Description de la Chine (La Haye)/De leur Musique

Scheuerlee (3p. 328-330).


De leur musique.


A les entendre, ce sont eux qui ont inventé la musique, et ils se vantent de l’avoir portée autrefois à la dernière perfection. S’ils disent vrai, il faut qu’elle ait bien dégénéré ; car elle est maintenant si imparfaite, qu’à peine en mérite-t-elle le nom, ainsi qu’on en peut juger par quelques-uns de leurs airs que j’ai fait noter pour en donner quelque idée.

Il est vrai que dans les premiers temps elle était dans une grande estime, et leur sage par excellence, Confucius, s’efforçait d’en introduire les préceptes dans toutes les provinces, dont on lui confiait le gouvernement. Les Chinois mêmes d’aujourd’hui regrettent fort ces anciens livres qui traitaient de la musique, et qu’ils ont malheureusement perdus.

Du reste la musique n’est guère maintenant en usage que dans les comédies, dans certaines fêtes, aux noces, et dans d’autres pareilles occasions. Les bonzes l’emploient aux obsèques : mais en chantant ils ne haussent et ne baissent jamais leur voix d’un demi-ton, mais seulement d’une tierce, d’une quinte, ou d’une octave ; et cette harmonie charme les oreilles chinoises. Aussi la beauté de leurs concerts ne dépend-elle point de la variété des tons, ni de la différence des parties. Ils chantent tous le même air, comme il se pratique dans toute l’Asie.

La musique européenne ne leur déplaît pas, pourvu qu’ils n’entendent chanter qu’une seule voix, accompagnée de quelques instruments. Mais ce qu’il y a de merveilleux dans cette musique, je veux dire, ce contraste de voix différentes, de sons graves, et de sons aigus, de dièses, de fugues, de syncopes, n’est nullement de leur goût, et il leur semble une confusion désagréable.

Ils n’ont point, comme nous, des notes de musique, ni aucun signe qui marque la diversité des tons, les élévations ou les abaissements de la voix, et toutes ces variations qui font l’harmonie. Ils ont néanmoins quelques caractères qui font connaître les divers tons.

Les airs qu’ils chantent ou qu’ils jouent sur leurs instruments, ils ne les savent guère que par routine, et à force de les entendre chanter. Néanmoins de temps en temps ils en font de nouveaux, et feu l’empereur Cang hi en composait lui-même. Ces airs bien joués sur leurs instruments, ou chantés par une belle voix, ont de quoi plaire, même aux oreilles européennes.



La facilité avec laquelle par le moyen des notes, nous retenons un air dès la première fois qu’on l’a entendu, surprit extrêmement le feu empereur Cang hi. En l’année 1679, il fit venir au palais le père Grimaldi et le père Pereyra, pour toucher une orgue et un clavecin qu’ils lui avaient présentés autrefois. Il goûta nos airs d’Europe, et parût y prendre plaisir. Ensuite il ordonna à ses musiciens de jouer un air de la Chine sur un de leurs instruments, et il le joua lui-même avec beaucoup de grâce.

Le père Pereyra prit ses tablettes, et y nota l’air tout entier pendant que les musiciens le chantaient. Quand ils eurent fini, le père le répéta sans manquer à un seul ton, et comme s’il se fut longtemps exercé à l’apprendre. L’empereur eut de la peine à le croire, tant il parut surpris. Il donna de grandes louanges à la justesse, à la beauté, et à la facilité de la musique d’Europe. Il admira surtout que ce père eût appris en si peu de temps un air, qui lui avait tant coûté à lui et à ses musiciens ; et que par le secours de quelques caractères il se le fut rendu si sensible, qu’il lui était impossible de l’oublier.

Pour s’en mieux convaincre, il en fit encore plusieurs fois l’épreuve. Il chanta plusieurs airs différents, que le père notait à mesure, et qu’il répétait incontinent après, dans la dernière justesse. Il faut l’avouer, s’écria l’empereur, la musique d’Europe est incomparable ; et ce père (parlant du père Pereyra) n’a pas son semblable dans tout l’empire. Ce prince établit dans la suite une académie de musique, où il fit entrer tous ceux qui étaient les plus habiles en ce genre, et en donna le soin à son troisième fils, homme de lettres, et qui avait beaucoup lu. On commença par examiner tous les auteurs qui avaient écrit sur ce sujet, on fit faire tous les instruments à l’imitation des anciens, et sur les mesures assignées. Les défauts de ces instruments parurent, et on les corrigea sur les règles postérieures. Après quoi on fit un livre en quatre tomes, qui a pour titre, La vraie doctrine du Ly lu, écrite par ordre de l’empereur. À ces quatre tomes on en ajouta un cinquième des éléments de la musique européenne, fait par le père Pereyra.

Les Chinois ont inventé huit sortes d’instruments de musique, qu’ils croient avoir le plus de rapport à la voix humaine. Les uns sont de métal, comme sont nos cloches ; d’autres sont faits de pierre, et un entr’autres qui ressemble en quelque chose à nos trompettes.

Il y en a de peaux comme nos tambours, et on en compte de diverses sortes, dont quelques-uns sont si grands et si pesants, qu’il faut les appuyer sur une pièce de bois, afin de pouvoir en jouer. Ils ont aussi des instruments à cordes ; mais les cordes sont de soie, et rarement de boyaux. Telles sont leurs vielles dont jouent les aveugles, et leurs violons, qui n’ont les uns et les autres que trois cordes que l’on touche avec un archet.

Un autre instrument à sept cordes est fort estimé, et n’est pas désagréable, quand il est touché par une main habile. Ils se servent encore d’autres instruments, qui ne sont faits que de bois. Ce sont des tables assez larges qu’ils frappent les unes contre les autres. Les bonzes ont un petit ais qu’ils touchent avec assez d’art et en cadence.

Enfin ils ont des instruments à vent, comme sont des flûtes, de deux ou trois sortes, un autre composé de plusieurs tuyaux qui a quelque rapport à notre orgue, mais qui est fort petit, et se porte à la main. Il rend un son assez agréable.