Description de la Chine (La Haye)/Du gouvernement militaire

Scheuerleer (2p. 51-58).


Du gouvernement militaire, des forces de l’empire, des forteresses, des gens de guerre, de leurs armes, et de leur artillerie.


Comme il y avait autrefois en France des chevaliers d’armes, et des chevaliers ès lois, il y a à la Chine des docteurs lettrés, et des docteurs militaires : nous avons parlé des premiers, sur qui roule tout le gouvernement de l’État : il faut maintenant faire connaître les seconds, qui sont destinés à maintenir la tranquillité de l’empire, à tenir les voisins dans le respect, et à étouffer ou prévenir les révoltes.

Les mandarins d’armes ou officiers de guerre, doivent passer par divers examens, de même que les mandarins de lettres, et donner des preuves de leur force, de leur adresse, et de leur expérience dans l’art militaire. Ainsi il y a parmi eux trois degrés où ils doivent parvenir, celui de bachelier, celui de licencié, et celui de docteur aux armes. C’est dans la capitale de chaque province, que se fait l’examen des bacheliers, pour être licenciés de la manière que je l’ai expliqué ailleurs.

Il y a à Peking cinq tribunaux des mandarins d’armes, qui s’appellent ou fou, c’est-à-dire les cinq classes ou troupes de mandarins de guerre.

La première classe, est celle des mandarins de l’arrière-garde, appelle heou fou.

La seconde, est des mandarins de l’aile gauche, qui se nomme tso fou.

La troisième, des mandarins de l’aile droite, nommée yeou fou.

La quatrième, des mandarins de l’avant-garde du corps de bataille, qu’on nomme tchong fou.

La cinquième, des mandarins de l’avant-garde, appelée tsien fou.

Ces cinq classes ont à leur tête un chef et deux assesseurs : ils sont du premier ordre des mandarins. On choisit ordinairement pour ces postes, de grands seigneurs de l’empire, et ce sont eux qui commandent les officiers de la cour, et tous les soldats.

Ces cinq tribunaux dépendent d’un tribunal suprême de la guerre, appelle jong tching fou. Le chef est un des plus grands seigneurs de l’empire. Son autorité s’étend sur ces cinq tribunaux, et sur tous les officiers et les soldats de la cour : mais pour prévenir l’abus qu’il pourrait faire d’un pouvoir si étendu, et qui le rend le maître de tant de troupes, on lui a donné pour assesseur un mandarin de lettres, qui a le titre de surintendant des armes, avec deux inspecteurs nommés par l’empereur, qui prennent part à toutes les affaires ; et de plus lorsqu’il s’agit de l’exécution de quelque projet militaire, ils dépendent absolument de la quatrième des six Cours souveraines, appelée Ping pou, dont nous avons parlé, et qui a dans son ressort toute la milice de l’empire.

Quoiqu’il y ait des grands seigneurs, qui tenant dans l’empire le rang de princes, de ducs, et de comtes, sont au-dessus de tous les ordres des mandarins par leur rang, par leur mérite, et par leur service ; cependant il n’y a aucun d’eux, qui ne se tienne honoré du titre que leur donne leur mandarinat, et la qualité de chef des cinq tribunaux des mandarins d’armes. On ne peut avoir plus de passion qu’en ont les Chinois pour commander, et ils font consister toute leur gloire et leur bonheur, à avoir de l’autorité dans l’État.

Le premier des mandarins d’armes, a le même rang que les généraux en Europe, et ses fonctions sont à peu près les mêmes : il a sous lui dans quelques endroits, quatre mandarins, et dans d’autres deux seulement, dont l’emploi répond assez à celui de nos lieutenants généraux, lesquels ont pareillement quatre mandarins subalternes, qui sont comme les colonels : ceux-ci en ont encore d’autres au-dessous d’eux, qu’on peut regarder comme capitaines, qui ont pareillement d’autres officiers subalternes, comme nos capitaines en Europe ont leurs lieutenants, et sous-lieutenants.

Chacun de ces mandarins a un train conforme à sa dignité : quand il paraît en public, il est toujours escorté d’une troupe d’officiers de son tribunal. Tous ensemble commandent un grand nombre de troupes, partie cavalerie, partie infanterie.


Exercice militaire.

Ces officiers font faire régulièrement l’exercice à leurs soldats : cet exercice consiste, ou en des marches assez tumultueuses et sans ordre, qu’ils font à la suite des mandarins, ou à former des escadrons, ou à défiler en ordre, ou à se choquer les uns les autres, ou à se rallier au son du cor et des trompettes ; du reste ils ont beaucoup d’adresse à tirer de l’arc, et à bien manier le sabre.

Ils font aussi de temps en temps la revue de leurs troupes. Alors on visite attentivement leurs chevaux, leurs fusils, leurs sabres, leurs flèches, leurs cuirasses, et leurs casques : pour peu qu’il y ait de rouille sur leurs armes, leur négligence est punie à l’heure même de trente ou quarante coups de bâton, s’ils sont Chinois ; et de fouet, s’ils sont Tartares. Hors de là il leur est libre de faire tel commerce qu’il leur plaît, à moins qu’ils ne soient fixés à un poste qui les occupe entièrement, comme serait de garder une porte de ville, ou de demeurer dans un corps de garde sur les grands chemins.


Des enrôlements.

Comme le métier de la guerre ne les occupe pas beaucoup dans un pays où la paix règne depuis tant d’années, bien loin qu’on soit obligé d’enrôler les soldats par force, ou par argent, comme il se pratique en Europe, cette profession est regardée de la plupart, comme une fortune, qu’ils tâchent de se procurer par la protection de leurs amis, ou par les présents qu’ils font aux mandarins. Ils sont la plupart du pays même où ils servent, et y ont leur famille.

Les trois provinces septentrionales donnent beaucoup de soldats pour le service de l’empereur ; on leur paie de trois en trois mois leur solde, qui est de cinq sols d’argent fin, et d’une mesure de riz par jour, ce qui suffit pour l’entretien d’un homme. Il y en a qui ont double paie : les cavaliers ont cinq sols de plus, et deux mesures de petites fèves, pour nourrir les chevaux qui leur sont fournis par l’empereur.

On compte plus de dix-huit mille mandarins de guerre, et plus de sept cents mille soldats répandus dans toutes les provinces, dans les forteresses, dans les villes et les places de guerre, et le long de la grande muraille.


Entretien des troupes.

Ces troupes sont bien vêtues et bien armées, et ont quelque chose de brillant dans une marche, ou dans une revue, mais il s’en faut bien qu’elles soient comparables à nos troupes d’Europe, soit pour le courage, soit pour la discipline ; le moindre effort est capable de les déconcerter, et de les mettre en déroute.

Outre que les Chinois sont naturellement mous, et que les Tartares sont presque devenus Chinois, la paix profonde dont ils jouissent depuis tant d’années, ne leur donne pas lieu de s’aguerrir ; d’ailleurs l’estime qu’ils font des lettres, préférablement à toute autre profession, la dépendance où les gens de guerre sont des lettrés, l’éducation qu’on donne à la jeunesse, où l’on ne met devant ses yeux que des livres et des caractères, où l’on ne l’instruit qu’à un air grave et sérieux, où l’on ne lui parle que de lois et de politique, cette éducation, dis-je, n’est guère capable de former des guerriers.


Leur destination.

Ces troupes ne servent guère, surtout depuis que la Tartarie est soumise, qu’à prévenir les révoltes des peuples, ou à apaiser les premiers mouvements qui s’élèveraient dans une ville, ou dans une province. Vingt-quatre officiers ont dans le palais la dignité de capitaines généraux, il y a autant de maîtres de camp. Ce sont les Tartares qui les ont institués.

Outre ces officiers tartares, il y a aussi des officiers du Ping pou, ou tribunal de la guerre, qui ont intendance sur les troupes chinoises de tout l’empire. Ceux-ci ont des courriers toujours prêts à partir, pour porter en diligence dans les provinces les ordres nécessaires, et cela se fait dans un grand secret. Leur soin principal est de purger la campagne des voleurs, qu’ils font suivre et observer avec tant d’exactitude, qu’on ne manque presque jamais de les saisir. Lorsqu’il s’agit de pareilles exécutions, les ordres s’envoient à la ville la plus proche du lieu où se trouvent les voleurs ; et s’il est nécessaire, on emploie les forces de plusieurs villes. En cas de guerre, on en fait défiler quelques bataillons de chaque province, pour composer un corps d’armée.

Avant l’union des Tartares avec les Chinois, il y avait le long de la grande muraille, une quantité prodigieuse de troupes destinées à la garder, et à couvrir l’empire, contre les entreprises d’ennemis si redoutables : il n’y en a maintenant que dans les places les plus importantes.

La nature a pris soin de fortifier la Chine dans tous les autres endroits par où elle pourrait être attaquée. La mer qui environne six provinces, est si basse vers les côtes, qu’il n’y a point de grand vaisseau qui puisse en approcher sans se briser ; et les tempêtes y sont si fréquentes, qu’il n’est point d’armée navale qui puisse s’y tenir en sûreté. Il y a à l’occident des montagnes inaccessibles, qui ne couvrent pas moins la Chine de ce côté-là, qu’elle est couverte des autres côtés par la mer, et par sa vaste muraille.


De la grande Muraille.

Ce fut 215 ans avant la naissance de Jésus-Christ, que ce prodigieux ouvrage fut construit par les ordres du premier empereur de la famille Tsin, afin de renfermer trois grandes provinces, et de les couvrir contre les irruptions des Tartares.

Aussitôt qu’il eut pris ce dessein, il fit venir, de toutes les provinces de son empire, le tiers des hommes capables d’y travailler. Pour en jeter les fondements du côté de la mer, il fit couler à fond plusieurs vaisseaux pleins de fer, et de grands quartiers de pierre, sur lesquels il fit élever l’ouvrage avec tant d’exactitude, qu’il y allait de la vie pour les ouvriers, de laisser entre les assiettes de pierre, la moindre fente où le fer pût entrer.

C’est ce qui a fait durer cet ouvrage jusqu’à maintenant, presque aussi entier que s’il ne venait que d’être construit. Sa longueur est d’environ cinq cents lieues, et sa largeur est telle, que six cavaliers y peuvent marcher de front.

Deux choses font particulièrement admirer cette entreprise : la première, que dans sa vaste étendue de l’orient à l’occident, elle passe en plusieurs endroits par dessus des montagnes très hautes, sur lesquelles elle s’élève peu à peu, étant fortifiée à certaines distances de grosses tours, qui ne sont éloignées les unes des autres, que de deux traits d’arbalète, pour ne point laisser d’endroits hors de défense.

On ne comprend pas, comment on a pu élever cet énorme boulevard, jusqu’à la hauteur où on le voit dans des lieux secs et arides, où l’on a été obligé, de porter de fort loin, et avec des travaux incroyables, l’eau, la brique, le ciment, et tous les matériaux nécessaires, pour la construction d’un pareil ouvrage.

La seconde, est que cette muraille n’est pas continuée sur une même ligne, ainsi qu’on le peut voir dans la carte, mais qu’elle est recourbée en divers endroits, selon la disposition des montagnes, de telle manière qu’au lieu d’un mur, on pourrait dire, qu’il y en a presque trois, qui entourent cette grande partie de la Chine vers le septentrion, où elle regarde la Tartarie.


Des villes de guerre.

Pour ce qui est des villes de guerre, il n’y a que leur situation qui les rend d’un accès difficile, et par où elles paraissent mieux fortifiées que les villes communes. Toute l’invention des ingénieurs chinois pour fortifier les places, se borne à un excellent rempart, à des murailles de brique, à des tours, et à un large fossé, plein d’eau ; et dans le fond cette sorte de fortification suffit, pour les mettre à couvert de toute insulte ; et elle est proportionnée aux efforts d’ennemis aussi peu habiles à attaquer, qu’à se défendre.

Les forteresses, les places d’armes, les citadelles sont en grand nombre ; elles sont distinguées en sept ordres différents, que les Chinois nomment quan, guei, so, tchin, pao, pou, tchai. Il y en a environ six cents du premier ordre ; cinq cents et davantage du second ; trois cents onze du troisième ; trois cents du quatrième ; cent cinquante du cinquième ; et trois cents du dernier : ce qui fait plus de deux mille places d’armes, sans compter les tours, les châteaux, et les redoutes de la fameuse muraille, qui ont chacune leur nom, et leur garnison.

Parmi les dernières, il y a des lieux de refuge au milieu des champs, où les laboureurs et les habitants des campagnes, se retirent avec leurs troupeaux et leurs meubles, en cas de troubles, ce qui arrive rarement, ou de courses subites de voleurs. C’est là qu’ils se mettent à couvert de toute insulte. Il y en a d’autres qui sont bâties sur la cime des rochers, ou sur des montagnes escarpées, où l’on ne peut grimper que par des escaliers taillés dans le roc, ou par des échelles.

Ces places qui ne sont que des retraites de paysans, ne sont point environnées de murailles ; elles ne sont défendues que par leur situation, qui les rend inaccessibles ; ou par quelques fossés larges et profonds, capables d’arrêter des révoltes, qui ne font que passer.

On compte outre cela plus de trois mille tours ou châteaux, qu’ils appellent tai, où il y a en tout temps des sentinelles et des soldats en faction, et qui dès qu’ils découvrent quelques désordres, donnent le signal ; si c’est durant le jour, avec une bannière qu’ils arborent sur le haut de la tour ; et avec une torche allumée, si c’est pendant la nuit, afin d'avertir les garnisons voisines : cer dans tout l'empire il n'y a ni province, ni ville, ni place murée, qui n'ait des soldats pour sa défense et pour sa sûreté.

Quoique l’usage de la poudre soit ancien à la Chine, l’artillerie y est assez moderne, et l’on ne s’est guère servi de la poudre depuis son invention que pour les feux d’artifice, en quoi les Chinois excellent. Il y avait cependant trois ou quatre bombardes courtes et renforcées aux portes de Nan king, assez anciennes pour faire juger, qu’ils ont eu quelque connaissance de l’artillerie ; ils paraissaient cependant en ignorer l’usage, et elles ne servaient là, qu’à être montrées comme des pièces curieuses. Ils avaient aussi quelques pierriers sur leurs bâtiments de Marine mais ils manquaient d’adresse pour s’en servir.

Ce fut en l’année 1621 que la ville de Macao fit présent à l’empereur de trois pièces de canon avec des hommes pour les servir ; on en fit l’essai dans Peking en présence des mandarins, qui furent d’abord surpris, et ensuite consternés, quand ils virent qu’après avoir tiré une de ces pièces elle tua en reculant un Portugais et trois Chinois, qui ne se retirèrent pas assez promptement.

Ces pièces furent menées sur les frontières de l’empire du côté des Tartares, qui étant venus en troupes auprès de la grande muraille, furent tellement épouvantés du ravage qu’elles firent, quand on les eût tiré sur eux, qu’ils prirent la fuite, et n’osèrent plus en approcher.

En l’année 1636 que la persécution était allumée contre les prédicateurs de l’Évangile, et que depuis environ dix ans ils se tenaient cachés sans oser paraître, les Tartares firent une nouvelle irruption dans l’empire. Les mandarins de guerre délibérèrent des moyens de s’opposer aux courses de ces barbares, et parlèrent de fortifier les places, et de les garnir d’artillerie.


Fonte de canons à la Chine.

On se souvint qu’on avait souvent ouï dire au docteur Paul Siu, ce colao si zélé pour le christianisme, que les missionnaires savaient l’art de fondre du canon : ils supplièrent aussitôt l’empereur, d’ordonner au père Adam Schal, président du tribunal des Mathématiques, d’en faire fondre. Sa Majesté voulut savoir auparavant si ce Père en avait la pratique : mais les mandarins s’étant chargés de le savoir adroitement de lui-même, sans qu’il s’aperçût de leur dessein, supplièrent l’empereur d’en faire expédier l’ordre dont ils ne se serviraient qu’à propos.

Ils obtinrent ce qu’ils souhaitaient, et étant allés visiter le Père, sous prétexte de lui proposer quelques difficultés d’astronomie, ils l’interrogèrent sur diverses parties des mathématiques, et lui demandèrent comme par occasion, s’il savait les règles qu’il fallait observer pour fondre du canon. Le Père ayant répondu qu’il en savait les principes, ils lui présentèrent à l’instant l’ordre de l’empereur.

Le missionnaire eût beau s’en défendre, en répétant sans cesse que la pratique était bien différente de la théorie, il lui fallut obéir, et instruire des ouvriers. On lui assigna un lieu propre attenant du palais, afin qu’il pût être aidé des eunuques de la cour.

Dans la suite les divers ouvrages d’optique, de statique, d’architecture tant militaire que civile, et divers instruments de bois et de cuivre, que le père Ferdinand Verbiest avait fait faire pour l’observatoire de Peking, persuadèrent aux mandarins, qu’il ne serait pas moins habile à fondre des canons, pour défendre l’empire des insultes de ses ennemis, et en particulier de certains voleurs, qui infestaient les côtes de la Chine et les provinces frontières dont on avait beaucoup de peine à les chasser.

C’est pourquoi ils présentèrent à l’empereur un mémoire par lequel ils le suppliaient d’ordonner au père Verbiest, pour la conservation de l’État, d’instruire des ouvriers de la manière de fondre et de fabriquer des canons. Le missionnaire qui avait lu dans les archives de l’église de Peking, que sous la dernière famille des empereurs chinois, on s’était servi de ce moyen, pour introduire dans l’empire un grand nombre d’ouvriers évangéliques, crut que ce service, qu’il rendrait à un si grand prince, ne manquerait pas de le rendre favorable à la religion chrétienne. Il fit fondre 130 canons avec un succès admirable.

Quelque temps après, le Conseil des premiers mandarins de guerre, présenta un mémoire à l’empereur, pour lui faire connaître la nécessité où ils étaient, d’avoir, pour la défense de leurs places, 20 pièces de canon de calibres différents, à la façon de ceux d’Europe. L’empereur répondit à cette requête, en ordonnant qu’on travaillât à la fonte de ces canons, et que Nan hoai gin, (c’était le nom chinois du père Verbiest) présidât à ce travail, mais qu’auparavant il lui présentât un mémorial, où fussent peintes les figures, et les modèles des canons qu’il ferait fondre.

Le Père obéit à l’ordre de l’empereur, et le 11 février de l’année 1681 il présenta ces modèles ; ils furent agréés, et l’ordre fut donné au tribunal, qui a l’intendance des bâtiments et des ouvrages publics, d’y faire travailler incessamment, et de fournir pour cet effet toutes les choses nécessaires.

On employa plus d’un an à la fabrique de ces canons. La plus grande difficulté qu’eut le Père, vint de la part des eunuques du palais : ils souffrirent impatiemment qu’un étranger fût si avant dans les bonnes grâces de l’empereur ; il n’y a point d’efforts qu’ils ne firent, pour empêcher le succès de l’ouvrage. Ils se plaignaient à tout moment de la lenteur des ouvriers, tandis qu’ils faisaient voler le métal par de bas officiers de la cour. Aussitôt qu’un des plus gros canons fut achevé, avant même qu’on eut pu le polir en dedans, ils y firent insérer avec violence un boulet de fer, pour en rendre l’usage inutile. Mais le Père après l’avoir fait charger de poudre par l’embrasure, y fit mettre le feu, et le boulet sortit avec tant de fracas, que l’empereur ayant ouï le coup de son palais, en voulut voir l’effet sur-le-champ.

Quand tous ces canons furent achevés, on les conduisit, pour en faire l’essai, au pied des montagnes qui sont vers l’occident, à une demie journée de la ville de Péking. Plusieurs mandarins s’y rendirent pour les voir tirer ; et l’empereur ayant appris le succès de cette épreuve, y alla lui-même avec quelques gouverneurs de la Tartarie occidentale, qui se trouvèrent à Peking : il y conduisit toute sa cour, et les principaux officiers de ses milices ; on les chargea en sa présence, et on les tira plusieurs fois contre certains endroits qu’il avait désignés.

Ayant vu que les boulets ne manquaient jamais d’y porter, par le soin que prenait le Père de les dresser avec ses instruments, il en eut tant de joie, qu’il fit sous des tentes et au milieu de la campagne, un festin solennel aux gouverneurs tartares, et à ses principaux officiers de guerre : il but dans la coupe d’or à la santé de son beau-père, de ses officiers, et même de ceux qui avaient pointé le canon d’une manière si juste.

Enfin s’adressant au père Verbiest qu’il avait fait loger auprès de sa tente, et qu’il fit appeler en sa présence, il lui dit : « Les canons que vous nous fîtes faire l’an passé, nous ont fort bien servi contre les rebelles, dans les provinces de Chen si, de Hou quang, et de Kiang si ; je suis fort content de vos services » ; et alors se dépouillant de sa veste fourrée de martres d’un grand prix, et de sa robe de dessous, il les lui donna comme un témoignage de son amitié.

On continua durant plusieurs jours l’essai des canons, et l’on tira vingt-trois mille boulets, avec une grande satisfaction des mandarins, qui les faisaient servir par leurs officiers. Ce fut en ce temps-là, que le Père composa un traité de la fonte des canons et de leur usage, et le présenta à l’empereur, avec 44 tables des figures nécessaires à l’intelligence de cet art, et des instruments propres à pointer les canons, pour les tirer où l’on veut.


Suites et conséquences de cette fonte.

Quelques mois après, le tribunal qui examine le mérite des personnes qui ont bien servi l’État, présenta un mémorial à l’empereur, par lequel il le suppliait d’avoir égard au service, que le père Verbiest avait rendu, par la fonte de tant de pièces d’artillerie. Sa Majesté agréa la requête, et l’honora d’un titre d’honneur, semblable à celui que l’on donne aux vicerois, qui se sont fait un mérite singulier dans le gouvernement des provinces, par la sagesse de leur conduite.

Pour prévenir la superstition des Chinois, qui sacrifient aux esprits de l’air, des montagnes, et des rivières, selon les divers événements de la nature, et la diversité des ouvrages qu’ils commencent, ou qu’ils achèvent, le père Verbiest fixa un jour pour faire une bénédiction solennelle de ces canons : il fit dresser pour cela un autel dans la fonderie, sur lequel il plaça l’image de Jésus crucifié ; puis revêtu du surplis et de l’étole, il adora le vrai Dieu, se prosternant neuf fois, et frappant de la tête contre terre : et comme c’est l’usage de la Chine, de donner solennellement un nom à de pareils ouvrages, le Père donna à chaque pièce le nom d’un saint ou d’une sainte que l’église révère, et le traça lui-même sur la culasse pour y être gravé.

Quelques personnes dont le zèle est très ardent quand ils croient pouvoir rendre odieux les jésuites, publièrent en Espagne, et en Italie, des libelles contre le père Verbiest, où ils disaient qu’il était indigne d’un prêtre et d’un religieux, de porter des armes aux infidèles, et que ce Père avait encouru les excommunications des papes, qui l’ont défendu.

Le Père répondit sagement, que l’intention de l’Église en faisant cette défense, avait été d’empêcher que les infidèles ne se servissent de ces armes contre les chrétiens ; que rien de semblable ne pouvait arriver à la Chine, puisque les Chinois et les Tartares ne pouvaient pas faire la guerre aux chrétiens ; qu’au contraire, c’était par ce moyen là que la religion s’établissait dans la Chine, puisqu’en effet l’empereur, en reconnaissance de ces services, laissait la liberté aux prêtres et aux religieux européens, de prêcher l’Évangile dans toute l’étendue de ses États.

Mais le père Verbiest fut bien mieux dédommagé de ces invectives, par le bref honorable que le pape Innocent XI lui adressa, où il le louait d’employer si sagement les sciences profanes pour le salut des Chinois, et où il l’exhortait de continuer ses soins, afin d’avancer par les industries de son zèle et de son savoir, les avantages de la religion, lui promettant tous les secours du saint siège, et de son autorité pontificale.