Description de la Chine (La Haye)/De la vigilance qu’on doit avoir sur soi-même

Scheuerleer (2p. 443-445).


CHAPITRE TROISIÈME.


De la vigilance qu’on doit avoir sur soi-même.


PARAGRAPHE I.


Règles pour bien gouverner son cœur.


Lorsque la raison prend l’empire sur les passions, tout va bien ; mais lorsque les passions maîtrisent la raison, tout va mal.

Un prince qui veut être heureux, et procurer le bonheur de ses peuples, doit observer les choses suivantes : prendre garde que la haute élévation où il se trouve, ne lui inspire des manières fières et méprisantes ; résister à toute passion déréglée ; ne point s’entêter d’une opinion dont il s’est laissé prévenir ; ne prendre que des plaisirs honnêtes ; s’étudier à être populaire et sérieux : c’est ce qui le fera aimer des peuples ; s’il aime quelqu’un, ne pas s’aveugler sur ses défauts ; s’il hait quelqu’autre, ne pas fermer les yeux à ses bonnes qualités ; s’il amasse des richesses, que ce soit pour les répandre ; enfin qu’il ne décide jamais dans le doute, et qu’en disant son avis, il ne prenne point le ton affirmatif.

Quand vous sortez hors de votre maison, ayez un air modeste, et semblable à celui que vous prenez, quand vous rendez visite à un grand seigneur. Quand vous déclarez vos ordres au peuple, ayez autant de gravité, que si vous assistiez à quelque grande solennité. Mesurez les autres sur vous-même, et ne faites à qui que ce soit ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fît.

Quand vous êtes seul, ne cessez pas d’être modeste ; lorsque vous traitez de quelque affaire, donnez-y toute votre attention. Dans le commerce ordinaire de la vie civile, faites paraître beaucoup de candeur. Ce sont-là des vertus que vous ne devez jamais négliger, fussiez-vous relégué chez les nations les plus barbares.

On peut dire qu’un homme mérite la réputation de sage, quand il n’aime point à remplir son estomac de viandes, quand il ne cherche point ses aises, quand il a de la dextérité dans les affaires, de la discrétion dans ses paroles, et qu’il ne veut avoir de société qu’avec des personnes sages et vertueuses.


PARAGRAPHE II.
Règles pour apprendre à composer son extérieur.


Le livre des rits parle ainsi : ce qui distingue l’homme sage de tous les autres, c’est l’honnêteté et l’équité : ces deux vertus ont leur principe dans le parfait règlement des mouvements du corps, dans la douceur et la sérénité du visage, et dans la bienséance des paroles.

Quand quelqu’un vous parle, n’avancez pas l’oreille pour l’entendre : ne lui répondez pas en haussant la voix, comme si vous criiez après quelqu’un, ne le regardez point du coin de l’œil, ne soyez point distrait, en sorte qu’il s’aperçoive que vous pensez à autre chose : quand vous marchez, que ce ne soit point d’un pas altier, et avec une contenance grossière et orgueilleuse : quand vous êtes debout, ne levez pas un pied en l’air : quand vous êtes assis, ne croisez point les jambes ; quand vous travaillez, n’ayez jamais les bras nus : quand vous avez chaud, n’ouvrez point votre habit pour prendre le frais ; avec qui que ce soit que vous vous trouviez, ayez toujours la tête couverte ; quand vous êtes au lit, tenez-vous-y dans une posture décente ; quand vous vous entretenez avec quelqu’un, gardez-vous bien d’un certain air ou dédaigneux ou railleur : ne parlez point avec précipitation, et que les défauts des autres ne servent jamais de matière à vos discours ; n’avancez rien sur de légères conjectures et ne soutenez jamais votre sentiment avec opiniâtreté.

Les disciples de Confucius rapportent que quand leur maître était dans sa maison, il parlait fort peu ; de sorte qu’à le voir, on eût cru qu’il ne savait pas parler ; qu’au contraire quand il se trouvait à la cour, il faisait admirer son éloquence ; que personne ne savait mieux que lui se proportionner au génie et à la qualité des différentes personnes à qui il parlait ; qu’avec les mandarins inférieurs, il leur imprimait du respect par une certaine noblesse, qui se répandait dans ses discours ; qu’avec les mandarins supérieurs, il s’insinuait agréablement dans leur esprit, par une éloquence douce et aisée ; enfin, qu’il ne parlait jamais qu’à propos, et lorsqu’il était nécessaire ; que quand il prenait ses repas, ou qu’il allait se coucher, il gardait toujours un profond silence.


PARAGRAPHE III.
Règles pour le vêtement.


Le livre Y li parlant de la cérémonie qui se pratique, lorsqu’on donne le premier bonnet aux jeunes gens, s’exprime ainsi. Le maître des cérémonies en lui mettant le bonnet sur la tête, lui dira ces paroles : songez que vous prenez l’habit des adultes, et que vous sortez de l’enfance : n’en ayez donc plus les sentiments et les inclinations ; prenez des manières graves et sérieuses ; appliquez-vous tout de bon à l’étude de la sagesse et de la vertu ; et méritez par là une longue et heureuse vie.

Selon ce qui est prescrit dans le livre des rits, il n’est pas permis à un fils, dont le père et la mère vivent encore, de s’habiller de blanc[1]. Il est pareillement défendu au chef de la famille, dont les parents sont morts, de porter des habits de différentes couleurs, même lorsque le deuil triennal est expiré.

Qu’on ne donne point aux enfants des habits de soie, ou qui soient doublés de fourrures.

Celui, dit Confucius, qui travaillant à réformer ses mœurs, rougit de se voir vêtu simplement, et de n’avoir pour vivre que des aliments grossiers, montre bien qu’il a fait peu de progrès dans le chemin de la vertu.


PARAGRAPHE IV.
Règles pour les repas.


Quand vous régalez quelqu’un, ou que vous mangez à sa table, soyez attentif à toutes les bienséances ; donnez-vous de garde de manger avec avidité, de boire à longs traits, de faire du bruit de la bouche, de ronger les os, et de les jeter aux chiens, de humer le bouillon qui reste, de témoigner l’envie que vous avez d’un mets ou d’un vin particulier, de nettoyer vos dents, de souffler le riz qui est trop chaud, de faire une nouvelle sauce aux mets qu’on vous a servis. Ne prenez que de petites bouchées : mâchez bien les viandes entre vos dents, et que votre bouche n’en soit point trop remplie.

Quoique la table de Confucius ne fût rien moins que délicate, et qu’il ne recherchât pas les mets exquis, il voulait que le riz qu’on lui servait, fût bien cuit, et il ne mangeait guère de poissons ou de viandes qu’en hachis. Si l’humidité ou la chaleur avait fermenté le riz, ou si la viande commençait tant soit peu à se gâter, ou qu’elle fût mal cuite, il s’en apercevait aussitôt, et n’y touchait pas. Il était d’ailleurs très modéré dans l’usage du vin.

Les anciens empereurs ont eu en vue de prévenir les excès qu’on pourrait faire du vin, lorsqu’ils ont ordonné à ceux qui se régalent, de faire plusieurs inclinations les uns aux autres, à chaque coup qu’ils boivent.

Ces gens de bonne chère, dit Mencius, sont dans le dernier mépris, parce que n’ayant d’autre soin que de contenter leurs appétits sensuels, et de bien traiter la plus vile partie d’eux-mêmes, ils nuisent infiniment à celle qui est la plus noble, et qui mérite toute leur attention.



  1. Le blanc est la couleur de deuil parmi les Chinois.