Description de la Chine (La Haye)/Des autres parties des Mathématiques

Scheuerlee (3p. 332-336).


DES AUTRES PARTIES DES MATHÉMATIQUES.


Les autres parties des mathématiques, si l’on en excepte l’astronomie, dont je parlerai bientôt, ont été entièrement inconnues aux Chinois. Ce n’est que depuis un peu plus d’un siècle, et depuis l’entrée des premiers Missionnaires jésuites dans leur empire, qu’ils se sont aperçus de leur ignorance.

Cette nation naturellement orgueilleuse, se regardait comme la plus savante du monde, et elle jouissait en paix de cette réputation, parce qu’elle ne connaissait aucune autre nation qui ne fût moins éclairée qu’elle. Elle fut détrompée par l’habileté des missionnaires qui parurent à la cour. L’idée que ces missionnaires donnèrent de leur capacité, servit beaucoup à accréditer leur ministère, et à faire estimer la religion qu’ils prêchaient.

Le feu empereur Cang hi, dont la passion favorite était d’acquérir tous les jours de nouvelles connaissances, ne se lassait pas de les voir et de les entendre. Les jésuites de leur côté, voyant combien la protection de ce grand prince était nécessaire au progrès de l’Évangile, n’oublièrent rien pour piquer sa curiosité, et contenter le goût naturel qu’il avait pour les sciences.

Ils lui donnèrent d’abord la connaissance de l’optique, en lui présentant un demi-cylindre d’une grandeur raisonnable, et qui était d’un bois fort léger. On avait mis au milieu de son axe un verre convexe, que l’on tournait vers les objets pour faire entrer au-dedans de ce tube les images qui s’y peignaient au naturel.

L’empereur, à qui ce spectacle était nouveau, y prit beaucoup de plaisir. Il souhaita qu’on lui fît dans son jardin de Peking une machine semblable, par laquelle, sans être aperçu, il pût voir tout ce qui se passerait dans les rues et les places voisines.

On prépara pour cela un verre objectif du plus grand diamètre ; et l’on fit dans la plus épaisse muraille du jardin une grande fenêtre en pyramide, dont la base donnait dans le jardin et la pointe vers la place. À cette pointe on plaça l’œil de verre vis-à-vis du lieu où il y a le plus grand concours de peuple. A la base on fit un assez grand cabinet fermé de tous côtés, et fort obscur.

Ce fût là que l’empereur vint avec les reines, pour considérer les vives images de tout ce qui se passait dans la place ; et cette vue lui plût extrêmement ; mais elle charma surtout les princesses qui ne pouvaient jouir autrement de ce spectacle, la coutume de la Chine ne leur permettant pas de sortir du palais.

Le P. Grimaldi donna un autre spectacle des merveilles de l’optique dans le jardin des jésuites de Peking, qui étonna fort tous les Grands de l’empire. Il fit sur les quatre murailles quatre figures humaines, chacune de la longueur de la muraille qui était de cinquante pieds. Comme il avait parfaitement gardé les règles de l’optique, on n’y voyait de front que des montagnes, des forêts, des chasses, et autres choses de cette nature. Mais d’un certain point on y apercevait la figure d’un homme bien fait et bien proportionné.

L’empereur honora la maison des jésuites de sa présence, et considéra ces figures fort longtemps et avec admiration. Les Grands et les principaux mandarins qui y venaient en foule, étaient dans la même surprise. Mais ce qui les frappait davantage, c’était de voir des figures si régulières et si exactes sur des murailles très irrégulières et entrecoupées de plusieurs portes et de fenêtres.

Il serait trop long de rapporter toutes les figures tracées confusément, et que l’on voyait distinctement d’un certain point, ou que l’on redressait avec des miroirs coniques, cylindriques, pyramidaux, et tant d’autres prodiges de l’optique que le père Grimaldi présentait aux plus beaux esprits de la Chine, et qui attiraient également leur surprise et leur admiration.

En matière de catoptrique, on présenta à l’empereur toutes sortes de verres et de lunettes pour le ciel, pour la terre, pour les grandes distances, pour les petites, pour grossir, diminuer, multiplier, réunir les objets.

Entre autres choses on lui donna premièrement un tube fait en prisme à huit faces, qui étant mis parallèle à l’horizon, représentait sur ses huit faces huit scènes différentes, et si vives, qu’on les eût pris pour les objets mêmes ; ce qui étant joint à la variété de la peinture, arrêta longtemps les yeux de l’empereur.

Secondement, on lui présenta un autre tube, où se trouvait un verre polygone, qui par ses différentes faces ramassait en une seule image, plusieurs parties de différents objets ; en sorte qu’au lieu d’un paysage, des bois, des troupeaux, et de cent autres choses représentées par le tableau, on voyait distinctement un visage humain, un homme entier, et quelque autre figure fort exacte.

Troisièmement, on lui fit voir un tube qui renfermait une lampe allumée, dont la lumière sortait par un petit trou d’un tuyau, au bout duquel était un verre de lunette. En y coulant successivement plusieurs petits verres peints de diverses figures, ces mêmes figures se représentaient sur la muraille opposée, d’une petitesse ou d’une grandeur prodigieuse, selon que la muraille était proche ou éloignée. Ce spectacle pendant la nuit ou dans un lieu fort obscur, causait autant de frayeur à ceux qui ignoraient l’artifice, qu’il faisait de plaisir à ceux qui en étaient instruits. C’est aussi ce qui lui a fait donner le nom de Lanterne magique.

On n’oublia pas la perspective. Le P. Bruglio donna à l’empereur trois tableaux, où les règles en étaient parfaitement gardées. Il en exposa trois copies dans le jardin des jésuites de Peking. Les mandarins, qui de toutes les parties de l’empire se rendaient dans cette grande ville, venaient les voir par curiosité, et en étaient également frappés. Ils ne pouvaient concevoir comment sur une toile fort unie on pouvait représenter des salles, des galeries, des portiques, des chemins, et des allées à perte de vue, et tout cela si naturellement, que du premier coup d’œil on y était trompé.

La statique eut son tour. On offrit à l’empereur une machine, qui n’avait pour principales pièces que trois roues dentées, et une main de fer. Avec cette machine un enfant élevait sans peine plusieurs milliers de livres, et tenait lui seul contre vingt hommes des plus robustes.

Par rapport à l’hydrostatique, on fit faire pour l’empereur des pompes, des canaux, des siphons, des roues, et plusieurs autres machines propres à élever l’eau au-dessus de sa source, et entr’autres une machine qu’on employa à enlever l’eau d’une rivière appelée les dix mille sources et à la faire décharger dans des terres du domaine de Sa Majesté, ainsi qu’elle l’avait souhaité.

Le P. Grimaldi fit aussi présent à l’empereur d’une machine hydraulique, dont l’invention était assez nouvelle. On y voyait un jet d’eau continuel, une horloge fort juste, les mouvements des cieux, et un réveil matin également justes.

Les machines pneumatiques ne piquèrent pas moins la curiosité de l’empereur. On fit faire d’un bois léger un chariot à quatre roues de la longueur de deux pieds. Au milieu l’on mit un vase d’airain plein de braise, et au-dessus un éolipile, dont le vent donnait par un petit canal dans une petite roue à ailes, semblables à celles des moulins à vent. Cette petite roue en faisait tourner une seconde avec un essieu, et par leur moyen faisait marcher le chariot deux heures entières. De peur que le terrain ne lui manquât, on le faisait marcher en rond en cette manière.

A l’essieu des deux dernières roues, on attacha un timon, et à l’extrémité de ce timon un second essieu qui allait percer le centre d’une autre roue un peu plus grande que celles du chariot, et selon que cette roue était plus ou moins éloignée du chariot, elle décrivait un plus grand ou un plus petit cercle.

On appliqua aussi ce principe de mouvement à un petit navire porté sur quatre roues. L’éolipile était caché au milieu du navire : et le vent sortant par deux autres petits canaux, enflait ses petites voiles, et le faisait tourner en rond fort longtemps. L’artifice en était caché, et l’on entendait seulement un bruit semblable à celui du vent, ou à celui que l’eau fait autour d’un vaisseau.

J’ai déjà parlé d’une orgue qui avait été présentée à l’empereur. Comme elle était très petite et défectueuse en beaucoup de choses, le P. Pereira en fit faire une plus grande, qu’il plaça dans l’église des jésuites de Peking.

La nouveauté et l’harmonie de cet instrument, charma les Chinois. Mais ce qui les étonna davantage, c’est que cette orgue jouait d’elle-même des airs d’Europe et de la Chine, et faisait même quelquefois un fort agréable mélange des deux musiques.

On sait, et je l’ai dit ailleurs, que ce qui donna au P. Ricci une entrée favorable à la cour de l’empereur, ce fut une horloge et une montre sonnante, dont il lui fit présent. Ce prince en fut si charmé, qu’il fit bâtir exprès une tour magnifique pour placer l’horloge ; et comme la reine sa mère avait envie de la montre, parce qu’elle sonnait, l’empereur qui ne voulait point s’en défaire, eut recours à une industrie. Il eût soin qu’on la lui montrât sans monter la sonnerie, afin que ne la trouvant pas à son gré, elle la lui renvoyât : ce qu’elle fit en effet.

On ne manqua pas de satisfaire dans la suite le goût de l’empereur. On fit venir d’Europe quantité de ces sortes d’ouvrages. Les princes chrétiens remplis de zèle pour la conversion d’un si grand empire, aidèrent les missionnaires de leurs libéralités, et les cabinets de l’empereur furent bientôt remplis de toutes sortes d’horloges, dont la plupart étaient d’une invention rare, et d’un travail extraordinaire.

Le P. Pereira qui avait un talent singulier pour la musique, fit placer une grande et magnifique horloge au haut de l'église des jésuites. Il avait fait faire quantité de petites cloches, suivant les proportions de l’harmonie, et les avait placées dans une tour destinée à cet usage. Chaque marteau était attaché à un fil de fer qui le faisait lever et tomber sur la cloche en même temps. Au-dedans de la tour il avait mis un grand tambour, sur lequel des airs de la Chine étaient notés avec des petites pointes. Immédiatement avant l’heure le tambour se trouvait dégagé de quelques dents de roue qui le tenaient arrêté et suspendu. Il suivait aussitôt le mouvement d’un grand poids pendu à sa circonférence. Il attrapait avec ses pointes le fil de fer de chaque marteau. Chaque cloche sonnait à son tour, suivant les règles, et l’on entendait distinctement un des plus beaux airs du pays, lequel était suivi de l’heure, que la grosse cloche marquait d’un son plus fort.

Ce spectacle fut également nouveau pour la cour et pour la ville : les grands et les petits y accoururent. L’église, toute grande qu’elle est, ne pouvait contenir la foule prodigieuse des peuples qui allaient et venaient sans cesse : ils se succédaient continuellement les uns aux autres, et quoique la plupart fussent infidèles, on avait la consolation de les voir se prosterner respectueusement devant une image du Sauveur, et lui adresser humblement leurs prières.

Il ne paraissait aucun de ces phénomènes extraordinaires du ciel, tels que sont les parélies, les iris, les couronnes du soleil et de la lune, que l’empereur n’appelât aussitôt les missionnaires dans son palais, pour lui en expliquer les causes. On fit plusieurs livres sur ces merveilles de la nature ; et pour confirmer ces explications d’une manière plus sensible, on fit construire une machine, dont l’artifice représentait ce que la nature faisait voir dans le ciel.

C’était un tambour bien fermé par dehors, et blanchi au dedans. La surface intérieure représentait la surface du ciel : la lumière du soleil y par une petite ouverture, et passant au travers d’un prisme de verre à trois faces, allait tomber sur un petit cylindre fort poli : de cet essieu elle rejaillissait sur la concavité du tambour, y peignait parfaitement toutes les couleurs de l’iris, et marquait en même temps le parallèle que le soleil parcourait ce jour-là.

La même lumière du soleil réfléchie d’une petite partie de l’essieu, après l’avoir aplatie, faisait voir sur le ciel artificiel l’image du soleil ou le parélie. Par d’autres réfractions et réflexions, on faisait voir les couronnes du soleil et de la lune, et tous les autres phénomènes des couleurs célestes, selon que l’on inclinait plus ou moins le verre triangulaire vers l’essieu cylindrique.

On offrit pareillement à l’empereur des thermomètres, pour lui faire connaître les divers degrés de la chaleur ou de la froideur de l’air. On y ajouta un hygromètre fort exact, pour lui faire voir les différents degrés d’humidité et de sécheresse. C’était un tambour d’un assez grand diamètre suspendu à une corde de boyau assez gros, et d’une longueur raisonnable, et parallèle à l’horizon. Au moindre changement d’humidité et de sécheresse ce nerf se resserre ou se relâche, et fait tourner le tambour tantôt à droite, tantôt à gauche, et bande ou lâche à droite ou à gauche sur la circonférence du tambour un fil fort délié qui tire une petite pendule, laquelle marque les différents degrés d’humidité d’un côté, et de l’autre les degrés de sécheresse.

Toutes ces différentes inventions de l’esprit humain, jusqu’alors inconnues aux Chinois, rabattirent un peu leur fierté naturelle, et leur apprirent à ne pas avoir tant de mépris pour les étrangers. Ils changèrent même d’idée à l’égard des Européens, qu’ils commençaient à regarder comme leurs maîtres.