Description de la Chine (La Haye)/Meng tsee, ou le livre de Mencius

Scheuerleer (2p. 400-434).


MENG TSËE,
OU
LE LIVRE DE MENCIUS.


Quatrième livre classique, ou canonique du second ordre


Meng est le nom de l’auteur, et Tseë indique la qualité de docteur ; c’est-à-dire, que ce livre a été composé par le docteur Meng. Il était parent des rois ou princes du royaume de Lou, qui est maintenant la province de Chan tong, et disciple de Tse sseë petit-fils de Confucius. Su ma auteur des annales de l’empire, qui a ramassé les enseignements et les actions des grands hommes, depuis l’empereur Yao, jusqu’à l’empire de la dynastie des Han, fait les plus grands éloges de l’ouvrage de Mencius. « Nul des disciples de Confucius, dit-il, n’a si bien rendu le sens et la force de la doctrine de ce philosophe, et quiconque veut en avoir l’intelligence, doit commencer ses études par l’ouvrage de Mencius.

Son livre est divisé en deux parties : la première contient six chapitres, et la seconde huit. Il traite presque dans tout l’ouvrage du bon gouvernement ; et comme tout l’empire était rempli de troubles et de guerres intestines, il recommande sur toutes choses la droiture de cœur et l’équité. C’est pourquoi il prouve que ce n’est pas par la force des armes, mais par l’exemple des vertus, qu’on peut rétablir la paix et la tranquillité dans l’empire. Ce sont des discours suivis en forme de dialogues ou d’entretiens, qu’il a, soit avec ses disciples, soit avec des princes ; et pour mieux éclaircir ce qu’il veut prouver, il se sert souvent de similitudes et de comparaisons familières, selon la méthode des anciens.

Le but qu’il se propose, se réduit à ces quatre principaux points. 1. Il estime et loue beaucoup la manière dont l’empire a été gouverné par les premiers empereurs des trois familles impériales ; savoir, Hia, Chang et Tcheou. 2°. Il méprise et désapprouve la conduite de quelques souverains, qui ont cru pouvoir rétablir la paix par la voie des armes. 3°. Il fait voir en quoi consiste la bonté et la droiture de la nature humaine. 4°. Il réfute les dangereuses erreurs de quelques sectaires. Après cette idée générale, je vais entrer dans le détail, et donner le précis de chaque chapitre.


PREMIÈRE PARTIE.
PREMIER CHAPITRE.


Le premier chapitre contient un dialogue de Mencius avec le prince du royaume de Guei. Ce prince fut nommé après sa mort Hoei vang. Hoei signifie bienfaisant, et vang signifie prince, roi, c’est pourquoi on l’appelle Leang, Hoei, vang, qui veut dire le roi bienfaisant de Leang, ou de Guei. Le royaume de Guei est maintenant la province de Ho nan : et la ville de Ta Leang, qui s’appelle maintenant Cai fong en est la métropole.

Le prince de Leang avait invité les sages de l’empire à venir dans son royaume : Mencius s’y rendit. La première instruction qu’il donna au prince, fut de n’avoir en vue dans l’administration de son État, que la piété et l’équité : Un prince, lui dit-il, est le modèle de ses sujets : s’il ne recherche que ses avantages particuliers, ses ministres à son exemple, les mandarins, les lettrés, le peuple même, n’envisageront que leurs propres intérêts ; c’est ce qui ne se peut faire qu’aux dépens du bien public qui sera négligé : et alors le royaume se trouvera sur le penchant de sa ruine.

Mencius rendit une seconde visite au prince, lorsqu’il se promenait dans son parc, et qu’il se divertissait à voir nager des cygnes dans son étang, et à voir courir les cerfs dans sa forêt. Un roi, dit le prince, qui ne doit s’occuper que du gouvernement de ses peuples, peut-il s’arrêter à ces sortes d’amusements ?

Les princes, comme les autres hommes, répondit Mencius, peuvent prendre des divertissements honnêtes : on lit dans le Chi king que le sage empereur Ven vang ayant dressé le plan d’une tour pour observer les astres, d’un parc, et d’un étang, le peuple accourut à l’envi pour travailler à ces ouvrages, et s’y employa avec tant de zèle et d’ardeur qu’ils furent achevés en très peu de jours.

Ce bon prince se plaisait de temps en temps à se promener dans ses allées à voir courir ses cerfs apprivoisés, à considérer ses poissons dans l’eau, et à voir voler ses cigognes. D’où venait dans ce peuple tant de zèle à procurer des plaisirs à son prince ? C’est qu’il en était gouverné avec piété et avec équité : c’est que ce sage empereur était très attentif à ne point laisser manquer son peuple des choses nécessaires à la vie.

Au contraire l’empereur Kié, qui avait coutume de dire qu’il était dans l’empire ce que le soleil est dans le Ciel, et qu’il ne périrait qu’avec cet astre, ne goûtait aucun plaisir au milieu de ses délices, et vivait dans une inquiétude continuelle, parce qu’il était devenu pour son peuple un objet d’exécration et d’horreur.

Ensuite il fait voir au prince, que quand un royaume est bien gouverné il ne manque jamais de peuples ; que le principe d’un bon gouvernement, c’est d’apporter tous ses soins à ce que le royaume abonde des choses nécessaires à la vie ; c’est de veiller à ce que les terres soient cultivées, la pêche abondante, les arbres plantés et taillés dans la saison ; c’est de se rendre attentif au partage des champs, à la nourriture des animaux domestiques, des vers à soie ; c’est d’être modéré dans les châtiments et dans l’imposition des tributs ; c’est d’avoir soin que la jeunesse soit instruite dans les bonnes mœurs ; c’est par là que le prince gagne l’affection de son peuple ; quand il s’est rendu maître de leur cœur, il lui est aisé d’établir des lois, de donner des instructions utiles, d’ériger des écoles.

Mais c’est principalement dans un temps de famine, que le prince doit secourir son peuple : il se rend très coupable, et peu digne du trône, s’il entretient alors pour son seul plaisir quantité de bêtes inutiles, qui consomment bien des provisions nécessaires à la vie de l’homme, tandis que son peuple meurt de faim.

Direz-vous, ajoute-t-il, au prince, que vous n’êtes pas la cause de la mort de ce peuple ; que c’est à la stérilité qu’il faut l’attribuer ? C’est comme si, après avoir tué un homme d’un coup d’épée, vous me disiez : ce n’est pas moi, c’est l’épée qui l’a tué. Qu’importe qu’un homme périsse par le glaive, ou par le mauvais gouvernement de son prince ? Il est naturel de haïr ces bêtes féroces, qui se tuent et se dévorent les unes les autres. Qu’est-ce qu’un prince qui devant être le père de son peuple, préfère la conservation de vils animaux, qui sont son plaisir et son amusement, à la vie de ceux qu’il doit regarder comme ses enfants.

Mencius voyant qu’on ne profitait guère de ses instructions dans le royaume de Guei, tourna ses pas vers le royaume de Tsi, qui était gouverné par un prince nommé Siuen vang. Ce prince était avide de la gloire qui s’acquiert par les armes. Nous avons cinq princes, dit-il au philosophe, dont les actions héroïques ont fait grand bruit dans l’empire. On parle surtout de deux, qui se sont fait un grand nom par leurs conquêtes ; racontez-moi leurs belles actions.

Confucius et ses disciples, répondit le philosophe, auraient rougi de louer ces cinq princes, et de transmettre leurs vertus guerrières à la postérité. Eux et moi qui suis leur disciple, nous ne nous sommes attachés qu’à l’étude de la sagesse et aux règles d’un bon gouvernement, que les anciens empereurs nous ont laissées par leurs écrits, et par leurs exemples. Hé ! quelles sont ces règles, dit le prince ? L’équité et la piété, répondit Mencius : si vous possédez ces deux vertus, vous établirez la paix et la tranquillité dans votre État : vous protégerez, vous aimerez vos peuples comme vos propres enfants.

Mais est-ce une chose qui soit en mon pouvoir, répliqua le prince ? Doutez-vous que vous ne le puissiez, dit Mencius ? Hou he votre premier ministre m’a raconté qu’un jour que vous sortiez de votre palais, vous aperçûtes un bœuf qu’on avait garrotté, et qu’on traînait hors des murs pour l’égorger ; que vous fûtes attendri à ce spectacle, et que vous ordonnâtes qu’on ramenât le bœuf dans son étable. Si la mort prochaine d’un vil animal a été capable d’exciter votre compassion, est-il possible que votre cœur ne soit pas ému à la vue des misères de votre peuple ? Mais vous aimez le fracas des armes, vous vous faites un plaisir de lever des troupes : vous voulez voir des sujets affronter les périls et la mort.

Non, dit le prince, ce n’est point là mon plaisir ; ce sont des remèdes violents, dont j’use malgré moi, pour parvenir à ce que je souhaite. Hé ! Que pouvez-vous souhaiter, reprit Mencius ? Votre table n’est-elle pas couverte de mets exquis ? Peut-on rien ajouter à la magnificence de vos habits ? N’avez-vous pas à souhait tout ce qui peut flâner vos sens ? Un nombre prodigieux de domestiques n’est-il pas attentif au moindre signal, pour vous servir et exécuter vos ordres ? Que pouvez-vous souhaiter davantage ?

Ce sont des bagatelles, répondit le prince : j’ai des vues bien plus relevées. A quoi aspirez-vous donc, répliqua Mencius ? A étendre votre royaume ? à subjuguer les nations voisines ? à envahir l’empire ? C’est comme si vous vouliez monter sur cet arbre, pour y trouver des poissons.

Vous êtes outré dans vos réflexions, dit le prince. Non, non, répondit Mencius ; loin d’exagérer je n’en dis pas encore assez : car enfin celui qui grimpe sur un arbre pour y chercher des poissons, se donne à la vérité une peine inutile, mais il n’y a que lui qui en souffre : son entreprise, toute vaine qu’elle est, n’apporte aucun dommage à l’État, et n’entraîne aucune calamité après elle. Au lieu que par les guerres que vous faites, vous vous consumez en vain de chagrins et d’inquiétudes, vous épuisez votre royaume et vous le plongez dans la plus affreuse misère. Croyez-moi, prince, ne portez vos vues qu’au gouvernement de votre État ; efforcez-vous de rendre vos peuples heureux ; ayez soin qu’ils aient de quoi raisonnablement fournir à leurs besoins ; faites cultiver les terres et régner l’abondance ; veillez à la réformation des mœurs et à l’éducation de la jeunesse : alors tous les peuples déserteront les terres, où les princes les tyrannisent ; ils s’empresseront de venir goûter les douceurs de votre empire ; et enfin ils se feront un bonheur de couler et de terminer leurs jours, sous le paisible gouvernement d’un prince si vertueux et si juste.


SECOND CHAPITRE


Le roi Siuen vang avoue à Mencius qu’il se plaît fort à la musique ; le philosophe ne désapprouve pas cette inclination, au contraire il dit qu’elle peut être utile au bon gouvernement, à cause du rapport qu’il y a entre l’accord des sons et des cœurs : et parce que l’harmonie, et cette suite bien rangée de plusieurs accords, est une image sensible de l’union et de la parfaite intelligence, qui doit régner dans un corps politique entre le chef et les membres ; mais que cet accord et cette intelligence ne peuvent subsister, si le prince ne songeant qu’à ses divertissements, et loin de les partager avec son peuple, le laisse plongé dans la tristesse et la misère, et que c’est là la source de ses murmures.

Le prince changeant de discours : On rapporte, dit-il, que le parc du prince Ven vang avait 70 stades de circuit, et le peuple le trouvait trop petit ; le mien n’a que quarante stades, et le peuple le trouve trop grand. A quoi attribuer ces différents jugements du peuple ?

Je vais vous l'apprendre, répondit Mencius. Il était permis à quiconque d'entrer dans le parc du prince Ven vang, d’y prendre du bois et des légumes, d’y chasser les faisans et les lièvres : l’entrée n’en était fermée à personne ; voilà pourquoi le peuple le trouvait trop petit. Quand je suis entré sur vos terres, je me suis informé des usages de votre royaume, afin de les observer ; de même que des inhibitions et des défenses faites par vos lois, afin de ne les point enfreindre : on m’a répondu que vous aviez un parc de quarante stades de circuit ; que l’entrée en était interdite à tous vos sujets ; et que si quelqu’un avait été assez hardi que d’y mettre le pied, et d’y tuer ou blesser un de vos cerfs, il était puni aussi sévèrement, que s’il avait tué ou blessé un homme. Vous étonnez-vous après cela que le peuple le trouve trop grand ?

Le prince à qui ces avis ne plaisaient guère, passa à une autre question. Apprenez-moi, dit-il, ce que je dois faire, pour conserver la paix dans mon État, et gagner l’amitié des princes mes voisins. Deux choses, répondit le philosophe ; être obligeant, officieux, toujours prêt à faire plaisir à ceux qui sont plus faibles que vous ; être respectueux et soumis envers ceux qui sont plus puissants que vous. Il l’exhorte ensuite à ne se pas livrer aux saillies d’un naturel fougueux et bouillant, en lui faisant voir que la vraie force consiste à modérer sa colère, et à maîtriser ses passions, et que la vraie sagesse n’envisage que la pure équité.

Une autre fois le prince ayant admis Mencius dans la maison de plaisance : Ce lieu si délicieux, lui dit-il, n’a-t-il rien d’incompatible avec la sagesse dont un roi doit faire profession ? Non, répondit Mencius, pourvu qu’un roi se fasse un sujet de joie de ce qui réjouit ses sujets, et qu’il s’afflige de ce qui les attriste. S’il partage avec ses peuples leur joie et leur tristesse, ses peuples à leur tour partageront avec lui ses chagrins et ses plaisirs. C’est par là qu’un royaume est bien gouverné.

Les anciens empereurs, poursuivit Mencius, faisaient tous les douze ans la visite des royaumes et des rois leurs tributaires ; et cette visite s’appelait Inspection. Tous les six ans ces rois se rendaient à la cour de l’empereur, pour y rendre compte de leur conduite, et de la manière dont ils administraient leur État. De même les empereurs dans leur district, et les rois dans leur royaume, faisaient deux fois chaque année la visite : la première au printemps, pour examiner si l’on avait soin de semer et de labourer les terres ; et lorsqu’en quelque endroit on manquait de grains pour les ensemencer, ils en fournissaient des greniers publics. La seconde se faisait en automne, et dans le temps de la récolte ; et si elle n’était pas assez abondante, pour fournir à la subsistance de tout le peuple, ils y suppléaient en ouvrant les greniers publics.

On tient maintenant une conduite bien différente. A la vérité les princes font la visite de leurs royaumes ; mais comment la font-ils ? Ils marchent escortés de près de trois mille soldats, qui consomment la plus grande partie des provisions nécessaires à la subsistance du pauvre peuple. On voit ce peuple sans force et languissant de faim. Faut-il s’étonner s’il a la rage dans le cœur, et si dans l’oppression où il est, il cherche à s’en consoler par ses murmures, et par les invectives perpétuelles dont il déchire la réputation de son prince ? Je vous remets devant les yeux la conduite des anciens rois, et celles que tiennent les princes d’aujourd’hui : c’est à vous de voir auxquels vous aimez mieux ressembler.

Ensuite il lui propose l’empereur Ven vang pour modèle. Ce prince n’imposait, pour tribut aux laboureurs, que la neuvième partie de leur récolte ; il assignait des pensions aux fils et aux petits-fils des mandarins décédés ; on ne connaissait point de douanes dans ses États : les marchandises y entraient, et en sortaient sans être taxées ; la pêche n’était interdite à personne dans les lacs et les rivières publiques ; s’il fallait punir un criminel, comme le crime est personnel, le châtiment l’était aussi, et on ne l’étendait pas comme à présent, jusqu’à sa femme et à ses enfants. Enfin ce prince, qui signalait chaque instant de son règne par la bonté et la clémence, en faisait ressentir les effets principalement à quatre sortes de personnes ; aux vieillards qui n’avaient plus de femmes ; aux femmes veuves qui avaient perdu leurs maris ; aux vieillards qui se trouvaient sans enfants, et aux jeunes orphelins qui avaient perdu leur père. Ces quatre espèces de malheureux lui paraissaient les plus dignes de compassion, parce qu’étant destitués de tout secours humain, ils n’avaient de ressource que dans la bonté du prince, qui, quoiqu’il soit le père de tous ses sujets, l’est encore plus particulièrement de ceux qui sont le plus abandonnés.

Que diriez-vous, prince, continua Mencius, si celui qui est à la tête du tribunal suprême de la justice, ne veillait pas sur la conduite de ses subalternes ; s’il ne s’informait pas de la manière dont les magistrats administrent la justice ; s’il permettait qu’on châtiât des innocents, et qu’on renvoyât des criminels absous ? Je le déposerais, répondit le prince. Mais, poursuivit le philosophe, si un roi néglige le soin de son royaume ; s’il ne songe point à instruire ses peuples ; s’il n’a pas compassion de leur misère ; s’il ne protège point les malheureux, et ceux qui sont sans appui ; qu’en pensez-vous ? À ces mots le prince rougit, et parut embarrassé : il jeta les yeux de côté et d’autre comme s’il eût été distrait ; et sans répondre à Mencius, il le congédia.

Dans un autre entretien, Mencius enseigne au prince à bien choisir ses ministres ; il l’exhorte à ne pas s’en rapporter au témoignage des particuliers, qui peuvent le surprendre, ni même à la voix publique du peuple, qui est aisé à se tromper ; mais il lui conseille de s’assurer par lui-même de leur probité, de leur désintéressement, de leur zèle, et de leurs lumières , il lui propose le choix de ceux, qui depuis leur tendre jeunesse n’ont pas cessé de s’appliquer à l’étude de la sagesse, et qui, dans un âge mûr, ont acquis par leur travail et leur application, les connaissances nécessaires pour bien gouverner les peuples.


TROISIÈME CHAPITRE.


Ce chapitre contient le dialogue de Mencius avec son disciple Kung sung tcheou sur l’art de gouverner. Il fait voir qu’au milieu des troubles dont l’empire est agité, et vu la misère des peuples, qu’on opprime dans les divers royaumes, rien n’est plus aisé à un prince qui gouverne ses sujets avec équité et avec douceur, que de se concilier tous les cœurs, et de parvenir à la monarchie. Mais où trouver aujourd’hui, dit-il, un prince qui ait ces qualités ? Ces heureux temps, où l’empire était gouverné par de sages princes, sont passés, et à peine en reste-t-il le souvenir.

Il demande encore dans celui qui gouverne, un cœur ferme et inébranlable, soit quand il faut prendre son parti dans des affaires douteuses, soit lorsqu’il s’agit de s’exposer aux dangers. Il cite plusieurs exemples de ces grands hommes, que rien ne pouvait ébranler, et auxquels on pouvait arracher la vie, mais non pas l’intrépidité et le courage.

Il distingue deux sortes de fermeté ; celle des petits esprits, et celle des grandes âmes. Ceux-là ne suivent que la première impétuosité d’une ardeur bouillante ; celles-ci ne se dirigent que par la droite raison. Je me souviens, dit Mencius, que notre maître Confucius me donna autrefois deux règles, auxquelles je pouvais discerner la vraie grandeur d’âme et le vrai courage. Si l’occasion se présente de combattre, me disait-il et qu’après de mûres réflexions, j’aperçoive qu’il n’est pas juste d’attaquer mon ennemi, fût-il beaucoup plus faible que moi, et incapable de me tenir tête, et de balancer un moment la victoire, je me donnerai bien de garde de l’attaquer. Vous voyez bien que ce ne serait pas alors la crainte qui me ferait reculer. Mais d’un autre côté, si, après y avoir bien réfléchi, il me paraît qu’il est juste de livrer le combat ; quand on m’opposerait un million d’hommes, rien ne pourra m’arrêter, et je m’élancerai sans crainte dans les plus épais escadrons.

Mencius vient ensuite à la manière de bien gouverner. Il y a bien de la différence, dit-il, entre la conduite des anciens empereurs, et celles de nos princes : ceux-là aimaient la paix et ceux-ci aiment la guerre : ceux-là par leur piété et par l’exemple de leurs vertus, soumettaient les hommes et les cœurs : ceux-ci soumettent véritablement les hommes, mais non pas les cœurs.

Quel est le prince qui ne soit pas passionné pour la gloire, et qui n’ait pas horreur de tout ce qui peut ternir sa réputation ? Il n’y a que la vertu qui donne de la gloire ; et il n’y a que le vice qui cause du déshonneur. Comment donc se peut-il faire que des princes, qui craignent tant les hommes et l’infamie, se livrent à leurs passions et aux vices ? C’est comme s’ils ne pouvaient souffrir l’humidité, et qu’ils voulussent loger dans un appartement bas et humide. S’ils ont tant de soin de leur réputation, que ne prennent-ils le moyen unique de l’établir, et de la conserver ? Il n’y en a point d’autre, que de vaincre ses mauvaises inclinations, que d’estimer la vertu, que de faire la guerre aux vices, que d’honorer les savants, que d’élever aux premières dignités les personnes sages et vertueuses ; que de profiter de la tranquillité publique, pour établir des lois sages et utiles. Un prince de ce caractère se rendra toujours redoutable à ses ennemis, et s’attirera l’estime et la vénération des autres princes.

Mais qu’arrive-t il ? Maintenant que l’empire est tranquille, et qu’on commence à y goûter les douceurs de la paix, ils ne songent qu’à se livrer aux plaisirs, et à s’amollir de plus en plus par le luxe et l’oisiveté. Faut-il s’étonner si un royaume gouverné par un tel prince paraît chancelant ; si les peuples murmurent ; et si l’on est à la veille d’avoir de nouveaux ennemis sur les bras ?

Il n’y a personne, continue Mencius, qui n’ait reçu de la nature une certaine tendresse de cœur, qui le rend sensible aux misères d’autrui. Un prince, dont les passions n’ont point étouffé ce penchant naturel, et qui compatit aux afflictions de ses peuples, n’a pas plus de peine à gouverner son royaume, que s’il le tenait entre ses mains.

Mais comment discerner ce penchant secret de la nature, cette sensibilité naturelle qui naît avec nous ? Un exemple vous le fera connaître. Vous voyez tout à coup un enfant prêt à tomber dans un puits, aussitôt votre cœur est touché ; vous volez à son secours. Ce n’est pas alors la réflexion qui vous détermine : vous ne pensez pas à mériter la reconnaissance de son père et de sa mère, ni à vous procurer un vain honneur : vous agissez par un mouvement purement naturel. Dans les événements imprévus, et lorsqu’on n’a point le temps de réfléchir, ni de délibérer, c’est la simple nature qui agit. Il n’en est pas de même dans d’autres conjonctures, ou avant que d’agir, on a le temps de se consulter ; il peut y entrer du déguisement et de la dissimulation.

Ce que je dis de la compassion, dit encore Mencius, je le dis des autres vertus ; de la piété, de l’équité, de l’honnêteté, de la prudence : nous en avons les semences et les principes dans notre cœur ; si nous avions soin de les suivre, nous serions continuellement en garde contre les passions, qui seules peuvent les détruire, et chaque jour nous nous perfectionnerions de plus en plus.

Un disciple de Confucius nommé Tseë lou, avait un si grand désir de la perfection qu’on lui faisait le plus sensible plaisir, quand on l’avertissait de quelque défaut. L’empereur Yu donnait sur-le-champ des marques de son respect et de sa reconnaissance, à celui qui lui donnait un sage conseil. Chun, ce grand homme, regardait la vertu, non pas comme le bien d’un particulier, mais comme un bien commun, et qui appartenait à tous les hommes. Tout ce qu’il voyait de perfections et de vertus dans les autres, il en faisait son profit, et s’efforçait de les acquérir. C’est ce qu’il a mis en pratique dans tous les états de sa vie, non seulement lorsqu’il cultivait les campagnes de Lie chan, ou qu’il exerçait le métier de potier de terre dans la ville de Ho pin, ou qu’il gagnait sa vie à pêcher dans le lac Lou y tsi, mais encore lorsqu’il fut empereur.

Tâcher ainsi d’exprimer en soi-même les vertus qu’on a remarquées dans les autres, c’est rendre la vertu commune à tout le monde : car après avoir profité de l’exemple d’autrui, on donne le même exemple aux autres afin qu’ils en profitent à leur tour.


QUATRIÈME CHAPITRE.


Mencius continue l’entretien qu’il avait commencé dans le chapitre précédent avec son disciple. Il parle d’abord de trois choses nécessaires pour réussir dans la guerre ; savoir, le choix du temps, l’avantage du terrain, la concorde et l’union de ceux qui attaquent ou qui défendent une place. Mais c’est surtout cette dernière condition, qu’il jure être absolument nécessaire.

Je veux, dit-il, qu’une ville soit dans le meilleur état de défense, soit par la hauteur de ses murs, soit par la profondeur de ses fossés, soit par le nombre et la valeur de ses soldats, soit enfin par l’abondance de ses provisions. Avec tout cela, si la discorde se mêle dans les troupes, si la mésintelligence met la division entre les chefs et les soldats, quelque bien fortifiée d’ailleurs que soit la ville, elle succombera bientôt, et ne fera pas une longue résistance,

Un des disciples de Mencius lui fit peu après une question, qui semblait devoir l’embarrasser : Je me suis aperçu, dit-il à son maître, que dans les différents royaumes où vous vous trouvez quelquefois, vous recevez les présents que les rois vous font, et quelquefois vous les refusez. Vous avez refusé deux mille quatre cents taels d’argent fin, que le roi de Tsi vous offrait ; et vous n’avez fait nulle difficulté d’en recevoir 1.680 qui vous ont été offerts par le roi de Song, et 1.200 que le roi de Sie vous a présentés. Je ne trouve point d’uniformité dans cette conduite : la même raison qui vous avait fait refuser les présents de l’un, devait aussi vous porter à refuser le présent des autres.

Vous vous trompez, répondit Mencius ; je n’ai rien fait que selon les lumières de la raison et de l’équité. Me trouvant dans le royaume de Song, et étant prêt de faire un long voyage, il était de la politesse et de l’équité du prince, de fournir aux frais que j’étais obligé de faire ; j’avais par conséquent une bonne raison d’accepter son présent. Le royaume de Sié, lorsque j’y étais, retentissait du fracas des armes, et était menacé d’une irruption prochaine des ennemis : au milieu de ce tumulte, je courais risque de n’avoir pas de quoi vivre ; et il était raisonnable que le prince qui m’avait appelé dans ses États, pourvût à ma subsistance. Mais pour ce qui est du roi de Tsi, comme il n’avait aucune raison de me donner, je n’en avais point de recevoir ; et si j’eusse accepté ses offres, c’eût été en moi une cupidité honteuse, et indigne d’un homme, qui a passé sa vie dans l’étude de la sagesse.

Mencius étant allé dans la ville de Ping lo, qui était du royaume de Tsi, trouva le pays désolé par une stérilité générale : de ce grand nombre d’habitants, les uns périssaient par la faim, les autres abandonnaient une terre ingrate, pour aller chercher des aliments dans les royaumes les plus éloignés. Mencius, adressant la parole à Kiou sin, gouverneur de la ville : Si quelqu’un de vos soldats, lorsqu’ils sont sous les armes, lui dit-il, quittait son rang jusqu’à trois fois de suite, ne le puniriez-vous pas ? Je n’attendrais pas, répondit le gouverneur, qu’il fît trois fois la même faute ; dès la première fois il serait châtié. Vous auriez raison, répliqua Mencius ; mais vous vous condamnez vous-même, en négligeant ce qu’il y a de plus important dans votre charge. Pendant ces tristes années de stérilité, les peuples périssent de faim et de misère : j’en vois un grand nombre, qui courbés sous le poids des années, tombent de langueur dans les fossés, et y finissent leur malheureuse vie ; j’en vois d’autres, et en plus grand nombre, qui étant plus jeunes et ayant plus de vigueur, errent de côté et d’autre dans tout l’empire, pour y chercher de quoi vivre. Hélas, répondit Kiou sin, je gémis de tant de calamités, et je voudrais pouvoir bien y apporter quelque remède ; mais je ne suis pas le maître de faire ouvrir les greniers, et d’exempter le peuple des tributs. Mais, reprit Mencius, si un homme riche vous avait confié le soin de ses troupeaux, et qu’il ne voulut point vous assigner les pâturages convenables à leur nourriture, que feriez-vous ? Vous êtes le pasteur de ce grand peuple ; c’est au roi que vous devez vous adresser pour soulager sa misère, et subvenir à ses besoins : si le roi ne vous écoute pas, verrez-vous tranquillement ce peuple mourir de faim, et ne devez-vous pas plutôt renoncer à votre gouvernement ?

Mencius voyant que les sages conseils qu’il donnait au roi de Tsi et à ses ministres, n’étaient d’aucune utilité, prit le parti de se retirer dans sa patrie. Un de ses disciples nommé Yu qui l’accompagnait dans le voyage, apercevant un certain nuage de tristesse et de mélancolie qui lui couvrait le visage, lui parla ainsi : Je vous ai souvent entendu dire que le sage ne se fâche point, si le Ciel cesse de favoriser ses entreprises, et qu’il ne se plaint point lorsque les hommes refusent de se conformer à ses maximes. Cependant je vous vois un air triste : cette mélancolie qui ne vous est pas naturelle, est sans doute la marque de quelque secret mécontentement ?

— Non, répondit Mencius, je ne me plains ni du Ciel, ni des hommes : ce sont les différentes conjonctures, qui me y rendent ou gai, ou triste. Quand je menais une vie privée, et que dans ma solitude, je m’occupais uniquement de l’étude de la sagesse, c’était le temps de la joie. Maintenant que j’enseigne ma doctrine aux rois et aux peuples, et que j’ai en vue le bien public, c’est le temps de la tristesse.


CINQUIÈME CHAPITRE.


Ce chapitre contient le dialogue qu’eut Mencius avec le prince Ven Kung, héritier de la principauté de Teng. Il lui fait voir qu’il n’y a personne qui ne puisse pratiquer la vertu, et imiter les sages, parce que la bonté de la nature que nous recevons du Tien est la même dans tous les hommes, et que cette bonté n’est autre chose qu’une inclination naturelle à la piété, et à l’équité.

Lorsque les passons s’élèvent avec l’âge, dit-il, si la raison les modère, la nature se perfectionne, et l’on devient vertueux. Il lui propose ensuite pour modèles, les empereurs Yao et Chun. Et ne croyez pas, ajouta Mencius, qu’on ne puisse atteindre, à la vertu de ces héros. Ils étaient hommes comme vous ; et avec les efforts que vous ferez, et l’application que vous apporterez, vous pouvez devenir sage comme eux. Tout ce que je crains, c’est que vous ne vous rebutiez par les difficultés qui se rencontrent, lorsqu’on veut travailler à vaincre ses passions, à pratiquer la vertu, et à apprendre l’art de bien gouverner. Une médecine, dit le livre Chu king, n’opère point la guérison, si elle ne travaille le malade : de même un prince ne tirera aucun profit des enseignements des sages, s’il ne s’efforce à se vaincre lui-même.

Le prince Ven kung à la mort de son père, qui arriva dans ce temps-là, consulta Mencius de quelle manière il doit lui rendre les derniers devoirs, pour mieux marquer son respect filial. Il faut observer, répondit Mencius, ce que les rits prescrivent aux enfants, qui sont véritablement respectueux envers leurs pères. Le deuil doit durer trois ans. Pendant ce temps-là, ils doivent s’abstenir de toute fonction publique, pour ne s’occuper que de leur juste douleur : ils ne doivent se vêtir que d’un habit de toile, et ne vivre que du riz le plus commun.

J’ai appris de Confucius, poursuivit-il, qu’autrefois lorsque l’empereur venait à mourir, son fils l’héritier de l’empire, se faisait construire une méchante hutte hors de la seconde porte du palais, où il passait trois ans à pleurer son père, à se prosterner matin et soir devant son cercueil[1], et à ne vivre que du riz le plus grossier. C’était le premier ministre, qui pendant ce temps-là gouvernait l’empire. Les mandarins et les Grands de l’empire, à l’exemple de leurs princes, s’empressaient de donner des marques publiques de leur douleur, et le deuil devenait universel dans tout l’empire.

Le prince Ven kung résolut de mettre en pratique l’enseignement, que Mencius venait de lui donner. Et comme les rits ne prescrivaient dans la province de Teng, que cinq mois de deuil pour un roi, il passa ce temps-là à pleurer son père. Quand le jour fut marqué pour conduire le corps à la sépulture, la curiosité du spectacle attira une multitude innombrable de peuples, de toutes les parties de l’empire : on voyait le prince suivre la pompe funèbre, avec un visage hâve et exténué et poussant des sanglots qui partaient véritablement du cœur, et qui attendrissaient jusqu’aux larmes ce grand nombre de spectateurs.

Ces étrangers s’en retournèrent dans leur patrie après la solennité des obsèques ; et ce furent autant de bouches, qui vantèrent partout la piété de Ven kung et qui ressuscitèrent la pratique des anciennes cérémonies, instituées pour honorer les défunts, qu’on avait alors beaucoup négligées.

Ven kung se disposant à gouverner son royaume par lui-même, demande à Mencius des règles de conduite, pour le gouverner sagement. Le premier objet, dit Mencius, qui doit frapper un roi, c’est le peuple : ce qui touche davantage le peuple, c’est la subsistance : ce qui le fait subsister, ce sont les terres, quand elles sont cultivées soigneusement, et qu’elles produisent abondamment les choses nécessaires à la vie. Il faut donc principalement veiller à la culture des terres, et avoir un extrême soin qu’elles ne soient pas en friche : alors le peuple aura de quoi vivre, et n’ayant point d’inquiétude sur ses besoins, il travaillera à régler ses mœurs, et à acquérir la vertu.

Au contraire s’il se trouve dans la disette, la bride se lâchera bientôt à toutes les passions ; car il n’y a point de crime que la nécessité et l’indigence ne lui fassent commettre : la rigueur des lois, et la sévérité des peines, sont un frein trop faible pour le contenir, lorsque ses besoins sont extrêmes. C’est pour cette raison qu’autrefois les sages princes vivaient avec beaucoup de modestie et de frugalité. La modestie les engageait à traiter leurs peuples avec douceur, et la frugalité les empêchait d’excéder dans l’imposition des tributs. Ce qui a fait dire à un mandarin habile, qu’un prince qui veut être riche, ne peut pas devenir vertueux ; ou que s’il veut être vertueux, il ne peut pas devenir riche.

Mencius exhorte ensuite le prince à établir des écoles publiques, où l’on enseigne à pratiquer la vertu. Puis il lui apprend la manière, dont on doit faire le partage et la division des terres ; en sorte que, ni les laboureurs, ni les officiers du roi, ne puissent se faire aucun tort les uns aux autres. Enfin, conclut Mencius, si vous pratiquez exactement tout ce que je viens de vous dire, je n’oserais pas vous promettre de parvenir un jour à l’empire ; mais je puis bien assurer que les empereurs se formeront sur vous, et vous prendront pour modèle.

Le prince profita des instructions du philosophe ; et par la sage distribution qu’il fit des terres, et son attention à les faire cultiver, il vit bientôt régner l’abondance dans son État. La réputation qu’il se fit, engagea plusieurs étrangers à venir fixer leur demeure dans son royaume, et à lui demander des terres à cultiver.

Parmi ces nouveaux venus, il se trouva quelques sectaires, qui répandaient une opinion dangereuse, et très contraire au bon gouvernement. Ils prétendaient qu’un sage prince devait vivre de son propre travail comme le peuple ; qu’il devait labourer lui-même ses terres, et ne manger que les fruits d’une terre cultivée par ses mains royales. Mencius réfute ces sectaires de la manière suivante.

Mencius s’adressant à Chin siang, qui s’était fait leur disciple : Pourquoi, lui dit-il, les gens de votre secte se bornent-ils à la culture de la terre ? Que ne font-ils les habits dont ils sont revêtus ? Que ne travaillent-ils les hoyaux et les autres outils, dont ils se servent pour le labour, les marmites où ils font cuire leur riz, et toutes les autres choses qui sont nécessaires à leur ménage ? Cela ne vaudrait-il pas mieux que de parcourir les boutiques des marchands et des ouvriers, pour y acheter ces différents ustensiles ?

Cela n’est pas possible, répondit Chin siang : la culture des terres demande un homme tout entier : si les laboureurs entreprenaient de faire eux-mêmes tous les ouvrages que vous venez de détailler, ils négligeraient le soin des campagnes, et les campagnes négligées deviendraient stériles.

Vous parlez sagement, répondit Mencius : mais à votre avis c’est donc peu de chose que de gouverner un royaume ? Ce travail n’est donc pas capable d’occuper tous les moments d’un prince ? Il en a de reste sans doute, pour partager avec son peuple le travail de la terre.

Cette comparaison ferma la bouche à Chin siang et il n’eut rien à répliquer. Mencius lui fait voir qu’il faut nécessairement qu’il y ait dans un royaume divers emplois et différentes professions ; qu’un seul homme ne peut pas vaquer à tout ; que l’empereur Yao partageait avec ses ministres les soins du gouvernement, qu’avec leur secours le peuple était soulagé et instruit ; et que c’est là ce qu’on appelle dans un prince la piété universelle, qui s’étend généralement à tous ses sujets.

Il combat encore les mêmes sectaires, qui voulaient établir l’égalité dans le prix des différentes marchandises ; en sorte qu’une étoffe grossière fût vendue au même prix que l’étoffe la plus précieuse.

Enfin il conclut ce chapitre, en réfutant la doctrine d’une autre secte, qui prétendait qu’on devait aimer également tous les hommes sans distinction de parents et d’étrangers ; et il montre le ridicule et l’absurdité de cette opinion. Puis il fait voir que la coutume établie de tout temps de procurer à ses parents une sépulture plus honorable qu’aux autres tire son origine du plus grand amour que la nature inspire aux enfants.


SIXIÈME CHAPITRE.


Mencius instruit Chin tai son disciple, et lui apprend la manière, dont se doit comporter un sage, qui fait profession d’enseigner l’art de bien vivre et de bien gouverner. Il lui dit entr’autres choses, qu’il doit bien se donner de garde de s’introduire lui-même d’une manière indécente dans le palais des princes, et qu’il doit attendre qu’on l’invite, et qu’on le presse d’y aller ; que le plus vil artisan rougirait de ne pas suivre les règles de son art ; que de même un sage doit montrer dans toute se conduite la droiture de son cœur, l’honnêteté de ses mœurs, et l’équité de ses actions ; que s’il cherche à s’élever aux dignités, afin de pouvoir mieux répandre sa doctrine, il ne doit user que des moyens que l’équité prescrit ; que s’il demeure dans une condition privée, il doit être tranquille, puisqu’il mérite également d’être honoré à cause de l’excellence de sa doctrine.

Le premier ministre du royaume de Song étant venu trouver Mencius, lui fit connaître le dessein qu’il avait d’abolir la coutume odieuse qui s’était introduite, de charger le peuple d’impôts ; qu’il souhaitait de faire revivre les anciennes lois qui n’exigeaient pour tribut que la dixième partie de la récolte, et qui défendaient de taxer les marchandises étrangères qui entraient dans le royaume : mais, ajouta-t-il, comme il y a longtemps que ces sages lois ne sont plus en vigueur, et qu’elles paraissent tout à fait oubliées, je ne crois pas devoir les rétablir tout d’un coup : il vaut mieux ce me semble, le faire peu à peu, afin d’y parvenir insensiblement, et par des progrès imperceptibles. Qu’en pensez-vous ?

Je ne répondrai à votre question, dit Mencius, que par une comparaison familière. Un certain homme avait pris l’habitude de dérober tous les jours quelques poules de ses voisins : un de ses amis qui s’en aperçut, eut le courage de lui représenter que cette action était honteuse et indigne d’un homme d’honneur et de probité. Je l’avoue, répondit le docteur ; mais c’est un vice qui a pris en moi de trop fortes racines, pour pouvoir m’en corriger tout d’un coup. Voici ce que je ferai : je ne déroberai plus qu’une seule poule par mois ; et enfin le temps viendra que je m’abstiendrai tout à fait de ce larcin. Qu’en pensez-vous, poursuivit Mencius ? Croyez-vous que cet homme qui reconnaît et déteste son vice ne doive pas s’en corriger sur l’heure ?

Environ ce temps-là, deux sectes infectaient l’empire de leur mauvaise doctrine. Yang était l’auteur de la première, et de la seconde. Mencius zélé défenseur de l’ancienne doctrine réfutait continuellement leurs erreurs ; c’est ce qui d’abord le fit passer pour un homme hargneux, de mauvaise humeur, et qui n’aimait qu’à disputer. Un de ses disciples, qui avait à cœur la gloire de son maître, lui rapporta que ces étrangers, dont il combattait les opinions, le décriaient de tous côtés, et le faisaient passer pour un disputeur éternel.

Que ne puis-je me condamner au silence pour le reste de mes jours, répondit Mencius ? Mais c’est ce qui ne m’est pas permis, et mon devoir m’oblige de forcer mon inclination et de m’opposer a ce torrent d’opinions dangereuses, dont on voudrait inonder l’empire. Depuis le sage gouvernement des empereurs Yao et Chun, où le peuple vivait tranquille à l’ombre de leur autorité, on a vu une vicissitude continuelle de bon et de mauvais gouvernement. Les empereurs qui succédèrent à ces sages princes, ne s’occupèrent que de leurs plaisirs ; et abusant de leur pouvoir, opprimèrent le pauvre peuple par leurs exactions et leurs violences : on vit les uns abattre les maisons d’un grand nombre de leurs sujets, pour y creuser la terre, et y faire des étangs, des lacs, et des réservoirs ; on en vit d’autres chasser les peuples de leurs villages et de leurs campagnes, pour se faire des parcs, des jardins, et des lieux de délices. Les bourgades entières furent bientôt changées en forêt, qui servaient de retraite aux tigres, aux cerfs, aux sangliers, et aux léopards. Tels étaient les amusements de ces princes, qui réduisaient leurs peuples à la plus affreuse indigence. Tcheou qui leur succéda au trône, mit le comble à la tyrannie par ses cruautés. Les cris et les gémissements des peuples touchèrent alors le cœur de Vou vang ; il déclara la guerre au tyran, et le détrôna.

Maître de l’empire, ce prince s’appliqua à lui rendre sa première splendeur, et à procurer le bonheur de ses sujets : il détruisit ces jardins, ces parcs, ces forêts, ces maisons de plaisance, et rendit au peuple les terres qui lui appartenaient. L’empire changea bientôt de face ; et après tant de misères, et de calamités, le peuple commença enfin à respirer. Mais cet heureux temps ne fut pas de durée. Les princes qui suivirent, perdirent insensiblement le goût de la vertu ; les lois s’affaiblirent ; on négligea de s’instruire des sages maximes, qui apprennent l’art de régner ; l’empire se vit replongé dans sa première barbarie ; jusque-là que ces vertus si propres de l’homme raisonnable, je veux dire, l’amour filial et le respect pour son prince, furent presque anéanties.

Confucius parut alors ; et touché d’un aveuglement si général, il tâcha de prévenir la ruine de l’empire, en réformant les mœurs, en rappelant les lois anciennes, et en remettant devant les yeux des princes, et des peuples, les grandes actions des empereurs et des rois, qui régnèrent glorieusement pendant plus de deux cents ans : c’est ce qu’il fit dans le livre qu’il intitula le Printemps et l’Automne. Ses instructions et ses maximes furent écoutées et applaudies ; on ne put s’en défendre, et chacun travailla à y conformer ses mœurs.

Mais nous reste-t-il maintenant quelque trace de cette réforme ? Où sont les empereurs qui se rendent respectables aux peuples par leur sagesse et leur vertu ? De quoi s’occupent les rois ? Ne les voit-on pas fouler aux pieds les lois de l’équité, pour s’entre-déchirer, et se détruire les uns les autres par les plus cruelles guerres ? Combien de maîtres ignorants et impies profitent de ces troubles, pour répandre leur pernicieuse doctrine, et établir leurs dangereuses sectes ? Telle est celle d’Yang chu, qui sans avoir égard au bien public, veut que chacun ne songe qu’à lui-même et à ses propres intérêts, et qui se déclare l’ennemie de tous ceux qui gouvernent. Telle est celle de Me tie, qui ne connaît pas l’étroite liaison du sang, et qui posant pour principe qu’on doit aimer également tous les hommes, détruit l’amour filial, et ne met point de différence entre un père et un étranger.

Ces sectaires se sont déjà fait des disciples parmi les lettrés, qu’on voit rejeter l’ancienne doctrine qu’ils ont reçue de nos sages, pour suivre des docteurs aveugles, et embrasser leurs pernicieux dogmes. Que deviendra le bon ordre, la paix, et la tranquillité de l’empire, si on ne réprime au plus tôt ces sectaires ? On a vu dans tous les temps de grands personnages, qui sont venus au secours de l’empire, lorsqu’il était sur le penchant de sa ruine. Le célèbre Yu, arrêta le débordement des eaux, et rétablit l’abondance. Le prince Tcheou kong dompta et mit en fuite des nations barbares, qui étaient venues du septentrion et du midi, et rendit aux peuples leur première tranquillité. Confucius remit en vigueur les lois anciennes, et s’opposa aux pernicieux desseins de quelques rebelles. Maintenant que des pestes publiques se répandent de tous côtés, pour corrompre les esprits, et anéantir les bonnes mœurs, ne dois-je pas, à l’exemple de ces grands hommes, faire tous mes efforts, pour les exterminer, et en préserver l’empire.

Mencius finit ce discours en donnant des règles de la vraie tempérance, et il fait voir le ridicule des fausses louanges. qu’on donnait à un homme, qui affectait vainement de paraître sobre.


SECONDE PARTIE.


CHAPITRE PREMIER.


À la vue de la conduite de quelques princes, qui dans le gouvernement de leurs États, ne suivaient que leurs caprices, et négligeaient les anciennes lois, Mencius fait les réflexions suivantes :

Un artisan, quelque habile qu’il soit, ne réussira jamais dans son ouvrage, s’il ne se sert du compas et de la règle. Celui qui préside à un concert, ne fera de la plus belle musique qu’une désagréable cacophonie, s’il n’emploie les douze flûtes, les unes longues, et les autres courtes, pour accorder ensemble les voix et les instruments. Il en est de même d’un prince : son État sera dans le désordre et la confusion, s’il ne dirige sa conduite sur les lois d’un bon gouvernement, que les anciens nous ont laissées.

Ce sont les anciens qui ont inventé les divers outils, les compas, la règle, la manière de niveler, les poids, les mesures, et tous les autres instruments dont on se sert maintenant avec tant de succès, pour perfectionner les édifices, et les différents ouvrages si utiles au bien public. Ce sont eux pareillement qui, par une application constante, ont tâché de transmettre à leur postérité l’art de bien gouverner les hommes, en établissant les plus sages lois, qui nous ont enseigné celles de l’équité, de la civilité, de la politesse ; qui nous ont appris à faire le partage des terres, à planter des arbres, à nourrir des animaux propres à l’entretien de la vie, et à établir les écoles, pour instruire les peuples dans les bonnes mœurs. Le prince qui ne se met pas en peine d’observer ces lois, pourra-t-il jamais gouverner sagement son royaume ?

Un prince, poursuit-il, qui ne se conduira pas selon les lois de l’équité, n’aura pour ministres que des âmes basses, qui flatteront ses inclinations, et qui n’auront nulle attention à faire observer les lois. Ensuite ce grand nombre de mandarins, qui suivent d’ordinaire le style de la cour, ne chercheront que les honneurs et les commodités de leurs charges, et en négligeront les devoirs ; le peuple qui verra cette transgression générale des lois et de la justice, n’aura plus rien qui le retienne : il ne craindra plus d’enfreindre les lois de l’empire, il vivra sans frein, et lâchera la bride à ses passions. Je le demande : un royaume subsistera-t-il longtemps dans cet état ?

Il faut donc qu’un prince soit amateur de la sagesse et de l’équité : il faut qu’un ministre soit fidèle à son prince, et prompt à exécuter ses ordres. Lui sera-t-il fidèle, s’il ne songe qu’à lui complaire, et à flatter ses passions ? S’il ne lui met pas devant les yeux les vertus héroïques des anciens empereurs, ces grands modèles, que tout sage prince doit imiter.

Mencius fait voir ensuite que rien ne contribue davantage au renversement d’un royaume, que l’exercice injuste de l’autorité royale.

Il y a un art, dit-il, de maintenir son autorité : c’est d’entretenir les peuples dans la fidélité qu’ils doivent à leur prince. Le moyen de les rendre fidèles, c’est de gagner leurs cœurs : le cœur des peuples se gagne aisément, quand l’autorité est dirigée par l’amour de la justice, et par le désir de procurer le bien public. Un loutre, continue-t-il, qui tend sans cesse des pièges aux poissons, les oblige de se cacher au fond des eaux. Un milan qui voltige en l’air à l’entour des petits oiseaux, les fait trembler, et les contraint de se retirer dans le creux des arbres : c’est ainsi qu’autrefois ces princes barbares Kié et Tcheou jetaient l’effroi et la terreur parmi les peuples, et les forçaient de chercher un asile auprès des sages princes Tching tang et Vou vang dont on vantait partout la douceur, l’équité, et la clémence.

L’on sait ce que produisit la tyrannie que Tcheou exerçait sur ses peuples. Le prince Pe y d’une part, et le sage Tay kong de l’autre, se dérobèrent à ses cruautés, en cherchant une retraite sur les bords de la mer. La renommée faisait retentir de toutes parts les grandes vertus du prince Ven vang : sa piété, sa clémence, sa justice, la bonté de son cœur tendre et compatissant, le soin qu’il prenait des vieillards, des pupilles, des veuves, et des orphelins. Que faisons-nous ici ? dirent ces deux sages. Allons trouver ce sage roi, et attachons-nous pour toujours à son service. Ils le firent ; mais de quelle impression le peuple ne fut-il pas frappé, quand il vit la démarche de ces deux hommes si illustres par leur naissance et par leurs emplois, si vénérables par leur âge et par leurs vertus, et qui étaient regardés comme les pères de la patrie ? Cet exemple entraîna tout l’empire. Tcheou fut abandonné de ses sujets, et contraint de descendre malgré lui de son trône, et de le céder à Ven vang.

On voit des princes, dit encore Mencius, qui affectent de paraître doux et affables, sobres et modérés : mais ce sont là des vertus feintes et apparentes, lorsqu’elles ne résident pas dans le cœur, et qu’ils les démentent par leurs actions. Sont-ils véritablement affables, lorsqu’ils n’ont que du mépris pour leurs sujets ? Sont-ils sobres et tempérants, lorsque rien ne peut contenter leur avarice, et qu’ils oppriment les peuples par de continuelles exactions ? C’est dans l’affection du cœur que consiste la vraie clémence, et non pas dans les grimaces extérieures, dans un ton de voix affecté, dans un sourire obligeant, ni dans les dehors d’une douceur empruntée.

Les yeux de l’homme font souvent connaître ce qui se passe dans son cœur : la candeur de l’âme, sa droiture, sa bonté, se manifestent par une douce lumière qui y éclate : le vice au contraire, la feinte, la dissimulation se découvrent par certains nuages qui les obscurcissent. Enfin les bonnes ou mauvaises affections du cœur viennent à la connaissance du public, par une suite d’actions ou vertueuses ou vicieuses, qui y sont conformes.

Un des disciples de Mencius lui demanda comment il se peut faire que tant de personnes sages, qui aiment tendrement leurs enfants, ne prennent pas le soin de les instruire eux-mêmes, et qu’au contraire ils confient à d’autres leur éducation. C’est un effet de leur sagesse, répondit Mencius. N’est-il pas vrai que si un fils ne profite pas des instructions de son père, s’il n’écoute ses préceptes qu’avec un air chagrin, le père ne manquera pas de se fâcher contre ce fils indocile : qu’arrivera-t-il alors ? Le naturel de cet enfant s’aigrira : il en viendra même jusqu’à faire ces reproches à son père : Vous me dressez un plan de vie, lui dira-t-il, bien contraire à ce que vous faites : vos actions ne me paraissent guère conformes à vos maximes. Alors les esprits s’aliéneront de part et d’autre : l’amour du père se refroidira ; le fils perdra insensiblement la soumission et la tendresse qu’il doit à son père ; la division se mettra dans la famille ; quoi de plus contraire au bon ordre !

Il conclut ce chapitre par trois défauts qui se glissent souvent dans le respect si filial : le premier, quand un fils aperçoit quelques défauts dans son père, et que sans manquer au respect, il n’a pas recours à quelque adresse ingénieuse pour le ramener à la vertu, ainsi que faisait le prince Chun, qui ayant un père très vicieux, redoublait chaque jour ses attentions et ses complaisances, inventait des moyens de le réjouir, afin de gagner ses bonnes grâces, et de lui inspirer l’amour et la pratique de la vertu. Le second, quand un fils qui a des parents pauvres, n’a pas soin de soulager leur misère, et de fournir à leur subsistance. La troisième enfin, quand un fils néglige de se marier, et de laisser une postérité qui perpétue dans sa famille le respect filial, en pratiquant plusieurs fois l’année les cérémonies prescrites pour honorer les parents défunts.


CHAPITRE SECOND.


Mencius fait voir dans ce chapitre, que les sages empereurs, qui se sont succédés les uns aux autres, ont tous tenu la même conduite dans leur façon de vivre et de gouverner, et que leur bonté ne se bornait pas à quelques particuliers, mais qu’elle était universelle, et s’étendait généralement à tous leurs sujets. On lui dit sur cela, qu’on vantait partout l’action généreuse de Tseë chan premier ministre du royaume de Chin : ce mandarin était sur le point de traverser une rivière dans l’endroit où elle était guéable, il aperçut un pauvre homme, qui étant à pied, n’osait tenter le gué. Touché de compassion, il le fit monter sur son char, et le conduisit à l’autre bord.

On ne peut pas nier, répondit Mencius, que ce mandarin n’eût l'inclination bienfaisante : mais qu’il fût habile à gouverner un État, c’est ce que je n’avouerai jamais. Les sages princes ont toujours eu soin de faire construire des ponts pour la commodité du public, et on n’a jamais ouï dire que pendant leur règne le commerce des peuples fut interrompu par la difficulté de passer une rivière.

Mencius établit ensuite plusieurs règles de prudence. Il veut qu’on soit extrêmement réservé sur les défauts des autres, pour ne pas les publier indiscrètement. Il avertit que tout ce qui est excessif est vicieux, jusqu’à la vertu même, qui cesse d’être vertu, lorsqu’elle est portée à l’excès ; que tout était naturel dans Confucius, et qu’on voyait toujours, soit dans ses discours, soit dans ses actions, un caractère modeste et éloigné de tout faste et de toute ostentation ; que ce ne serait pas un grand malheur, si les langues médisantes ne nuisaient qu’à elles-mêmes ; mais que le comble du malheur est de voir le tort quelles causent au public, en écartant par leur malignité des dignités et des charges, ceux qui par leur vertu sont les plus capables de les remplir.

Un de ses disciples nommé Siu lui demanda pourquoi Confucius s’arrêtait si souvent au bord d’un ruisseau : Ce philosophe, dit-il, rapportait tout à l’instruction des peuples : mais je ne vois pas ce qu’il pouvait y avoir dans cette eau courante, et son doux murmure, qui pût servir de matière à la réformation des mœurs.

Il faut vous l’apprendre, répondit Mencius. Il considérait attentivement cette eau, qui sortait nuit et jour de sa source, et qui continuait paisiblement son cours jusqu’à la mer, sans être arrêtée, ni par l’inégalité du terrain, ni par les gouffres qui se trouvaient sur sa route, et c’était pour lui un fond inépuisable de réflexions. Voilà, disait-il, une image naturelle d’un homme qui puise dans la vérité comme dans sa source les règles de sa conduite, et que nul obstacle ne peut empêcher d’arriver à la perfection de la vertu.

Après quoi il passe à l’usage que l’homme doit faire de la raison, qui est la seule chose qui le distingue des bêtes, et il propose pour modèles quelques-uns des anciens empereurs, qui suivaient en tout la droite raison.

Le prince Chun, dit-il, s’était fait une si douce habitude d’agir selon les lumières de la raison, que même sans y réfléchir, il ne s’en écartait jamais.

Le prince Yu était continuellement attentif à ne rien faire de contraire à la droite raison. Son échanson ayant servi un jour à sa table un vin exquis, il s’aperçut qu’il goûtait trop de plaisir à le boire. Je crains, dit-il, que les princes qui me succéderont ne se laissent amollir le cœur par une boisson si délicieuse. Il congédia aussitôt l’échanson, et renonça à l’usage du vin.

Le prince Tching tang veillait toujours sur lui-même, pour ne point donner dans l’une des deux extrémités si contraires à la vertu. Dans le choix de ses ministres il n’envisageait que leur vertu. Le villageois était préféré au noble ; l’étranger l’emportait sur ses proches, lorsqu’il leur reconnaissait plus de talent et de mérite.

Depuis que l’empereur Ping vang transféra le siège de l’empire en occident, on vit un affaiblissement sensible, dans toutes les parties de l’État : les sages maximes, et les belles actions des anciens empereurs tombèrent insensiblement dans l’oubli. C’est ce qui porta Confucius à écrire les annales des princes illustres du royaume de Lou sa patrie. Il en trouva la matière dans les annales des mandarins, préposés à écrire l’histoire de leur nation : mais il leur donna un nouveau jour par les réflexions qu’il y mêla, et par les ornements d’un style poli et châtié : et comme ce philosophe pensait et parlait toujours modestement de lui-même, il avait accoutumé de dire que ce qui se trouvait de bon dans son livre, n’était point de lui, et qu’il l’avait emprunté d’ailleurs ; que tout ce qu’on pouvait lui attribuer, était d’avoir donné à cette suite de faits un meilleur ordre, et les agréments de la diction.

Mencius donne ensuite des règles de tempérance, de libéralité, et de force, qu’il dit lui avoir été enseignées par les disciples de Confucius. Il veut surtout que dans l’exercice de ces vertus, on ne s’attache pas à la première vue qui se présente, mais qu’on réfléchisse mûrement, avant que de se déterminer à quelque action propre de ces vertus. Puis il ajoute que le moyen de s’attirer l’amitié et l’estime des hommes, c’est de pratiquer la piété et l’honnêteté, qui consiste à avoir des manières d’agir sincères, obligeantes, et civiles.

Si en remplissant ces deux devoirs, dit-il, je ne laisse pas d’être en butte au mépris et aux invectives d’un esprit dur et grossier, je commence par me sonder moi-même, et par examiner si je n’ai rien fait de contraire à ces vertus ; je redouble les témoignages d’amitié, de politesse, et de complaisance, pour tâcher de l’adoucir : mais si je vois que je ne gagne rien, s’il ne répond à mes caresses que par des paroles rudes et choquantes ; je me dis alors à moi-même : voilà un caractère d’homme bien intraitable, je n’y vois nul sentiment d’humanité, et il ne paraît différer en rien des bêtes féroces ; laissons-le tel qu’il est, ce serait me tourmenter vainement, que de vouloir l’apprivoiser. C’est ainsi que rien ne peut inquiéter le sage, et que les injures les plus grossières ne sont pas capables de troubler sa tranquillité.

Enfin il finit ce chapitre. 1° Par montrer que quoique les sages agissent différemment selon les conjonctures où ils se trouvent, c’est cependant le même esprit, la même équité, et la même droiture de cœur, qui est le principe de leurs actions. 2° Par des invectives contre ceux qui mettent en œuvre les plus indignes bassesses, et les flatteries les plus serviles, pour parvenir aux charges et aux dignités, mais que la bonne fortune aveugle, et qui deviennent insolents dans l’élévation.


CHAPITRE TROISIÈME.


Mencius fait voir jusqu’où le prince Chun porta son amour, son respect et son obéissance envers son père et sa mère. L’empereur Yao se voyant accablé du poids des années, et des infirmités compagnes ordinaires de la vieillesse, lui confia le gouvernement de l’empire. Dans le sein de la grandeur, au milieu des honneurs, des richesses, de l’opulence, et des applaudissements d’un grand peuple, il ne pouvait goûter aucun plaisir, parce qu’il voyait son père et sa mère livrés à des passions honteuses : et toute son attention allait à chercher les moyens de les faire rentrer dans les voies de la vertu. C’est ce qui lui faisait souvent pousser des soupirs vers le Ciel ; et quoiqu’il fût âgé de 50 ans, et le maître de l’empire, il persévéra jusqu’à la mort dans la pratique de tous les devoirs que prescrit la piété filiale.

Il fait voir ensuite les égards extraordinaires qu’il eut pour son frère nommé Siang, prince dénaturé, qui avait plusieurs fois attenté à la vie de l’empereur son frère. Loin de punir son crime lorsqu’il en eut le pouvoir, il le combla d’honneurs, de bienfaits, et de richesses.

L’empereur Yao étant prêt de mourir, laissa l’empire à son ministre Chun préférablement à son fils, en qui il ne trouvait aucune des qualités nécessaires pour bien gouverner ; sur quoi un des disciples de Mencius lui demande, s’il est au pouvoir d’un empereur de priver ainsi son fils de l’héritage paternel.

Non, répondit Mencius, c’est le Ciel qui en dispose, c’est le Ciel qui a donné l’empire au prince Chun : l’empereur Yao n’a fait que le proposer au Ciel, le Ciel l’a agréé ; les peuples frappés de l’éclat de ses vertus, se sont soumis sans peine à cet ordre du Ciel, et sont venus en foule reconnaître le nouvel empereur. Ce concours des suffrages, ce mouvement unanime de toutes les parties de l’État n’a rien de naturel, et ne peut être que l’effet d’une volonté supérieure, qui préside aux événements. C’est une chose certaine, ajoute-t-il qu’on ne doit attribuer qu’aux ordres du Ciel, les événements dont on ne voit point la cause. Du reste, le Ciel ne rejette du trône de leurs pères, que les enfants indignes de le posséder ; tels que furent les empereurs Kié et Tcheou, que leur tyrannie avaient rendu des objets d’horreur.

Il loue encore la modestie et le désintéressement d’un sage nommé Y yn. C’était un simple laboureur, mais qui était en grande réputation dans l’empire, à cause de sa sagesse et de sa vertu. Le prince Tching tang qui en avait souvent entendu parler avec de grands éloges, voulut profiter des conseils d’un homme si éclairé, et l’attirer à sa cour. Il lui envoya des ambassadeurs avec de magnifiques présents, pour l’inviter à venir fixer la demeure dans son palais. Y yn ne parut nullement touché ni des présents qu’il refusa, ni d’une ambassade si honorable. Il y a, dit-il, dans les offres et la proposition que vous me faites, de quoi flatter un homme qui aurait des vues ambitieuses : mais pour moi qui ne désire rien en ce monde, pourrais-je renoncer au repos de ma solitude, et au plaisir de chanter les vers des anciens sages, de lire leur livre, et de me former sur leurs exemples, pour me jeter dans le tumulte d’une cour, et essayer les peines et les chagrins inséparables du maniement des affaires publiques.

Le prince fut fort surpris, quand on lui rendit la réponse du laboureur. Un tel mépris des honneurs et des richesses, lui fit souhaiter avec encore plus d’ardeur, d’avoir auprès de la personne un homme de ce caractère : il lui envoya jusqu’à trois fois d’autres ambassadeurs, pour lui faire de nouvelles instances. Alors le sage Y yn conçut qu’un prince qui le recherchait avec tant d’empressement, ne pouvait manquer d’avoir des vues très droites et très utiles au bien de ses peuples : Sans doute, dit-il, que le Ciel m’a donné plus d’intelligence qu’au commun des hommes, afin que je répande ma doctrine, et que le prince aidé de mes conseils, fasse revivre par l’équité de sa conduite, les vertus presqu’éteintes de nos anciens empereurs.

Ce motif fit plus d’impression sur lui, que les honneurs et les présents qu’il dédaigna : il se rendit à la cour du prince Tching tang et ce furent ses avis qui déterminèrent ce prince à déclarer la guerre au tyran Kié, et à délivrer les peuples de la cruelle oppression, qui les faisait gémir depuis si longtemps.

Mencius fait ensuite cette réflexion : Les sages, dit-il, tiennent souvent des routes différentes ; les uns s’insinuent dans le palais des princes, les autres s’en éloignent : les uns ne refusent point les honneurs et les dignités, les autres les craignent et les méprisent. Mais dans cette diversité de conduite, ils n’ont tous qu’un même but, qui est de pratiquer la vertu, et de mener une vie irréprochable.

Il finit ce chapitre par détromper un de ses disciples, qui ajoutant foi à des bruits populaires, croyait que quelques sages s’étaient abaissés jusqu’à prendre des emplois vils et méprisables chez les princes, afin de se faire connaître, et de se frayer un chemin aux dignités : il lui fait voir que ce sont autant de fables inventées par des gens, qui cherchaient des exemples pour justifier les lâchetés et les bassesses, par lesquelles ils s’efforçaient de mériter la protection des Grands.


CHAPITRE QUATRIÈME.


Il dit d’abord que les anciens sages n’avaient en vue dans leur conduite que l'honnêteté et l’équité ; que cependant leurs manières de penser, d’agir, et de vivre, étaient différentes. Le prince Pey par exemple, ne pouvait jeter les yeux sur un objet tant soit peu indécent ni prêter l’oreille à une parole malséante ; qu’un prince eût peu de vertu, il refusait d’être à son service ; que le peuple manquât de docilité, il l’abandonnait ; lorsqu’un État était paisible et tranquille, il exerçait volontiers les charges auxquelles on l’élevait ; mais pour peu qu’il y eût d’agitation et de trouble, il se démettait de son emploi.

Le sage Y yn pensait autrement : Y a-t il un roi si vicieux, disait-il, auquel on ne puisse rendre service ? Y a-t-il un peuple si indocile, qu’on ne puisse gouverner ? On ne doit point refuser les magistratures, ajoutait-il, ni quand l’État est tranquille, ni quand il est agité de troubles. Pendant la paix, le sage a le loisir d’enseigner la vertu ; durant les troubles, il s’applique à les apaiser. Après avoir dit qu’un ministre doit se former sur les anciens sages, qui ont donné des exemples d’intégrité, de générosité, de force, et de prudence : il rapporte en détail les charges et les dignités, qui étaient autrefois dans l’empire et dans chaque principauté, et les revenus qu’on assignait à ceux qui possédaient ces dignités.

Il enseigne ensuite à un de ses disciples la manière dont il doit se comporter avec ses amis : Quelque supériorité que vous ayez sur eux, lui dit-il, soit par votre âge, soit par vos dignités, soit par votre naissance et vos alliances illustres ; ne les traitez jamais avec des manières fières et hautaines ; mais traitez-les comme vous feriez des égaux. Il lui cite sur cela des exemples de grands mandarins, de rois, et d’empereurs mêmes, qui recherchaient l’amitié des sages, et qui descendant du haut rang auquel ils étaient élevés, les traitaient avec honneur et avec distinction. Tel était le roi de Tsin, qui rendant visite au docteur Hai tang n’osait entrer dans sa maison, ni s’y asseoir, ni manger avec lui, qu’il n’en eût obtenu auparavant la permission. Tel était l’empereur Yao qui vivait familièrement avec son premier ministre Chun, jusqu’à le faire manger à sa table.

Le même disciple lui demandant quelle devait être la vue d’un homme sage qui aspire aux dignités. C’est, répond Mencius, de coopérer au bon gouvernement d’un État : que s’il est pauvre, et qu’il ne cherche qu’à subvenir à ses besoins, il doit se contenter des postes les moins relevés, sans porter ses vues aux dignités les plus considérables. Il a de quoi vivre, et cela doit suffire. Il rapporte à ce sujet l’exemple de Confucius, qui se trouvant dans une pauvreté extrême, ne rougit point d’accepter l’intendance du parc royal. Plus mon emploi est vil et méprisable, disait-il, plus il est aisé à faire. Pourvu que les troupeaux du roi soient en bon état, j’ai rempli tous mes devoirs, et l’on n’a rien davantage à me demander.

Il pose pour principe qu’un sage qui n’a point d’emploi à la cour, ne doit point y aller, quand même le roi l’enverrait chercher ; sur quoi son disciple lui objecta, qu’un roi qui ordonnerait à un de ses sujets d’aller à la guerre, serait obligé d’obéir ; et que de même un homme sage, que son prince veut entretenir, doit aller le trouver, quand il lui fait l’honneur de l’appeler.

Il y a de la différence, répond Mencius, car pour quelle raison croyez-vous qu’un roi souhaite de voir et d’entretenir un sage ? C’est pour profiter de ses lumières, pour le consulter dans des affaires épineuses, pour écouter et suivre ses avis : il le regarde donc comme son maître, et il se regarde lui-même comme son disciple. Les lois de l’honnêteté et de la bienséance permettent-elles qu’un disciple envoie chercher son maître ? Et par la même raison, le maître ne pécherait-il pas contre ces lois, s’il exécutait un pareil ordre ? Un prince ne se dégrade point quand il rend visite au maître de la sagesse, parce qu’il observe les cérémonies prescrites, qui veulent qu’un disciple se comporte de la sorte à l’égard de son maître. Un prince qui veut profiter des entretiens d’un sage, s’il manque à observer cette loi de politesse et de déférence, c’est comme s’il l’invitait à entrer dans sa maison, et qu’il lui fermât la porte.

Mais, reprit le disciple, j’ai lu que Confucius ayant été appelé par le roi de Lou, vola aussitôt au palais, sans attendre qu’on apprêtât son char : ce modèle des sages fit-il en cela une action indécente ?

En ce temps-là, répondit Mencius, Confucius était premier ministre du royaume : le roi avait droit de faire venir son ministre ; et le devoir du ministre était d’obéir le plus promptement qu’il était possible. Il n’en est pas de même d’un sage, qui n’étant revêtu d’aucune dignité, n’est pas sujet à la même loi.

Enfin Mencius finit ce chapitre, en disant que quand le prince tombe dans quelque faute, soit dans le mauvais choix qu’il fait des mandarins, soit dans les ordres qu’il donne pour le gouvernement de son État, un ministre est obligé de l’avertir avec tous les ménagements qui conviennent à sa dignité ; que si son premier avis n’a aucun succès, il doit le réitérer jusqu’à trois fois ; et que si le prince persiste à n’en vouloir pas profiter, il doit renoncer à son emploi, et se retirer de la cour.


CHAPITRE CINQUIÈME.


Mencius ayant dit que la nature est droite d’elle-même, et qu’elle porte à la vertu, son disciple Kao tseë lui propose diverses difficultés. J’ai toujours cru, dit-il, que la nature n’était pas mauvaise : mais il me semble qu’elle est comme indifférente, et également portée vers le bien ou vers le mal. Je la compare, ajoute-t-il, à l’eau qui tombe du Ciel dans un large fossé : si elle n’y trouve point d’issue, elle y demeure sans mouvement ; si elle en trouve, ou du côté de l’orient, ou du côté de l’occident, c’est là que se porte son cours. De même la nature de l’homme ne me paraît ni bonne ni mauvaise : elle est dans un état d’indifférence, et ce sont les bonnes ou les mauvaises mœurs qui la déterminent au bien ou au mal.

Je le veux, répondit Mencius, que l’eau soit également disposée à couler, soit vers l’orient, soit vers l’occident : mais l’est-elle de même, pour s’élever en l’air, ou pour tendre en bas ? Sa gravité naturelle ne l’entraîne-t-elle pas vers les lieux bas ? La nature humaine a un égal penchant pour la vertu. Mais comme on voit que l’eau ne suit plus sa pente naturelle, lorsqu’une digue s’oppose à son cours, et la fait remonter vers sa source ; de même les passions qui s’élèvent dans le cœur de l’homme, et qui l’agitent sans cesse, lorsqu’il ne sait pas les gouverner, arrêtent tout à fait ce penchant de sa nature qui le porte vers le bien.

Il réfute ensuite l’opinion de son disciple, qui faisait consister la nature de l’homme dans la vie, et dans la faculté qu’il a de connaître, de sentir, et de se mouvoir. Si cela était, dit-il, en quoi la nature de l’homme différerait-elle de la nature de la bête ? Puis il montre que c’est dans la raison qu’elle consiste ; que la raison est le principe de la piété et de l’équité, et que ces deux vertus sont comme deux propriétés inséparables de la nature humaine. Il le prouve par le respect qu’on doit aux personnes âgées : c’est là un genre d’équité, qui ne consiste point dans le grand âge, qui a droit d’être respecté : car ce droit est extrinsèque à la personne qui rend le respect ; mais qui consiste dans la connaissance qu’il a de ce droit, et dans l’affection du cœur : l’une et l’autre sont intrinsèques à la nature humaine.

J’avoue, poursuit-il, qu’il n’est pas aisé de connaître la nature de l’homme en elle-même ; mais pour juger qu’elle est bonne et droite, il ne faut qu’examiner le penchant et l’inclination qui y réside. Tout homme a naturellement de la compassion pour les malheureux, de la pudeur qui l’éloigne des actions honteuses, du respect pour ceux qui sont au-dessus de lui ; du discernement pour distinguer la vérité de la fausseté, l’honnêteté de l’infamie. Ce sentiment de compassion s’appelle piété ; ce sentiment de pudeur s’appelle équité ; ce sentiment de respect se nomme honnêteté ; enfin ce discernement naturel est ce que nous appelons prudence. D’où viennent ces quatre sentiments à l’homme ? Ce n’est pas des causes extérieures. Ils sont donc infiniment unis à sa nature. Mais le malheur est que la plupart des hommes négligent cette droiture naturelle qu’ils ont reçue du Tien et n’y font pas même attention : c’est pourquoi ils la perdent insensiblement, et se plongent ensuite dans toutes sortes de vices.

Ceux au contraire qui la cultivent, la perfectionnent de jour en jour, et se rendent célèbres par leur vertu et leur sagesse. Vous semez le même blé dans une même terre et dans la même saison : cependant au temps de la moisson, la récolte se trouve différente : c’est pourtant la même nature de blé ; mais c’est que la culture n’a pas été égale de la part du laboureur. On voit dans chaque membre de l’homme la même inclination naturelle pour son objet : tous les yeux, par exemple, sont également touchés de la beauté ; toutes les oreilles sont également frappées d’une excellente musique ; tous les organes du goût savourent également un mets exquis, d’où l’on juge qu’il y a une parfaite conformité dans les sensations de l’homme : serait-il possible qu’il n’y aurait parmi eux que le cœur qui fût différent ? C’est ce qu’on ne peut pas dire.

Mais en quoi consiste cette ressemblance du cœur dans tous les hommes ? C’est dans la droite raison qui est partout la même. Que si l’on néglige d’entretenir ces lumières de la droite raison ; si on cesse de cultiver ce penchant naturel, qui nous porte à la vertu, il en sera de même que d’une jeune plante qui se dessèche, et qui meurt, si on n’a pas loin de l’arroser.

Quand je demeurais dans le royaume de Tsin, j’allais voir de temps en temps le roi Suen vang et je n’étais nullement surpris de l’aveuglement extrême où il était ; car il ne se donnait pas la moindre peine pour perfectionner la droiture naturelle de son cœur. Vous plantez un arbre ; si après un jour de chaleur, qui le fait pousser, il survient dix jours de gelée, il n’est pas possible qu’il croisse, ou qu’il porte des fruits : mes conseils, mes instructions étaient à l’égard de ce prince, ce qu’un jour de chaleur est à un jeune arbre. A peine avais-je le pied hors du palais, qu’il était environné d’une foule de flatteurs, qui faisaient la même impression sur son esprit, que les dix jours de gelée font sur cet arbre. Aussi dès que je m’aperçus de l'inutilité de mes soins, et du peu de profit que ce prince retirait de mes enseignements, je l’abandonnai à lui-même.

C’est ainsi que la plupart des hommes renversent l’ordre de la nature, et s’aveuglent eux-mêmes, en éteignant les lumières de leur raison, et en se livrant aux plaisirs. C’est ainsi qu’ils négligent la droiture naturelle, qui est néanmoins quelque chose de plus précieux que la vie, puisqu’un homme raisonnable choisira plutôt la mort, que de commettre une action injuste et contraire à la raison.

N’est-il pas étrange, poursuit Mencius, que l’homme étant composé de deux parties, l’une très noble, qui est l’esprit, l’autre très vile, qui est le corps, il donne toute son attention à cette partie de lui-même, qui est si méprisable, tandis qu’il néglige la plus noble, qui devrait l’occuper tout entier, puisque c’est elle qui le distingue des bêtes ? Que penserait-on d’un jardinier, qui laisserait sans culture ces arbres admirables nommés Nga et Kia, qui sont si utiles aux hommes, tandis qu’il donnerait tous ses soins à de vils et inutiles arbustes ?


CHAPITRE SIXIÈME.


Mencius établit ce principe, qu’il y a des usages communs à tous les hommes, qui se doivent observer ; mais que cependant il y a des cas particuliers, où l’on peut s’en dispenser ; qu’il y a de même des lois générales ; mais que ces lois générales ne laissent pas d’avoir leurs exceptions. Je ne puis, lui disait-on, avoir les aliments nécessaires pour me conserver la vie, si je garde les lois de l’honnêteté et de la civilité, établies dans le commerce des hommes ; puis-je violer ces lois, pour ne pas mourir de faim ?

Sans doute, répond Mencius. Ce qu’il y a de plus important dans la recherche des aliments, c’est de conserver la vie, et de prévenir la mort ; ce qu’il y a de moins important dans les règles de la civilité et de la politesse, c’est de ne rien faire contre ces règles, lorsqu’il s’agit de se procurer des aliments nécessaires. Or la nécessité de se conserver la vie, l’emporte sur ce qu’il y a de moins important dans les devoirs de l’honnêteté. C’est un cas particulier, qui ne détruit point l’usage commun : c’est une exception de la loi, qui ne sert qu’à en confirmer davantage la généralité et l’étendue.

Kiao frère cadet du roi de Tsao[2], vint un jour trouver Mencius, et lui parla ainsi : Je ne puis pas comprendre ce que j’entends dire tous les jours ; que tout homme peut se rendre semblable à ces fameux empereurs Yao et Chun, dont la sagesse et la vertu m’ont toujours paru inimitables : qu’en pensez-vous ?

Je pense, répondit Mencius, qu’il ne tient qu’à vous de vous rendre semblable à ces héros : le pouvoir de les imiter ne vous manquera jamais ; ce ne peut être que la volonté. Pourvu que vous le vouliez, vous y réussirez. J’ai besoin pour cela de vos leçons, reprit Kiao ; ainsi j’ai envie de fixer ici pendant quelque temps ma demeure, afin d’être auprès de vous, et d’entendre les instructions d’un si grand maître.

Mencius entrevit peu de sincérité dans ce discours flatteur : le chemin de la vertu, lui répondit-il, est semblable à un chemin public ; il n’y a personne qui l’ignore, et il n’est difficile à tenir qu’à ceux qui sont esclaves de leurs passions, et qui se plaisent dans leur esclavage. Comme ce ne sont point les lumières qui vous manquent, vous pouvez retourner chez vous, et les réflexions que vous ferez, vous conduiront bientôt à la pratique de la vertu.

Mencius rapporte l’entretien qu’il avait eu avec le docteur Sung keng : celui-ci lui ayant dit que la guerre étant sur le point de s’allumer entre les rois de Tsin[3] et de Tsou[4], il songeait au moyen de pacifier ces deux royaumes ; qu’il allait d’abord trouver le roi de Tsou et qu’il tâcherait de le détourner de cette guerre, et de lui inspirer des sentiments de paix ; que s’il ne gagnait rien sur son esprit, il tournerait ses pas du côté du roi de Tsin, et qu’enfin il espérait de gagner les bonnes grâces de l’un ou de l’autre, et de les faire entrer dans des voies de conciliation et d’accommodement.

Mais quelle raison lui apporterez-vous, dit Mencius, pour les persuader, et les amener à votre sentiment ? Je leur ferai voir, répondit Sung keng, que cette guerre ne peut être d’aucune utilité à leurs États, et qu’au contraire elle leur sera très pernicieuse.

Je crains bien, reprit Mencius, que vous ne perdiez vos peines, si vous n’avez point d’autre raison à leur alléguer que leur propre intérêt, et que vous ne parveniez point au but que vous vous proposez, qui est de tranquilliser ces deux royaumes. Je veux que ce motif les porte à licencier leur troupes, et à mettre bas les armes. Mais qu’arrivera-t-il ? On ne verra plus de sincérité et de candeur : les capitaines et les magistrats dans leur obéissance au prince, les enfants dans leur respect envers leurs parents, n’auront plus en vue que leur avantage particulier : le propre intérêt sera l’âme de la subordination, si nécessaire dans tout bon gouvernement : la piété, l’honnêteté, l’équité, seront des vertus inconnues : à la moindre apparence de gain, ce ne sera que querelles, et disputes, chacun voulant l’emporter sur l’autre : de là naîtront les dissensions, les haines, les fureurs, les meurtres, et le carnage : le propre intérêt est la peste de la société humaine ; et un royaume où il se glisse ne peut pas subsister longtemps.

Si vous voulez donc procurer la tranquillité de ces deux royaumes, il faut faire goûter aux princes qui les gouvernent, la beauté de la vertu, et surtout de la piété et de l’équité : s’ils prennent ces deux vertus pour la règle de leur conduite, ils perdront bientôt l’envie de se faire la guerre. Les mandarins et le peuple se conduiront par les mêmes règles, et dans le respect et l’obéissance qu’ils doivent, soit à leur prince, soit à leurs parents, ils ne consulteront que la piété et l’équité. Dès lors on verra régner la sincérité, la candeur, la paix, la concorde, la vérité, la fidélité, et l’obéissance. Ce sont ces vertus qui coupent la racine aux divisions, et qui établissent ou entretiennent la paix dans un État.

Il raconte ensuite le soin qu’avaient les anciens empereurs, de visiter les divers royaumes de l’empire, et la peine qu’ils imposaient aux princes, lorsqu’ils trouvaient que l’agriculture était négligée, que les sages étaient méprisés, que les vieillards n’étaient pas soulagés dans leurs misères, ou qu’on élevait aux charges et aux dignités des hommes sans piété, qui vexaient le peuple.

Puis il rapporte les ordonnances qui concernaient ces princes feudataires. S’ils manquaient à venir au temps marqué à la cour impériale, pour y rendre compte de leur administration, on les punissait pour la première fois, en les abaissant d’un degré de leur noblesse. La seconde fois, on retranchait de leurs revenus, et on diminuait l’étendue de leur domination. Enfin la troisième fois, l’empereur envoyait une armée, pour punir ce roi rebelle, et le déposer de la dignité. Souvent même il chargeait de cette commission les rois voisins, qui de concert faisaient marcher leurs troupes, et exécutaient les ordres de l’empereur.

Il rapporte les sages règlements que fit le prince Ven kung, dans une occasion semblable. Il tint une assemblée d’États, où se trouvèrent tous les princes feudataires ; et montant sur une espèce de tribune, il lut publiquement l’ordonnance suivante, qui contenait douze principaux articles, qu’on devait inviolablement observer. Le premier, portait peine de mort contre les enfants qui ne rendraient pas à leurs parents, le respect qui leur est dû. Le second, défendait de substituer une concubine à la place de la femme légitime, et pareillement de préférer le fils d’une concubine au fils de la femme légitime, pour le constituer héritier du royaume. Le troisième ordonnait d’honorer singulièrement les personnes distinguées par leur sagesse et leur mérite, et de leur assigner des pensions honnêtes pour leur subsistance. Le quatrième, de respecter les vieillards. Le cinquième, de bien élever les enfants. Le sixième, de ne point mépriser les étrangers, mais de les recevoir avec bonté, et de les traiter avec honneur. Le septième, de récompenser d’une pension héréditaire, ceux qui ont rendu quelque service à l’État. Le huitième, de ne point conférer à un seul homme plusieurs emplois ou dignités. Le neuvième, de n’élever aux charges du gouvernement, que ceux qui le méritent, et qui ont donné des preuves de leur capacité. Le dixième, si un premier ministre se trouvait coupable d’un crime digne de mort, de ne lui point faire subir cette peine, sans en avoir donné avis à l’empereur. Le onzième, de ne point faire de digues, et de chaussées dans un temps de sécheresse, pour retenir les eaux sur ses terres, et empêcher qu’elles ne coulent dans les royaumes voisins. Le douzième, de ne point transporter à un autre son royaume, ni en entier, ni en partie, sans un exprès consentement de l’empereur.

Que la conduite du Ciel sur les sages et les héros est admirable ! poursuit Mencius. Chun, cet illustre empereur, a été tiré de la charrue, pour monter sur le trône ; Kao tsong alla chercher parmi des maçons le sage Fou yue et lui fit quitter la truelle et le mortier, pour l’élever à la première dignité de sa cour. Kiao ke, de cabaretier qu’il était, devint le chef de tous les conseils du prince Ven vang. Ven kung en tira un autre de prison, pour le faire son premier ministre. Pe li hi n’était qu’un petit marchand ; le roi de Tsin[5] lui donna le premier rang dans sa cour ; et il profita si bien de ses conseils, que nul prince ne s’est acquis dans l’empire une autorité et une réputation égale à la sienne.

Ainsi quand le Ciel destine un homme aux plus grands emplois, qui demandent une vertu extraordinaire, il ne manque pas de l’y disposer par une suite d’adversités et de disgrâces, par la faim, par la pauvreté, par les fatigues, et par divers fâcheux événements. C’est dans le malheur que la vertu a coutume de se recueillir, et de réunir toutes ses forces, pour lutter contre la mauvaise fortune. Un sage ne connaîtrait pas jusqu’où peut aller sa fermeté et sa constance, s’il n’était pas mis à ces sortes d’épreuves.

C’est aussi ce qu’on voit arriver dans le gouvernement des royaumes. Un prince qui manque de sages ministres propres à maintenir la vigueur des lois, et à le redresser lui-même, s’il s’égare, tombe bientôt dans les pièges que lui tendent ses courtisans, et cette foule de flatteurs, dont les cours fourmillent. Il abandonne le soin de son État, pour se livrer tout entier aux vains amusements, à l’oisiveté, à la mollesse, et aux plus criminelles délices ; et de là naissent les plaintes, les murmures, les émotions populaires, les révoltes contre l’autorité, et enfin le renversement des rois et des royaumes. D’où l’on peut juger que les chagrins, les peines, les disgrâces conduisent souvent à une vie heureuse ; et que la prospérité, la mollesse, et les délices conduisent encore plus souvent à une mort malheureuse.


CHAPITRE SEPTIÈME.


Mencius dit dans ce chapitre que pour bien servir le Ciel, il faut :

1° Garder son cœur, et ne pas souffrir qu’il s’épanche trop au dehors, et qu’il se répande sur des choses vaines et frivoles.

2° Suivre la droite raison dans toute sa conduite, n’aimer que ce qui lui paraît aimable, et ne rien faire que ce qu’elle prescrit ; qu’un sage ne pense point aux bornes plus ou moins étroites de sa vie, qu’il sait que le nombre de ses jours est fixé par le Tien, et qu’il n’a d’attention qu’à bien régler ses mœurs ; qu’on cherche avec beaucoup de peine les honneurs et les richesses, et que cette peine est presque toujours inutile, parce que ce qui est l’objet de nos désirs et de nos recherches, est hors de nous ; mais qu’il n’en est pas de même de la vertu, que le principe qui la produit est au-dedans de nous-mêmes, et que nous l’obtenons, dès que nous la cherchons avec un cœur droit et sincère.

Après quoi il donne quelques instructions à un de ses disciples, qui faisait profession d’enseigner la sagesse. Vous aimez, lui dit-il, à vous insinuer dans les palais des princes, pour y répandre votre doctrine ; mais pour vous y comporter en homme véritablement sage, il ne faut pas que le bon ou le mauvais succès des soins que vous prendrez, trouble tant soit peu la paix intérieure de votre âme ; qu’on soit docile à vos instructions, ou qu’on les méprise, votre conduite doit toujours être égale et uniforme.

Parmi le grand nombre de personnes qui cherchent à s’établir dans les cours des princes, j’en distingue de quatre sortes : les uns qui y sont parvenus par toutes sortes d’intrigues, n’ont en vue que de leur complaire, et de se rendre agréables par des airs enjoués, et par de basses flatteries : les autres se proposent uniquement de maintenir le royaume en paix, et d’en écarter toutes les sources de divisions. Il y en a quelques-uns qu’on peut appeler des hommes du Ciel, parce qu’ils sont tout occupés de suivre les lois du Ciel. S’ils prévoient que leur doctrine sur le règlement des mœurs et le bon gouvernement sera profitable aux rois et aux peuples, ils acceptent volontiers les charges et les dignités. Si au contraire ils ont lieu de croire que leur doctrine sera peu suivie, ils s’éloignent des palais des princes, pour mener une vie obscure et retirée. Enfin il y en a quelques autres, qu’on peut regarder comme des héros. Ce sont ceux dont la vie est si bien réglée, qu’ils entraînent les princes par leur exemple, et les forcent en quelque sorte de les imiter.

Trois choses, poursuit Mencius, causent de la joie à l’homme véritablement sage : 1° La bonne santé de son père et de sa mère, et l’union qui règne dans sa famille . 2° Lorsqu’il élève les yeux vers le Ciel, de ne trouver rien dans son cœur qui soit répréhensible ; et lorsqu’il les baisse vers les hommes, de ne voir rien dans ses actions dont il puisse rougir. 3° De pouvoir inspirer aux peuples par ses entretiens et par ses exemples le désir de se perfectionner dans la vertu. Il ne fait pas consister son bonheur, comme vous voyez, dans la possession des honneurs et des richesses. Fût-il le maître de s’établir un florissant royaume dans le cœur de l’empire, et de se soumettre tous les peuples qui sont entre les quatre mers, ce n’est point là ce qui ferait sa béatitude. Tout ce qui lui est extérieur, honneurs ou mépris, richesses ou pauvreté, n’est pas capable de lui donner de la joie ou du chagrin. Son plaisir est de cultiver et de perfectionner les vertus qu’il a reçues de la nature, la piété, l’équité, l’honnêteté, et la prudence. Ces vertus, quand elles ont pris de fortes racines dans son cœur, se produisent au-dehors par la sérénité de son visage, par la modestie de sa contenance, de ses gestes, de sa démarche, et de toutes ses actions : toutes les parties de son corps suivent l’impression que leur donne la vertu qui réside en son cœur.

La mémoire du prince Ven vang, continue-t-il, sera toujours en vénération : on ne cesse de louer sa piété, sa clémence, et le soin qu’il prenait des pupilles, des veuves, des orphelins, et des vieillards. Est-ce à dire qu’il était attentif à envoyer tous les jours les aliments nécessaires à chaque famille ? Il n’aurait pu y suffire.

Voici donc le moyen qu’il prit pour soulager la pauvreté de ses peuples, et surtout de ceux qui n’étaient pas en état de fournir à leurs besoins, par leur faiblesse, ou par leur grand âge. Il assigna cinq petits arpents de terre à chaque père de famille, pour s’y construire une maison, et former des jardins : il ordonna qu’on y plantât des mûriers, afin que les femmes pussent de leurs feuilles nourrir des vers à soie : par là les vieillards avaient des étoffes pour se vêtir, et se garantir du froid. De plus il voulut que chaque maison eût des poules et des cochons. Enfin il lui donna une certaine quantité d’arpents de terre, que les enfants qui étaient forts et robustes, devaient labourer. Et par ce sage règlement le bon vieillard avait de quoi se nourrir lui et toute se famille. Quand le prince eut ainsi pourvu aux besoins de son peuple, il le trouva et plus docile à écouter ses préceptes, et plus attentif à les suivre.

Qu’on connaît mal la vraie vertu ! s’écrie-t-il encore. Ce qui aveugle la plupart des hommes, c’est l’horreur qu’ils ont du mépris et de la pauvreté, et l’ardeur avec laquelle ils se portent vers les honneurs et les richesses. Qu’un homme soit affamé, les viandes les plus insipides seront de son goût : il semble que la langue et son palais ne puissent plus juger des saveurs. La faim et la soif des richesses produit le même effet sur le cœur de l’homme.

Vous avez entendu parler du célèbre Lieu hia hoei, qui était un modèle de douceur et d’affabilité : ni la plus affreuse indigence dont on l’eût menacé, ni la première dignité de l’empire dont on l’eût flatté, n’auraient jamais pu le faire pencher tant soit peu du côté du vice, ni le détourner d’un seul pas du chemin de la vertu. C’est un grand ouvrage que l’étude de la vertu : il ne faut pas le commencer, si l’on manque de constance pour travailler toujours jusqu’à ce qu’on ait achevé. Celui qui s’applique à cette étude, est semblable à un homme qui veut creuser un puits. Après avoir foui la terre jusqu’à la profondeur de neuf perches, s’il se lasse, s’il abandonne son travail, il ne découvrira pas la source qu’il cherche, et ses peines précédentes seront perdues : il en est de même de la recherche de la vertu : si l’on perd courage au milieu du travail, et si l’on ne continue pas ses soins jusqu’à ce que l’on en ait acquis la perfection, non seulement on n’y parviendra jamais, mais on rendra vaines et infructueuses toutes les peines qu’on aura prises.

Quand Y yn, ce fameux ministre de l’empire, vit que l’empereur Tai kia dégénérait des vertus du prince Tching tang son grand-père, il le fit descendre du trône, dont il se rendait indigne, et le renferma dans un palais secret, où était le mausolée de son grand-père. Cette action lui attira un applaudissement général. Ce prince à la vue des cendres de ce héros dont il était issu, rentra dans lui-même, se reprocha le dérèglement de se vie, détesta ses vices, et s’appliqua sérieusement à l’étude de la sagesse. Dès que le ministre se fut assuré de son changement, il le retira du palais, et le rétablit sur le trône. Ce fut un nouveau sujet de joie pour le peuple, qui applaudit également, et à la sagesse du ministre, et à la docilité du jeune empereur.

Mais quoi, dit un de ses disciples ? cet exemple est-il à imiter ? Si un sage ministre servait un prince déréglé, lui serait-il permis de le suspendre de ses fonctions royales : Sans doute, répondit Mencius, s’il avait la même autorité, et des intentions aussi pures que le ministre Y yn. Dans tout autre cas il serait regardé comme un brigand et un rebelle, et il n’y aurait point de lois assez sévères, pour punir son crime.

J’ai lu dans le livre Chi king, reprit le même disciple, que celui qui ne travaille point, ne doit pas manger. Aussi n’y a-t-il personne qui n’ait une occupation ; les princes, les magistrats, les laboureurs, les artisans, les marchands, tout le monde travaille. Mais que fait un sage, qui n’entre point dans le gouvernement ? Sa vie me paraît assez inutile, et cependant il reçoit des appointements du prince, qui ne servent qu’à l’entretenir dans une vie oisive.

Comptez-vous pour rien, répondit Mencius, les instructions, les enseignements, et les exemples qu’il donne ? Si un roi en profite, tout le royaume s’en ressent. On y voit régner la tranquillité, l’opulence, le respect filial, la candeur et la sincérité : peut-on regarder comme inutile un homme qui procure un si grand bien à l’État ?

Enfin le même disciple, qui trouvait la morale de Mencius trop austère, lui parla ainsi : la route que vous nous tracez pour parvenir à la perfection, est belle ; mais elle est trop élevée, et il en est peu qui osent se flatter d’y atteindre. Que ne la rendez-vous plus facile ? Vous auriez un plus grand nombre de disciples.

Il n’y a point d’artisan, répondit Mencius, qui enseignant son art, ne suive une méthode fixe, et certaines règles immuables, auxquelles il ne lui est pas permis de toucher, et vous voulez qu’un maître de la sagesse, qui enseigne la voie de la perfection, ait une doctrine variable, qu’il la rende conforme au gré et au caprice de ceux qui l’écoutent ? Il trahirait la profession, s’il en était capable, et il cesserait d’être le maître de la sagesse.


CHAPITRE HUITIÈME.


Mencius s’entretenant avec son disciple Kung fun cheou sur le roi de Guei, appelé Hoei vang, dit que ce prince n’avait point de vraie piété ; qu’il avait de la compassion pour les bêtes, et qu’il était cruel envers les hommes. En voulez-vous la preuve ? ajoute t-il. Ce prince transporté du désir d’agrandir ses États, et de s’enrichir des troupeaux de ses voisins, livrait de sanglantes guerres et ses peuples devenaient la victime de son ambition : bien qu’il vît la terre rougie de sang, et couverte des corps morts de ses soldats, cet affreux spectacle ne le touchait pas. Bien plus, après avoir vu une partie de son armée taillée en pièces, loin d’en sauver les débris, il ralliait le reste de ses soldats, les menait de nouveau au combat, et plaçait à la tête de l’armée son fils, ses parents, et ceux en qui il avait le plus de confiance. Il préférait donc quelques acquisitions à la vie des personnes qui devaient lui être les plus chères. Appelez-vous cela une vraie piété ? Ne me dites pas que Confucius, dans son livre intitulé Le printemps et l’automne, fait l’histoire des guerres que les princes se faisaient les uns aux autres. Ce philosophe n’approuve la guerre que lorsqu’elle est juste, telle qu’est celle que l’empereur entreprend pour punir un prince rebelle : mais il blâme et désapprouve les guerres injustes, telles que sont celles que les princes se font, sans en avoir permission de l’empereur.

Si quelqu’un, poursuit Mencius, va trouver un prince et lui dit : je suis habile dans le métier de la guerre, je sais ranger une armée en bataille ; et que par ce discours il engage le prince à prendre les armes, et à porter la guerre chez ses voisins ; ne doit-on pas le regarder comme un homme altéré de sang, et un vrai perturbateur de la tranquillité publique ? Un prince véritablement vertueux n’a pas besoin d’armes pour vaincre : sa vertu et la douceur de son gouvernement, sont plus propres à subjuguer les royaumes, que les plus éclatantes victoires.

Il n’en faut point d’autre exemple que celui du prince Tchin tang : tandis qu’il parcourait les provinces du midi, les provinces septentrionales se plaignaient de sa lenteur. N’y a-t-il pas assez longtemps, disaient-elles, que nous gémissons sous l’oppression tyrannique d’un maître impitoyable ? Pourquoi notre libérateur tarde-t-il à venir à notre secours ? Tous les peuples de l’empire lui tendaient les mains, et n’attendaient que sa présence pour se soumettre à ses lois.

Ce que j’appelle vertu dans un prince, c’est celle qui éclatait dans ce sage héros le prince Chun. Dans les premiers temps de sa vie privée, quoiqu’il fût si pauvre, qu’à peine avait-il un peu de riz, et quelques légumes pour vivre, il était content de son sort. Quand il fut empereur, cette dignité suprême ne lui enfla pas le cœur ; ni la pourpre, ni les délices de la cour, ni tous les autres enchantements du trône ne purent le séduire. Il possédait tous ces biens, comme s’il ne les eût pas possédés ; et ce fut cette sagesse, et cette intégrité d’une vie toujours uniforme qui lui gagna absolument tous les cœurs.

Mais, me direz-vous, nous ne sommes plus dans les mêmes temps, ils ont bien changé, la corruption des mœurs est devenue presque générale : comment résister au torrent ? Vains prétextes ! une grande stérilité fera-t-elle mourir de faim un homme riche ? De même un siècle corrompu ne changera jamais le cœur d’un homme solidement vertueux.

Ensuite venant à la piété, qui doit guider un prince dans le gouvernement de ses peuples, il établit l’ordre qu’il doit garder dans la levée des tributs : le tribut de la soie ne se doit lever que dans l’été ; celui du mil et du riz, dans l’automne ; et les corvées publiques ne doivent s’exiger que pendant l’hiver. Si un prince confond cet ordre, s’il demande deux sortes de tributs dans la même saison, il réduira son peuple à la misère, il le fera périr de faim ; les peuples se disperseront, et iront chercher à vivre dans d’autres provinces, et son royaume dépeuplé périra par l’avarice du prince qui le gouverne.

Il y a trois choses, ajoute-t-il, qui doivent être plus chères et plus précieuses à un prince, que l’or et les pierreries. 1° Le royaume qu’il a reçu de ses ancêtres. 2° Les peuples qui sont confiés à ses soins. 3° La science de les bien gouverner. Il possèdera cette science de bien gouverner les autres s’il a appris à se gouverner lui-même, et à veiller sur les mouvements de son cœur, pour s’en rendre le maître. Il en sera bientôt le maître, s’il en sait diminuer les désirs.

Puis il vient au choix que Confucius faisait de ses disciples : il voulait, dit-il, qu’ils eussent de grands sentiments, un grand courage, et de la constance dans les bonnes résolutions qu’ils avaient prises : il avait horreur de ces faux sages, qui n’étaient habiles que dans l’art de feindre et de dissimuler, et qui par de simples dehors, et de vaines apparences de vertu, ne songeaient qu’à s’attirer les éloges et l’approbation de leurs concitoyens, sans se mettre en peine de les mériter par des actions véritablement vertueuses.

Enfin, il finit ce chapitre et son livre, en faisant voir que ce grand art de bien gouverner et de bien vivre, ne subsisterait plus il y a longtemps, s’il n’y avait eu par intervalle de grands personnages, qui ont eu soin de le transmettre à la postérité. Les empereurs Yao et Chun en ont été les premiers maîtres et les premiers modèles, de même que leurs ministres Yu et Kao yao. 500 ans après est venu l’empereur Tching tang, lequel avec le secours de ses ministres Y yn et Lay chu, a fait revivre ces grandes maximes qu’on avait presque oubliées. On compte encore environ 500 ans jusqu’au prince Ven vang, qui les remit de même en vigueur. Enfin, il s’est écoulé encore 500 ans jusqu’à Confucius, qui a comme ressuscité l’ancienne doctrine, et qui lui a donné un nouveau jour par la sagesse de ses réflexions et de ses maximes.



  1. Il n'est pas rare de voir des Chinois qui conservent plusieurs mois, et quelquefois plusieurs années, le cercueil de leur père dans leur maison, avant que de le porter à la sépulture
  2. C'est maintenant une ville murée, qui est de la dépendance de Yen tcheou dans la province de Chan tong.
  3. Maintenant la province de Chan si.
  4. Maintenant la province de Hou quang.
  5. Maintenant la province du Chan si.