peine des petits excès que vos officiers peuvent commettre, votre attention ne s’occupe que du soulagement des peuples qui souffrent. C’est par ces considérations, qu’ayant examiné le projet qu’on vous suggère, je vous le rends cacheté, et vous supplie de le supprimer.


Discours de Ouan ling contre les mauvais sens donnés mal à propos par des sectaires à l’expression Ming.


Il est dit dans le Lun yu[353], que Confucius employait rarement l’expression Ming. La remarque est judicieuse et vraie ; au contraire quand les barbares occidentaux eurent fait entrer dans notre Chine la secte Foë, on employa aussi fréquemment que confusément ces expressions sing et ming. Il est vrai qu’avant l’entrée de cette secte, on avait commencé à raisonner sur ce qu’on appelle sing[354] nature de l’homme. Mong tse ayant dit qu’elle était bonne, Sian tse soutint le contraire ; et cette opposition servit à éclaircir l’opinion de Mong tse, à laquelle on s’est tenu. Dans des temps plus proches des nôtres, on est revenu à raisonner sur ce qu’on appelle sing, nature. On l’a fait assez au long, et certains méchants esprits, pour se faire de fête, ont embrouillé la matière par les principes de la secte Foë qu’ils ont subtilement, et comme à la dérobée, fait glisser dans leurs discours. Dans ces dissertations sur sing, ce qu’il y a de plus solide, revient à peu près à ce qu’avait dit Mong tse. Les plus sages l’ont suivi, et le suivent encore sur ce point.

Pour ce qui regarde l’expression ming[355], moins nos philosophes l’ont employée, plus les sectaires ont été hardis à s’en servir et à la corrompre. La secte Foë ne cherchant qu’à tromper les hommes, fait dépendre la vie et la mort de ce qu’elle appelle ming, sans l’expliquer. La secte des astrologues enchérissant encore sur la secte Foë, fait dépendre la vie courte ou longue, les richesses ou la pauvreté, l’honneur ou l’humiliation de certaines combinaisons des cinq éléments, de certains mouvements, ou de certaines situations des astres, et de tout cela font ce qu’ils appellent ming, destinée. L’ignorant vulgaire ne trouve pas de quoi les réfuter. Passionné pour les honneurs et les biens du monde, il voit que ces biens et ces honneurs ne suivent pas toujours le mérite et la vertu. Dans l’espérance de les obtenir par une autre voie, ils donnent sottement dans ces erreurs. Ils n’y donneraient pas sans doute, s’ils savaient bien débrouiller les faux sens qu’on donne à l’expression ming.

Chun de simple particulier devint empereur. C’est monter de la plus basse condition au plus haut degré d’honneur. Il semble qu’il y fut porté tout à coup, et sans faire un pas. Cependant la vérité est qu’il s’y éleva par sa vertu. Remontons au temps de Yao. Supposons y Chun sans sagesse et sans vertu. Ce ming, dont parlent nos sectaires, aurait-il également fait monter Chun sur le trône ? Yao, en nommant Chun son successeur, exclut son propre fils Tan tchu. Pourquoi Tan tchu fut-il exclus ? Ne fut-ce pas faute de vertu ? Fut-ce précisément faute de ming ? Chun déjà connu, estimé, et comme à demi placé sur le trône, cherche cependant la retraite. Nos sectaires oseront-ils dire qu’il était moins éclairé qu’eux sur ce qu’ils appellent ming, destinée ? Il n’y a pas d’apparence. D’un autre côté, s’il avoue que Chun, suivant leurs principes, voyait que sa destinée était de régner ; il s’ensuivra que sa retraite ne fut que feinte et qu’hypocrisie. Qui l’oserait dire, ou penser ?

Supputer les révolutions des astres, est un art qui a commencé avec notre Y king[356], dont nous reconnaissons pour auteur Fo hi. On ne peut nier que parmi nos anciens princes, Ven vang ne soit un de ceux qui ont le mieux entendu ce livre. Je demande à nos astrologues : Ven vang savait-il, ou non, ce qu’ils prétendent trouver dans leur art, et ce qu’ils appellent destinée[357] ? S’ils disent que non : quelle insolence de se préférer à ce sage prince ! S’ils disent que oui : pourquoi donc Ven vang, dans la prison où le tenait le tyran Tcheou, et où il faisait sur l’Y king des commentaires, gémissait-il et s’affligeait-il[358] ?

Depuis Ven vang, qui a plus approfondi l’Y king que Confucius ? Nos sectaires prétendront-ils l’avoir mieux entendu que lui ? Cependant, si Confucius savait ce qu’ils prétendent savoir, et ce qu’ils appellent ming, destinée ; pourquoi parcourut-il en vain jusqu’à une vieillesse fort avancée, les soixante douze[359] royaumes. Il faut donc ou rejeter absolument ce que ces sectaires débitent, et l’abus qu’ils font de l’expression ming, ou bien il faut reconnaître que Ven vang et Confucius ne leur sont pas comparables ; ce qui serait une grande[360] absurdité.

En voici une seconde dans le système de ces sectaires, si on le suppose vrai, qu’un homme meure, c’est son destin, ming. C’est donc au destin qu’il faut attribuer sa mort, et non pas aux hommes ; ainsi on dira : ce ne furent point Kié et Tcheou qui firent mourir cruellement et injustement Long pong et Pi kan. Ce fut le destin de ces deux grands hommes. Bien plus on conclura que quand Kié et Tcheou, ces odieux tyrans, auraient pratiqué toutes les vertus, ils n’auraient pas laissé de périr misérablement, et qu’on avait tort par conséquent de les exhorter à devenir vertueux, pour se conserver l’empire et la vie. Heureusement il s’en faut bien que tout le monde croie nos sectaires. Ceux même qui les consultent ou qui les écoutent, n’ont pas grande foi à ce qu’ils disent. Mais si par malheur cette erreur gagnait et qu’elle passât constamment pour vérité, voici quelles en seraient les étranges suites.

Un juge aurait-il ou absous un scélérat, ou condamné un innocent reconnu pour tel ? Si on l’en voulait punir selon les lois, il n’aurait qu’à opposer aux lois, ce prétendu ming, destin des sectaires. Plus de tyrannie à détester dans les Grands ; plus d’oppression à plaindre dans les petits, plus de raison de louer Yao et Chun ni de blâmer Kié et Tcheou. Chacun en son temps a son Ming ou destin, chacun le suit. Hélas ! que peut-on imaginer de plus absurde ? Je demande à nos astrologues, si Yao et Chun étaient nés au temps que naquirent Kié et Tcheou ; les deux premiers auraient-ils été méchants et cruels comme l’ont été les deux derniers ? Au contraire si Kié et Tcheou étaient nés quand naquirent Yao et Chun, auraient-ils été bons et vertueux ? Oseraient-ils en venir jusqu’à avancer cette absurdité ? Cependant s’ils n’osent le faire, à quoi fixent-ils donc ce prétendu Ming ou destin, dont dépend, disent-ils, la vie et la mort des hommes, la ruine ou la prospérité des empires ?

Supposons encore une fois que tout le monde ajoute une foi pleine et entière aux discours de ces charlatans. Un fils, sans se remuer, verra son père entre les mains d’un scélérat prêt à l’égorger : le Ming ou destin de mon père est tel ou ne l’est pas, pourra-t-il dire. Le sujet en dira autant, en voyant tuer son prince. Et s’ils en usent autrement, il faudra dire dans notre supposition, que leur conduite dément une vérité supposée constante, et universellement reconnue pour telle, et conséquemment qu’ils sont blâmables. Quelle horrible conséquence !

Pour moi, je distingue deux sortes de ming ; un, qu’il a plu aux sectaires d’appeler ainsi, auquel ils attachent notre sort indépendamment de nous : il n’est ni bon ni possible de le connaître. Un autre ming, qui dépend de nous : c’est de celui-là qu’il faut s’instruire. Cela est utile et même nécessaire. Par exemple dans un empire tranquille et bien gouverné, je me soutiens et m’avance par ma bonne conduite et par ma vertu. Mon ming est alors d’être dans l’honneur et dans l’abondance ; mais ce ming n’est pas indépendant de moi. L’État au contraire est dans le trouble et mal gouverné : j’y soutiens avec courage, par mes discours et par mes actions la sagesse et la vertu qu’on opprime. Il m’en coûte ma fortune. Je vis et je meurs dans l’indigence sans jamais me démentir, c’est alors que mon ming dépend de moi. Tout homme qui naît doit mourir : qu’on meure tôt qu’on meure tard, mourir, c’est cesser de vivre : cela est commun à tous les hommes. Vivre ou mourir, dit-on, c’est ming. Vivre dans l’honneur et dans l’abondance, ou vivre dans l’indigence et dans l’oubli ; c’est aussi ming ; soit : mais on peut vivre et mourir bien ou mal. Je ne veux ni vivre mal, ni mal mourir ; c’est à quoi je suis attentif, c’est mon devoir ; et c’est le seul ming, dont je dois me mettre en peine.

Il en est de même à proportion des richesses, des honneurs, de l’indigence, et de l’oubli. Ils peuvent venir par de bonnes ou de mauvaises voies. A quoi va mon attention ? C’est qu’ils ne soient jamais le fruit d’un crime, ou d’une indigne complaisance. Tel est mon devoir ; et voilà le seul ming, que je me pique de connaître. Un bon fils conserve sa vie pour servir son père, c’est son devoir et son ming à cet égard. Un sujet fidèle et zélé expose sa vie pour son prince ; c’est aussi son ming et son devoir. Étendant cela suivant les rencontres et les circonstances différentes, il n’y en a aucune, où l’homme ne trouve le ming qu’il peut connaître, et qu’il doit suivre. C’est ce qui s’appelle, selon nos sages, être vraiment éclairé sur ming ; et c’est en ce sens que parlait Confucius, quand il usait de cette expression. Mitse toan s’adressant un jour à Tse lou[361]. Si votre maître, lui dit-il, voulait bien être mon patron, le roi de Ouei me choisirait pour un de ses premiers ministres. Tse lou ayant fait la proposition à Confucius, il dit pour toute réponse : J’ai un ming, (son sens était) mon devoir, qui est mon ming, ne me permet point d’aider à avancer un flatteur sans mérite et sans vertu. C’était à peu près dans le même sens que le même Confucius, à la mort de Yen tse[362] et de Pen yeou, employa l’expression ming. Il gémissait de ce qu’enlevés dans un âge peu avancé, ils n’avaient pu pratiquer toutes les vertus dont il les connaissait capables. Pour Mong tse, voici sa pensée ; il l’exprime fort nettement. C’est bien mal entendre Ming, dit-il, que de s’aller mettre exprès sous une muraille prête à tomber. Un homme éclairé sur cette matière, ne fait point de ces imprudences. Un scélérat, dit-il ailleurs, a mérité par ses crimes de mourir dans les fers ou dans ses supplices : il y expire en effet. Était-ce son vrai ming ? Point du tout. Penser comme ces grands hommes, c’est vraiment savoir ce que c’est que ming.


Le beau de ce discours, dit l’empereur Cang hi, consiste en ce qu’il est net, facile à entendre, propre à instruire et à redresser ceux que les sectaires ont séduit.


La troisième des années nommées Yuen fou, Chao choue tchi, dans l’exorde d’un long discours qu’il présenta cacheté à l’empereur, dit entr’autres choses.


Quand nos anciens et sages princes jouissaient d’une longue prospérité, et qu’ils ne voyaient rien arriver de fâcheux ou d’effrayant ; alors craignant plus que jamais, ils s’attristaient, et disaient : Hélas ! je vois bien que Tien m’oublie. V. M. à l’imitation de ces princes, vient de publier une ordonnance pleine de sagesse et de bonté, qui fait sentir jusqu’où va votre vigilance et votre attention sur vos devoirs. On ne peut pas mieux répondre aux desseins de Tien.

Li kang dans un discours présenté à l’empereur, après quelques avis particuliers, lui en donne deux généraux en ces termes. Faites, lui dit-il, tout ce qui dépend de l’homme, et conservez intérieurement une crainte respectueuse envers Tien. Quand l’homme fait de son côté tout ce qu’il peut, il est naturel et ordinaire que Tien li[363] réponde à ses soins. Aussi a-t-on vu les plus grands princes, comme ceux qui ont fondé des dynasties, ou qui les ont relevées de leur décadence, faire avec soin ce qui dépendait d’eux ; et quand ils avaient réussi, rapporter à Tien tous leurs succès. Aujourd’hui à peine l’ennemi a t-il paru[364], que nous nous retirons lâchement en lui cédant le terrain. Négliger ainsi de faire tout ce qui dépend de nous, et compter que Tien nous fera réussir, comme s’il y était obligé ; y a-t-il de la raison ? Donnez donc au plus tôt, je vous en prie, donnez les ordres convenables à vos ministres, et à vos grands officiers. Animez-les par vos paroles et par vos exemples. Faites de concert avec eux tout ce qui se peut. Après quoi vous pourrez attendre avec soumission, mais sans reproche, ce que Tien ordonnera ; et il y a lieu d’espérer que nous pourrons réparer et les affronts que nous avons reçus, et les pertes que nous avons faites.

Mais il faut, comme j’ai dit, conserver toujours à l’égard de Tien une crainte respectueuse. En effet Tien est à l’égard des rois comme un père également tendre et sévère. Sa tendresse pour eux est extrême : mais aussi veille-t-il sur leur conduite avec une extrême attention. Aussi tout sage prince est attentif à ce que Tien lui défend. Au moindre avis qui vient de sa part, il rentre en lui-même, il s’examine, il travaille à se corriger, à devenir plus parfait, et à nourrir en son cœur cette respectueuse et filiale crainte. Depuis quelques années le dérangement des saisons est grand : ce ne sont que tremblements de terre, et autres phénomènes effrayants. L’intention de Tien, en cela, est de vous réveiller : ce sont autant de marques qu’il vous aime, et qu’il veut vous secourir. C’est à V. M. d’y répondre par des intentions pures et droites, par une conduite sage et ferme. Alors ces tristes calamités, et ces effrayants présages se changeront en bien pour vous.


DISCOURS DE FAN SUN.
Du Repentir


Une ancienne tradition dit : aujourd’hui repentez-vous des fautes d’hier, et sur la fin de chaque lune, des fautes du commencement[365]. O que cela est bien dit, et que nos anciens s’y prenaient bien pour devenir sages et parfaits ! A moins que d’être Yao et Chun[366], qui peut tout faire si parfaitement, qu’il ne lui échappe aucune faute ? Mais quand il en est échappé quelqu’une, si l’on s’en repent efficacement et sincèrement, cette faute est réparée. Aussi, parmi nos anciens sages, même parmi ceux du premier ordre, il n’en est point qui n’ait marché par cette voie.

Fan sun le prouve par des exemples tirés de l’antiquité, auxquels il joint, en confirmation, quelques textes des anciens King ; après quoi il continue son discours.

Le repentir, dit-il, suppose des fautes. Mais par ce même repentir, on en diminue chaque jour le nombre : et s’il y a un moyen de parvenir à n’en plus faire, c’est assurément celui-là. Peut-on donc négliger cet exercice ou s’en lasser ? Au reste je ne borne pas le repentir que je recommande, à rétracter ou à corriger ce qu’on a dit ou fait de mal, il doit s’étendre jusqu’aux pensées et aux affections les plus secrètes. En naît-il, quelqu’une tant soit peu mauvaise ? D’abord le repentir doit suivre, et ce repentir empêchera qu’on ne passe aux paroles et aux actions. Faire des fautes, et ne savoir point les reconnaître, c’est aveuglement. Les reconnaître sans vouloir se corriger, c’est imprudence. Penser à se corriger, mais ne le vouloir qu’à demi, craindre d’y travailler sérieusement, s’épargner, pour ainsi dire, et se ménager soi-même ; c’est lâcheté. Rien de plus contraire que ces vices au véritable repentir.

Quand le soleil ou la lune souffrent une éclipse, soit que l’éclipse soit totale ou non, elle ne dure jamais longtemps : et au moment qu’elle finit, ces astres, aussitôt paraissent avec leur première clarté. La vie de l’homme a ses éclipses, ce sont ses fautes. Le moment où il s’en repent, comme il faut, est justement la fin des éclipses : il recouvre alors son éclat aussi bien que ces deux astres. Mais il se passe en l’homme tout le contraire de ce qui se passe au Ciel ; lorsque par attache à ses passions, il n’a point ce véritable et efficace repentir, l’éclipse chez lui ne finit point : il persévère dans les ténèbres. Qu’y a-t-il donc de plus important qu’un bon repentir ? Qui pourra se rebuter et se dégoûter d’un si utile exercice ?

La trente-deuxième des années nommées Chao ching, Hiao tsong montant sur le trône, fit publier une déclaration, dans laquelle il recommandait instamment qu’on lui donnât librement des avis et des mémoires. Tchu hi alors en charge dans les provinces, adressa un long discours à l’empereur, dans lequel il lui dit entr’autres choses ce qui suit.

L’ordre de Tien[367] qui vous aime et vous protège, est tout récent et dans sa force. Rien n’a pu encore refroidir le zèle et l’attachement de vos sujets. C’est à vous, grand prince, de profiter de ces conjonctures. A en juger par les éloges qu’on vous donne, et dont les grands chemins retentissent, on n’attend de V. M. rien de commun. Vos sujets ne vous regardent pas seulement comme un bon maître, mais comme un prince qui doit faire l’honneur de sa dynastie, en recouvrant les terres usurpées par les barbares, en remédiant aux maux que vos peuples en ont souffert, et en vengeant les insultes qu’en ont reçu vos ancêtres. Comment faut-il vous y prendre, pour répondre avec succès à de si hautes espérances ? De là dépendent non seulement la gloire de votre règne, mais la paix de l’État, l’honneur de votre dynastie, et la sûreté de votre maison.

Jusqu’à présent nous n’avons point aperçu dans votre personne et dans votre gouvernement, les fautes et les défauts dont votre modestie s’accuse. Cependant j’ose vous dire, qu’en vain vous vous promettriez du succès, sans deux choses essentielles, que je prends la liberté de vous recommander instamment. La première, est d’étudier avec constance, et de vous rendre familières les maximes de nos anciens rois. La seconde est de renoncer au plutôt d’une manière bien déterminée à tout traité avec les barbares. Ces deux points sont importants, et méritent votre attention. Sans le premier, il vous échapperait peu à peu beaucoup de fautes ; sans le second, le gouvernement, vu l’état présent des choses, ne saurait être que défectueux, et vous ne pourrez négliger ni l’un ni l’autre, sans de très fâcheuses suites.

Pour vous exprimer plus nettement ma pensée sur le premier point, souffrez que je vous rappelle aux temps de Yao, de Chun, et de Yu. Ces grands princes, vous le savez, se transmirent successivement et l’empire, et leurs maximes. Une de celles qu’ils répétaient le plus fréquemment, était celle-ci. Rien de plus dangereux que le cœur humain[368] et ses passions, Rien de plus délicat que la pure et droite raison[369]. Ce n’est qu’en l’épurant sans cesse, et la faisant régner seule, qu’on tient constamment le vrai milieu. Ces grands princes étaient nés sages. Ils en avaient moins besoin d’étude et d’application. Cependant ils ne parlent que d’épurer leur raison, que de la suivre seule, que de tenir avec attention le vrai milieu. Tant il est vrai que ceux-mêmes qu’on assure être nés sages, ont encore besoin d’étude et d’application.

Si dans l’éloignement où je suis, je n’ai pas le bonheur de voir combien les belles qualités avec lesquelles vous êtes né, vous approchent de ces grands princes, j’en ai du moins entendu parler très avantageusement. Mais j’ai aussi appris par la voix publique, qu’au commencement de votre règne, au lieu de vous appliquer aux affaires, toute votre occupation était d’entendre ou de réciter quelques vers, ou quelques discours flatteurs et bien composés. Depuis quelques années, à la vérité, vous avez renoncé à ces amusements frivoles ; vous avez paru chercher quelque chose de plus solide, et vouloir acquérir la vraie sagesse ; mais vous l’avez cherchée, dit-on, dans les livres des sectaires. Voilà ce qu’on dit en province ; je ne sais point au vrai ce qui en est.

Mais souffrez que je vous dise, que si les choses étaient ainsi, ce serait mal vous y prendre, pour répondre dignement aux desseins de Tien et pour imiter Yao et Chun. Non, ce n’est point dans des chansonnettes, ou dans des discours vainement fleuris, qu’on puise l’art de bien gouverner. Le vide[370] et le néant, la quiétude et le repos, ne vous l’apprendront pas mieux. Nos anciens et sages princes qui ont réussi en ce grand art, s’appliquaient à bien pénétrer le fond des choses, pour en devenir plus éclairés, et pour se mettre en état de prendre toujours le bon parti. Un prince qui sait leur méthode, repasse fréquemment l’ancienne histoire : il en examine avec attention tous ses traits. Pour en juger sainement, il a toujours présent à l’esprit et les principes de la raison et de l’équité. Rien ne lui échappe en ce genre. Par là ses vues s’étendent, se rectifient, et se perfectionnent : son cœur s’établit dans l’équilibre et dans la droiture ; et il se trouve enfin capable de gouverner avec une extrême[371] facilité.

Au contraire, si un prince est sans application, ou si en s’appliquant il suit une autre méthode, eut-il d’ailleurs l’esprit excellent, et les plus heureuses dispositions à la vertu, jamais ses lumières ne lui découvriront assez nettement le fond des choses : il ne distinguera jamais le bien de ce qui n’en a que l’apparence ; ce qui est essentiel, de ce qui ne l’est pas et il sera sujet à faire mille fautes. Quand par hasard il n’en ferait point qui eussent des suites bien funestes, du moins ne sera-t-il jamais un grand empereur. Est-ce donc une bagatelle que de renoncer à cette haute réputation, en se contentant d’une indigne médiocrité ? Non, sans doute : et l’on peut appliquer ici ce que dit l’Y king, qu’une erreur légère en apparence, mène à d’étranges égarements.

Quant au second point que j’ai touché, il est certain qu’entre nous et le Kin[372], il n’y a point de paix solide à espérer. La raison le dit, cela saute aux yeux, chacun le sait, et s’il se trouve encore des gens qui sont d’avis qu’on traite de paix, voici sans doute comme ils résonnent. Nos affaires ne sont pas en assez bon état, pour entreprendre de recouvrer par la force, ce que les Kin ont usurpé sur nous. Il y a même du risque à continuer la guerre, en nous tenant sur la défensive. Il vaut donc mieux profiter de la démarche qu’ont fait les Kin, qui sont venus faire quelques présents, y répondre de notre part, leur députer un envoyé, et leur demander honnêtement qu’ils nous restituent nos terres, suivant leurs anciennes limites. Cette démonstration de faiblesse de notre part, en flattant leur orgueil, pourra peut-être leur inspirer de la sécurité, et conséquemment de la négligence. Ils en seront moins ardents à nous attaquer, et moins vigilants à se prémunir. Cependant nous profiterons du temps, et nous nous disposerons plus à l’aise à quelques grandes entreprises.

D’ailleurs, que sait-on ? Il peut absolument arriver que Tien, par un heureux retour en notre faveur, fasse revivre en ces barbares quelques sentiments d’équité, et qu’ils nous restituent nos terres, sans qu’il en coûte la vie à un seul homme. Pourquoi ne pas tenter ce moyen ? Quel mal y a-t-il à le faire ? Voilà sans doute comme raisonnent ceux qui sont d’avis qu’on entre en traité.

Pour moi je ne vois dans ce parti ni justice ni raison : je n’y aperçois pas un seul avantage, et j’y vois de très grands inconvénients. Nos affaires, dit-on, ne sont pas encore en bon état. Cela est vrai. Mais pourquoi ? C’est, j’ose le dire, de ce qu’on parle toujours de traités de paix : et jusqu’à ce qu’on ait pris une bonne fois le parti de n’en plus parler, jamais nos affaires n’iront mieux. Un parti bien pris de périr ou de vaincre, est ce qui fait réussir à la guerre. Se voit-on une ressource, et comme un troisième chemin entre la défaite et la victoire ? On s’y laisse pousser sans peine. La raison a beau se raidir, on attaque plus faiblement, et l’on se défend avec moins d’opiniâtreté. La nature en ces occasions affaiblit la raison et la vertu. Oui encore une fois, tandis que dureront ces malheureux pourparlers de paix, V. M. elle-même sera incertaine et flottante en ses résolutions ; vos ministres aussi peu déterminés, feront leur emploi par manière d’acquit ; vos généraux et leurs subalternes auront moins d’empressement à se signaler. Il en sera de même à proportion, des magistrats de tout l’empire. Le moyen, alors que nos affaires se rétablissent, que l’empire se fortifie, que nous puissions recouvrer nos terres, et mettre en sûreté nos frontières ? C’est s’abuser évidemment que de l’espérer.

Ce n’est pas moins se tromper, que de prétendre amuser les Kin par une vaine cérémonie. Ils n’ont à notre égard ni charité, ni justice ; mais en récompense ils sont pleins d’artifices et de malignité. Si réellement ils avaient dessein de nous attaquer, et s’ils se sentaient en état de nous subjuguer, ils ne se laisseraient point aveugler par une vaine cérémonie, jusqu’à renoncer à leur projet, bien moins jusqu’à se dessaisir de ce qu’ils possèdent. Mais pour nous, en faisant la démarche que l’on propose, ce ne serait point les amuser comme on le prétend ; ce serait montrer de la faiblesse ; ce serait réellement les instruire de notre état, nous découvrir à eux, les convaincre que nous n’avons ni habileté, ni courage, et les rendre plus hardis à tout entreprendre contre nous.

Si par hasard, après cette démarche, les Kin étaient quelque temps sans remuer, nous nous en applaudirions. Nous croupissions dans notre indolence : et comme il s’est déjà passé dix ans et davantage, sans que nous ayons rien fait pour nous relever, il s’en passerait encore autant, s’il plaisait aux Kin de le permettre. En user ainsi, c’est, ce me semble, en voulant tromper l’ennemi, se tromper soi-même. C’est le presser de nous attaquer ; et je ne puis assez m’étonner, qu’il se trouve encore à votre cour, des gens capables de vous donner de tels conseils.

Par ce procédé, nous nous mettons comme à la discrétion des Kin. Quand ils se sentiront faibles, et qu’ils auront raison de nous craindre, ils n’auront qu’à parler de paix : au lieu de profiter de leur faiblesse pour rentrer dans nos droits, nous irons comme au devant d’eux ; et sous prétexte d’alliance, ils recevront encore de nous chaque année de grosses sommes. Se sentiront-ils plus forts ? Il n’y aura traité qui tienne : ils entreront sur nos terres le plus avant qu’ils pourront. Ceux qui vous donnent ces conseils, ne pensent qu’à éviter une rupture ouverte avec les Kin. Ils ne font pas attention que c’est refroidir le zèle, et abattre le courage de vos sujets ; que c’est fortifier vos ennemis, et nuire à l’État par bien des endroits.

Il y a trente ou quarante ans que ces barbares profitent, pour nous ruiner, du fol empressement que nous avons toujours eu de parler de paix. Pouvons-nous encore ne le pas voir ? N’est-ce pas un aveuglement extrême de proposer toujours un parti, qui, depuis si longtemps nous est si funeste ? Demander honnêtement aux Kin qu’ils nous rendent ce qu’ils nous ont pris, c’est une chose égarement ridicule et inutile. Ces terres qu’ils ont envahies nous appartiennent. Pourquoi remettre à la discrétion de ces barbares de nous les restituer ou non. Mesurons nos forces, voyons si nous pouvons les reprendre. En ce cas là reprenons-les, ils n’en seront plus les maîtres. Que si nous croyons ne le pouvoir pas encore, à quoi bon les demander à l’ennemi, sans apparence de les obtenir, et lui faire l’aveu de notre impuissance, et de sa supériorité ?

Supposons cependant que les Kin écouteront la proposition que nous leur ferons de nous restituer nos terres. Ce ne sera certainement qu’en nous faisant acheter bien cher une pareille grâce. Encore devons-nous juger par le passé[373], qu’autant qu’il dépendrait d’eux, elle serait bien peu durable. Mais quand absolument il arriverait que sans exiger beaucoup de nous, les Kin se déterminassent à nous faire la grâce entière, qu’ils ne s’en repentissent point, ou qu’ils nous trouvassent en état de nous maintenir, et de rendre inutile leur repentir ; l’avantage qu’il y aurait, n’empêcherait pas qu’il ne fut toujours fort honteux à l’illustre dynastie Song, de n’avoir pu recouvrer par elle-même le domaine de ses premiers princes, d’en tenir une partie de la main de ses plus cruels ennemis, et de l’être allé mendier chez les barbares. Pour moi, je vous avoue que quand les choses tourneraient de la sorte, je ne pourrais encore m’empêcher d’en rougir pour vous.


Tchu hi ayant été proposé pour un emploi important dans la province de Tché kiang, l’empereur l’y nomma ; il l’appela ensuite à la cour, et invita à lui laisser, avant que de partir, quelques bons avis. Tchu hi le fit en plusieurs discours, dont un fut celui qui suit.


Prince, le gouvernement des États dépend principalement du cœur des princes. Mais ce cœur des souverains peut être lui-même gouverné ou par la raison, ou par les passions ; et c’est la différence de ces maîtres, qui établit la différence entre l’intérêt et l’équité, entre l’artifice et la droiture, enfin entre le vice et la vertu. La raison que l’homme a reçu de Tien, est à peu près à l’égard du cœur, ce que la santé est à l’égard du corps. La raison règne-t-elle dans le cœur ? Tout y est dans l’ordre ; ce n’est que droiture, équité, vertu. Les passions sont au contraire comme les maladies de ce même cœur. Y règnent-elles ? Le trouble y est ; ce n’est qu’artifice, intérêt, vice. Où règne la vertu, règne en même temps une joie également douce et pure, qui rend chaque jour plus heureux celui qui la goûte. Le vice au contraire traîne après soi de rudes peines, qui accablent chaque jour de plus en plus celui qui les souffre. Le bon ordre et la sûreté des empires, leurs troubles ou leurs ruines, sont aussi les différents effets de ces différentes causes : effets qui tout différents qu’ils sont, ont cependant cela de commun, qu’une pensée bonne ou mauvaise en est le premier principe. C’est ce que Yao, Chun et Yu exprimaient par ces paroles. Rien de plus dangereux que les passions, rien de plus délicat que la raison. Ce n’est qu’en conservant cette raison pure, et en la faisant régner seule, qu’on tient constamment le vrai milieu... Dans la suite Tchu hi dit qu’il est surpris de voir si peu fleurir le règne d’un prince, qui étant monté sur le trône dans un âge mûr, y avait de plus apporté d’excellentes qualités ; qu’il en a recherché la cause, et qu’il croit l’avoir trouvée. C’est, dit-il nettement au prince, que dans le choix de vos officiers, vous ne suivez point la raison et l’équité. Vous craignez même de mettre en place des gens droits et fermes. Pourquoi cela ? parce que des gens de ce caractère s’opposeraient avec force à ces favoris domestiques, qui brouillent tout, auxquels, dès votre jeunesse, vous vous êtes comme livré par trop de condescendance...

Tchu hi après avoir parlé à peu près sur ce ton dans tout son discours qui est fort long, finit par s’humilier, et par excuser en quatre mots sa liberté. Il proteste qu’elle est un pur effet de son zèle pour l’État, et pour la propre gloire du prince.


Une glose dit que l’empereur reçut très bien les avis de Tchu hi ; elle ne dit pas s’il en profita.


La cinquième des années Chao hing, Tchu hi fut appelé à la cour, où il eut l’honorable emploi de lire et d’expliquer à l’empereur les livres qu’on appelle King. Il fit son remerciement par écrit, selon la coutume. Dans ce remerciement, après avoir loué l’ardeur du prince à s’instruire et protesté modestement de son peu de capacité, il ajoute ce qui suit.


Aussi ai-je été saisi de crainte, quand on m’a déclaré vos ordres, je n’osais d’abord accepter l’honneur que vous me faisiez. Ensuite j’ai fait attention à ces vérités si connues ; que l’homme reçoit de Tien une nature capable de toutes les vertus, qu’il peut non seulement connaître et distinguer les différents devoirs de prince et de sujet, de père et de fils, etc. Mais encore juger et déterminer ce qui convient ou ne convient pas dans les différentes affaires, et dans les diverses conjonctures où il se trouve ; mais qu’en même temps qu’il est capable de tant de choses, il est d’un autre côté sujet à se ressentir des altérations de la matière, et à se laisser toucher aux objets sensibles ; que naturellement il serait à craindre que sa raison négligée venant à s’obscurcir peu à peu, il ne tombât dans un aveuglement funeste sur ses devoirs, et n’y demeurât toute sa vie ; que l’étude par conséquent et l’application sont autant nécessaires aux grands qu’aux petits, enfin que pour vous aider en ce travail, il n’était point nécessaire d’avoir beaucoup d’éloquence et de politesse.

Après avoir fait ces réflexions, il m’a paru qu’ayant donné, comme j’ai fait, beaucoup de temps à l’étude de nos King, je pourrais peut-être en effet vous êtes utile, ne fût-ce qu’en vous proposant la méthode que j’ai suivie en les étudiant. La voici en peu de mots. Ce qu’il y a d’essentiel en cette matière, c’est de bien pénétrer le fond et la raison de chaque chose. Nos livres sont pour cela d’un grand secours. C’est dans cette vue qu’il faut les lire. Mais il y a manière de le faire avec fruit. Quand on est sur un endroit, il faut, avant que de passer outre, s’efforcer de le bien comprendre, d’y découvrir ce qu’il y a de plus pur et de plus parfait, et de ne rien laisser échapper de ce qui s’en peut tirer. Or c’est à quoi on ne peut réussir, sans se tenir constamment dans une attention respectueuse, qui a sa difficulté, et qui ne peut être que le fruit d’une résolution bien ferme, etc.

Tchu hi reprend encore ce qu’il a indiqué, et il l’étend : mais il appuya principalement sur l’importance et la nécessité d’une attention respectueuse, qu’il appelle en un mot King[374].

Pour ce qui est de ce que j’ai dit, qu’il faut, en lisant chaque endroit, s’efforcer d’atteindre à ce qu’il y a de plus parfait, il est clair que cela dépend de Sin[375]. Or ce sin de l’homme, qu’est-ce ? C’est un être qui est très hin[376], très ling[377] et très chin, d’une excellence que nous ne pouvons entièrement pénétrer, qui doit présider dans chacun de nous, tant aux mouvements personnels, qu’aux actions de la vie civile, et dont par conséquent la présence et l’attention est à chaque instant nécessaire. En effet, si le sin de l’homme s’échappe et s’envole, pour ainsi parler, après les objets sensibles dont le corps est environné ; sa personne et sa conduite se ressentent aussitôt de l’absence de ce maître. En vain un homme aurait alors le corps courbé, et les yeux attachés sur un livre. Peu attentif à lui-même, comment serait-il en état de méditer les paroles de nos anciens sages, d’examiner dans chaque action et dans chaque affaire les différentes circonstances, d’y puiser des lumières sur ses devoirs, et d’en tirer pour sa conduite des conclusions de pratique ? Le sage, dit Confucius, s’il n’est attentif et appliqué, ne sera pas longtemps sage. L’étude et l’application que je recommande, dit aussi Mong tse, en quoi principalement consistent-elles ? A bien retenir et fixer son sin. Un homme retient-il ainsi son sin, sans se laisser distraire aux objets sensibles, ou troubler par les passions qu’ils excitent ; alors, soit qu’il lise, soit qu’il médite sur ce qu’il a lu, peu de choses lui échappent. Et s’il pouvait en venir jusqu’à conserver cette disposition dans le commerce du monde, la multitude des affaires, et la diversité des objets ne lui nuiraient point. Il saurait en toutes choses prendre son parti, sans s’écarter de son devoir. Voilà quelle est ma pensée, quand je dis que pour lire nos King avec tout le fruit possible, il faut une attention respectueuse, et une résolution bien ferme.


Leang ke kia devenu ministre d’État sous l’empereur Hiao tsong, fit tout ce qu’il put, pour engager Tchu hi à entrer dans les affaires. Tchu hi s’en excusa constamment. Un jour que Leang ke kia le pressait plus que jamais par une lettre, Tchu hi lui fit la réponse qui suit.


J’ai lu avec respect la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire[378]. Une vertu médiocre et faible, telle qu’est la mienne, cherche un asile dans la retraite. C’est beaucoup d’honneur pour moi qu’un homme de votre rang, et surtout un homme dont les lumières et la droiture sont si connues, daigne témoigner tant d’empressement en ma faveur. Toujours incapable d’agir par d’autres vues que celles du bien commun, vous pouvez encore moins être soupçonné dans cette occasion d’agir par quelque intérêt particulier, n’en pouvant avoir à me produire. Ainsi ai-je toujours regardé vos empressements, comme un pur effet des sentiments favorables que vous avez pris pour moi, sans que je l’ai mérité.

Après tant d’instances de votre part, et surtout après votre dernière lettre, je me rendrais sans doute, et j’essaierais à servir l’État selon ma portée, si j’avais une raison moins forte que celle qui me retient dans ma retraite. Cette raison, vous la savez, c’est pour assurer et conserver en son entier ce que j’ai de droiture et de vertu. Or cette raison ne me permet pas d’entrer aujourd’hui dans les emplois. Je crois même faire mieux de ne vous rien dire sur divers points que vous touchez, et qui ont tous rapport au gouvernement. Permettez-moi de me borner à vous rappeler un mot de Vang tong : De quoi je vous conjure, ô prince, disait-il, c’est d’être vous-même bien réglé, pour bien régler l’État. Ce mot, tout simple, et tout commun qu’il est, renferme un sens de grande étendue. J’ose vous prier d’y faire attention. Produire et avancer les gens qui ont du talent et du mérite, ne se pardonner rien à soi-même ; être chargé de tout le gouvernement, et s’acquitter si bien de cet emploi, qu’il n’y ait rien à redire ; faire du prince un digne souverain, rendre vertueux les sujets ; voilà les obligations d’un ministre. Tout serait possible à celui qui les remplirait parfaitement. Mais un ministre y manque-t-il par quelque endroit ? Ce manquement fût-il léger ? c’est toujours une tache à sa vertu ; c’est une brèche qui peu à peu devenant plus grande, affaiblit sa vertu, et expose sa réputation. Alors sentant le besoin qu’il a d’être redressé, occupé du soin de parer aux reproches qu’il sent mériter ; y a-t-il lieu d’espérer qu’il vienne à bout de faire du souverain un prince parfait, et de l’empire un État heureux ? Le cœur de Tien n’est point encore apaisé, et les peuples sont épuisés. La Chine n’est point rétablie dans ce florissant état qui la faisait respecter. La cupidité des barbares est plus que jamais à craindre pour elle. Pensez-y, je vous en prie. Tâchez d’y pourvoir efficacement, et cessez de penser à moi. La grâce que je vous prie d’ajouter aux précédentes, c’est d’excuser la liberté avec laquelle, sans être en place, je parle à un homme de votre rang.


Yu yun ouen, ministre d’État sous l’empereur Hiao tsong, pensant à faire la guerre, pour réparer les pertes qu’on avait faites, voulut s’aider de Tchang ché. Il lui en fit porter la parole par bien des gens, et d’une manière toujours obligeante. Tchang ché pour toute réponse, alla trouver l’empereur, et lui présenta le discours qui suit.


Prince, pourquoi croyez-vous que nos anciens empereurs régnaient si glorieusement ? Pourquoi tout réussissait-il au gré de leurs désirs ? C’est que par leur solide et parfaite vertu ils touchaient en même temps le cœur de Tien et le cœur des hommes, et qu’ils ne se démentaient en rien. Aujourd’hui malgré les peines que Votre Majesté et ses ministres se donnent, on a beau former des projets, aucun ne s’exécute avec succès. Croyez-moi, rentrez en vous-même. examinez avec soin vos paroles, vos actions, et surtout votre intérieur. Voyez s’il n’y a point quelque intention peu droite, quelque intérêt particulier, ou quelque passion secrète qui gâte tout. Si vous y trouvez quelque chose de semblable, corrigez-le sans délai, afin que cet obstacle levé, et votre cœur revenu au juste et droit milieu qui fait la vertu, vous distinguiez avec facilité le bien du mal, entre les biens le plus parfait, et que vous vous y attachiez avec constance. Si vous en usez ainsi, Tien et les hommes vous répondront de leur côté, et préviendront même vos vœux. Ce qui vous occupe maintenant, c’est le désir de recouvrer les terres de la Chine. Il faut auparavant avoir gagné le cœur de vos peuples. Le moyen de le gagner, ce n’est sûrement pas en les accablant par des corvées, et en les ruinant par des subsides. Ménagez leurs forces ; épargnez leurs biens : vous y réussirez. Dans l’état où sont aujourd’hui les choses, vous ne pouvez réussir autrement, qu’en réprimant toutes vos passions, et en donnant à vos sujets des témoignages non suspects, et des exemples sensibles de la plus parfaite équité. Ce qui presse le plus, par où il faut commencer, et quels sont le temps et les moments qu’il faut choisir, c’est un détail où je n’ose point entrer ; Votre Majesté y pensera.


Tsai chin, autrement dit Tsai kieou fong, du lieu où il se retira pour étudier, fut disciple de Tchu hi, auprès duquel il demeura longtemps. Tchu hi sur la fin de ses jours pensait à faire sur le Chu king un commentaire qui fût comme un précis de divers autres, qu’on avait déjà faits. N’ayant pu lui-même l’entreprendre, il en chargea Tsai chin. Celui-ci l’entreprit, et l’acheva dix ans après la mort de Tchu hi. En le faisant imprimer, il y mit une préface, qu’on a jugé digne à être insérée dans le recueil impérial, d’où je tire ces pièces. Je vais la traduire, ne fût-ce que pour faire connaître que l’idée chinoise en ce genre n’est pas fort éloignée de la nôtre, du moins quand l’auteur de la préface est aussi l’auteur du livre.


L’hiver d’une des années nommées King yuen, désignée par Y oui sur le cycle sexagénaire, mon maître Ouen kong[379] me chargea de faire ce commentaire sur le Chu king. L’année suivante il mourut. J’ai travaillé à cet ouvrage pendant dix ans, et quoique ce ne fût pas un fort gros livre, je n’ai pu l’achever plus tôt. Aussi faut-il convenir que commenter le Chu king, ce n’est pas une chose facile. Le gouvernement de nos deux Ti, et de nos trois Vang, fait proprement le fond de ce livre. Il contient en abrégé leurs maximes et leur conduite. C’est assez dire. On comprend bien que pénétrer le fond de ce trésor, et en étaler les richesses, c’est un ouvrage de longue haleine, et qu’il n’était guère possible d’y réussir médiocrement sans beaucoup de travail et d’application. Depuis ces anciens temps jusqu’à nous, il s’est bien passé des siècles, et quand l’ouvrage n’aurait eu que la difficulté de développer aujourd’hui une antiquité si reculée, il est aisé de concevoir qu’il ne m’a pas peu coûté.

Une réflexion m’a encouragé malgré cette difficulté, et m’a fait espérer quelque succès dans mon travail. Ce beau gouvernement de nos deux Ti et de nos trois Vang, me suis-je dit à moi-même, sur quoi était-il fondé ? C’était sur la raison droite et pure. Cette raison où la prenaient-ils ? Ils la trouvaient dans leur propre cœur[380]. Or chacun la peut trouver dans ce même endroit. De là j’ai conclu que pour parler avec quelque justesse de ce beau gouvernement, pour en reconnaître les vrais principes, et pour exposer fidèlement les sentiments et les maximes de ces grands princes, il me suffisait de connaître assez bien le cœur humain ; mettant avec ce secours la main à l’œuvre, j’ai trouvé que sous Yao, Chun, et Yu, la maxime fondamentale se réduisait à ces quatre mots, Tsing, Y, Tche, Tchong[381]. Sous d’autres règnes, la grande leçon et qu’on inculquait souvent était conçue en ces termes : Kien tchong[382], Kien ki[383]. établissez-vous dans le vrai milieu, élevez-vous à ce qu’il y a de plus parfait.

J’ai remarqué que l’observation de ces maximes fondamentales, et des autres qui en dépendent, tantôt s’appelait Te[384], tantôt Gin[385], dans quelques endroits King[386], dans d’autres Tching[387]. Mais je n’ai point eu de peine à voir que sous ces différents termes on entendait une même chose, et que toutes ces expressions représentaient par différents endroits l’excellence du cœur humain quand la raison y règne ; c’est pour marquer d’où vient ce cœur, et lui inspirer du respect, en le rappelant à son origine, que ce même livre emploie si souvent l’expression Tien. On y revient sans cesse à parler des peuples. C’est pour faire sentir au cœur du prince, qu’il leur doit ses soins et sa tendresse. Le cœur du prince est-il droit ? ses premiers soins et comme ses premières productions sont les rits, la musique, et tout ce qui peut contribuer à l’instruction de ses peuples. De ce même fond sortent les lois, les arts, la politesse, qui donnent au reste un nouvel éclat. Bientôt suit dans les familles un bel ordre, dans chaque État un beau gouvernement, et dans tout l’empire une paix profonde. Tout est possible à un cœur où la raison règne seule dans sa pureté. Tel fut toujours le cœur de nos deux Ti et de nos trois Vang. Tel devint après d’assez grands efforts le cœur de Tai kia et de Tching vang. Le cœur de Kié et de Tcheou fut bien différent, parce qu’ils le négligèrent et l’abandonnèrent. De là est venue la différence qui se voit dans le Chu king entre ces différents règnes : si donc un prince aspire aujourd’hui à renouveler le beau gouvernement de nos deux Ti et de nos trois Vang, il faut qu’il suive leur méthode, qu’il prenne comme eux pour guide la raison la plus épurée ; et que la trouvant comme eux dans son propre cœur il l’y fasse régner seule. C’est à quoi peut l’aider beaucoup le livre que je commente.

Après avoir médité moi-même longtemps et profondément sur le texte, j’ai lu avec attention et avec critique tout ce qui s’est dit à ce sujet ; et ce n’est qu’après l’avoir digéré à loisir, que je prends parti sur chaque endroit. Communément je le prends de telle sorte que je cherche à rapprocher et à réunir la plupart des interprétations ; et dans les endroits où le sens est le plus caché, et les expressions les plus obscures, je m’en tiens presque toujours à ce qu’on a pensé jusqu’ici, quoique je l’exprime en d’autres termes. J’avoue seulement que n’ayant entrepris ce commentaire que pour obéir à mon maître, qui en avait formé le dessein lui-même ; quand je trouve qu’il a parlé sur quelque endroit, je m’attache à ce qu’il a dit. Il a revu mon commentaire sur les deux Tien[388], et sur le Yu mo[389]. Je garde encore les corrections qu’il y a faites de sa main, Hélas ! que n’a-t-il pu revoir ainsi tout l’ouvrage ! J’ai partagé tout le Chu king et mon commentaire en six tomes. Le texte de ce livre, selon la différence des dynasties, est d’un style bien différent : mais dans toutes les dynasties le gouvernement des bons princes est toujours le même. On voit leur cœur dans ce livre, comme on voit dans un tableau le génie et l’habileté d’un peintre. Mais, pour juger bien sainement dans un et dans l’autre genre, il faut être attentif et connaisseur. Je ne me flatte pas d’avoir fait sentir toutes les beautés de ces portraits que le Chu king nous donne en petit ; ce que j’espère, c’est que mon exposition, qui en découvre au moins les principaux traits, ne sera pas inutile.


La troisième des années nommées Kia ting, Tching te sieou présenta à Hing tsong qui régnait alors la remontrance suivante.


On dit, et il est vrai, qu’il y a dans l’univers une raison qui ne s’éteint point, qui est enracinée dans le cœur de l’homme, qui est toujours la même dans tous les temps, et qui fait que certaines choses sont condamnées par tout le monde, au moins intérieurement, et d’autres universellement approuvées. Depuis que le monde existe, il y a eu en divers temps bien du désordre. Il a été si grand sous certains règnes, que les lois étaient sans vigueur, et les méchants osaient tout tenter sans crainte et sans honte. Alors la corruption faisait à la vérité que des passions particulières étaient comme le ressort du gouvernement. Mais cette corruption n’éteignait point, du moins dans le plus grand nombre, la lumière qui condamnait ce désordre. Ces sentiments comme universels et communs à tous les hommes, sont, dit fort bien Leou ngan chi, des rayons de cette lumière et de cette raison naturelle, qui nous vient de Tien ; elle ne s’éteint jamais cette lumière. Qui veut ouvrir les yeux, l’aperçoit. Elle subsiste toujours cette raison ; reste à écouter quand elle parle, surtout quand elle le fait par la voix de tous, ou de presque tous les hommes.

Dans les années nommées Hi ning, Ouang ngan ché devenu ministre, fit certain nouveau règlement. Comme il était très préjudiciable, tout le monde se récria fort. Ouang ngan ché dont le règlement accommodait la cupidité du prince, eut le crédit de faire casser quelques-uns de ceux qui firent des remontrances ; mais il ne put fermer la bouche ni à ceux-là, ni aux autres. Il fut constamment désapprouvé.

Dans les années nommées Chao hing, on parla de paix et d’alliance avec les Kin. Le passé avait appris qu’il n’y avait aucun fond à faire sur ces traités, et qu’ils étaient pernicieux par bien des endroits. La plus grande partie de ceux qui composaient le Conseil y fut contraire : Tsin ouei, auteur de cet avis qu’on rejetait, put bien abuser de l’autorité du prince, dont il s’était depuis longtemps rendu le maître, pour faire mourir quelques-uns des contradicteurs. Mais il ne put empêcher que tout l’empire ne désapprouvât également et son projet, et sa vengeance. On eut beau se récrier contre le règlement de Ouang ngan ché, l’avarice du prince l’autorisa : aussi ce prince acheva-t-il de ruiner ses peuples. En vain on représenta contre la prétendue paix avec les Kin ; Tsin ouei l’emporta sur tout le Conseil. Tout le fruit qu’on en tira, fut de rendre ces barbares beaucoup plus fiers et plus hardis à nous nuire. Tant il est vrai que la raison parle ordinairement par la voix commune, et qu’il est important de la respecter.

Ne cherchons point dans les temps passés des exemples qui le prouvent. De nos jours nous avons vu en place un Han tchi tcheou, âme basse et petit génie : fier du crédit qu’il avait su trouver auprès de V. M., il décidait de tout à sa tête. Aussi eut-il tout le monde contre lui. Il a bien pu pendant quelque temps faire préférer le mal au bien, ses idées ou ses intérêts aux sages avis des gens droits et sensés. Mais il est enfin mort dans les supplices qu’il méritait par plus d’un endroit : et sa funeste fin a glorieusement vengé les grands hommes, dont il méprisait les sages avis. En effet, ordinairement la voix commune est celle de la raison, et la raison est elle-même la voix du Tien. C’était donc Tien que Tchi tcheou méprisait. Le pouvait-il faire impunément ? Les bons princes et les bons ministres en usent tout autrement. Le respect qu’ils ont pour Tien, leur fait respecter la voix publique et les délibérations communes. Par là ils gagnent le cœur des peuples, et s’attirent le secours de Tien. Avec cela qu’ont-ils à craindre ? Par la juste punition d’un indigne favori, vous avez fait un grand pas vers le droit chemin ; mais je crains qu’un mal qui avait duré du temps ne soit pas encore tout à fait guéri. Vous ne sauriez trop vous précautionner contre une rechute. Parlons sans figure. Vous avez senti le danger qu’il y a pour un prince de se trop livrer à un sujet par inclination ou autrement, et de n’écouter que lui seul. Soyez constant dans un si heureux retour. Fondez votre gouvernement, non sur des vues que suggère en secret un seul homme, soufflé souvent par une cabale, ou animé par l’intérêt, mais sur des délibérations communes et sur l’avis du grand nombre. Dans les résolutions que vous aurez à prendre, cherchez sincèrement et de bonne foi, comme étant en présence de Chang ti, le parti le plus équitable. Tien et les hommes s’en réjouiront et tout l’empire s’en sentira. Pesez avec attention ce que je prends la liberté de vous exposer.


Sur ce discours, l’empereur Cang hi dit : il est plein d’expressions vives et de tours frappants. Il n’y a rien qui ne fit honneur à la plus saine antiquité.


Extrait d’un autre discours du même Tching te sieou, à l’empereur Li tsong.


Prince, ce qu’il y a de plus important pour un prince, qui cherche, comme vous, à bien gouverner, c’est de gagner le cœur de Tien et le cœur des hommes : et c’est en gagnant le cœur de ses sujets qu’un souverain gagne le cœur de Tien. Dans l’Y king, sur un des traits du symbole nommé Ta yeou, on lit ces paroles : Dès que Tien le protège, il est heureux, tout tourne à son avantage. Confucius commentant ce texte, dit : Quel est celui que Tien protège, si ce n’est celui qui s’attire sa protection par son respect et sa soumission ? Quel est celui que les hommes aident, si ce n’est celui qui se les attache par sa droiture et son équité ? Les premières des années nommées Yuen yeou, lorsque l’empereur Tché tsong et l’impératrice mère gouvernaient, on vit venir de tous côtés les nations voisines, se ranger à l’envi sous leur empire ; c’est que tout le monde était instruit que ceux qui gouvernaient alors, ne se proposaient autre chose, que de remplir les vues de Tien. Sou ché parlant du succès de ces heureux temps, et en exposant la cause, emprunte les termes de Confucius, et dit du prince et de la princesse : Ils avaient (à l’égard des hommes) la droiture et l’équité même. Ils avaient (à l’égard de Tien) la plus respectueuse soumission. Mais à quel prix croyez-vous qu’on puisse obtenir ces éloges ? Il faut dans toutes les affaires, et dans toutes les occasions, s’efforcer de bien répondre aux desseins de Tien, et chercher sincèrement le bien des peuples. Nous avons en votre personne un prince naturellement plein de bonté, et qui d’ailleurs est fort attentif et fort appliqué. Il semble que sous votre règne, nous devrions voir revenir les belles années Yuen yeou. Cependant ce n’est qu’intempéries dans les saisons, que phénomènes effrayants dans les astres. A la cour et dans vos armées, vos plus zélés officiers sont en alarme. En province, dans les villes et à la campagne, vos peuples souffrent et gémissent. Cela me fait craindre je vous l’avoue, que vous n’usiez intérieurement de quelque réserve, et que vous ne cherchiez pas bien encore, autant qu’il dépend de vous, à gagner le cœur des hommes, et par là celui de Tien, etc, etc.

Dans le reste du discours qui est fort long, il indique divers défauts du gouvernement. Sur la fin il rappelle le texte de l’Y king et assure son prince, que s’il remédie de son mieux à ces maux, Tien et les hommes l’aideront, et que son règne ne le cédera point aux belles années Yuen yeou. Il conclut par ces paroles : mon zèle est pur et sincère ; mais il a rendu mes expressions trop hardies ; je le sens, je le reconnais, et j’en attends le châtiment avec soumission.

Sur ce discours, l’empereur Cang hi, dit : Il induit le prince à toucher Tien, en gagnant le cœur des hommes. Il réduit tout pour la pratique à une équité parfaite, et à une inviolable droiture. Cela s’appelle s’y bien prendre pour former un souverain.


  1. Nom de pays.
  2. Nom d’homme.
  3. Ti, empereur, seigneur,maître, souverain. Vang, roi. Cependant ces trois Vang, tels qu'on les détermine ordinairement, ont été du nombre des empereurs. Pour les cinq Ti, on ne s'accorde pas à déterminer ceux que cette expression désigne.
  4. Des Kouei chin. Rien dans le texte ne marque pluralité.
  5. On dit que c'est Éug, qui conseilla à Tsin chi hoang, de faire brûler les livres de la Chine.
  6. Le ciel ou le seigneur du ciel.
  7. On peut aussi traduire il y a eu. Ce texte ne détermine point le temps.
  8. Chi, signifie vers, odes. King signifie règle. Ce livre est un des anciens, qui sont la grande règle dans l'estime des Chinois. Chang, suprême : Ti, empereur, maître, seigneur.
  9. On ne traduit point cette expression ; on laisse au lecteur à juger par la suite des endroits où il la trouvera, du sens qu'il convient de lui donner.
  10. Il n'y a eu entre les deux qu'un règne assez court.
  11. Empereur fameux pour sa sagesse et sa vertu.
  12. Marquer le visage avec un fer chaud, couper le nez, couper l'un ou l'autre des pieds.
  13. On ne coupe point aujourd'hui le nez ni les pieds pour aucun crime. On applique encore quelquefois sur les joues un fer chaud pour certains vols. Mais les Chinois savent effacer assez promptement ces marques.
  14. Le Ciel.
  15. Du Ciel.
  16. Il adresse son discours aux grands officiers de sa cour.
  17. Grande charge de l'empire.
  18. Tan yu était allé à Ven ti.
  19. Ces expressions font allusion à ce que King son père, le fit son successeur préférablement à son ainé.
  20. Princes tributaires.
  21. C'est un degré d'honneur : il y avait élevé Tchuen ti hong chu, le plus élevé des sages qu'on lui avait présentés. C'est à lui que s'adresse la parole.
  22. Nom de très-méchants princes.
  23. Du Ciel.
  24. Nom d'un empereur fameux.
  25. Autre fameux prince qui était au commencement de la dynastie Tcheou.
  26. Cette coutume venait de l'Antiquité.
  27. J'en ai mis ci-devant quelques unes.
  28. Le sens est, si quelqu'un d'eux vient à mourir ; mais le Chinois évite cette expression.
  29. C'est que le cercueil à la Chine se garnit à peu près comme un lit, et qu'on y met le corps mort bien habillé.
  30. Nom d'une famille laquelle profitant du crédit d'une impératrice régente, qui en était, pensait à s'emparer du trône.
  31. Le roi.
  32. Nom de dignité immédiatement après celle de Vang ou roi.
  33. Nom de livre.
  34. Ce sont les deux noms de pays autrefois petits royaumes.
  35. Livres anciens faisant règle.
  36. Tching te sieou dit que sous la dynastie Han le premier qui commença à donner par écrit des avis à l’empereur, fut Kia chan. Il profita pour cela de la bonne disposition de Hiao ouen. Ce prince le fit Heou.
  37. Le Chinois dit mot à mot : votre sujet a ouï dire. C’est une manière ordinaire de commencer ces sortes de pièces ; je l’ai un peu rapproché de notre usage par un petit changement, qui n’est que dans l’expression.
  38. Ven ti, à qui il parle, était le troisième empereur de la dynastie nommée Han. Je dis nommée, car le nom de la famille était Lieou.
  39. Tang king tchouan sur cet endroit, dit : Kia chan a de l’énergie ; mais son style n’est pas réglé. Cela tient du voisinage des temps de troubles.
  40. Un gin, c’est 80 pieds.
  41. Les Chinois disent : qui pénétrait jusqu’aux trois sources ; exagération qui fait allusion à quelque fable approchante de celle de poètes anciens sur les Enfers. Ailleurs on met les neuf sources.
  42. Du Ciel.
  43. Deux méchants empereurs.
  44. Celui de la dynastie.
  45. Au reste le nom de la dynastie Tcheou, tout semblable qu'il est, écrit et prononcé à l'européenne, est très différent dans l'écriture et dans la prononciation chinoise du nom de ce méchant prince.
  46. Kiun était 30 livres.
  47. Il y avait une cérémonie pour cela.
  48. C'est ce qu'on appelle aujourd'hui Fou, ou villes du premier ordre, qui en ont plusieurs autres en leur dépendance.
  49. Villes du troisième ordre, dont plusieurs ensemble font le district du premier ou du second ordre.
  50. C'est le nom d'un homme de rien, qui se révolta contre Chi Hoang.
  51. Chi signifie commencer, commencement. Eul signifie Roi deuxième.
  52. Nom d’une cérémonie funèbre.
  53. Tching te sieou dit : tout ce discours de Kia chan tend à corriger Ven ti de ce qu’il chassait trop, et de ce qu’il menait à la chasse ses ministres et ses conseillers d’État. Il semble d’abord que pour cela il n’était ni nécessaire, ni convenable, de rappeler l’histoire des Tsin ; mais dans le fond cela n’est pas mal ; car quoique Ven ti fût bon prince, il commençait à se négliger ; au lieu de tenir de fréquents conseils avec ses ministres, il faisait sans cesse avec eux des parties de chasse. Une passion en attire une autre. Imiter le mal, c’est chose facile. Ven ti pouvait en venir à se perdre comme Tsin : c’est ce que Kia chan appréhende, et ce qu’il veut prévenir. En cela il n’est que louable. Mais à mon sens il finit mal. Car une de nos plus essentielles maximes est de perfectionner toujours la vertu, et surtout de fermer au vice toute avenue. Or Kia chan en finissant, ouvre lui-même à son prince un chemin au relâchement. En ce point il se dément, et ne suit pas la doctrine des Iu (lettrés).
    Ainsi parlait Tching te sieou : ce docteur a raison de parler ainsi ; car le vrai Iu, qu’il a plu à quelques Européens d’appeler la secte des lettrés, n’est réellement que la doctrine commune à tout l’empire. C’est ce que contiennent les livres constamment reconnus pour King. Or, suivant ces livres, tout le monde, et surtout le prince doit aspirer à la plus parfaite vertu, veiller sans cesse sur ses actions et sur ses pensées, pour ne pas donner d’entrée au vice. Moyennant cela, et avec le secours de Tien, le prince et les sujets sont heureux, disent ces livres.
  54. Princes tributaires.
  55. Le Ciel.
  56. Les antiquaires chinois ont bien du rabbinisme sur le ming tang, et conviennent peu ensemble.
  57. Le grand collège. En chinois Taï, signifie très grand, le premier ; et Hio signifie étude, école, collège.
  58. Titre d'honneur
  59. Ce sont deux noms de famille.
  60. C'est à peu près comme gouverneur.
  61. C'est ainsi que les Chinois désignaient certains Tartares de la Chine.
  62. Kou signifie antiquité. Ching signifie perfectionner.
    Ven ti, dit une glose, fit bâtir de son vivant son miao. Il y mit l’inscription Kou tching, voulant indiquer par-là qu’il était appliqué à donner la perfection à ce qu’avait établi son père.
  63. Tai signifie très grand. Tsong signifie chef de famille ; mais les deux mots joints ici ensemble sont un titre d’honneur donné plus d’une fois aux princes qu’on regardait comme cofondateurs d’une dynastie : de même qu’on a aussi donné Tai tsou, pour titre à plusieurs premiers fondateurs de dynasties. Tsou tsong, joints, signifient les ancêtres en général.
  64. C'est le nom d'un livre attribué à Confucius.
  65. Deux princes fameux par leur sagesse.
  66. Nom d'un ancien empereur.
  67. Du Ciel.
  68. C'est ainsi que s'appellent les villes du troisième ordre, et leurs districts.
  69. C'est le nom d'un homme, qui était Yu se, avait présenté hautement à l'empereur une accusation contre Li ong, disant qu'il fallait le punir de mort.
  70. Nom d'une famille dont était l'impératrice, épouse de Kao ti, fondateur de la dynastie appelée Han.
  71. Cette citation est tirée de Keou tse, fameux ministre sous Hoen kong, prince de Tsi.
  72. Nom d'une nation étrangère voisine de la Chine.
  73. C’étaient ceux qui servaient de conseil au Vang de Hoai nan, pour la révolte qu’il méditait.
  74. Il indique le Vang de Hoai nan.
  75. Il indique le Vang de Tsipé.
  76. Il indique le Vang de’Tsou et de Tsi ; l’un cousin germain de Ven ti, tous fils d’un de ses ainés.
  77. C’est le prince des Hiong nu.
  78. C’était un Chinois fugitif.
  79. Ici commence l'exposition de choses capables de faire pousser de grands soupirs.
    Suivent Suivant l'auteur il devrait y en avoir six ; mais Ting king dit qu'il n'y en a que trois distinctement touchées dans ce discours tel qu'il est dans l'histoire approuvée. on le trouve, dit-il, plus ample dans recueils faits depuis, qui méritent peu de créance. On a donc laissé les lacunes, telles qu'elles sont dans le corps de l'histoire.
  80. Nom d'un ministre de Tsing.
  81. Il indique Lieou pang, surnommé Kao ti, ou Kao tsou, fondateur de la dynastie Han, père de Ven ti, à qui il parle.
  82. Une glose dit : Ven ti était un bon prince. La postérité l’a fort loué. Kia y savait bien lui-même que tout n’allait pas si mal ; mais il voulait que tout allât mieux, et il exagère exprès, pour frapper et toucher son prince.
  83. Le Ciel.
  84. Ancien ministre du royaume de Tsi.
  85. C'était l'endroit destiné pour les cérémonies solennelles en l'honneur du Chang ti, Chang, suprème, Ti, empereur, ou seigneur, maître.
  86. Un des empereurs de la dynastie Tcheou.
  87. Gouverneur.
  88. C'était le nom du fils de Chi hoang désigné son successeur : celui-là même qu'on nomma 'Éul chi.
  89. Peut-être Kia y pour finir un de ses sujets de gémir, exposait-il sur ce prince héritier dont on négligeait l'éducation, des choses que l'historien aura retranchées. Quoi qu'il n soit il entame un autre sujet.
  90. Peut-être l’historien a-t-il encore retranché quelque chose ; du moins la matière qui suit, est différente. Kia y dans le récit de ce discours, parle des égards que le prince doit avoir pour ses ministres, et autres grands officiers.
  91. C’est comme qui dirait mon grand oncle. Comme nos rois disent à des personnes d’un certain rang : mon cousin.
  92. Pour indiquer que les hommes et les femmes se voyaient communément, choses contraires aux mœurs de la Chine.
  93. L’empereur est assis le dos tourné vers le nord, et le visage vers le midi.
  94.  1
  95. C’est le plus haut degré des officiers de guerre.
  96. Le Ciel.
  97. C’est-à-dire, un homme du premier ordre.
  98. Il était d'une autre mère que Ven ti.
  99. On insinue ainsi à Li vang, qu’il pourrait bien perdre la vie. Ce qui suit, montre que c’est le sens.
  100. Le chinois met l’équivalent de cette expression, disant mot à mot : votre sujet a eu le malheur. C’est le terme dont se servent ceux des Chinois qui parlent à l’empereur, et les vang s’en servaient comme les autres.
  101. Ce font les mêmes qu’on appelle ailleurs Hiong nou par mépris. Hiong signifie méchant, cruel. Nou signifie esclave.
  102. La reine veuve de Kao ti.
  103. Il paraît que c’est l’esprit tutélaire ; mais les Chinois conviennent si peu à donner un sens précis à ces deux lettres, qu’on a mieux aimé ne les pas traduire.
  104. Une glose dit : les signaux pour agir, se donnent avec les tambours; les signaux pour cesser, avec la timbale.
  105. Noms de pays.
  106. Le chinois dit Pao, qui signifie machine à jeter des pierres. Comment était-elle faite, et comment poussait-elle ces pierres ? C’est ce qu’on ne sait pas. Depuis qu’on a des canons à la Chine, on les appelle aussi pao ; mais il y a cette différence entre les deux caractères chinois, que le premier est ta che, et le second ho pao. Or che, signifie pierre ; ho, signifie feu ; pao, signifie enveloppe, envelopper, etc.
  107. Il est clair qu’ici cette expression n’a point la signification qu’on lui donne ailleurs de sorcier ou de magicien.
  108. Le chinois dit : n’avait pas autant de terre qu’il en faut pour dresser un stile, ou bien pour planter un piquet.
  109. Le Ciel.
  110. Le Chinois dit, d'un cheveu.
  111. Le chinois dit : Il y a autant de danger, qu’en court un œuf d’être écrasé par un gros poids, et autant de difficulté qu’à escalader le Ciel.
  112. Le chinois dit : Ferme comme le mont Tai.
  113. Le chinois dit : c’est courir armé de fagots, pour apaiser un incendie.
  114. Une glose dit : Le vang n’eut point d’égard à la remontrance de Mei tchin : il fit la guerre, et y périt.
  115. Le chinois dit Tien ming, Ciel.
  116. Le chinois dit : sing, tsing. Peut être faudrait-il traduire : la raison et les passions. Ces expressions ont souvent ce sens. On se contente d’en avertir, et l’on s’arrête en traduisant, à la signification la plus générale.
  117. Nom d’un livre, dont on dit que Confucius est l’auteur.
  118. Chang, signifie suprême. Tien, ici comme ailleurs. On laisse au lecteur à lui donner la signification qu’il jugera lui convenir.
  119. C’est le nom d’un instrument de musique estimé à la Chine.
  120. Gin, la charité ; Y, la justice ; Li, l’attachement aux rits ; Tchi, la prudence ; Sing, la fidélité.
  121. En chinois Tai hio : Tai, signifie grand, très grand, le plus grand en chaque genre. Hio, signifie étudier, étude, lieu où on étudie, science acquise, etc.
  122. Un ouan est dix mille.
  123. Livre de Confucius.
  124. Ming signifie ordre, commandement, volonté supérieure.
  125. Sing.
  126. Tsing. Inclinaisons, affections, passions.
  127. Ming. C’est le même que ci-dessus ; mais il réunit ici ming, et sing à la même chose : savoir à la droite raison conformément au livre Tchong Yong, qui commence par ces mots Tien ming tchin oei sing. Tien ming et sing c’est la même chose. Ming, disent les commentaires, en tant que venant de Tien ; Sing en tant que constituant l’homme.
  128. C’était, dit une glose, le lieu où ces peuples faisaient leur tsi à Tien.
  129. C’est-à-dire, d’empereur. J’ai ci-devant expliqué ce que signifie littéralement cette expression.
  130. Une glose dit que c’est un mot de Lao tse, qui vivait du temps de Confucius, et dont la secte nommée Tao a fait son chef.
  131. A l’occasion de quelque événement singulier les empereurs pardonnaient à certains coupables. Cela se pratique encore, et s’appelle Ta che, grand pardon.
  132. Le chinois dit, changement de couleur.
  133. Il répète là plus au long ce qu’il a dit au commencement des mœurs de la cour, puis il poursuit.
  134. Le Ciel.
  135. Nom de chapitres du Chi king.
  136. Quang heng se sert de l’expression Sing (nature). Mais Tching te sieou sur cet endroit, dit que par ce terme on entend ici le naturel ou tempérament qui dépend des organes et de la matière, il ne s’agit pas ici de cette nature, Sing, ou raison naturelle, que l’on nomme aussi l’ordre ou la loi de Tien.
  137. C’était là, dit une glose, le caractère de Yuen ti.
  138. Le chinois dit mot à mot : quoique vous ayez un naturel, sin, je souhaite que vous y ajoutiez un cœur ching. Sin ching.
  139. C’était celle dont Confucius dit que la fin est d’honorer le Seigneur suprême, ou le suprême empereur Chang ti.
  140. Un ouan, c'est dix-mille onces d'argent.
  141. Cela ne s'entend que par rapport à la dynastie Han.
  142. Le chinois dit les Ching gin.
  143. Le suprême empereur.
  144. Nom d'un lieu où était la sépulture de Kao ti.
  145. C’est le même que Kao ti, ou Kao heang ti, fondateur de la dynastie Han et père de Ven ti, autrement dit Hiao ouen.
  146. C’est la coutume de le faire. Tous ceux qui ont quelque rang n’y manquent point encore aujourd’hui.
  147. Le chinois dit jusqu’aux trois sources : ce qui sans doute fait allusion à quelque fable, mais que j’ignore.
  148. Le texte n’exprime pas distinctement la forme, ou si c’était une seule masse ou bien plusieurs bâtiments comme aujourd’hui.
  149. Un Ouan est dix mille.
  150. Nom d'un ancien livre chinois.
  151. Ce livre en cite quantités : ce ne sont que noms d'hommes et de pays. Je les passe.
  152. C'est le nom de la famille dont la dynastie fut surnommée Han.
  153. Nom d'une famille dont était l'impératrice, épouse de l'empereur Tching ti.
  154. Deux princes de la maison régnante, lesquels avaient causé quelques troubles.
  155. Deux familles, dont chacune avait eu une impératrice, et qui avaient abusé de leur trop grand pouvoir.
  156. Une glose dit : c’est rendre un vrai service à l’État, que de procurer des honneurs aux grands hommes du temps passé.
  157. Le chinois dit : Tien hio, la doctrine du Tien ou la doctrine céleste.
  158. Les Hia régnaient avant les Chang ou Yng ; les Chang avant les Tcheou, dont You wang fut le premier empereur. C’est ce qu’on appelle les trois dynasties.
  159. Il y a des auteurs fameux qui gémissent sur cet usage, et qui le regardent comme un abus.
  160. On met de ce nombre le fameux Ven vang. Cependant on crie toujours contre. Et l’on prétend que cela ne s’est presque jamais fait sans de très fâcheuses suites.
  161. Le caractère Hoang ne s’applique qu’à l’empereur, et Tien comme on l’a dit plusieurs fois, veut dire Ciel.
  162. L’expression chinoise du sens est Chin, qui signifie esprit, spirituel, excellent et impénétrable tout ensemble.
  163. Aujourd’hui cent kin font cent onces d’argent. Était-ce alors la même chose ? je n’en sais rien.
  164. De la piété filiale par Confucius.
  165. C'est celui qu'on a ci-devant nommé Tan yu.
  166. C'est celui qui est ailleurs nommé Ven ti.
  167. Livres en vers qui font règle.
  168. Quang vou lui-même dans une lettre à un de ses officiers dit : j’ai été dix ans à l’armée : je ne sais ce que c’est que vains compliments.
  169. Tai, signifie Grand, très grand. Tze signifie fils. On joint communément à ces deux caractères, le caractère Ho hang, et l’on dit Hoang tai tze pour exprimer celui des enfants de l’empereur qui est désigné successeur.
  170. Le chinois dit de votre corps de pierres précieuses.
  171. Elle indique les Ouang, contre lesquels on a vu ci-dessus des remontrances assez fortes.
  172. Nom de la famille dont était l’impératrice.
  173. Nom d’une famille qui avait contribué le plus à rétablir la dynastie Han.
  174. Koué mou. Koué signifie empire, royaume. Mou signifie mère.
  175. Elle était fille d’un homme de guerre fameux pour sa sagesse rt sa vertu.
  176. Nom de famille.
  177. Autre nom de famille. De ces deux impératrices, l’une était mère, l’autre épouse de l’empereur régnant.
  178. Le ouang de Tong Ping était aussi petit-files de Quing vou.
  179. Pays fameux pour les chevaux.
  180. Le chinois dit comme un homme qui a soif, en sous-entendant, souhaite boire.
  181. Rang d’honneur considérable à la cour.
  182. C’est-à-dire, s’il vient à mourir, mais il est de la politesse chinoise d’éviter cette expression.
  183. 1
  184. J’écris le nom de la dynastie Tsin, sans g à la fin, quoiqu’il y dût être, pour distinguer cette dynastie de celle dont Chi hoang fut le fondateur. Ces deux caractères chinois sont très différents.
  185. Nom d’un royaume qui faisait partie de l’empire, mais qui s’était soustrait à la dynastie Tsin.
  186. Cheval fameux.
  187. Celui que Confucius aimait le plus de ses disciples.
  188. Du temps de la Soui.
  189. Le Ciel.
  190. Ki tan et Mei ho, noms de deux petits États voisins de la Corée.
  191. Vang.
  192. Kiang signifie fleuve. C’est aussi le nom propre du plus grand fleuve de cet empire.
  193. Chin. Esprits.
  194. Nom de fleuve.
  195. Deux noms d’oiseaux aquatiques. Ces allégories souffrent deux sens, où l’on indique par les flots les irruptions des barbares que la puissance des armes figurée par le poisson Kin arrête, et par les oiseaux Hoang et Ho les peuples qui doivent être à l’aise et contents, pour que l’État soit sans trouble ; ou bien par le poisson Kin, on indique les gens braves et capables d’être à la tête des troupes, et par les oiseaux Hoang et Ho les gens propres à gouverner, qu’il faut tirer de l’obscurité et mettre en place. Si l’on joint ces allégories à ce qui précède, le premier sens est plus naturel. Si on les joint à ce qui suit, le second, ce semble, conviendrait mieux.
  196. Noms de pays.
  197. Un chin est la dixième partie d’un teou. Un teou est la dixième partie d’un tan ; un tan, par exemple, de riz, est cent, ou tout au plus cent vingt livres.
  198. Il craignait que s’il venait à se tromper, personne ne le redressât.
  199. Le premier empereur de la dynastie Han.
  200. Hiao respect et amour envers les parents. Il étend ici davantage le sens de cette lettre.
  201. Gin bonté, charité, clémence. Quelquefois ce mot se met pour signifier vertu, ou vertueux en général.
  202. Zèle et fidélité pour le prince.
  203. C’était un premier ministre de Tchuang vang roi de Tsi. Il avait fort recommandé à ce prince de ne jamais mettre en place Y yu.
  204. Kao tsou fondateur de la dynastie Han, disputant encore l’empire avec Hiang yu, fut assiégé dans une ville : son armée étant fort loin, Ki sing qui commandait dans la place, sortit avec appareil, faisant mine de se rendre, et de livrer Kao tsou : cette nouvelle mit la joie dans le camp. Les gardes se négligèrent, et Kao sortit par une autre porte, avec un nombre de cavaliers, força quelques gardes, et se sauva. Hiang yu étant entré dans la place, somma Ki sing de lui livrer Kao tsou. Je vous ai trompé, répondit Ki sing, pour lui donner moyen de vous échapper. Hiang yu en grosse colère fit sur-le-champ brûler Ki sing.
  205. Yuen yang était ennemi de Chao tso. Celui-ci avait donné à l’empereur un avis qui était utile, et que le Conseil avait goûté. Comme il s’agissait d’un prince tributaire, Yuen yang, pour faire périr Chao tso, mit l’alarme par ses intrigues chez tous les princes tributaires : ils allaient servir contre l’empereur : on les apaisa, en sacrifiant Chao tso. C’est ce que voulait Yuen yang.
  206. Il y a en chinois koan. Sous ce terme sont compris également juges, magistrats, officiers de guerre, etc. Dans quelques livres français on a mis en usage une autre expression. On y dit les mandarins. Qu’on la substitue si l’on veut ici et ailleurs au terme d’officiers dont je me sers. J’avertis seulement que mandarin n’a nul rapport au son chinois. Je le crois inventé par les Portugais et tiré de mandar, ordonner.
  207. Deux fameux ministres, dont le Chi king parle.
  208. Hoei chang et Li mou étaient deux généraux fameux en leurs temps.
  209. Piété filiale.
  210. Le chinois dit : au cœur de Tien.
  211. Chin signifie esprit. Ailleurs j’ai traduit les esprits ; qu’on les mette ici s’il on veut. Mais ici et ailleurs le texte ne détermine ordinairement ni pluriel, ni singulier.
  212. Chin, Eprits.
  213. Il parle à son fils.
  214. Espèce d’éloge funèbre.
  215. Le chinois dit, c’est vouloir arrêter une eau bouillante, en augmentant le feu dessous ; et vouloir ne se pas mouiller, en se jetant cependant dans l’eau.
  216. Le chinois désigne un genre particulier d’ornement nommé tsou, fait de plumes d’un certain oiseau d’un violet rare et très estimé.
  217. Il fait allusion à ce que disait Kao ti, premier empereur de la dynastie Tsi : si je règne seulement dix ans, je ferai que l’or et la terre seront d’un égal prix.
  218. C’est le nom d’un sectaire des Indes, dont la secte passa aux Chinois peu après le temps de la naissance de Notre-Seigneur Jésus-Christ.
  219. Je me sers de ce mot, parce qu’on s’en est servi dans d’autres livres français : il ne vient point du chinois.
  220. C’est qu’il y a des bonzeries d’hommes, et des bonzeries de femmes.
  221. C’est quarante mille.
  222. Nom de mesure en arpentage.
  223. Plusieurs Européens prétendent que Ta Tsing est la Palestine ; ce qui est certain, c’est qu’un monument qui subsiste encore, prouve que sous la dynastie Tang il vint en Chine des prêtres chrétiens qui eurent des églises en plus d’un endroit et vivaient en communauté. On ne peut guère juger par ce monument, s’ils étaient catholiques ou nestoriens.
  224. Ce fut peut-être ce discours qui porta Tai tsong à composer le discours qu’il intitula le Miroir d’or, & qu’on a vu traduit ci-dessus.
  225. Le chinois dit, les mains croisées et sans action.
  226. Fameux ministre, par le secours duquel Hoe kong, prince de Tsi, devint si puissant, qu’il était presque égal à l’empereur.
  227. Symbole des princes et des magistrats qui usent de pitié et d’indulgence.
  228. Symbole de rigueur et d’exactitude.
  229. Nom de tribunal.
  230. 1° De tous les grands officiers. 2° De tous les officiers subalternes. 3° Du peuple.
  231. Par cette comparaison, on indique à Tai tsong qu’il a beau dissimuler, on le perce à jour.
  232. On indique à Tai tsong que sa conduite n’est pas nette, et que malgré la profondeur de son génie, ou malgré sa profonde dissimulation, il ne s’attirera pas les gens de mérite.
  233. Fameux ministre et officier de guerre du temps que l’empire était partagé entre trois princes, qui se le disputaient.
  234. Le chinois dit : C’est vouloir prendre des oiseaux d’une main, en se fermant les yeux de l’autre.
  235. Le chinois dit : les gens qui vont & qui viennent faisant voyage.
  236. Le dragon en Chine est le symbole de l’empereur. Il n’a rien d’odieux.
  237. Symbole des ministres & autres grands officiers.
  238. Les meitze sont des fruits aigres, semblables à des abricots sauvages. On en confit au sucre ; on en confit au vinaigre, et on en sale pour servir aux sauces.
  239. Symbole des peuples.
  240. Symbole des empereurs.
  241. Une glose dit : il faut laisser quelque issue au gibier pour qu’il s’en sauve une partie, et que les espèces se conservent. Cela marque de plus, ajoute-t-elle, de la clémence et de la bonté.
  242. Ces deux mots signifient sables qui coulent, ou sables mouvants : Ou signifie cinq ; Ling signifie montagne, ou enfilade de montagnes.
  243. Noms de dynasties.
  244. C'est-à-dire nos anciens et plus sages princes.
  245. Nom de dignité comme duc.
  246. Fou, rendre heureux ; Min les peuples. C'est-à-dire le duc chargé de rendre les peuples heureux.
  247. Le chinois évite ici et en semblables occasions l’expression ordinaire, mourir, mort, etc. Ici il y a mot à mot en reposant son char, à peu près comme on dit, en finissant sa carrière.
  248. C’était le nom de la famille régnante.
  249. Nom de la dynastie qui avait immédiatement précédé.
  250. Je traduis Fong et Long, le premier par aigle, le second par dragon ; c’est d’après d’autres missionnaires sans me faire garant de cette traduction.
  251.  De heou, de kong, etc.
  252. Nom de famille des princes de la dynastie Tang.
  253. Expression allégorique, pour lui dire qu’elle n’a plus guère de temps à vivre. On voit par là que les Chinois ont eu une espèce d’horloge d’eau.
  254. Le prince héritier a son palais à part à l’est de celui de l’empereur ; et une expression fort usitée pour désigner le prince héritier, c’est tong kong, qui veut dire palais.
  255. Il adresse son discours aux grands officiers.
  256. Je n’ai point jusqu’ici traduit Tien, qui est cependant revenu souvent seul, et qui s’est encore trouvé dans cette pièce. Ici, et en d’autres endroits, on lui joint le caractère Ti, qui communément signifie la terre. Comme j’ai toujours laissé au lecteur à juger du sens de Tien par la suite des endroits où il se trouve, je lui laisse aussi à juger du sens qu’il convient de donner ici, et dans d’autres endroits semblables aux deux caractères Tien ti joints ensemble : et s’il faut mieux faire dire à Lou tché que le Ciel matériel et la terre matérielle protègent puissamment, et, que la protection de la terre matérielle vient d’en haut, que de reconnaître la figure suivant laquelle on emploie l’expression tchao ting, mot à mot la cour et la salle, ou la salle de la cour, pour signifier l’empereur ; et tong kong le palais oriental, pour signifier le prince héritier, etc.
  257. L’expression chinoise a tous ces sens.
  258. Deux expressions très vagues et très étendues de la philosophie chinoise.
  259. Esprit, spirituel, excellent, etc.
  260. Sage et vertueux du premier ordre.
  261. Politique.
  262. Vou.
  263. Etait chef de la révolte.
  264. Nom d’un fleuve. Ho, signifie fleuve ou rivière. Hoang signifie jaune : c’est que les eaux de cette rivière sont en effet jaunes de la terre qu’elles charrient.
  265. Le chinois dit 500 li. Or dix li font une lieue médiocre.
  266. Ceci est antérieur à la déclaration ci-dessus traduite. L’ordre du temps n’est pas rigoureusement suivi dans le livre d’où l’on tire ces pièces.
  267. Ciel.
  268. L’une et l’autre signifie aider, secourir. Mais tsou est plus vulgaire, yeou plus relevé, et l’on s’en sert pour marquer un secours plus qu’humain.
  269. Sin signifie croire, se fier, confiance, bonne soi, fidélité. La suite détermine ce sens.
  270. Tching signifie sincère, droit, solide, parfait, sincérité, droiture. La suite détermine aussi ce sens.
  271. Nom d’un sectaire, et de sa secte venue des Indes.
  272. Titre d’honneur après les heou : roi, mais feudataire. Aujourd’hui ce n’est qu’un titre : ils n’ont point d’État.
  273. a
  274. Ouen kong est le nom d’honneur qu’eut après sa mort Han yu, auteur d’une pièce qu’on a vu ci-dessus contre l’os de Foë.
  275. Noms de dynasties.
  276. Degrés d’honneur, comme marquis, duc, roi.
  277. Tché signifie habile, intelligent, etc. Ces dix tché ont un rang distingué dans la salle de Confucius.
  278. C’est un des surnoms de Confucius.
  279. C’est-à-dire pendant sa vie, et immédiatement après pendant deux ou trois cents ans.
  280. Fameux disciples de Confucius.
  281. Il y est dit qu’il plut du bois glacé.
  282. Du temps de la dynastie Song.
  283. Ce n’est pas la fameuse et ancienne famille Tcheou ; c’est une des cinq, dont chacune régna si peu entre les Tang et les Song.
  284. Il avait succédé à son frère mort sans enfants mâles.
  285. Il parle à ses quatre fils, qu’il faisait vang.
  286. Tien tze, nom qu’on donne par honneur aux empereurs chinois.
  287. Le chinois dit : ses bontés ont pénétré jusqu’à la moelle des os.
  288. Le chinois dit mot à mot. Votre sujet a ouï dire. C’est un début très ordinaire en ce genre d’écrire.
  289. Le chinois dit : s’est éloigné en montant. J’ai déjà remarqué que la politesse chinoise évite de dire crûment : il est mort. Elle emploie des termes plus doux selon les personnes et les occasions.
  290. La grande règle, ou les grandes règles.
  291. La grande étude, ou la grande science. Cést le titre du livre.
  292. Les filles en Chine n’héritent point.
  293.  Secte idolatrique venue des Indes.
  294. C'est celui qu'on appelle Tsin chi hoang.
  295. C’est aujourd’hui la province de Se tchuen
  296. Les Européens ont traduit ce mot par dragon, je n’ai encore trouvé personne qui ait osé me dire avoir vu un Long, un Fang, un Li pang ou un Ki ling.
  297. Les Européens avant moi ont traduit ces deux lettres par le mot aigle.
  298. Quelques Européens ont traduit ces deux lettres par le mot licorne.
  299. Il y a cependant, outre le Tchun tsiou qu’on cite ici, une ode du Chi king qui a pour titre, les vestiges du ki ling. Mais on ne dit pas qu’il parut.
  300. Nom d’office ou de profession. Pou, signifie consulter par la divination ou autrement pour le choix d’un jour, le succès d’une affaire, etc.
  301. Au commencement de la dynastie Han.
  302. Long, fong, hoang, kouei.
  303. C’était comme le chef au Conseil pour les affaires de la guerre.
  304. Le chinois dit siao gin. Expression qui signifie tout cela, quoique mot à mot siao signifie petit, et gin signifie homme.
  305. Ainsi nommé à cause de la couleur de ses eaux, qui charrient beaucoup de terre.
  306. En chinois tsing, qui se dit d’une eau pure & claire. Tsing choui, eau pure, et qui se dit aussi dans le moral. Pu tsing koan, magistrat ou officier intègre et désintéressé.
  307. Nom de dynastie.
  308. Le chinois dit mot à mot : si la médecine n’a fait cligner les yeux, elle ne guérit pas la maladie.
  309. Telle est la disposition des Chinois à l’égard de leurs anciens sages, et de leurs livres reconnus pour King. Qu’on leur prouve que quelque chose est certainement contre la raison, ils diront qu’on ne doit point l’attribuer à ces grands hommes. S’il se trouvait dans leurs King quelque chose qu’on leur prouvât clairement ne valoir rien, ils diraient plutôt que c’est une corruption du texte, ou une addition des âges postérieurs, que d’avouer que leurs King originairement aient eu quelque chose de mauvais.
  310. Ceci suppose que ce fils est unique, et n’a point d’enfant mâle. Cependant Ouang ngan ché ne l’exprime point dans l’exposition du cas.
  311. On sent ici combien la philosophie demeure au-dessous du christianisme. Demandons à Ouang ngan ché : se vaincre jusqu’à renoncer volontairement au désir de venger la mort de son père, se remettre à ce que vous appelez Tien d’en tirer vengeance ou non ; ne serait-ce pas se vaincre encore plus parfaitement, et témoigner plus de respect à ce que vous nommez Tien. Nous l’embarrasserons sans doute : il trouvera cela sublime : il aura peine à dire non : et s’il est de bonne foi, en pesant attentivement ces dernières paroles, il y trouvera de quoi se redresser lui-même.
  312. Ouang ngan ché.
  313. Ministre de Hoen kon, roi de Tsi, habile à vexer les peuples.
  314. Le dernier empereur de la dynastie Hia, on le nomme communément Kié.
  315. Le dernier empereur de la dynastie Chang ou Yng. On le nomme ordinairement Tcheou.
  316. Deux méchants princes de la dynastie nommée Tcheou, sous qui elle déchut fort.
  317. 'Le chinois dit Ki ling.
  318. Nom de royaume.
  319. Oiseaux fameux et peut-être fabuleux. Quelques Européens traduisent aigles.
  320. La licorne ou le ki ling, car il est du moins douteux que ce soit la licorne qu’on entend par ce mot.
  321. Nom de mesure. Elle suffit par jour pour un homme qui n’a pas de rude travail.
  322. Ciel, Empereur.
  323. En premier lieu, ouvrir ses greniers et ses trésors pour le soulagement des misérables. En second lieu, ôter les nouveaux impôts et casser les nouveaux règlements onéreux aux peuples.
  324. Pour faire passer sa carte et sa supplique à l’empereur, il avait usé d’une voie réservée aux seuls yu sseë.
  325. Il était fils de Sou siun, auteur du portrait de Ouang ngan ché, qu’on a traduit ci-dessus.
  326. Dans la suite cette pensée se développe.
  327. Noms de pays.
  328. Tartares.
  329. Fameux rebelle sous Hoang ti, disent les histoires chinoises.
  330. Nom du plus beau fleuve de la Chine.
  331. Second empereur de la dynastie Tang.
  332. Ainsi se nommaient alors certains officiers qui composaient un Conseil pour les affaires de la guerre.
  333. C’est ce que nous appelons le Tong king.
  334. C’est à-dire au faubourg du midi, où se faisait la cérémonie solennelle en l’honneur du Chang ti, ou suprême empereur, temps auquel on traitait les vieillards, et on faisait d’autres largesses.
  335. Le texte dit sous la terre.
  336. Ce mémoire de Sou che est antérieur à la pièce précédente. J’ai déjà averti que dans le livre d’où l’on tire ces pièces, on ne suit pas exactement l’ordre dans lequel elles ont été faites.
  337. Deux célèbres médecins dans l’antiquité.
  338. C’est Confucius.
  339. C’est le texte d’un ancien livre, du vrai milieu.
  340. Le chinois dit mot à mot : prospère-t-il ? C’est le mont Tai. Ne prospère-t-il pas ? C’est un œuf sous un poids énorme.
  341. C’est-à-dire l’empire et son gouvernement.
  342. C’est ce qu’on appelle aujourd’hui tchi fou, premier officier d’une ville du premier ordre pour le civil. Il y a toujours dans son ressort plusieurs villes du second ou troisième ordre ; quelquefois plus, quelquefois moins, dont les officiers lui sont subordonnés.
  343. Degré de littérature.
  344. Ainsi s’appellent les villes du second ordre.
  345. Ainsi s’appellent celles du troisième ordre.
  346. Ce discours est une espèce d’apologie en faveur de quelqu’un, contre le crédit et l’autorité duquel il y avait des murmures.
  347. Noms de deux chapitres du Chi king ou livre des vers.
  348. a
  349. Docteur attaché à la cour.
  350.  Nom de mesure en arpentage.
  351. Peu de riz mis dans beaucoup d’eau, et réduit en espèce de bouillie.
  352. Dans une occasion semblable un autre dit nettement qu’il vaut mieux dépenser plus, et fournir aux laboureurs de quoi se soutenir, pour qu’ils n’abandonnent pas les campagnes.
  353. Nom de livre.
  354. Sing, expression aussi étendue pour le moins que le mot français nature, qui y répond assez bien.
  355. Ming. Cette expression signifie ordre, commandement, volonté d’un supérieur. Item, la vie. Tchi ming, donner sa vie pour, etc. Item, par corruption, destin, destinée.
  356. Nom d'un ancien livre.
  357. Ming
  358. Son fils allait devenir empereur.
  359. C’est-à-dire, tout l’empire.
  360. Surtout maintenant que c’est assez d’être aveugle, et de ne pouvoir gagner autrement sa vie, pour faire métier de prédire aux hommes leur destinée.
  361. Un des disciples de Confucius.
  362. Deux de ses disciples.
  363. Li signifie raison.
  364. C'était la nation tartare, qui a éteint la dynastie Song.
  365. Le chinois dit tout cela en six lettres.
  366. Il a semblé excepter Yao et Chun. Cependant ici l’application est générale. Ce qui prouve qu’au lieu de mettre à moins d’être Yao ou Chun, il faudrait mettre pour parler juste et conséquemment : fût-ce Yao même ou Chun, mais j’ai mis ce qui réellement est dans le texte.
  367. C'est-à-dire vous ne faites que de monter sur le trône.
  368. Le chinois dit mot à mot gin sin, le cœur de l’homme.
  369. Le chinois dit, tao sin, le cœur de tao. Or tao dans cet endroit, et en bien d’autres, signifie la pure et droite raison, et gin sin opposé à tao sin marque les passions naturelles au cœur humain.
  370. Il indique les sectes Tao et Foë.
  371. Mot à mot, comme on compte un et deux, et comme on distingue le blanc du noir.
  372. Nom d'une nation tartare.
  373. La neuvième des années nommées Chao hing, les Kin rendirent aux Chinois trois provinces qu’ils avaient subjuguées. Un an après ils les reprirent.
  374. King. Respect, attention respectueuse, être attentif avec respect, respecter, honorer, etc.
  375. Sin, Ci-devant quand j’ai rencontré cette lettre, je l’ai traduite par le mot français, cœur, parce qu’en effet cette expression chinoise, aussi bien que la française, signifie, selon qu’on l’emploie, ou cette partie du corps qui donne aux autres le mouvement, ou les affections de la volonté. Mais ici, comme en bien d’autres endroits, il est clair que l’expression sin a plus d’étendue, et signifie l’âme, l’esprit. J’ai cependant mieux aimé ne point traduire dans le texte cette expression, et quelques autres ; par exemple, nin, qui, selon la définition qu’en font les Chinois, se dit de ce qui est excellent, mais difficile à approfondir et à bien comprendre, miao eul pou ko tse, et qui dans l’usage se dit des esprits qu’on honore ou religieusement, ou civilement, de ceux dont on raconte des apparitions, etc. Item, des empereurs, dont on veut louer la pénétration et la sublime sagesse.
  376. Hin, qui signifie subtil, imperceptible, vide, et qui dans ce dernier sens s’emploie dans le physique et dans le moral, principalement avec la lettre sin ; de sorte que hin sin dans un usage commun et très connu, signifie sans préjugé ; par exemple, écouter hin sin une chose, c’est l’écouter sans préjugés dans l’esprit et dans le cœur.
  377. Ling qui selon les dictionnaires et l’usage, signifie intelligence, Providence, pouvoir occulte de secourir et d’agir.
  378. Mot à mot le chinois dit, les instructions que vous avez eu la bonté de me donner.
  379. Titre honorable donné à Tchu hi après sa mort.
  380. L’expression chinoise est sin, et a ici la même signification qu’on a fait remarquer ci-dessus dans une pièce de Tchu hi.
  381. Tsing, pur, excellent, parfait, épurer, perfectionner. Y, un, unique, pur simple. Tche, prendre & tenir ferme ; Tchong, le droit et juste milieu. C’est ici une citation abrégée d’un texte qui a été traduit ci-devant. Si on veut, on peut traduire ces quatre mots chinois par quatre français, purement et simplement, tenez le milieu.
  382. Kien, élever, établir, affermir. Tchong, le juste milieu. Le second kien comme le premier.
  383. Ki, le plus haut degré en chaque genre, mot à mot élevez le milieu, élevez le plus parfait.
  384. Te, vertueux en général.
  385. Gin, bonté, charité, quelquefois vertu en général.
  386. King, respect, attention respectueuse.
  387. Tching, sincérité, droiture, solidité, perfection.
  388. C’est ce qu’il y a dans le Chu king des règnes de Yao et de Chun qui sont les deux Ti.
  389. C’est le titre d’un chapitre du Chu king.