Description de la Chine (La Haye)/Dialogue où un Philosophe Chinois moderne, nommé Tchin

Scheuerlee (3p. 50-78).


DIALOGUE,
Où un philosophe chinois moderne, nommé Tchin, expose son sentiment sur l’origine et l’état du monde.


Dans un endroit agréable, d’où l’on voyait comme en perspective plusieurs belles maisons de campagne, on avait ménagé un cabinet de verdure, où plusieurs personnes s’assemblaient pour y prendre le frais, et s’entretenir durant les chaleurs de l’été. Le hasard y conduisit un étranger, qu’on invita de s’y reposer : comme on le jugea propre à contribuer aux agréments de la conversation, on le pria de vouloir bien s’arrêter dans ce lieu-là pendant quelques jours, et de ne pas se refuser à l’empressement qu’on avait de l’entendre : il se rendit sans peine, et attira bientôt une foule d’auditeurs, qui prenaient un extrême plaisir à la manière libre et enjouée, dont il traitait divers points d’histoire et de morale.

Le bruit de ces assemblées se répandit aux environs. Un savant d’une ville voisine eût envie d’y assister. Il se rend au lieu de l’assemblée, qui était nombreuse. Comme il était prêt d’entrer dans le cabinet, un de la troupe qui l’aperçut, se leva, et s’approchant de l’étranger qui était assis dans la place d’honneur, Monsieur, lui dit-il à l’oreille, cet homme respectable qui arrive, est très célèbre par sa profonde érudition : on le nomme Tchin vou kouei. C’est un homme vif, entêté de ses opinions, et qui dans la dispute ne céderait pas aux plus savants de l’empire : il a employé toute sa vie à l’étude, et il n’y a point de livres qu’il n’ait lus. S’il se met une fois à parler de la doctrine du ciel et de la terre, sa bouche est comme un fleuve intarissable, qui roule ses eaux avec rapidité. Je ne sais ce qui peut avoir amené ici un si grand personnage.

Au même moment le philosophe entra, et parcourant d’un coup d’œil l’assemblée, il la salua d’un air gracieux, en remuant civilement les deux mains. J’ai appris, Messieurs, leur dit-il, qu’on tenait ici des assemblées, où un savant homme, qui agréera bien que je le traite d’ami, entretenait la compagnie, et j’ai cru qu’il voudrait bien me permettre de profiter de ses lumières.

À ce début, tous ceux de l’assemblée se regardèrent les uns les autres avec surprise : car l’étranger avait peu de capacité, et tout son mérite consistait à débiter aisément quelques traits d’histoire ; les autres étaient gens sans lettres, attachés à la secte de Fo, ou de Lao, et fort entêtés de leurs idoles.

Nous ne nous sommes assemblés ici, répondit l’étranger, que pour passer quelques heures dans des entretiens plus propres à récréer l’esprit, qu’à l’instruire ; et vous savez que d’ordinaire ces entretiens roulent sur des histoires du temps, ou sur des moralités populaires : ces sortes de discours ne peuvent plaire à des oreilles savantes comme les vôtres.

Sage vieillard, reprit le philosophe, c’est votre modestie qui vous fait parler de la sorte, et il paraît que vous avez de moi une idée trop avantageuse. A la vérité je me suis appliqué de tout temps à l’étude ; j’avouerai même que j’ai acquis quelques connaissances : mais ce sont ces connaissances-là même qui font le sujet de ma douleur[1], lorsque je pense qu’il ne m’est pas possible d’accréditer à la cour, ni la grande doctrine d’Yao, de Chun, etc., ni les sages enseignements de tant d’hommes illustres des temps postérieurs, des Tcheou, des Tchin, des Tchang, des Tchu. J’ai le regret de voir que ces enseignements ne sont point goûtés de mes amis, qui occupent les premières places dans le gouvernement de l’État ; et qu’au contraire les fausses sectes inondent l’empire : tout le monde court après la séduction, il n’y a plus que corruption et que ténèbres ; et la vraie secte littéraire est comme ensevelie dans un honteux oubli.

Que nous sommes heureux, reprit l’étranger, qu’une personne de votre réputation et de votre mérite, veuille bien se prêter au désir que nous avons de l’entendre ! Daignez donc prendre ici votre place, et nous honorer de vos savantes instructions. Un grand cœur comme le vôtre, qui aspire à la réforme de l’univers, doit être disposé à communiquer ses lumières : nos esprits, tout bornés qu’ils sont, ne résisteront point aux vérités que vous nous ferez connaître.

Je le veux bien, répondit le philosophe : tout ce que je crains, c’est de ne pas répondre à votre attente. Il salua en même temps la compagnie, et alla s’asseoir dans la place honorable qu’on lui avait destinée. Sur quel sujet voulez-vous, dit-il, que je vous entretienne ? Nous vous prions, dit l’étranger au nom de tous les assistants, de nous instruire sur ce qui a précédé le ciel et la terre.

J’y consens, répondit le philosophe, en prenant un ton grave. Écoutez-moi : Le ciel et la terre n’étaient point encore, lorsqu’au milieu d’un vide immense, il n’y avait qu’une substance extrêmement confuse, hoen gen y ki. Cette substance en cet état de chaos, est l’illimité, le non-borné, vou ki ; ce qu’il y a de subtil et de spiritueux dans cette masse indéfinie, est comme la forme li ki, et l’âme du tai ki, du premier et suprême état de l’univers, a été justement le principe du ciel et de la terre, le germe qui les a fait éclore : par la même voie sont sortis une infinité d’êtres.

Au reste, tout ce développement doit être mis au rang des productions, dont les ressorts sont étonnants. Le monde ayant une fois ses parties, ces sortes de productions, qui pour la manière échappent à nos sens, ont été très rares ; car nous voyons communément que les espèces se perpétuent par les voies sensibles et ordinaires. Un exemple fera mieux comprendre ma pensée. Le bois produit dans son sein des vers, l’homme engendre sur son corps de la vermine. Voilà des productions de l’ordre de celles que nous avons appelé merveilleuses, et dont l’artifice nous échappe. Si sur le corps de l’homme il ne se trouvait pas des parties spiritueuses de sueur, s’il n’y en avait pas dans le bois qui se pourrit ; quelle serait l’origine de ces insectes[2] ? Disons de même à proportion, que ce qui se trouve de plus subtil et de vivifiant dans le tai ki, dans le suprême indéfini, qui a précédé immédiatement tous les êtres définis, a été comme le germe, d’où le ciel et la terre ont été produits. Peut-être ne me suis-je pas encore rendu assez intelligible, je vais tracer sur le papier une figure, qui vous mettra sous les yeux ce que je viens de proposer.




Carte du Ciel et de la Terre qui commencent à se former.



1° Les parties yang, comme les plus pures, les plus subtiles, et les plus légères, s’échappent, s’élèvent, voltigent autour, et embrassent tout.

2° Les parties yn, moins pures, et par conséquent plus pesantes, se précipitent, et par là vont s’unir au milieu.

3° Tout ce qui environne ce qui est visible, ce sont des parties de l’univers si déliées, qu’elles n’ont aucune figure sensible. C’est hiu ki.

Mais comment entendez-vous, dit quelqu’un de l’assemblée, que l’yang, c’est-à-dire, les parties les plus subtiles, et l’yn, ou les parties les plus grossières se soient séparées de ce que vous appeliez tai ki ; et que cette séparation étant faite, il s’est formé un soleil, une lune, puis toutes les étoiles ?

Je vais vous l’expliquer, répondit le philosophe ; le plus fin de l’yang, ou de l’assemblage des parties les plus subtiles, forma le soleil : le moins grossier de l’yn, ou des parties grossières, fit à son tour la lune : les étoiles se formèrent de même, prirent leur place, et firent leurs évolutions dans le ciel, et toutes ces choses furent visibles, parce que dès lors elles eurent une figure déterminée.

L’yn de son côté s’étant réuni, et les parties grossières s’étant accrochées les unes aux autres, il s’en forma la Terre, qui se plaça au milieu de ces espaces immenses. Peu après la Terre eût dans son sein, et sur sa superficie tous les éléments bien arrêtés, le feu, le bois, etc. en un mot tous les autres êtres d’ici-bas, qui ayant chacun leur configuration particulière, furent aisés à distinguer. Faites attention à cette comparaison, qui éclaircira ce que je viens de dire : l’air que nous attirons sans cesse, ou que nous poussons au dehors, quand il sort, se raréfie et se dilate : aussi a-t-il quelque degré de chaleur, et il faut le rapporter à l’yang : ce même air, quand il est attiré, et qu’il entre dans nos poumons, se resserre et se condense ; aussi tient-il de la fraîcheur qu’il doit nous apporter, et il est par là de la nature de l’yn.

Revenons aux premières combinaisons du monde : ce genre de corpuscules qui sont ce qu’on appelle yn, s’étant attachés et ajustés les uns auprès des autres ; la Terre et l’eau s’en formèrent, et les cinq éléments vinrent à exister. L’yang, et les atomes les plus déliés restèrent suspendus, et embrassèrent toute cette lourde masse, voltigeant, et roulant sans cesse tout autour. Un œuf de poule peut nous en fournir une légère image. Ne peut-on pas dire que la Terre est comme le jaune de l’œuf, qu’on voit suspendu et fixé au milieu, où il est immobile ? Le ciel ne peut-il pas être regardé comme le blanc de l’œuf, qui embrasse la partie qui est au centre, qui circule autour, et qui se maintient dans cet état, sans que rien y change de place ?

Le mouvement du ciel est ainsi constant et durable : cette substance subtile, et fluide, coule et roule sans cesse ; et par ce mouvement qui lui est propre, fait le partage des saisons, forme les vents, les nuages, les tonnerres, les pluies.

La production des hommes et des autres êtres vint ensuite, et tout l’univers se trouva dans un état de perfection. Au reste, tout ce qu’on peut imaginer de vif, de spirituel, d’excellent dans le ciel et dans la terre, venant à se réunir, et à se rassembler au plus haut degré de perfection qu’il est possible, c’est ce qui donne une naissance merveilleuse à ces hommes extraordinaires, qui à leur tour aident à perfectionner la nature. Mais je doute que vous ayez bien compris ma pensée : c’est pourquoi j’ai recours à une seconde figure, qui vous en facilitera l’intelligence.


Figure du Ciel fluide et pur, et de la Terre fixe et ferme


1° Le Ciel entoure et enveloppe la Terre : il tourne autour de la gauche à la droite : il y a deux pôles fixes, l’un au nord, l’autre au midi. Il n’y a pas de vrai orient, ni de vrai occident universellement arrêté : il n’y a pas non plus de haut et de bas proprement dit.

2° L’espace que le soleil parcourt dans le ciel, marque les heures : quand il est arrivé au point désigné ou, c’est l’heure du midi. Quand le soleil touche au point tse, c’est minuit, et ainsi de toutes les heures.

Le soleil est le pur yang ; il commence à prendre son cours dès l’heure de minuit, et il vient à nous : dès qu’il s’élève, tout ce qui dans l’univers est du ressort de yang, fermente et reprend de la force. Depuis midi il commence à décliner : alors tout ce qui est de la nature de yang, s’affaiblit, et au contraire ce qui appartient à yn, acquiert une nouvelle vigueur[3].

Mais, dit un des assistants, si le Ciel est un corps fluide et léger, en quel endroit placerez-vous la divinité Yo hoang ta ti ? Si la Terre n’est qu’un assemblage de parties crasses et pesantes, où sera la demeure de Yen vang[4] ? Où logeront les esprits, qui sont les exécuteurs de sa justice ? Enfin où placerez-vous l’enfer ?

N’en doutez pas, répondit le philosophe ; le Ciel est une substance très déliée et très légère, qui s’agite et circule sans cesse. Jugez si elle est capable de contenir quelque chose de pesant : elle ne peut rien soutenir qui ne soit de sa même nature. Comment donc y loger vos divinités, telles que vous les représentez ? Durant le jour, un ciel éclairé roule sur nos têtes : le ciel ténébreux s’avance peu à peu, et vient nous apporter la nuit ; le jour reparaît ensuite, et ce mouvement est continuel et réglé. Supposons que Yo hoang, et son cortège de dieux inférieurs aient leur palais dans le ciel : ces dieux rouleront donc sans cesse avec le ciel, et feront une infinité de virevoltes. Cela est-il bien imaginé ?

Venons à la Terre : il est clair que c’est une masse énorme, un composé d’eau, de boue, d’argile, de pierres, que leur propre poids a accumulés et liés ensemble. Si vous y logez Yen vang et sa suite, la cour de ce Dieu des enfers sera donc dans cet amas d’eau et de boue ? Ne voyez-vous pas que ce sont là de pures imaginations ?

Laissons là nos divinités, reprit un autre de l’assemblée ; vous êtes trop prévenu contre elles. Que sont devenus ces grands hommes, ces hommes extraordinaires, dont vous nous avez parlé en termes si pompeux, et que vous avez mis de pair avec le Ciel et la Terre ; car c’est là votre merveilleux ternaire ? Or le Ciel et la Terre sont réels, et subsistent : ces héros de l’antiquité doivent donc pareillement subsister ? Est-ce que selon vos principes, un Fo hi, un Hoang ti, un Yao, un Confucius, auraient cessé d’être, dès qu’ils ont cessé de paraître ici bas ?


— Sachez, répondit le philosophe, qu’avant que les sages naissent au milieu de nous, le li, et le ki, les deux parties qui les composent, préexistaient déjà dans le ciel et dans la terre. Au moment qu’un grand homme se forme, ce li et ce ki s’unifient, et c’est de cette union qu’il résulte. Lorsqu’il meurt, ses dons, ses belles qualités, ses perfections, sa doctrine, deviennent l’admiration et la règle des siècles futurs : elles subsistent donc, et leur durée égale celle du Ciel et de la Terre. A la vérité le corps d’un sage se détruit ; mais son li, ce qui le fait proprement ce qu’il est, cette noble partie de lui-même, va se réunir au Ciel et à la Terre, comme elle l’était auparavant. Et comme il est vrai de dire que le Ciel et la Terre durent toujours, de même est-on en droit de soutenir que les vrais sages subsistent à jamais[5].

Le même qui venait d’interroger le philosophe, lui répartit : Vous reconnaissez que Confucius est un vrai sage : or la tradition nous apprend qu’il alla consulter l’illustre Lao kiun[6]. Il paraît par cette démarche que Confucius craignait la mort, et qu’il voulait apprendre le secret de devenir immortel.

Ne me parlez point de votre Lao tsé, répliqua le philosophe : il ne passe dans mon esprit que pour un homme du commun, mais qui a eu la bizarre prétention de se rendre immortel. La belle doctrine qu’il a laissée, et qui n’enseigne que le néant, l’indolence, et une molle nonchalance ! Je ne veux citer qu’un endroit des instructions qu’il donne à ses disciples. Considérez ma langue, leur disait-il, ne subsiste-t-elle pas tant qu’elle demeure molle et flexible ? Au contraire ce qui détruit nos dents, n’est-ce pas leur propre dureté ? Que penser de ce beau raisonnement ? La nature dans les productions de l’univers a rendu mol ce qui devait être mol, et dur ce qui devait être dur. Supposons que ces dents qui garnissent la bouche, deviennent molles et flexibles comme la langue ; pourrait-on alors prendre une nourriture tant soit peu solide, comme sont les grains de riz cuits à l’eau, notre mets ordinaire ? Et si l’on était hors d’état de prendre cette nourriture, pourrait-on vivre plusieurs siècles, comme on le fait vainement espérer ? Idées creuses et chimériques !

Appliquons ce beau principe de Lao tsé, qui veut que tout soit mol : appliquons-le au physique et au moral. Nous divisons les métaux en cinq espèces selon les couleurs. Si vous me dites que l’or et l’argent qui sont dans une si grande estime, tiennent de la nature du mol, parce que les ornements, qui se font de ce double métal, sont aisés à être ouvragés : je vous réponds que ces métaux ne méritent point d’être si fort estimés, du moins par rapport à l’utilité de la vie ; car après tout ils ne sont bons qu’à faire des vases, des parures, et d’autres ornements peu nécessaires ; au lieu que le fer, quoiqu’il tienne un moindre rang parmi les métaux, sert par sa seule dureté à ouvrir les sillons qui nous enrichissent de leurs grains, et nous fournissent les aliments qui entretiennent la vie. La dureté du fer le rend propre à beaucoup d’autres usages, par exemple, à préparer les aliments, dont nous ne pourrions user sans son secours, à fabriquer des armes, qui en terminant les guerres, procurent la paix et l’abondance aux peuples, qui effrayent, ou exterminent les voleurs, et qui affermissent la sûreté publique.

Venons au moral : ces folles et languissantes passions pour le sexe, ne viennent-elles pas d’un cœur mol ? Si le sexe avait de la fermeté, oserait-on se donner la moindre liberté en sa présence ? On n’en approcherait que comme du feu, auquel on ne se joue pas impunément. Notre Y king, ce don précieux de Fo hi, exalte fort la lettre kang, c’est-à-dire, ce qui a de la fermeté. Au contraire votre Lao tsé ne loue que le yeou, c’est-à-dire, ce qui est mol ; et par là il est tout à fait opposé à la doctrine de nos livres canoniques.

De plus, c’est une chose certaine que la vie des hommes ne va pas au-delà de cent ans, et il se flatte de la faire durer des siècles entiers ; il a même prétendu que l’yang, qui est l’âme de l’homme, ne se dissipe jamais, et qu’il a trouvé le moyen d’enlever à la nature la vertu vivifiante, pour en disposer ensuite à son gré.

Après de telles prétentions il a bonne grâce à nous dire que tout n’est que vanité, lui qui a des désirs plus vastes que le plus ambitieux de tous les hommes ; qu’on ne doit tenir à rien, lui qui est plus attaché à la vie que personne ; qu’il n’y a rien de louable que l’état d’inaction et d’indolence, lui qui est infiniment vif dans ses poursuites. Affecter ainsi l’immortalité, n’est-ce pas se révolter contre la nature, et contre les lois du Ciel et de la Terre ?

Mais il faut une bonne fois vous faire connaître ce Lao tsé que vous estimez si fort. Écoutez le précis de son histoire. Il naquit sur la fin de la dynastie des Tcheou, aux environs de la ville de Lin pao, dans la dépendance de la ville de Ho nan. Son père, surnommé Kouang, n’était qu’un pauvre paysan, qui dès l’enfance servait en qualité de manœuvre dans une maison opulente. Il avait 70 ans, qu’il n’avait pu encore trouver une femme. Enfin il s’attacha à une grossière paysanne qui avait quarante ans, et il l’épousa.

Cette femme se trouvant un jour dans un lieu écarté, conçut tout à coup par le simple commerce et l’union de la vertu vivifiante du Ciel et de la Terre. Elle porta son fruit quatre-vingt ans. Le maître qu’elle servait, ne pouvant souffrir une si longue grossesse, la chassa de sa maison. Elle fut donc contrainte de mener une vie errante dans la campagne. Enfin ce fut sous un prunier, qu’elle accoucha d’un fils, qui avait les cheveux et les sourcils tout blancs. La mère qui ignorait le nom de famille de son mari, dont elle ne savait que le surnom, donna à cet enfant le nom de l’arbre sous lequel il était né : puis remarquant qu’il avait les lobes des oreilles fort allongées, elle prit de là son surnom, et l’appela Prunier-l’oreille, Ly-eul. Mais le peuple qui le voyait tout blanc, le nomma le vieux enfant, Lao tsé.

Quand il fut arrivé à un certain âge, il eût soin de la bibliothèque d’un empereur des Tcheou ; et ce fut par sa faveur, qu’il obtint un petit mandarinat. Il se rendit habile dans l’histoire ancienne, et dans la connaissance des rits des premiers temps : et c’est ce qui porta Confucius à l’aller voir, pour conférer avec lui sur le cérémonial, et les talents d’un bon mandarin. Lao tsé dans sa vieillesse, s’aperçut de la décadence prochaine de la dynastie des Tcheou. Il monta sur une vache noire, et tirant vers l’occident, il arriva à la gorge de la Vallée sombre. Ce passage était gardé par un officier nommé Y, et surnommé Hi. Le livre Tao té, contenant cinq mille sentences, fût composé dans la ville de Tcheou ché, dépendante de Tsin tchuen. Enfin il mourut, et son tombeau est à Ou.

Voilà le commencement et la fin de Lao tsé. Il n’a pu pendant sa vie prévenir la ruine de la race des Tcheou, dont il était sujet et mandarin, et l’on veut que nous croyions toutes les fables que l’on débite sur son prétendu mérite ; et entr’autres qu’après sa mort il a été placé au haut des cieux sous la qualité des trois purs.

Hé ! que pensez-vous, monsieur, de la doctrine du Fo, qui nous a été apportée d’occident, s’écrièrent ceux de l’assemblée, qui étaient attachés au culte de cette idole ?

Le Fo[7], répondit le philosophe, est un autre visionnaire, qui a aussi prétendu se rendre immortel. Selon lui, tout n’est que vide, il n’y a rien de réel. Suivant ce beau principe, il veut qu’on ne pense à rien, qu’on réduise le cœur au pur vide, c’est-à-dire, qu’on le vide de toute affection, qu’on aille jusqu’à s’oublier soi-même, comme si l’on n’était pas. Nous avons des yeux et des oreilles, il faut ne rien voir, ne rien entendre : ces organes doivent être vides de tout objet, c’est là leur état parfait. Nous avons une bouche, des mains, des pieds : il faut que tous ces membres soient dans l’inaction. Sa grande prétention est que son admirable ternaire du tsing, du ki, du chin, c’est-à-dire, du fin, du subtil, du spirituel, arrive à sa plus grande perfection, et qu’en se réunissant, il ne fasse qu’un. Pour ce qui est de l’âme, sa durée, dit-il, n’a point de bornes : elle ne se détruit point.

Voyez-vous que cette belle doctrine d’anéantissement de soi-même, de dépouillement universel, aboutit enfin à aspirer à une immortalité chimérique, et à désirer ce qu’on ne saurait obtenir. Cette vertu vivifiante du Ciel, on veut la ravir, et se l’approprier : on refuse de la restituer un jour au Ciel et à la Terre ; et on prétend par là arriver au pur vide.

Mais peut-être continua-t-il, ignorez-vous l’histoire de ce visionnaire. Sa mère vit en songe un grand éléphant blanc, et au même instant elle sentit qu’elle était enceinte. Son fruit grossissait chaque jour considérablement, et enfin il sortit du sein de sa mère en déchirant ses entrailles, et ôta la vie à celle dont il venait de la recevoir : c’est ainsi que ce monstre vit le jour ; lui qui devait tout bouleverser dans la nature, ne doit-il pas être mis au nombre des pestes du genre humain ? Est-ce parce qu’il a tué sa mère en naissant, que le peuple idolâtre jeûne, fait des processions, et cent autres choses de cette nature, pour obtenir toute sorte de bonheur à leurs mères ? S’imagine-t-on que ce Fo, qui n’a pu sauver sa propre mère, aura le pouvoir de protéger la mère d’autrui ?

Poursuivons. Il vivait dans un de ces royaumes, qui sont à l’Ouest de cet empire : là, il était tout à la fois souverain pour le temporel et pour le spirituel, roi et chef de la religion. Il eût une reine et une concubine d’une grande beauté, et il en fit deux divinités. Son royaume abondait en or, en argent, en marchandises, en denrées, et surtout en pierres précieuses. Mais s’il était riche et fertile, il avait peu d’étendue, et ses habitants n’avaient ni force ni bravoure. Au contraire les peuples des différents royaumes, dont il était environné, étaient robustes, actifs, et ne respiraient que le sang et le carnage. Ainsi les États du Fo étaient sujets à de fréquentes irruptions.

Fatigué de tant d’insultes, auxquelles il ne pouvait résister, il abandonna son royaume, et embrassa la vie solitaire. Il se mit ensuite à exhorter les peuples à la vertu, et il débita la doctrine de la métempsycose qu’il avait inventée, faisant passer et repasser les âmes d’un corps dans un autre ; gardant néanmoins un certain ordre, par lequel la vertu était récompensée, et le vice puni. Il infatua les peuples circonvoisins de ces folles imaginations. Son dessein était d’intimider ses persécuteurs, et de leur persuader que s’ils continuaient les ravages qu’ils faisaient sur ses terres, ils seraient après leur vie changés en chiens, en chevaux, et même en bêtes féroces.

Pendant douze ans qu’il travailla à répandre sa doctrine, il entraîna à sa suite une foule prodigieuse d’ignorants, dont il renversa la cervelle : avec ce secours il remonta sur son trône, il devint très puissant ; et s’étant remarié, il eût une nombreuse postérité. Tel fut le fruit de ses stratagèmes ; tandis qu’il n’entretenait ses disciples que du vide des biens de la terre, il les recherchait avec empressement, et s’en procurait le plus qu’il lui était possible.

Du reste, n’allez pas juger que la doctrine du Fo soit excellente, parce qu’elle s’est si fort étendue dans cet empire. Elle ne s’est accréditée,  que parce que la doctrine de nos anciens sages était presque éteinte. L’ignorance et la corruption du cœur ont donné entrée aux plus grossières erreurs. On négligea las admirables leçons des Yao, des Chun, d’un Confucius, et l’on n’eut de penchant que pour la religion du Fo : cette secte ne prescrit que quelques vaines prières pour devenir heureux, ce qui est très aisé : au lieu que nos sages exhortent à vaincre ses passions, à régler ses désirs, et à remplir tous ses devoirs ; ce qui est d’une pratique bien plus difficile.

Ce discours souleva une grande partie des auditeurs. Vous avez beau dire, s’écria l’un d’eux, tout est vide dans ce monde visible, l'Yang, l’Esprit est seul immortel. La grande doctrine du Fo et du tao, enveloppe tout dans le néant ; il n’y a que l’âme qui n’y soit pas comprise ; elle doit subsister et vivre éternellement. Qui ne voit pas que c’est par prévention, et par esprit de partialité, que vous vous déchaînez contre cette doctrine ? Ce que vous venez de débiter sur le système du monde, est-il mieux fondé ?

Rien n’était plus capable de piquer le philosophe, et l’on s’aperçut aisément que ce reproche l’avait ému. Il faut, reprit-il d’un ton vif et animé, que votre Lao tsé fût bien attaché à la vie, puisqu’il cherchait tant de moyens de la prolonger : cependant sa vieillesse n’alla pas au-delà de cent ans. Mais il se flattait que son yang, son esprit vivifiant ne s’éteindrait point ; et Fo tse n’était-il pas également passionné pour la vie ? Il ne vécut pourtant que soixante-trois ans : mais il était persuadé que son âme, qui était proprement sa personne, subsisterait toujours.

La vie de tout ce qu’il y a d’hommes sur la terre a un terme fixe : mais Lao et Fo se sont ridiculement imaginés qu’ils étaient les seuls privilégiés ; que tout ce qui a paru et paraîtra sur la terre, rentrera dans le néant, mais que pour eux ils seront immortels ; et qu’outre ce qui se voyait de leur personne, ils avaient un esprit intelligent, vrai principe de vie. Aussi l’on trouve dans la doctrine de ces sectes, ce langage inintelligible, Fo chi y, Chin eul, yeou san siang ; c’est-à-dire, selon la secte du Fo, le corps de Fo, la tige ou la substance est un ; mais il a trois images. Lao chi y, Chin eul, Fuen san tsing ; c’est-à-dire, selon la religion de Lao, le corps de Lao, la tige, la substance est un, où l’on distingue trois purs.

Ces sectaires, pour se faire entendre, ont recours à des comparaisons : un pieu de saule planté en terre, laisse à la fin échapper le fin de la nature du saule ; le renard en mourant dans sa tanière, laisse après lui les esprits vivifiants qui l’animaient[8]. C’est ainsi qu’ils prétendent qu’après la mort de leur maître, il est resté quelque chose de sa personne, qui renaît en ce bas monde.

Ces visions, comme vous voyez, mettent Lao et Fo au rang des arbres et des bêtes. Mais comme les rêveries de la secte du Fo ont infatué une infinité de gens, il faut que je vous entretienne plus en détail de cette secte : je vais le faire en dix petits articles.

1° dans le livre des disciples de Fo, intitulé : l’Utilité de la maison, on dit que le corps est notre domicile ; que l’âme est l’hôtesse immortelle qui y loge, et que semblable à un voyageur, elle passe d’un logement à l’autre ; que l’enfant se nourrit du lait de sa mère, de même que les habitants d’un pays boivent l’eau du fleuve qui l’arrose. De là le corps de nos parents n’est qu’un logement, et il est naturel de le regarder avec le même mépris qu’on a pour un amas de bois et de terre, dont une maison est construite. N’est-ce pas là vouloir arracher du cœur de tous les hommes la vertu hiao, l’amour respectueux pour les parents ? N’est-ce pas étouffer dans nos cœurs les sentiments, qui nous unifient si étroitement avec eux, comme n’étant que la participation d’une même substance céleste et vivifiante.

2° Ce même livre, qui représente nos corps comme un simple domicile, où nous prenons notre logement, porte à négliger le soin du corps, et à lui refuser l’affection et la compassion si nécessaires pour sa conservation. C’est ce qui porte ces disciples de Fo, qui se dégoûtent de la vie présente, à chercher les moyens de s’en procurer au plus tôt une meilleure. On en voit qui vont en pèlerinage aux pagodes placés sur la cime des rochers, et qui, après avoir fini leurs prières, comme si elles avaient été exaucées, se précipitent la tête la première dans d’affreux abîmes. D’autres prodiguent leur vie en se livrant aux excès les plus honteux : quelques autres qui trouvent des obstacles à leurs indignes passions, vont de concert se pendre ou se noyer, afin de renaître maris et femmes. Voilà les suites du dogme insensé de la métempsycose.

3° En s’accoutumant à ne regarder son corps que comme un lieu de passage, il est aisé d’oublier l’estime, le respect, et les égards qui lui sont dûs. C’est ainsi que des femmes et des filles, grandes dévotes du Fo, se laissent séduire par les bonzes et les tao-sseë, gens habiles dans les intrigues amoureuses. Ils leur débitent que ce corps, où l’on n’est qu’en passant, est une vile masure, dont on ne doit point se mettre en peine. Ils leur insinuent que plusieurs de leur sexe, en accordant des faveurs demandées, ont eu commerce avec le Fo lui-même sans le savoir : maintenant, ajoutent-ils, vous êtes du sexe faible et soumis ; n’en doutez pas, nous vous en répondons, en renaissant, vous deviendrez homme. Il n’arrive que trop souvent que des dames et de jeunes filles d’un riche naturel, et de familles distinguées, se trouvent déshonorées par cette canaille : elles en viennent enfin, sous de tels maîtres, à renoncer à toute pudeur. On ne se contente plus d’une ou de deux libertés furtives, et c’est un commerce de libertinage, qui dure toute la vie. Telle est la doctrine abominable, qui couvre d’opprobre les plus honnêtes familles.

4° Ceux qui, donnant dans ces ridicules visions, disent que le bien ou le mal de la vie présente est le fruit de ce qu’on a fait avant que renaître, s’autorisent de ce beau principe, pour s’abandonner à la débauche, et ravir impunément le bien d’autrui. Sachez, vous diront-ils, que nous ne faisons que reprendre ce qui nous appartient, car enfin nous savons qu’avant que de renaître, vous nous étiez redevable d’une telle somme.

Un libertin, qui tend des pièges à une jeune fille, s’il sait qu’elle est attachée au culte de Fo, ne vous souvenez-vous pas, lui dira-t-il, qu’avant que de renaître vous m’étiez promise en mariage ? Votre mort précipitée me priva du droit que j’exige, maintenant. C’est là ce qui a ménagé la disposition de nos cœurs, et la conjoncture favorable où nous nous trouvons. Vous voyez donc que cette monstrueuse doctrine[9] sert de voile pour couvrir les injustices les plus criantes, et les plus honteux désordres.

5° Ces sectateurs de Fo se persuadent qu’ils peuvent impunément se livrer aux actions les plus criminelles ; et que, pourvu qu’ils brûlent pendant la nuit un peu d’encens, ou qu’ils fassent quelques prières devant l’idole, non seulement leurs crimes sont effacés, mais encore que sous sa protection ils sont à couvert des poursuites de la justice. Un seul trait vous le fera connaître.

Un voleur s’était glissé jusque dans l’intérieur du palais impérial : il fut découvert et arrêté par les officiers de dedans. Quand on l’eût bien fouillé, on le dépouilla de ses habits, et on lui vit le corps tout couvert de différents billets remplis de textes du Fo. Il s’était imaginé que ces billets l’empêcheraient d’être découvert ; qu’il pourrait voler impunément ; ou que du moins ils lui procureraient le moyen de s’évader.

6° Les dévots de cette secte sont tout occupés de pèlerinages qu’ils font à certaines montagnes. Ils vivent dans la plus grande épargne, afin de pouvoir fournir aux frais des parfums qu’ils brûlent devant ces idoles : ils seront insensibles aux besoins d’un père et d’une mère, qui souffrent du froid et de la faim, faute d’habits et de nourriture. Leur unique soin étant d’amasser de quoi faire un riche cadre à l’autel de Fo, et des autres divinités étrangères ; ils abandonnent leurs parents, et laissent leurs ancêtres, sans leur accorder un tse tang[10]. Peut-on ne pas avoir horreur d’une doctrine, qui va jusqu’à éteindre la mémoire des parents défunts, et à priver de tout secours ceux qui sont en vie ?

7° Combien en voit-on parmi le peuple, qui croient comme autant de vérités tout ce qu’on leur dit des pagodes construits dans des lieux écartés et solitaires ? Ils ne doutent point que ce ne soit l’asile de la vertu et de l’innocence. Plusieurs même se sentent portés à passer leur vie dans ces sortes de retraites, et à imiter Fo dans sa solitude : on les voit tout à coup renoncer à leurs femmes, à leurs enfants, à leurs possessions : quelle simplicité ! Ne savent-ils pas que leur corps est composé de chair et d’os, de sang, et d’esprits animaux ? Espèrent-ils de le rendre aussi insensible qu’une masse de bois ou de pierre ? Croient-ils ne plus ressentir les passions si naturelles à l’homme ? Toutes ces pompeuses exhortations du Fo et du Lao sur le vide, sur la perfection où conduit un dépouillement sans réserve, ont été autant de pièges, où se sont laissés surprendre une infinité de gens, qui croyaient sérieusement pouvoir mettre ces leçons en pratique ; mais ils ont bientôt éprouvé qu’elles étaient impraticables. L’empire du tempérament s’est fait sentir ; les passions gênées et contraintes en sont devenues plus intraitables, et les ont porté à des excès monstrueux. Enlever la jeunesse de l’un et de l’autre sexe, pour assouvir sa brutalité ; solliciter et séduire d’honnêtes dames ; se ravaler jusqu’à la condition des bêtes, et s’applaudir de cet avilissement ; enfin renoncer à toute raison et à toute pudeur ; voilà les suites de la séduction dont ceux qui suivent cette belle doctrine, ne peuvent guère se défendre.

8° Combien en a-t-on vu d’autres, qui s’étant laissés infatuer par ces beaux discours débités avec emphase sur le vide, négligeaient tous les devoirs de la vie civile, et ne s’occupaient qu’à demander le bonheur qu’on leur faisait espérer dans une autre vie.

La séduction ne s’est pas bornée au simple peuple ; elle a passé jusque dans les palais des princes. Si l’on a vu des rebelles s’attrouper, former une armée, et assiéger la ville capitale ; si les Barbares sont entrés dans l’empire, et l’ont rendu tributaire ; ces malheurs ne sont-ils pas venus de ce que les princes se remplissant la tête des maximes et des visions de Lao et de Fo, se sont rendus incapables de gouverner leurs peuples ? Leang ou ti ne se vit-il pas réduit à mourir de faim à Tai tching ? Hoei tsong ne fut-il pas emmené esclave au-delà des déserts sablonneux de la Tartarie ? Hiuen tsong ne s’enfuit-il pas honteusement dans les montagnes de la province de Se tchuen ? Et que n’eût-il pas à y souffrir ? C’est ainsi que ces fausses sectes se sont jouées de nos empereurs, et ont mis l’empire à deux doigts de sa ruine.

9° Entre les rêveries dont les ministres des sectes de Fo et de Lao amusent les esprits crédules, on ne doit point oublier un stratagème bien propre à séduire dont ils se servent. Quand ils veulent initier quelqu’un à leurs mystères, il l’obligent de se regarder dans un vase plein d’eau, où il se voit d’abord tel qu’il se trouve dans sa condition présente. On l’oblige de s’y regarder une seconde fois, et alors il y paraît tel qu’il sera dans la condition qui lui est destinée quand il renaîtra, supposé qu’il ait été fidèlement attaché à leurs divinités. Il arrive par le secret de leur art magique, qu’un homme riche s’y voit sous la figure d’un malade, ou d’un gueux qui manque de tout ; et sur cela il prend la résolution de consacrer tout son bien aux temples des idoles. Après cette bonne œuvre, on l’engage encore à se regarder dans le vase plein d’eau : alors, si c’est un homme, il se voit habillé en roi, ou en général d’armée, ou en premier ministre d’État : si c’est une fille, elle s’y voit couverte des ajustements et des pierreries d’une impératrice, d’une reine, ou d’une concubine chérie du prince, et tel doit être l’heureux état de leur renaissance.

C’est par ces sortes d’enchantements qu’on remue les esprits, et qu’on les dispose adroitement à la révolte. On court aux armes ; il se livre des combats, et des villes entières sont saccagées. C’est par de semblables moyens, que sous la dynastie des Han, deux rebelles causèrent une infinité de désastres, qui furent renouvelés sous la dynastie des Yuen, et plus récemment sous le règne des Ming, par d’autres chefs de révolte, qu’on doit regarder comme des pestes publiques, puisqu’ils donnèrent la mort à plusieurs millions d’hommes. On voit ces monstres de la nature, qu’on ne saurait trop punir, s’applaudir de leurs crimes, sous le glaive même du bourreau, et s’écrier par un reste d’enchantement : Nous mourons contents, nous sommes sur le point de nous rendre à ce délicieux séjour d’occident, où Fo nous attend pour nous y recevoir, et nous faire part de sa félicité. Ce sont, comme vous voyez, ces fausses doctrines, qui sont la source de tant de malheurs publics et personnels.

10° Il y a quatre sortes de professions absolument nécessaires dans l’empire, qui fournissent à tous les besoins, et qui y maintiennent le bon ordre ; savoir celle des lettrés, celle des laboureurs, celle des artisans, et celle des négociants. Les disciples du Fo et du Tao exhortent sans cesse les peuples à abandonner ces professions, pour embrasser les quatre suivantes : celle de ho chang, et des tao sseë pour les hommes, et celles de kou et de mi pour les personnes du sexe. Ces bonzes et ces bonzesses vivent aux dépens du public. Il n’y a point de mensonges, de ruses, et de finesses auxquelles ils n’aient recours pour escroquer des aumônes : puis ils vivent dans une molle oisiveté, ne se refusant aucun des plaisirs qu’une imagination corrompue leur suggère, et foulant également aux pieds les lois de la nature, et les lois civiles.

Quelle différence y a-t-il entre une vie semblable, et celle des plus vils animaux ? Ce Tamo, ce personnage si vanté, qui est venu d’Occident à la Chine, passa, dit-on, neuf ans sur la montagne Tsong, dans une contemplation continuelle. Il y était immobile, les yeux fixés sur un mur, et ne changeant jamais de situation. Du reste ce fainéant contemplatif ne manquait d’aucune des choses nécessaires à la vie, on lui fournissait abondamment de quoi vivre, et se vêtir. Supposons qu’à son exemple chaque particulier le mette en tête d’imiter ce genre de vie ; que deviendront les professions les plus nécessaires ? Qui prendra le soin de cultiver les campagnes, et de faire des étoffes ? D’où tirera-t-on les vêtements et les aliments ? Peut-on croire qu’une doctrine, dont la pratique, si elle était universelle, bouleverserait tout l’empire, puisse être la véritable doctrine ? D’ailleurs il n’est pas croyable combien il se perd d’argent à bâtir et à réparer des pagodes, à dorer et à orner les idoles, à célébrer des fêtes, et à faire des processions à leur honneur : toutes ces inventions ne servent qu’à engloutir le bien le plus clair des familles. Je n’ai touché que légèrement ces dix articles ; mais je serais infini, si je voulais rapporter tout ce que j’ai vu, et ce que j’ai entendu dire des désordres que les chimères et les visions de ces sectaires ont causés dans l’empire.

Ce détail ne devait pas être du goût des assistants ; aussi l’un d’eux prenant la parole : à vous entendre, monsieur, lui dit-il, Fo, Lao, et toutes nos divinités ne sont dignes que de mépris. Ainsi plus de châtiments, plus de récompenses, plus d’esprits bienfaisants ou malfaisants : d’un seul trait de langue vous pulvérisez tout le système de notre doctrine.

Ceux qui s’entêtent d’idées populaires, répondit le philosophe, passent leur vie dans une espèce d’ivresse, et la finissent par des rêves : ils s’abîment dans un fatras de fables, dont il ne leur est pas possible de se tirer. L’espérance d’obtenir une vie heureuse par la protection des esprits, nourrit leur entêtement.

Ce penchant de la plupart des hommes, joint à leur crédulité, a fait naître au Fo et au Lao, la pensée de mettre parmi leurs dogmes un lieu de récompense, un enfer, un palais pour le maître des eaux, et pour les autres divinités, sans parler des esprits d’un ordre inférieur, et des hommes extraordinaires devenus immortels ; ils ont surtout étalé les biens que distribuent leurs dieux : ils ont placé dans le ciel un Yo hoang, chef de tous les prétendus immortels, qui distribue à ces esprits leurs emplois, comme de présider à la pluie, de distribuer les récompenses et les châtiments.

Dans le livre Yo hoang, on lit ces paroles : à l’Occident il y a le prince du royaume de la pure vertu : ce roi à quarante ans n’avait point encore de fils. Lui et la reine Pao yué en obtinrent un qui fut le fruit des ferventes prières qu’ils adressèrent à Lao kiun, et ce fils, c’est cet Yo hoang dont nous parlons. Un autre texte du livre Hiuen ou porte que dans le pays d’Occident il y a un endroit appelé le Royaume d’une joie pure ; que le roi se voyant sans enfants, en obtint un de Lao kiun, et que c’est lui qu’on honore sous les noms de Hiuen ou Tsou se.

Ajoutons ce que rapporte l’histoire du Fo : on y lit que du côté d’Occident on trouve le royaume de la pure innocence : le prince héritier de la couronne, c’est le Fo lui-même ; celle qu’il épousa, s’appelait Na to ; ils eurent un fils qui fut nommé Mo heou lo. Peu après Fo passa douze ans dans la solitude, et ce fut durant ses contemplations qu’il se transforma en Fo.

Suivant ces traditions, il paraît que la dynastie des Tcheou avait déjà sept cents ans de règne, lorsque la secte de Fo commença. Raisonnons des temps passés par le temps présent, et du présent par le passé : le monde est allé, et ira toujours son même train. Peut-on s’imaginer que ce que nous ne trouvons maintenant nulle part, et dont il ne reste aucun vestige, ait été autrefois la merveille de l’univers ? Qu’on parcoure les contrées qui sont à l’ouest de la Chine, on n’y trouvera qu’un pays de Barbares : comment placer là ces beaux noms de très pur, de royaume de la vertu, de la félicité très parfaite ? Trouve-t-on là maintenant des hommes à trois têtes, à six épaules, à huit mains ? Y trouve-t-on des gens qui vivent des deux et trois cents ans, et qui dans le plus grand âge, n’éprouvent point les incommodités de la vieillesse ? Comment donc se figurer que c’est le séjour des immortels ? Concluons donc que tout ce qu’on débite du roi du ciel, du généralissime des esprits, sont autant de fables dont on se sert, pour abuser de la crédulité des peuples.

Mais, dit l’un des assistants au nom de tous les autres, comment osez-vous traiter avec tant de mépris notre Yo hoang ? C’est le même que le Chang ti, dont il est parlé dans vos livres, pour lesquels vous avez une si profonde vénération ? C’est lui que l’empereur Kao tsong[11] vit en songe, et qui lui donna Fou yué pour son premier ministre. C’est de lui dont parle Meng tse, lorsqu’il dit qu’il faut se recueillir, jeûner, se purifier, avant que de lui offrir des sacrifices[12]. Oseriez-vous nier qu’il y ait un Chang ti ?

Dès le temps des empereurs Yao et Chun, répondit le philosophe[13], les peuples donnèrent dans de fausses idées touchant les esprits. De là est venue la bizarre imagination, qui fait donner une figure au Chang ti. Je conviens que l’empereur Kao tsong était un prince vertueux, qu’il vit en songe un homme, dont la taille et les traits étaient bien marqués, et que c’était la figure de Fou yué, quoique ce prince ignorât son nom ; qu’il le fit peindre avec les traits dont il avait conservé le souvenir, qu’il donna ses ordres pour déterrer l’homme qu’il avait ainsi représenté, et qu’en effet on le lui amena. Tout cela est vrai : mais combien s’en trouve-t-il qui n’ayant jamais vu ni de dragon volant, ni l’oiseau appelé fong hoang, oiseau fabuleux, les voient très souvent néanmoins en songe ? Ils ont vu ces figures dans des tableaux, et pendant le sommeil elles se retracent dans leur imagination.

Que si vous soutenez que le Chang ti apparut à Kao tsong sous une forme humaine avec la couronne d’empereur sur la tête, et les vêtements conformes à la dignité impériale, il m’est aisé de vous répondre. C’est l’empereur Hoang ti, qui le premier a donné aux empereurs ces ornements dont ils se parent, et qui les distinguent de leurs sujets. D’où il s’ensuivrait que le Chang ti n’existait point avant cet empereur, ou que s’il existait, il a demeuré nu jusqu’au temps du règne où l’on a commencé à porter une couronne, et à se vêtir d’habits impériaux.

Disons plutôt que ce qu’on appelle Chang ti, c’est ce qui domine dans le ciel, sur la terre, et généralement sur tous les êtres ; et que c’est par cette raison qu’on lui a donné le nom de Ti, c’est-à-dire, de maître souverain. On voit même par la manière dont s’expliquent quelques-uns de nos savants, que le Chang ti est au fond la même chose que le tai ki, dont je vous ai entretenu. S’est-on jamais avisé de dire que le tai ki eût une figure qui le rendît visible ? D’où il est aisé de voir que quand il est dit qu’il faut faire des sacrifices au Chang ti, c’est uniquement au ciel qu’on doit les faire avec un cœur pur.

Tout ce que vous nous dites, s’écria un de l’assemblée, tend à prouver que ce sont autant de fables que nous débitons, lorsque nous disons qu’il y a un enfer, un Dieu appelé Yen vang, qui est le maître de cet empire souterrain, des Lo han, c’est-à-dire, des esprits qui règlent la destinée de tous les hommes. Ce sont pourtant eux, à ce qu’on rapporte, qui conduisent l’âme dans les corps au moment de leur naissance, et qui les en arrachent au moment de la mort, pour les entraîner au lieu de leurs supplices, où elles sont cruellement tourmentées par d’autres esprits. Si un homme pendant la vie a pratiqué la vertu, il ne manquera pas de renaître dans un état de splendeur et d’opulence. Si même les animaux ont vécu selon leur condition, ils se verront transformés en hommes. Au contraire, une personne qui se sera livrée aux vices honteux, et qui aura suivi ses appétits déréglés, deviendra bête brute. Si les animaux sont plus féroces, que ne comporte leur nature, après leur mort ils ne passent plus à une autre vie, et leur âme est entièrement éteinte. Voilà ce qu’on nous enseigne : serait-ce autant de faussetés ?

Je vous parlerai franchement, répondit le philosophe, Oui, tout cela est faux. Deux personnes mariées habitent ensemble : l’un et l’autre concourent à former le fruit qui est d’abord conçu dans le sein de la mère, où il prend peu à peu d’insensibles accroissements. Si selon vos idées, il fallait attendre que le fœtus fut tout à fait formé, pour que l’âme vint à s’y insinuer, par où cette âme trouverait-elle une entrée pour se glisser dans ce corps nouvellement formé ?

Disons plutôt qu’une certaine quantité de sang s’unit dans le sein de la mère ; qu’elle y fait un tout ; qu’elle fermente, et qu’elle commence à se mouvoir. C’est alors un être d’une espèce particulière. Ainsi l’homme est un composé qui résulte de l’union d’une chose sensible, et d’une autre invisible, et qui échappe aux yeux : c’est le ki. Tant que cette union subsiste, on est susceptible de douleur : au moment qu’elle cesse, on devient insensible. Qu’un homme soit paralytique de la moitié du corps, appliquez le feu à cette partie frappée de paralysie, il ne ressentira aucune douleur : que ce même homme-là soit mort, le hing, ou ce qui est en lui de visible, est séparé du ki, ou de ce qui était invisible. Ce ki s’est évaporé[14] en atomes qui voltigent çà et là, ou qui se changent en un vent froid, destitué de toute chaleur animale. Que restera-t-il du défunt, sur quoi vos ministres d’enfer puissent exercer leur rigueur impitoyable ?

Mais supposons que le grand démon He kang fang (c’est l’un des trente-six kang du Tao kia) veuille s’emparer de l’âme de quelque scélérat, après qu’elle a été dispersée, et qu’il souffle adroitement toutes ses parties pour les réunir ensemble, afin que cette âme puisse être châtiée pour ses crimes au tribunal du juge infernal : croyez-vous que ces démons auraient le loisir et la patience de rassembler toutes ces parties subtiles, éparses de côtés et d’autres ?

Ce raisonnement du philosophe ne fut pas sans réplique : on nous assure, lui dit-on, que le Dieu Yen vang, et les autres juges, ses ministres, fixent le moment de la naissance de tous les hommes ; qu’ils déterminent s’ils seront mariés, et à qui ; s’ils auront des enfants, et quel sera leur caractère ; s’ils seront riches ou pauvres. Enfin tout ce qui doit leur arriver est marqué sur le livre de Yen vang, et de là leur destinée est invariable, et il n’y a aucun changement à espérer. Avez vous quelque chose à dire contre cette doctrine ?

Ne savez-vous pas, répondit le philosophe, ce qui est rapporté dans vos propres livres ? Voici ce que j’ai lu dans le livre de Huien ou tchuen : certain démon, appelle Yao mo[15], dévorait continuellement des hommes : mais le Dieu Hiuen ou venait à leur secours, et en préservait un grand nombre de sa fureur. Sur quoi voici comme je raisonne : ou Yen vang avait déterminé le nombre de ceux qui devaient être dévorés, ou il ne l’avait pas déterminé : s’il ne l’avait pas déterminé, votre hypothèse tombe d’elle-même : s’il l’avait déterminé, pourquoi le Dieu Hiuen ou faisait-il d’inutiles efforts, pour sauver des gens condamnés irrémissiblement à être dévorés ?

Mais puisque nous sommes tombés sur cet article, écoutez une autre fable, qui est assez plaisante. Un nommé Pung vécut jusqu’à l’âge de huit cents ans : il épousa successivement soixante-douze femmes, à mesure que chacune mourait. La soixante-douzième étant morte à son tour, passa à l’autre monde, et s’informa des ancêtres de Pung, quelle pouvait être la raison qui faisait vivre son mari tant de siècles : est-ce que son nom, ajouta-t-elle, n’aurait pas été écrit sur les registres de Yen vang[16] ? Mais il n’y en a aucun qui lui échappe. Je vous apprendrai ce mystère, répondit le grand-père de Pung : le nom et le surnom de mon petit-fils, votre mari, est véritablement sur le livre : mais voici de quelle manière : quand il fallut arrêter les feuillets du livre, l’officier qu’on avait chargé de ce soin, prit par mégarde le feuillet où la destinée de Pung était écrite : il le tordit en forme de cordonnet[17], et le livre en fut percé et cousu. La femme ne put garder le secret : Yen vang fut informé de cette histoire ; et ayant pris son livre et examiné le cordonnet, il biffa le nom de Pung, qui finit sa vie au même instant.

Cet exemple, continua le philosophe, prouve le contraire de votre doctrine : car enfin en voilà un qui a échappé à la pénétration de Yen vang : peut-on assurer qu’il n’y en ait pas d’autres qui l’aient trompé par quelque supercherie semblable ? Mais pour vous convaincre que tout cela est fabuleux, il suffit de vous dire que du temps de Confucius et de Meng tse, on n’usait point de livres faits de papier, et qu’on écrivait sur des membranes de bambou, ou sur de petites planches de bois. D’ailleurs, comme votre enfer souterrain n’est qu’un amas de terre, d’eau, de pierres, il est visible que des livres et des registres de papier, ne sauraient s’y conserver. Regardez donc ce que vous lisez dans vos livres, comme autant de rêveries.

Mais, reprit-on, ce que vous dites, monsieur, de l’Enfer et des esprits qui y résident, oseriez-vous le dire des esprits tutélaires, soit des villes murées, lesquels sont appelés tching hoang, soit de divers autres endroits qu’on nomme tou ti, eux qu’on honore dans tout l’empire ? Un culte si universel porterait-il à faux ?

Daignez m’écouter, répondit le philosophe ; sous le règne d’Yao et de Chun, les habitations n’étaient pas encore environnées de murs et de fossés : cet usage ne s’introduisit que sous les dynasties suivantes de Hia, et de Chang, afin de se mettre à couvert des insultes qu’on avait à craindre des voleurs et des rebelles. Ensuite on érigea un tching hoang[18], et l’on bâtit des lieux destinés à l’honorer. On en bâtit de même pour honorer les tou ti[19]. Quand on s’avisa de donner à ces esprits le beau nom de ti ti, parce qu’on les regardait comme les pères nourriciers du peuple, on les distingua en différentes classes : ceux à qui on attribua le soin des campagnes et des terres cultivées, on leur fit des offrandes de grains, et on les honora sous le titre de ché chin[20]. Ceux qui étaient bornés au soin des villages, et qu’on croyait veiller à la santé des habitants, et à maintenir la paix parmi eux, furent honorés sous la qualité de tou ti. D’autres esprits qui étaient attachés à l’intérieur des maisons, et aux lieux d’assemblées, furent regardés comme les conservateurs de ces endroits ; et ce fut en cette qualité qu’on les honora sous le nom de tchung lieou[21]. On assigna à d’autres esprits les pays déserts et montagneux, et dans l’espérance qu’ils faciliteraient le transport des denrées et des marchandises, ils furent respectés sous le nom d’esprits des hautes montagnes. Enfin ceux qu’on plaça dans les villes qui sont environnées de murailles et de fossés, furent révérés sous le titre de tching hoang, et on les regarda comme des esprits qui préservaient ces villes des malheurs publics.

Voici maintenant, poursuivit le philosophe, où j’en veux venir. Tous ces esprits[22] ne sont au fond et réellement qu’une masse de terre, diversement figurée. Quand on en conserve le souvenir dans l’âme, c’est à peu près de même que lorsque je bois de l’eau, je songe à la source d’où elle me vient, et que je lui sais gré du plaisir et de l’utilité que j’en retire. Oserait-on pousser le blasphème jusqu’à prendre pour l’image du véritable esprit[23] du ciel et de la terre, qui est pur lui-même, tous ces marmousets d’argile, qui représentent tantôt un homme, tantôt une femme, placés au dehors et au dedans des pagodes, ou bien la figure d’un vieillard, telle qu’on la met dans des maisons particulières ?

Ici le philosophe fut interrompu. On nous raconte, lui disait-on, bien des prodiges opérés par les tching hoang, et les tou ti ; et ces prodiges font connaître, et prouvent leur pouvoir. Souvent même on les voit sous la figure d’hommes vivants. Comment pouvez-vous dire qu’ils ne soient qu’une masse de terre ?

Il y a un tour à prendre, répliqua le philosophe[24], pour expliquer les merveilles et les apparitions dont vous parlez. On voit des hommes, dont les talents sont extraordinaires, et qui se distinguent du commun par leur courage et leur vertu. Il arrive quelquefois qu’ils sont opprimés par la calomnie, ou qu’une mort précipitée les enlève, sans qu’ils aient laissé après eux de postérité. Ces hommes si extraordinaires et si distingués des autres, ont une âme peu commune, qui ne se dissipe pas aisément. Les âmes de ce caractère se retirent la plupart dans les pagodes, et y produisent des évènements qui surprennent. On parle d’un Ouen tien tsiang, qui fut massacré sous la dynastie des Yuen ; d’un Yu tchung tsiao qui périt misérablement sous les Ming : leurs grandes actions ont fait croire aux peuples qu’après leur mort ils étaient devenus tching huang, ou gardiens des villes.

Ce qui fait le mérite d’un homme pendant sa vie, c’est le ki, cet air spiritueux, qui peut subsister encore quelque temps après sa mort : lorsque cet air opère des effets merveilleux, on l’attribue aux esprits, ou des rochers escarpés, ou des lieux montagneux, ou des rivières, ou des villes. Mais tout ce qu’on voit, arrive nécessairement, et selon les lois de la nature. Croira-t-on que ces esprits reçoivent leur rang par le moyen d’un ordre impérial, qui leur distribue leurs fonctions ? Est-il au pouvoir d’un mortel d’assigner à tel et tel esprit la charge de présider à telles et telles productions ? Ce qu’on nomme esprits, n’est autre chose que les montagnes, les rivières, les campagnes, les villes, où, selon le cours naturel des choses, il arrive quelquefois des effets surprenants et peu ordinaires. Il est donc ridicule de dire que tel homme, dont on a connu autrefois le nom et le surnom, est maintenant un esprit qu’on doit honorer.

Permettez-moi de vous dire, répliqua un de l’assemblée, que votre réponse ne me satisfait pas. Ce qui tient le premier rang dans un grand homme, c’est, dites-vous, son ki, son âme. Voulez-vous donc attribuer à ces restes d’un grand homme tout ce qui arrive d’extraordinaire, et qui semble être contre l’ordre naturel des choses connues ? Je demeurais, il y a quelque temps, à Tchung tcheou. Là, je vis des saules qui produisirent de petits marmousets de figure humaine, qui avaient environ deux pouces de hauteur. Vers ce temps-là il plut du riz noir dans le Kiang si : à Tchu tcheou il tomba du ciel des têtes d’hommes, qui n’étaient guère plus grosses qu’un pois, et où cependant l’on remarquait les yeux, la bouche, et le nez très bien formés. Ces évènements ont été publics : des gens sages les croient quand on les rapporte ; et vous ne devez pas dire qu’ils sont arrivés selon l’ordre naturel.

Confucius, répondit le philosophe, ne s’amusait point à parler de ces esprits connus par leurs prestiges. Ce n’est pas qu’il ignorât que quand un État est menacé de révolution, on ne voit arriver quelquefois de ces prodiges, qui sont comme les avant-coureurs de quelque malheur prochain. Ce sage par excellence se contentait de dire, qu’il ne fallait pas trop aisément ajouter foi à ces sortes de merveilles, qui ne sont propres qu’à répandre le trouble et la frayeur dans les esprits, et c’est parce que la secte de Fo a recours à cet artifice pour effrayer les peuples, qu’on la regarde comme une fausse et dangereuse secte. Je conviens qu’à la veille de quelque évènement funeste[25], aux approches, par exemple, d’une famine, ou d’une grande mortalité, les cinq éléments se confondent, et qu’il en sort des monstres, mais si dans ces conjonctures les hommes travaillent sérieusement à réformer leurs mœurs, et à pratiquer la vertu, tous ces présages deviennent inutiles, et s’en vont en fumée.

Vous ne voulez donc point, s’écria l’un des assistants, regarder les esprits immortels, comme les auteurs de ces prodiges. Les attribuer, comme vous faites, aux seules causes naturelles, n’est-ce pas quelque chose de plus inconcevable ? Je vais vous en convaincre par un seul exemple. Sous la dynastie des Ming, dans la ville de Ten sé de la province de Ho nan, il mourut un homme du peuple appelle Tchu, et surnommé Tien pao. Le troisième jour depuis son enterrement, sa femme prit du vin et quelques légumes, et partit pour se rendre à la sépulture de son mari, où elle devait lui faire cette petite offrande : s’étant arrêtée en chemin auprès d’un rocher, il en sortit tout à coup un éclair accompagné d’un bruit effroyable. Au même instant un quartier de la roche tombe, et laisse entrevoir dans un espace vide un coffre de pierre. Cette femme s’approche pour mieux le considérer : et au travers d’une large fente qui se trouva au coffre, elle aperçoit qu’il renferme un sabre, dont la poignée était précieuse, et un livre qui ressemblait fort à un livre de magie. Elle prend ce livre, et s’en retourne chez elle. Aussitôt elle se met à le feuilleter, et à en étudier le sens : après quoi elle se mêla de prédire à ses voisins plusieurs évènements, qui arrivèrent tels qu’elle les avait annoncés.

Les habitants du lieu qui en furent témoins, conçurent pour elle un si grand respect, qu’ils ne l’appelèrent plus que la mère Fo. En moins d’un an, cette nouvelle prophétesse eut une vogue étonnante, et elle traîna à sa suite plus de dix mille personnes : aussi faisait-elle des choses prodigieuses. A l’aide de son livre de magie, elle n’avait qu’à souffler sur un champ plein de blé, ou de riz déjà monté, tout se changeait aussitôt en hallebardes et en épées ; et l’on croyait voir les plus épais bataillons. En prononçant une seule parole, d’un escabeau elle en faisait un tigre ou un léopard : en un instant elle transformait une faible enceinte de pieux en de hautes murailles environnées de fossés. Enfin voici à quoi aboutit tout ce manège.

Un jour qu’on s’y attendait le moins, se fit une révolte presque générale ; les mandarins d’armes accoururent promptement avec des troupes, et songèrent à se saisir des chefs : ils trouvèrent plus de résistance qu’ils ne croyaient, et il se donna un combat très sanglant : mais enfin les rebelles succombèrent. La magicienne se trouva parmi les prisonniers. Elle fut jetée dans un cachot, chargée de chaînes, et elle y resta trois jours, sans avoir jamais pu s’évader. Son art l’abandonna dès qu’elle fut dans les fers. Mais enfin n’avouerez-vous pas que cette femme eût été incapable d’opérer de semblables prodiges, si elle n’avait été aidée par nos immortels ?

Ce que je vous avouerai, dit le philosophe, c’est que quelques magiciens, ou gens de cette espèce, qui prétendent au rang des immortels, ont pu dérober[26] au ciel et à la terre la connaissance d’un changement qui devait sûrement arriver dans la nature. Après cette furtive découverte ils ont composé le livre où ils ont marqué les évènements futurs ; ensuite ils ont caché ce livre dans le sein du rocher. Lorsque le temps fatal de la révolte était prêt d’arriver, selon le cours des choses naturelles, alors les enchanteurs ont paru ; ils ont été écoutés, et ont favorisé cette révolte, où tant de gens ont péri par le glaive.

Au reste, bien que la situation du ciel et de la terre ait amené ces malheurs inévitables, cependant l’audace criminelle de ces magiciens, qui ont empiété sur les droits du ciel, en perçant dans les secrets de l’avenir, n’échappera pas au terrible châtiment qui lui dû. Ceux qui consultent, ou qui écoutent ces prétendus immortels, associés, à ce que l’on dit, aux esprits, ont toujours été très pernicieux à leur patrie.

— Je ne vous passerai point ces derniers mots, dit un de l’assemblée : vous ne pouvez ignorer que le roi des King[27], fuyant après une défaite, passa la profonde rivière de Yang se ; et que par un prodige inespéré, ses chevaux n’eurent de l’eau que jusqu’aux sangles. De même le prince héritier, et le dernier de la race des Yuen ayant vu tailler en pièces presque toute son armée, fut contraint de fuir avec une précipitation extrême vers le nord, il arriva, comme vous savez, sur les bords d’une grande rivière ; et n’y ayant point trouvé de barques pour gagner l’autre rivage, et continuer sa fuite, il parût tout d’un coup en l’air un grand pont de métal, sur lequel il passa la rivière. Direz-vous que ce sont-là des prodiges, qui ne méritent pas la peine d’en parler ?

Voici ce que je pense, répondit le philosophe ; ce qui dans le ciel et sur la terre, est le principe des productions les plus admirables, cet Être, ce ki, fortifie ceux qui sont faibles, et affaiblit ceux qui sont trop forts[28]. Avant les dynasties Hia et Chang, la Terre n’était guère peuplée, et il n’était né encore qu’un petit nombre d’hommes. Le Ciel qui était alors dans toute sa vigueur, était plus propre à produire des sages et des hommes extraordinaires, qui contribuèrent à l’entretien et à l’abondance des peuples ; mais il dégénéra dans la suite des temps : les hommes s’étant extrêmement multipliés, la malice et la corruption du cœur humain devinrent générales ; on ne vit presque plus de droiture et de vertu : les voies[29] du ciel, la raison, l’ordre, le Ciel ne pût souffrir tant de scélérats : c’est pourquoi il produisit ces fléaux des peuples ; ces hommes sanguinaires, qui ne se plaisent que dans la guerre et dans le carnage : il fit naître un Pe tchi qui causa la ruine de Tchao, et des troupes sans nombre qu’il commandait. Lieou tao tché fut un autre foudre de guerre, qui porta le ravage et la désolation dans toutes les provinces.

Pour ce qui est des deux points d’histoire que vous me citez, vous ne devez pas douter que cette faveur fut accordée à ces princes, afin de conserver quelques restes de la dynastie Yuen et de la nation King, qui sans ce secours auraient été éteintes. Il est constant que la conduite du ciel[30] n’est point aveugle ni dépourvue de connaissance ; s’il traverse[31] la prospérité, c’est qu’elle passe les bornes. Je vous en rapporterai un seul exemple.

Le ciel a-t-il dessein de rétablir dans sa splendeur la dynastie des Han ? Il a soin, lorsque Quang vou se trouve arrêté sur les bords d’un fleuve large et rapide, de glacer subitement les eaux du fleuve, afin que lui et ses troupes ne trouvent aucun obstacle à leur passage. Lorsque l’ordre observé par le ciel[32] pour le gouvernement du monde, est prêt de causer quelque grand changement, comme, par exemple, quand le ciel est sur le point d’abandonner une dynastie régnante, il arrive alors des évènements extraordinaires, qui en sont les funestes présages. Mais ce ne sont pas toujours les mêmes, quoiqu’ils partent de la même cause.

Tous les assistants ayant loué la subtilité et la pénétration d’esprit que le philosophe avait fait paraître, l’un d’eux lui dit : Après tout, monsieur, les religions de Fo et de Lao sont répandues dans tout l’empire : elles ont pris depuis longtemps de fortes racines dans les cœurs. Faites réflexion que vous êtes seul à les combattre : je veux que vous les attaquiez avec encore plus de force, qu’on ne les a combattu dans les anciens livres, vous n’en serez pas moins assailli par une infinité de gens qui suivent cette doctrine, et vous n’avez qu’une bouche et une langue, pour répondre à un si grand nombre d’adversaires : pourrez-vous leur résister ? Et, n’est-il pas à craindre qu’en voulant apprendre aux autres la source du vrai bonheur, vous ne vous attiriez à vous-même de véritables malheurs ?

Le philosophe comprit ce que signifiait ce compliment, et jugeant qu’il avait étalé vainement son érudition, il prit occasion de la nuit qui approchait, pour s’en retourner à la ville. Les plus respectables de l’assemblée l’accompagnèrent jusqu’au pont, et c’est ainsi que finit l’entretien.


Telles sont les principales sectes qui ont cours dans l’empire de la Chine ; car il n’est pas nécessaire de parler ici de la secte des mahométans, qui se sont établis depuis plus de six cents ans en diverses provinces, où ils vivent assez tranquilles, parce qu’ils ne se donnent pas de grands mouvements, pour étendre leur doctrine, et se faire des disciples, et que dans les anciens temps ils ne se multipliaient que par les alliances et les mariages qu’ils contractaient. Mais depuis quelques années, ils ne laissent pas de faire d’assez grands progrès à force d’argent. Ils achètent partout des enfants idolâtres ; et les parents qui sont souvent hors d’état de les nourrir, ne font aucune difficulté de les vendre. Dans un temps de famine qui désola la province de Chan tong, ils en achetèrent plus de dix mille. Ils les marièrent : ils leur achetèrent, ou leur bâtirent des quartiers de ville, et même des bourgades entières : peu à peu ils en sont venus dans plusieurs endroits jusqu’à ne plus souffrir aucun habitant, qui n’aille à la Mosquée. C’est par cet artifice, qu’ils se sont extrêmement multipliés depuis un siècle.

Je ne parlerai pas non plus d’une poignée de Juifs, qui s’introduisirent à la Chine sous la dynastie des Han, qui commença à régner deux cent six ans avant Jésus-Christ. Ils étaient dans le commencement plusieurs familles, mais leur nombre est fort diminué, et il n’en reste présentement que sept. Ces familles s’allient les unes aux autres, sans se mêler avec avec lesquels ils n’ont rien de commun, ni pour les livres, ni pour les cérémonies de leur religion. Ils n’ont de synagogue que dans Cai fong, capitale de la province de Ho nan. Si l’on en veut savoir davantage, on peut consulter la lettre du P. Gozani, insérée dans le septième recueil des Lettres édifiantes et curieuses, écrites par quelques missionnaires de la compagnie de Jésus, en attendant qu’on donne au public les autres observations singulières qu’on a reçues de la Chine depuis l’impression de la lettre du P. Gozani.

Mais je ne puis me dispenser de parler de l’établissement et du progrès de la religion chrétienne dans ce vaste empire, qui a commencé à s’y établir depuis près de deux siècles, que des missionnaires pleins de ferveur et de zèle y portèrent la lumière de l’Évangile.


  1. Ces plaintes du philosophe chinois méritent d'être observées : si son système régnait dans la secte littéraire, il ne se plaindrait pas, comme il fait, qu'il n'a pu le faire goûter par les principaux lettrés.
  2. On voit par ce raisonnement du philosophe chinois, qu’il ne croit pas que les insectes soient produits par des œufs, mais simplement par la corruption. Il abuserait bien davantage de ce principe, si à la faveur des microscopes, il voyait la construction admirable de ces petits insectes dans la multiplicité, la subtilité, et le rapport de leurs organes.
    Le philosophe chinois, comme tous ceux qui cherchent à éteindre la connaissance d’un premier être, est si faible dans son système, que pour le former, il suppose d’abord les principes les plus absurdes et les plus chimériques, et veut donner ses fictions pour des premières vérités. On voit bien qu’il avait affaire à de pitoyables adversaires. Ce tai ki comme il l’appelle, cette masse informe, ce suprême indéfini qui a précédé tous les êtres définis, subsiste-t-il par lui-même ? Est-il l’auteur de son être ? Cette portion la plus subtile du tai ki s’est-elle donnée à elle-même le mouvement qu’elle imprime aux autres êtres, ou l’a-t-elle reçu d’un autre être, qui a été le premier moteur ? Ce bel ordre de l’univers, cet arrangement de toutes ses parties toujours le même, ces êtres animés, pensants, raisonnables, et libres dans leurs actions, peuvent-ils être l’effet d’une cause aveugle, qui agit au hasard, qui ne prépare rien, qui n’arrange rien, qui ne choisit rien, qui est sans volonté et sans intelligence ? Voilà pourtant ce que ses principes établissent, et qui ne peuvent être avoués que par un homme qui renonce au bon sens et à la raison. Car enfin à la vue d’un palais, où la symétrie et les proportions sont exactement observées, osera-t-on dire que les pierres se sont assemblées dans ce bel ordre, et qu’elles se sont arrangées d’elles-mêmes d’une manière propre à en distribuer les divers appartements ; que les murs se sont élevés, et que la charpente s’est posée elle-même pour soutenir le toit, qui est venu ensuite se placer sur la charpente ; en un mot, que ce palais où éclate la plus parfaite architecture, a été dressé par un de ces coups capricieux du hasard ? En lisant une histoire ou un poème rempli des plus grands évènements, dira-t-on que c’est le concours fortuit des caractères qui se sont placés au hasard dans l’arrangement nécessaire pour décrire cette suite d’évènements, et les lier tous ensemble ? Un enfant qui bégaye, rirait d’un pareil raisonnement. Ces ouvrages de l’art démontrent invinciblement qu’ils ont été produits par des mains savantes et industrieuses. Mais que penser de la structure de cet univers qui renferme les plus éclatantes merveilles ? Cette Terre suspendue et immobile qui nous porte, ces richesses qui sortent chaque année de son sein, pour satisfaire aux divers besoins des peuples ; cette voûte immense des cieux qui roule sans cesse autour de la terre, et qui nous couvre ; ces abîmes d’air et d’eau qui nous environnent ; cet immense réservoir d’eau qui entoure la terre, et auquel on a donné le nom de mer, si resserré dans ses limites, qu’il ne les franchit jamais, et qui dans la plus grande fureur brise les flots écumants contre le rivage ; ce soleil, ces astres qui nous éclairent ; la constance et la régularité de leurs mouvements, sans que depuis tant de siècles on y ait pu voir le moindre dérangement. Ces animaux de tant d’espèces différentes, cet instinct naturel, par lequel ils cherchent ce qui leur est utile, et fuient ce qui leur est nuisible ; la manière dont ils se renouvellent chaque jour par le secours des aliments, et dont leurs espèces se perpétuent par la voie de la génération ; le corps humain, ce chef d’œuvre formé d’une vile matière ; ses différentes parties et leurs usages ; cette âme qui l’anime, qui lui est intimement unie, et qui en fait jouer tous les ressorts, qui pense, qui raisonne, qui réfléchit, qui délibère, qui se forme des images distinctes de ce qui n’est plus, comme s’il était encore, qui conserve le souvenir de ce qui est passé comme s’il était présent, qui est libre, et qui se détermine à ce qui lui plaît : dire que tout cela puisse s’expliquer par les combinaisons d’une matière plus subtile, et qui a en soi une vertu vivifiante, n’est-ce pas se jouer de la raison, et étouffer sa plus vive lumière ? N’est-ce pas se boucher les oreilles, et refuser d’entendre la voix de toutes les créatures, qui sont marquées du sceau de cette souveraine intelligence qui les a formées, et qui nous crie sans cesse qu’elles sont l’ouvrage de ses mains ? C’est ainsi néanmoins que lorsque toutes les créatures, jusqu’au moindre insecte, publient la puissance du Créateur, on trouve de prétendus sages, qui s’épuisant en de frivoles systèmes, et s’évanouissant dans leurs vaines pensées, s’efforcent d’arracher de leur cœur le sentiment de la divinité, et excitent des nuages pour obscurcir cette pure lumière qui les éclaire malgré eux, et qu’ils voudraient bien pouvoir éteindre.
  3. A la vue de ces deux figures tracées par le philosophe chinois, on demandera peut-être si l’on croit encore à la Chine que la Terre est carrée. Il paraît que le philosophe suit ici l’ancienne opinion qui favorisait le nom de tchang koué, ou de royaume du milieu, que les Chinois donnaient à leur empire, s’imaginant que la Terre était carrée, qu’ils en occupaient la plus grande partie, et que tout le reste n’était que des morceaux de terre rangés autour, pour lui servir d’ornement. Il n’en est pas de même d’un globe, où le milieu se trouve sur la surface partout où l’on veut. Mais depuis que les Européens sont à Peking, ceux des Chinois qui les fréquentent, ou qui ont quelque teinture des mathématiques, sont bien revenus d’une erreur si grossière, et cette erreur n’était en Chine, que parmi ceux qui n’avaient nulle connaissance des mathématiques, comme nous voyons qu’en Europe il y a eu longtemps de l’erreur sur la rondeur de la terre, sur les antipodes. Les mathématiciens chinois ont supposé la terre, pour sa figure, semblable à un œuf de poule. Le mot de fang, qui signifie carré, doit être interprété par solide, fiable.
  4. C’est le Pluton des Chinois idolâtres qui honorent Fo.
  5. Un lettré, pour peu qu’il soit sensé, a des mesures à garder, lorsqu’il parle du chef de la littérature et des premiers sages de l’empire : aussi notre philosophe prend-il un tour assez plaisant, pour donner à Confucius une durée qui égale la durée du Ciel et de la Terre, mais ce qu’il appelle la durée de Confucius, sera également la durée d’un million d’hommes, dont les âmes sont pareillement retournées à la masse éthérée, pour ne faire qu’un tout avec elle. C’est la même chose que si dans un vase plein de neige, on faisait de cette neige des statues de princes, de philosophes, d’empereurs. La neige venant à se fondre, il n’y a plus de distinction, et tout est réduit à une masse semblable, qui ne fait plus que le même tout.
  6. Chef de la secte des Tao Sseë.
  7. Le détail que fait de Fo ce philosophe chinois, a ses traits de nouveauté : il en rapporte des particularités qu’on n’a point ailleurs. C’est lui, comme on le voit, qui inventa la métempsycose. Comme il vécut cinq cents ans avant Pythagore, et qu’on sait d’ailleurs que ce philosophe parcourut l’Égypte & l’Inde, on ne peut guère douter qu’il n’ait pris des disciples de Fo sa doctrine de la métempsycose, et qu’il ne s’en soit fait honneur à son retour en Grèce.
  8. Les femmes idolâtres croient voir souvent des esprits sous la figure de renards, et les appellent Hou li tsing.
  9. Quelque bien fondé que soit le philosophe chinois à regarder la doctrine du Fo comme la source d’une infinité de désordres, on pourrait avec beaucoup plus de raison lui faire le même reproche sur son système. Car si, selon le plan de doctrine qu’il se forme, cet univers n’a pas été produit, et n’est pas gouverné par une première et souveraine intelligence ; si le Ciel et la Terre ne se maintiennent dans ce bel ordre, que par le seul mouvement naturel et nécessaire ; si dans cette grande machine tout se meut mécaniquement, chacun peut se dire à soi-même : je n’ai point de fin hors de moi ; c’est à ma félicité présente que je dois penser ; le temps de la vie est court et incertain : de quelle autorité prétend-on me donner des lois ? C’est la force et non le devoir qui m’obligent de m’y soumettre : les éloges qu’on donne à cette soumission, en payent mal la contrainte : dire que l’autorité qu’on exerce sur moi est émanée du Ciel, c’est un pur verbiage, puisque ce Ciel n’est que matière ; qu’on ne parle point ni de vertus, ni de vices, ce sont des termes vagues, qui ne laissent d’idées que celles qu’on a reçues de l’éducation, et des préjugés inspirés dans l’enfance. Ainsi point d’instructions, point de réprimandes, point de lois, point de châtiments, point de gouvernement : tout cela est inutile ou injuste : le penchant doit être l’unique règle de conduite. Ces conséquences suivent naturellement de ce système, et conduisent, comme on voit, à tous les crimes. Pour le mieux comprendre, il faudrait se trouver dans une ville qui fût toute composée d’athées : c’est ce qui ne s’est point encore trouvé, et ne se trouvera jamais. Car s’il y a des athées par le cœur, c’est-à-dire, qui voudraient bien qu’il n’y eût point de Dieu vengeur des crimes, il est très rare d’en trouver qui soient athées par l’esprit, c’est-à-dire, dont la raison soit affaiblie jusqu’à méconnaître entièrement l’auteur de leur être, et à ignorer une vérité, qui est gravée dans chaque partie de cet univers. Mais dans cette supposition, quelle serait la confusion et la corruption qui règnerait dans cette ville ? On s’y applaudirait d’abord de s’être mis au large, et de n’être plus alarmé par la crainte de la justice divine : mais serait-on longtemps à secouer toute sorte de joug, et à vouloir vivre dans l’indépendance ? Et ne s’abandonnerait-on pas aux excès les plus monstrueux ?
  10. Salle commune, où on honore les défunts de la même famille.
  11. Cette objection embarrasse le philosophe chinois : il aurait pu se tirer d’affaire, en répondant que leur Yo hoang n’était pas le Chang ti des lettrés, mais celui que la secte de Tao avait honoré de ce nom sous la dynastie des Han, et qui avait nom Tchang y ; mais au lieu de cette réponse qui eût été solide, il s’arrête à vétiller sur les habits qu’aurait dû avoir le Chang ti ; il tâche de faire passer ce trait d’histoire pour une fable, ou pour un simple songe, de même qu’on voit en songe l’oiseau fabuleux, appelle fong hoang ; cependant arrêté par l’autorité des livres classiques, il a recours à des interprètes modernes, et il veut que le Chang ti ne soit autre chose que son tai ki. Si les Chinois avaient du li la même idée qu’en a donné le R. P. Mallebranche, qui ne paraît guère instruit de leur doctrine, il aurait été aisé à notre philosophe de répondre, que l’empereur Kao tsong voyait son futur ministre dans le li ; car ce R. Père assure que selon le système de la philosophie chinoise, toutes les vérités sont vues dans le li, et c’est selon ce système qu’il a imaginé dans l’ouvrage intitulé, Entretien d’un philosophe chrétien avec un philosophe chinois, qu’il fait parler de la sorte un philosophe chinois : Nous ne recevons que la matière, et le Li, cette souveraine vérité, sagesse, justice, qui subsiste éternellement dans la matière, qui la forme et l’arrange dans ce bel ordre que nous voyons, et qui éclaire aussi cette portion de matière épurée et organisée dont nous sommes composés ; car c’est nécessairement dans cette souveraine vérité (le li) à laquelle tous les hommes sont unis les uns plus, les autres moins, qu’ils voient les vérités et les lois éternelles, qui sont le lien de toutes les sociétés, etc. Après ce début, on n’est pas surpris d’entendre le philosophe chrétien qui lui répond : Votre li, votre souveraine justice approche infiniment plus de l’idée de notre Dieu, que celle de ce puissant empereur Chang ti. Malheureusement ce langage est nouveau et inouï à la Chine, et il n’y a point de lettré qui ne fut étrangement surpris d’apprendre qu’on lui fît tenir un pareil discours.
  12. L’objection, si elle eût été poussée, était forte, elle ne laisse pas de le jeter dans un grand embarras. Si le Chang ti des lettrés, lui dit-on, était sans vie et sans intelligence, aurait-il pu donner un fidèle ministre à l’empereur Kao tsong pour récompenser sa vertu ? Serait-il nécessaire de se purifier intérieurement, pour offrir décemment des sacrifices solennels au Chang ti ? Notre philosophe élude la difficulté, il a recours à son tai ki ; mais il n’a garde de dire de ce tai ki ce que Confucius disait du Chang ti : Il connaît le fonds de mon cœur, tchi ngo, et comme très juste tchi kung, qu’il me punisse, si mes intentions sont criminelles. Notre athée pense bien autrement de son tai ki, il l’enveloppe de beaux noms pris dans un sens métaphorique : c’est, dit-il, ce qui domine, ce qui règne dans le ciel, dans la terre, et dans tous les êtres. En lui sacrifiant, il suffit de se tourner respectueusement vers le ciel. Il n’ose désapprouver le rit des sacrifices solennels, qui sont en usage dans la secte littéraire, et par un mélange bizarre, il accommode ensemble et son athéisme et des actes de religion. Tout cela prouve que ce qui intrigue le plus ces athées, c’est la doctrine des livres classiques, qu’ils n’osent rejeter ouvertement, et qu’ils voudraient bien pouvoir ajuster à leur système.
  13. Ici le philosophe ne sachant comment concilier avec son système, l’idée que le texte classique présente naturellement du Chang ti dans son apparition à Kao tsong, tombe dans une contradiction manifeste. Il dit que l’erreur et la superstition touchant les esprits s’est introduit dès le temps d’Yao et de Chun, et par là il avoue que sa doctrine n’est pas la même que celle du siècle où régnaient ces princes, qu’on regarde néanmoins dans l’empire comme le siècle d’or, par rapport aux mœurs et à la religion. Il avoue néanmoins que Yao et Chun étaient des sages du premier ordre, écoutés comme des oracles destinés à réformer l’empire confié à leurs soins ; et cependant ces sages ont autorisé et même introduit des erreurs grossières et pernicieuses. Comment s’accordera-t-il avec lui-même ?
  14. Ce philosophe s’est récrié contre le sentiment des sectaires, qui prétendent que le corps n’est qu’un domicile où l’âme loge en passant ; il suppose que l’âme, de la manière qu’il l’entend, est unie au corps. Mais il n’admet point d’âmes qui soient des êtres nouveaux, spirituels, immortels : il prétend que l’âme est une portion de matière plus subtile qui se détruit, de même que le corps, par la désunion de ses parties : mais cela supposé, comment est-ce que l’âme s’unit au corps ? Étant matière, elle ne peut lui être unie que comme un corps l’est à un autre corps. Il est évident que deux corps ne peuvent être unis que par la surface. Une telle union suffit-elle pour expliquer ce que nous éprouvons touchant toutes les parties de notre corps, et le sentiment de l’âme ? D’ailleurs, si l’âme est composée de parties, de même que le corps, chaque partie a des fonctions qui lui sont propres. Dans quelle partie mettra-t-il la faculté de penser ? La matière peut-elle devenir un être pensant ? Il faut que, selon son hypothèse, il soutienne encore que l’âme n’étant qu’une masse de matière mise en mouvement, n’est nullement libre ; que le moindre mouvement de main, auquel je me déterminai hier, a été nécessaire, et n’a pu être omis, de même que le soleil n’a pu manquer de s’élever sur l’horizon, et qu’afin que je n’eusse pas remué la main, il eût fallu que dès le commencement du monde la matière eût reçu un mouvement naturel, tout différent de celui qu’elle a eu d’abord. Quelles absurdités n’est-on pas obligé de soutenir, quand on ne veut point démordre des faux principes qu’on a établis !
  15. Saint Épiphane croit que Pythagore est l’inventeur du dogme des deux principes. Il se pourrait bien faire que ce philosophe aurait encore puisé cette doctrine chez les disciples de Fo. On voit qu’ils tiennent deux génies de caractères bien différents : l’un qui ne cherche qu’à dévorer le plus d’hommes qu’il lui est possible ; et l’autre qui est tout occupé à sauver ceux que ce méchant génie veut engloutir.
  16. Tout cela se dit selon le système des bonzes et du culte idolâtrique venu des Indes. Ils admettent une espèce de paradis, d’enfer, un Dieu Yen vang, etc.
  17. C'est ainsi qu'on relie souvent les livres chinois.
  18. Tching, signifie mur, et hoang fossé.
  19. Tou signifie terre, ti signifie lieu.
  20. Ché signifie lieu hors des villes.
  21. Nom de la place où étaient leurs représentations.
  22. On voit ici l’embarras du philosophe, par la manière dont il se débat en assez malhabile homme sur les prestiges, et sur d’autres évènements prodigieux, qui ne peuvent être opérés que par des démons, et qu’il veut attribuer aux causes naturelles. Il a assez de bonne foi pour ne pas nier ces effets merveilleux, comme feraient d’autres, qui, pour se tirer d’affaire, sont déterminés à n’admettre aucun évènement qui soit contre l’ordre naturel. Mais aussi est-il vrai de dire que l’évocation et les opérations du démon sont trop ordinaires à la Chine pour pouvoir être niées. C’est une chose remarquable, que dans tous les pays, où le christianisme n’est pas établi, le démon y exerce un grand pouvoir sur les peuples ; et que ce pouvoir cesse, dès que la vraie religion y prend racine. Bien plus, ce pouvoir de l’esprit des ténèbres est entièrement lié par la seule présence d’un enfant chrétien. C’est de quoi on a une infinité d’exemples.
  23. Voici le texte, Tien, ti, tse, gen, tchin, tchi, chin. Il paraît que par ces termes, esprit du ciel, notre athée n’entend autre chose que le ciel même. De même que par les esprits des montagnes et des rivières, il n’entend autre chose que les montagnes et les rivières que nous voyons.
  24. Qu’il y ait des esprits gardiens des villes et des principaux endroits de l’empire, c’est une opinion très ancienne à la Chine. On voit encore maintenant les mandarins les plus déchaînés contre l’idolâtrie populaire, avoir souvent recours au tching loang. Notre philosophe ne fait ici que chicaner sur le nom de tching hoang : le raisonnement dont il se sert, est assez semblable à celui que certains Chinois opposent aux missionnaires sur le nom de Tien tchu, c’est-à-dire, Seigneur du Ciel, qu’on donne à Dieu. Avant que le ciel fût créé, disent-ils, et ils croient dire merveilles, il ne pouvait y avoir un Tien tchu, un seigneur de ce qui n’était pas ; votre Tien tchu a donc commencé tout au plus avec le ciel ? Comme on raconte beaucoup de faits singuliers, vrais ou faux, qui prouvent la protection accordée par les tching hoang aux villes et aux habitants, et que d’ailleurs ce culte est reconnu et en usage dans la secte littéraire, notre athée se donne la torture pour ajuster ces idées communes à son système. Il y a certaines âmes, dit-il, qui ne se dissipent point au sortir du corps, qui subsistent encore, et qui cherchant un domicile, s’arrêtent à la demeure des tching hoang, où elles opèrent les merveilles qu’on raconte. Il eût été bien plus embarrassé si en lui répondant conformément à son extravagant système, on lui eût dit : vous, qui vous applaudissez d’avoir secoué le joug d’un maître suprême, en refusant de le reconnaître ; que savez-vous si les âmes de vos plus grands ennemis ne seront pas du nombre de celles qui subsistent encore après la mort ? Ces âmes n’étant plus retenues par la crainte des lois, et vous n’ayant pas le pouvoir de les éviter, que n’avez-vous pas à craindre de leur colère et de leur vengeance ?
  25. Notre philosophe n’oserait nier ce qui est si souvent répété dans le Chu king ; que certains signes qui arrivent, sont des avertissements que donne le Chang ti de quelque prochain malheur, à moins qu’on ne le prévienne par la réformation des mœurs : mais voulant accorder cette doctrine à son système, il fait le plus pitoyable raisonnement du monde : car enfin peut-il y avoir selon les lois de la nature, comme il le suppose, des présages certains d’évènements incertains, & qui dépendent de la volonté libre & changeante des hommes ? Peut-on s’empêcher de reconnaître une intelligence supérieure qui mette de la liaison entre le présage d’une comète, ou d’un tremblement de terre, & l’évènement d’une sédition populaire, ou du renversement d’un trône ?
  26. Ce vol fait au ciel et à la terre par les magiciens, est, comme on voit, un pur galimatias ; ce qui prouve, que pour rendre ridicule le système d’un philosophe, qui attribue tout aux causes naturelles, il suffit de le faire raisonner sur la nature. Rien n’est plus capable de découvrir son extravagance, et de confondre son orgueil.
  27. Ancêtres des Mantcheoux, qui se rendirent maîtres de la plus grande partie de la Chine, et qui furent ensuite presque tous exterminés par les Tartares occidentaux.
  28. Voici le texte : Tien ti Tsao hoa tchi ki pou Tsou tché Tsou tchi teoi Tu tché Sun tchi.
  29. Voici le texte : Tien tao ngou ngo gin tchi to kou.
  30. Tuen fei Tien tao vou tchi.
  31. Nai Sun ki Yeou Yu Ye.
  32. Tien tao Kiung.