Description de la Chine (La Haye)/De la magnificence des Chinois

Scheuerleer (2p. 103-114).


De la magnificence des Chinois dans leurs voyages, dans les ouvrages publics tels que sont les ponts, les arcs de triomphe, les portes, les tours, et les murs des villes ; dans leurs fêtes, etc.



Magnificence des Chinois dans les voyages.

La magnificence de l’empereur et de sa cour, et les richesses des mandarins, surpassent ce que l’on en peut dire : on est frappé d’abord de ne voir que soie, que porcelaines, que meubles et cabinets, qui n’étant pas plus riches, ont quelque chose de plus brillant que le commun des ouvrages d’Europe. Mais ce n’est pas en cela principalement que consiste la magnificence des seigneurs de la Chine ; ils se négligent d’ordinaire dans le domestique, et les lois en bannissent le luxe et le faste : elles ne le leur permettent, et ne l’approuvent, que lorsqu’ils paraissent en public, lorsqu’ils font ou reçoivent des visites, ou quand ils font leur cour à l’empereur, et qu’ils sont admis en sa présence.

J’ai déjà parlé du train superbe des mandarins, et de la suite nombreuse de leurs officiers : les gens de guerre qui vont d’ordinaire à cheval n’affectent pas moins un air de grandeur qui surprend. A la vérité leurs chevaux ne sont pas fort beaux, mais le harnais en est magnifique : le mors et les étriers sont dorés, ou d’argent ; la selle est très riche ; la bride est de trois laisses de gros satin piqué, large de deux doigts ; à la naissance du poitrail pendent deux gros flocons de ce beau crin rouge, dont ils couvrent leurs bonnets : ces flocons sont suspendus par des anneaux de fer doré ou argenté ; ils sont toujours précédés et suivis d’un grand nombre de cavaliers, qui leur font cortège ; sans compter leurs domestiques, qui selon la qualité de leur maître, sont vêtus ou de satin noir, ou de toile de coton teinte en couleur.


Dans les audiences des ambassadeurs.

Mais où la magnificence chinoise éclate davantage, c’est lorsque l’empereur donne audience aux ambassadeurs, ou qu’assis sur son trône, il voit à ses pieds les principaux seigneurs de sa cour, et tous ses grands mandarins en habits de cérémonie, qui lui rendent leurs hommages.

C’est un spectacle véritablement auguste, que ce nombre prodigieux de soldats sous les armes, cette multitude inconcevable de mandarins avec toutes les marques de leur dignité, et placés chacun selon son rang dans un très grand ordre ; les ministres d’État, les chefs des Cours souveraines, les régulos, et les princes du sang, tout cela a un air de grandeur extraordinaire, et qui donne une haute idée du souverain, auquel on rend de si profonds respects. On n’y dispute jamais du rang, chacun sait distinctement se placer ; le nom de chaque charge est gravé sur des lames de cuivre enclavées dans le pavé de marbre.


Voyages des mandarins.

Ce n’est pas dans les voyages qu’on cherche en Europe à paraître magnifique ; on y est au contraire fort négligé et assez mal en ordre. On a une autre méthode à la Chine ; un grand mandarin ne voyage qu’avec pompe et avec appareil. Si c’est en barque, il monte lui-même une barque superbe, et il a à sa suite un grand nombre d’autres barques qui portent tout son train. S’il fait son voyage par terre, outre les domestiques et les soldats qui le précédent et qui le suivent avec des lances et des étendards, il a pour sa personne, une litière, une chaise portée par des mulets, ou par huit hommes, et plusieurs chevaux en laisse. Il se sert de ces voitures tour à tour, selon sa commodité et les divers changements de temps.

J’ai déjà dit que la Chine est toute coupée de canaux larges et profonds, et souvent tirés au cordeau : il y a ordinairement dans chaque province une grande rivière, ou un large canal renfermé entre deux levées revêtues de pierres plates ou de marbre, qui tient lieu de grand chemin : celui qu’on appelle le grand canal, traverse tout l’empire depuis Canton jusqu’à Peking, et rien n’est plus commode que de faire six cents lieues depuis la capitale jusqu’à Macao, comme si l’on était dans sa propre maison, sans aller par terre qu’une seule journée, pour traverser la montagne de Mei lin, qui sépare la province de Kiang si de celle de Quang tong. On peut même éviter cette journée, et continuer sa route en barque, surtout lorsque les eaux sont grandes.

C’est pourquoi les mandarins qui vont prendre possession de leur gouvernement, et les envoyés de la cour, font le plus souvent leur voyage par eau. On leur fournit une de ces barques qui sont entretenues par l’empereur, et dont la grandeur égale celle de nos vaisseaux du troisième rang.


Des barques.

Ces barques impériales sont de trois ordres différents, et rien n’est plus propre : elles sont peintes, dorées, historiées de dragons et enduites de vernis en dedans et par dehors. Les médiocres dont on se sert plus communément, ont plus de seize pieds de large sur environ quatre-vingt de long, et neuf de hauteur de bord. La forme en est carrée et plate, excepté la proue qui va en s’arrondissant.

Outre l’appartement du patron de la barque qui a sa famille, sa cuisine, deux grandes places, une à l’avant, et l’autre à l’arrière, il y a une salle haute de six à sept pieds, et qui en a onze de largeur, ensuite une antichambre et deux ou trois chambres avec un réduit sans ornements, tout cela de plein pied : c’est ce qui fait l’appartement du mandarin. Tout est vernissé de ce beau vernis de la Chine blanc et rouge, avec quantité de sculptures, de peintures, et de dorures au plafond et sur ses côtés. Les tables et les chaises sont vernissées de rouge ou de noir. La salle a des deux côtés des fenêtres, qui peuvent s’ôter quand on le juge à propos. Au lieu de vitres, on se sert d’écailles d’huîtres fort minces, ou d’étoffes fines enduites d’une cire luisante, et enrichies de fleurs, d’arbres, et de diverses figures : le tillac est environné de galeries, où les matelots peuvent aller et venir, sans incommoder ceux qui y sont logés.

Cet appartement est couvert d’une plateforme, ou d’une espèce de belvédère, ouverte de tous côtés, destinée pour la musique, qui consiste en quatre ou cinq joueurs d’instruments, dont l’harmonie ne peut flatter que des oreilles chinoises. Le dessous, qui est comme le fond de cale, est partagé en plusieurs soutes qui contiennent le bagage. Les voiles sont faites de nattes, qui se replient de même que les feuilles de soufflets ; chaque voile est divisée en plusieurs carrés oblongs, lesquels étant étendus, forment la voile. Lorsqu’on la plie, elle n’occupe presque point de place. Ces voiles sont commodes, en ce qu’elles tiennent plus près du vent que d’autres, et que si un grand vent fait manquer l’écoute, il n’en arrive aucun inconvénient à la barque ou au vaisseau.

Pour pousser ces grandes barques, ils se servent de longues et grosses perches faites en forme de potence, ou de T, dont un bout va jusqu’au fond de l’eau, et l’autre est appuyé contre le devant de l’épaule pour faire plus d’effort, et faire avancer la barque plus vite ; ou bien ils se servent de rames, qui sont de diverses figures : c’est d’ordinaire un bois long, qui se termine en forme de pelle ; il y a un trou au milieu, pour recevoir des chevilles qui sont fichées sur le bord de la barque. Ils en ont d’autres qui ne sortent jamais de l’eau : ils gouvernent de telle sorte l’extrémité de la rame à la droite et à la gauche qu’elle imite le mouvement de la queue d’un poisson et coupe toujours le haut obliquement, comme font les oiseaux de rapine, en volant sans remuer les ailes, et se servant pour rames de leurs queues.

La commodité qu’on y trouve, c’est que les rameurs n’occupent presque point de place sur la barque ; ils sont rangés au bord sur des ais, et leurs rames font l’effort du timon ; elles rompent rarement, et quoiqu’elles ne sortent jamais de l’eau, elles poussent toujours la barque.

Il y a de ces barques qui se tirent à la corde, lorsque le vent est contraire, ou qu’on est obligé d’aller contre le courant : cette corde se fait en plusieurs endroits d’éclisses de cannes : on coupe ces cannes en parties minces et longues, et l’on en fait un tissu comme de la corde : l’eau ne les pourrit jamais, et elles sont d’une force surprenante : il y a d’autres endroits où l’on se sert de corde de chanvre.

La barque qui porte un grand mandarin, est toujours suivie de plusieurs autres, comme nous avons dit, parmi lesquelles il y en a toujours du moins une appelée ho che tchouen, ou barque des provisions ; elle porte la cuisine, les provisions de bouche, et les officiers qui préparent à manger ; une autre qui est pour l’escorte, où il y a des soldats ; une troisième beaucoup plus petite et plus légère, qu’on pourrait appeler barque de courriers, parce qu’elle est destinée à courir devant en diligence, pour donner avis et faire préparer les choses nécessaires sur la route, afin que tout se trouve prêt au passage, et qu’on ne soit pas obligé d’attendre.

Ces barques ont leurs rameurs, et en cas de besoin sont aussi tirées à la corde le long du rivage, par un certain nombre d’hommes, que les mandarins de chaque ville fournissent, et qui se changent tous les jours. Le nombre de ces hommes se détermine suivant le nombre des chevaux marqués sur le cang ho, ou patente de l’empereur, savoir, trois hommes par cheval : en sorte que si l’on a marqué huit chevaux pour un envoyé, on lui fournira vingt-quatre hommes pour tirer sa barque.

Sur la route d’eau, il y a de lieue en lieue des tang, ou corps de garde, posés à une certaine distance les uns des autres, afin que dans le besoin ils puissent se donner réciproquement les avis nécessaires par des signaux. Ils donnent ces signaux le jour, par le moyen d’une épaisse fumée, qu’ils font élever en l’air en brûlant des feuilles et des branches de pin, dans trois petits fourneaux de figure pyramidale, et percés en haut. La nuit ces signaux se donnent par le bruit d’une petite pièce d’artillerie. Les soldats de chaque tang, qui sont au nombre tantôt de dix, tantôt de cinq, ou quelquefois moins selon les lieux, se rangent d’ordinaire en haie le long du rivage, par respect pour le mandarin : l’un d’eux tient l’enseigne déployée, les autres sont dans la posture que demandent les armes qu’ils portent.

Si c’est un envoyé, on met à la proue et à la poupe de ces barques quatre fanaux, où l’on lit en grands caractères d’or ces paroles, Kin tchai ta gin, c’est-à-dire, grand envoyé de la cour. Ces inscriptions sont accompagnées de banderoles et d’étendards de soie de diverses couleurs, qui voltigent au gré du vent.

Toutes les fois qu’on jette l'ancre comme il arrive sur le soir ou qu’on la lève le matin pour partir, le corps de garde salue le mandarin d’une décharge de boîtes, à laquelle les trompettes répondent par plusieurs fanfares. Lorsque la nuit approche, on allume les fanaux à la poupe et à la proue, de même que treize autres lanternes plus petites, qui sont suspendues en forme de chapelet le long du mât, savoir, dix en bas en ligne perpendiculaire, et trois autres en haut en ligne horizontale.

Dès que les lanternes sont allumées, le capitaine du lieu se présente vis-à-vis des barques avec sa troupe, et il compte à haute voix les hommes qu’il a amenés, pour veiller et faire la sentinelle toute la nuit : alors le patron de la barque prononce une longue formule, par laquelle il explique en détail tous les accidents qui sont à craindre comme le feu, les voleurs, etc. et avertit les soldats, que si quelqu’un de ces accidents arrivait, ils en seront responsables.

Les soldats répondent à chaque article par un grand cri ; après quoi ils se retirent comme pour former un corps de garde, et laissent l’un d’eux qui fait la sentinelle, et qui se promenant sur le quai frappe continuellement deux bâtons de bambou l’un contre l’autre, afin qu’on ne doute point de sa vigilance, et qu’on soit sûr qu’il ne s’est pas endormi. Ces sentinelles se relèvent d’heure en heure, et font le même bruit et le même manège pendant toute la nuit, chacune à son tour. Si c’est un grand mandarin, ou un grand seigneur de la cour, on lui rend les mêmes honneurs.

Canaux en grand nombre à la Chine.

La quantité de canaux qu’on voit à la Chine, a quelque chose de singulier ; ils sont souvent revêtus de côté et d’autre, même jusqu’à dix ou douze pieds de haut, de belles pierres de taille carrées, qui paraissent en plusieurs endroits être d’un marbre gris couleur d’ardoise.

Il y a de ces canaux dont les rives sont de vingt à vingt-cinq pieds de haut, de niveau de part et d’autre, de sorte qu’il faut un grand nombre de chapelets, pour en faire couler l’eau dans la campagne. On en voit qui vont plus de dix lieues en ligne droite, tel que celui qui va depuis Sou tcheou, jusqu’à Vou si hun.

Le canal qui est au nord-ouest de la ville de Hang tcheou, s’étend de même fort loin en ligne droite : il a partout plus de quinze toises de largeur : il est revêtu de part et d’autre de pierres de taille, et bordé de maisons aussi serrées que dans les rues de la ville, et aussi remplies de monde. Les deux bords du canal sont tout couverts de barques dans les endroits où le rivage est bas et inondé ; on a bâti des ponts plats faits de grandes pierres, posées trois à trois de sept à huit pieds de longueur chacune, en forme de levée.

Les grands canaux qui se trouvent en chaque province, déchargent leurs eaux à droite et à gauche dans plusieurs autres plus petits, qui forment ensuite un grand nombre de ruisseaux, lesquels se distribuent dans les plaines, et vont aboutir aux villages, et souvent à de grandes villes. D’espace en espace ils sont couverts d’une infinité de ponts, pour communiquer avec les terres ; ces ponts sont de trois, de cinq, ou de sept arches : celle du milieu a quelquefois 36 et même 45 pieds de largeur, et est fort élevée, afin que les barques y puissent passer sans abaisser leurs mâts ; celles des côtés n’en ont guère moins de trente, et vont en diminuant selon les deux talus du pont.

On en voit qui n’ont qu’une seule arche : les uns ont la voûte ronde et en demi cercle ; ces voûtes sont construites de pierres arquées, longues de cinq à six pieds, et épaisses de cinq à six pouces seulement. Il y en a qui sont anguleuses ou polygones.

Comme ces arches ont peu d’épaisseur par le haut, elles en sont plus faibles, mais aussi n’y passe-t-il point de charrettes ; car les Chinois ne se servent guère que de porte-faix pour porter leurs ballots ; On passe ces ponts en montant et descendant des escaliers plats et doux, dont les degrés ou marches n’ont pas trois pouces d’épaisseur.

On trouve de ces ponts qui au lieu d’arches ou de voûtes, ont trois ou quatre grandes pierres posées sur des piles en forme de planches : il y en a dont les pierres ont dix, douze, quinze, et dix-huit pieds de longueur : on en trouve un grand nombre qui sont bâtis très proprement sur le grand canal, et dont les piles sont si étroites, que les arches paraissent suspendues en l’air.

On ne sera pas fâché de savoir de quelle manière les ouvriers chinois construisent leurs ponts. Après avoir maçonné des culées, quand le pont doit être d’une seule arche, ou levé des piles, quand il en doit avoir plusieurs, ils choisissent des pierres de quatre à cinq pieds de long, sur un demi pied de large, qu’ils posent alternativement debout dans toute leur hauteur, et de plat ou couchées de long, en sorte que celles qui doivent faire la clef, soient posées de plat. Le haut de l’arche n’a d’ordinaire que l’épaisseur d’une de ces pierres ; et parce que ces ponts, surtout quand ils sont d’une seule arche, ont quelquefois quarante ou cinquante pieds entre piles, et que par conséquent ils sont très exhaussés, et fort au-dessus de la levée, on y monte des deux côtés par des degrés, qui d’assez loin s’élèvent peu à peu sur des talus. Il y en a où les chevaux auraient de la peine à passer. Tout l’ouvrage est assez bien entendu.

Parmi la quantité de ces ponts, on en voit plusieurs d’une structure très belle. Celui qui s’appelle Lou ko kiao, lequel est à deux lieues et demie de Peking vers l’ouest, et qui fut renversé en partie par une subite inondation, était un des plus beaux qu’on pût voir. Il était tout de marbre blanc, bien travaillé, et d’une très belle architecture ; des colonnes régnaient sur les bords : il y en avait soixante-dix de chaque côté. Ces colonnes étaient séparées par des cartouches d’une belle pierre de marbre, ou l’on avait ciselé délicatement des fleurs, des feuillages, des oiseaux, et diverses sortes d’animaux ; à l’entrée du pont du côté de l’orient, on voyait de part et d’autre deux piédestaux de marbre, sur lesquels étaient posés deux lions d’une grandeur extraordinaire : on avait aussi taillé dans les pierres plusieurs lionceaux qui montaient sur les lions, ou qui descendaient, et d’autres qui se glissaient entre leurs jambes. A l’autre bout du côté de l’occident, on voyait deux autres piédestaux aussi de marbre, qui soutenaient deux figures d’enfants, travaillés avec le même art.

On doit mettre au rang des ouvrages publics, les monuments que les Chinois ont élevés presque dans toutes leurs villes, pour éterniser la mémoire de leurs héros, c’est-à-dire, des capitaines, des généraux d’armée, des princes, des philosophes, des mandarins, qui ont rendu service au public et qui se sont signalés par de grandes actions.

On voit par exemple, auprès de la ville de Nan hiong, dans la province de Quang tong, une haute montagne, d’où sortent deux rivières, et qui autrefois était inaccessible ; un colao né dans la province, entreprit de couper cette montagne, et d’y faire un passage libre aux voyageurs. Pour conserver la mémoire d’un bienfait si insigne, on éleva un monument au haut de la montagne, et on y plaça sa statue, devant laquelle on brûle des parfums, à dessein de perpétuer la mémoire de ce grand homme, qui a exécuté un si bel ouvrage et si utile à ses concitoyens.

On compte plus d’onze cents monuments élevés à la gloire de leurs princes, et de leurs hommes illustres en science ou en vertu. Les femmes ont part à cette gloire, et ils en distinguent plusieurs qui ont mérité et obtenu de semblables titres d’honneur, et dont les vertus héroïques sont célébrées tous les jours par les vers et par les chansons de leurs plus fameux poètes.

Ces monuments consistent particulièrement en des arcs de triomphe, qu’ils nomment pai sang, ou pai leou ; on en voit quantité dans toutes les villes : il y en a plusieurs dont le travail est assez grossier, et qui ne méritent pas d’attention ; mais il y en a d’autres qui sont estimables ; quelques-uns sont de bois, à la réserve des piédestaux qui sont de marbre.

Ceux qu’on voit à Ning po, ont ordinairement trois portes, une grande au milieu, et deux petites aux côtés ; des colonnes à pans, ou poteaux de pierre d’une pièce, font le jambage de ces portes ; l’entablement est composé de trois ou quatre faces, le plus souvent sans saillie et sans moulure, excepté la dernière, ou la pénultième, qui tient lieu de frise et sur laquelle on grave quelque inscription.

Au lieu de corniche, il y a un toit qui sert de couronnement à la porte, et qui appuie sur ses jambages. Il n’y a que le crayon qui puisse bien représenter cette espèce de toit ; notre architecture même gothique n’a rien de si bizarre. Chaque porte est composée des mêmes pièces, mais plus basses et plus petites à proportion. Toutes ces pièces qui sont de pierre, sont assemblées sur des poteaux à tenons et à mortaises, comme si elles étaient de charpente.

Les appuis des ponts, qui sont en grand nombre sur les canaux, sont du même goût : ce sont de grands panneaux de pierre, coulés dans des rainures taillées dans les poteaux à cet effet.

Sur ces arcs de triomphe, qui ne passent guère vingt à vingt-cinq pieds de haut, on voit des figures humaines, des grotesques, des fleurs, des oiseaux hors d’œuvre, qui s’élancent avec diverses attitudes, et d’autres ornements assez bien travaillés. Ils ont beaucoup de saillie, plusieurs sont presque détachés. On voit entre autres plusieurs cordelières ou lacis fort relevés, et vidés avec beaucoup d’art.

Ces sortes d’ouvrages, quoiqu’assez minces, ne laissent pas d’avoir leur beauté ; et quand on en voit plusieurs, placés de distance en distance, dans une rue, surtout si elle est étroite, cet ornement a de la grandeur, et forme une agréable perspective.


Des murs des villes

En parlant des murs, et des portes de la ville de Peking, j’ai déjà fait connaître une partie de la magnificence chinoise dans les ouvrages publics. La plupart des villes en ont de semblables : j’ajouterai seulement que ces murs sont tellement élevés, qu’ils dérobent à la vue tous les bâtiments ; et qu’ils sont si larges, qu’on peut y aller à cheval : les murs de Peking qui sont de brique, ont quarante pieds de hauteur : ils sont flanqués, de vingt en vingt toises, de petites tours carrées en égale distance, et très bien entretenues. Il y a de grandes rampes en quelques endroits, afin que la cavalerie y puisse monter.

Pour ce qui est des portes, si elles ne sont pas ornées de figures et de bas reliefs, comme les autres ouvrages publics, elles frappent extrêmement par la prodigieuse hauteur de deux pavillons qui les forment, par leurs voûtes qui sont de marbre en quelques endroits, par leur épaisseur, et par la solidité de leur maçonnerie.

Les tours élevées dans presque toutes les villes, surtout dans certaines provinces, ne sont pas un des moindres ornements qui les embellissent. Elles s’appellent en chinois pao ta. Elles sont de plusieurs étages, et vont en diminuant, à mesure qu’elles s’élèvent, avec des fenêtres de tous les côtés de chaque étage. Celle de la ville de Nan king, dans la province de Kiang nan est la plus célèbre. On l’appelle communément la grande tour, ou la tour de porcelaine. J’en ai déjà parlé au commencement de cet ouvrage, mais la description beaucoup plus détaillée, qu’en a fait le père le Comte, mérite d’être rapportée.

« Il y a, dit ce Père, hors de la ville, et non pas en dedans, comme quelques-uns l’ont écrit, un temple que les Chinois nomment le temple de la reconnaissance, bâti par l’empereur Yong le. Il est élevé sur un massif de brique, qui forme un grand perron, entouré d’une balustrade de marbre brut ; on y monte par un escalier de dix à douze marches, qui règne tout le long. La salle qui sert de temple a cent pieds de profondeur, et porte sur une petite base de marbre, haute d’un pied, laquelle en débordant, laisse tout autour une banquette large de deux. La façade est ornée d’une galerie et de quelques piliers. Les toits (car, selon la coutume de la Chine, souvent il y en a deux, l’un qui naît de la muraille, l’autre qui la couvre) les toits, dis-je, sont de tuiles vertes, luisantes, et vernissées ; la charpente qui paraît en dedans est peinte et chargée d’une infinité de pièces différemment engagées les unes dans les autres, ce qui n’est pas un petit ornement pour les Chinois. Il est vrai que cette forêt de poutres, de tirants, de pignons, de solives, qui règnent de toutes parts, a je ne sais quoi de singulier, et de surprenant ; parce qu’on conçoit qu’il y a dans ces sortes d’ouvrages du travail, et de la dépense, quoiqu’au fond, cet embarras ne vient que de l’ignorance des ouvriers, qui n’ont encore pu trouver cette belle simplicité, qu’on remarque dans nos bâtiments, et qui en fait la solidité et la beauté.

La salle ne prend le jour que par ses portes ; il y en a trois à l’orient extrêmement grandes, par lesquelles on entre dans la fameuse tour, dont je veux parler, et qui fait partie de ce temple. Cette tour est de figure octogone, large d’environ 40 pieds, de sorte que chaque face en a quinze. Elle est entourée par dehors d’un mur de même figure, éloigné de deux toises et demie, et portant à une médiocre hauteur un toit couvert de tuiles vernissées, qui paraît naître du corps de la tour, et qui forme au-dessous une galerie assez propre. La tour a neuf étages, dont chacun est orné d’une corniche de trois pieds à la naissance des fenêtres, et distingué par des toits semblables à celui de la galerie ; à cela près qu’ils ont beaucoup moins de saillie, parce qu’ils ne sont pas soutenus d’un second mur ; ils deviennent même beaucoup plus petits, à mesure que la tour s’élève et se rétrécit.

Le mur a du moins sur le rez-de-chaussée douze pieds d’épaisseur, et plus de huit et demi par le haut. Il est incrusté de porcelaines posées de champ ; la pluie et la poussière en ont diminué la beauté, cependant il en reste encore assez pour faire juger que c’est en effet de la porcelaine, quoique grossière ; car il y a apparence que la brique depuis trois cents ans que cet ouvrage dure, n’aurait pas conservé le même éclat.

L’escalier qu’on a pratiqué en dedans est petit et incommode, parce que les degrés en sont extrêmement hauts : chaque étage est formé par de grosses poutres mises en travers, qui portent un plancher, et qui forment une chambre dont le lambris est enrichi de diverses peintures, si néanmoins les peintures de la Chine sont capables d’enrichir un appartement. Les murailles des étages supérieurs sont percées d’une infinité de petites niches, qu’on a remplis d’idoles en bas reliefs, ce qui fait une espèce de maquettage très propre. Tout l’ouvrage est doré, et paraît de marbre ou de pierre ciselée ; mais je crois que ce n’est en effet qu’une brique moulée et posée de champ ; car les Chinois ont une adresse merveilleuse pour imprimer toute sorte d’ornements dans leurs briques, dont la terre extrêmement fine et bien sassée, est plus propre que la nôtre à prendre les figures du moule.

Le premier étage est le plus élevé, mais les autres sont entre eux d’une égale distance. J’y ai compté cent quatre-vingt-dix marches presque toutes de dix bons pouces, que je mesurai exactement : ce qui fait cent cinquante huit pieds. Si on y joint la hauteur du massif, celle du neuvième étage qui n’a point de degrés, et le couronnement, on trouvera que la tour est élevée sur le rez-de-chaussée de plus de deux cents pieds.

Le comble n’est pas une des moindres beautés de cette tour ; c’est un gros mât qui prend au plancher du huitième étage, et qui s’élève plus de trente pieds en dehors. Il paraît engagé dans une large bande de fer de la même hauteur, tournée en volute, et éloignée de plusieurs pieds de l’arbre ; de sorte qu’elle forme en l’air une espèce de cône vidé et percé à jour, sur la pointe duquel on a pose un globe doré d’une grosseur extraordinaire. Voilà ce que les Chinois appellent la tour de porcelaine, et que quelques Européens nommeraient peut-être la tour de brique. Quoi qu’il en soit de sa matière, c’est assurément l’ouvrage le mieux entendu, le plus solide, et le plus magnifique qui soit dans l’orient.


Les pagodes, ou temples.

Parmi les édifices publics où les Chinois font paraître le plus de somptuosité, on ne doit pas omettre les temples ou les pagodes, que la superstition des princes et des peuples a élevés à de fabuleuses divinités : on en voit une multitude prodigieuse à la Chine : les plus célèbres sont bâtis dans les montagnes.

Quelque arides que soient ces montagnes, l’industrie chinoise a suppléé aux embellissements et aux commodités que refusait la nature. Des canaux travaillés à grands frais conduisent l’eau des montagnes dans des bassins et des réservoirs destinés à la recevoir ; des jardins, des bosquets, des grottes pratiquées dans les rochers, pour se mettre à l’abri des chaleurs excessives d’un climat brûlant, rendent ces solitudes charmantes.

Les bâtiments consistent en des portiques pavés de grandes pierres carrées et polies, en des salles, en des pavillons qui terminent les angles des cours, et qui communiquent par de longues galeries ornées de statues de pierre, et quelquefois de bronze. Les toits de ces édifices brillent par la beauté de leurs briques, couvertes de vernis jaune et vert et sont enrichis aux extrémités de dragons en saillie de même couleur.

Il n’y a guère de ces pagodes où l’on ne voie une grande tour isolée qui se termine en dôme ; on y monte par un bel escalier qui règne tout autour : au milieu du dôme est d’ordinaire un temple de figure carrée ; la voûte est souvent ornée de mosaïque, et les murailles sont revêtues de figures de pierre en relief, qui représentent des animaux et des monstres.

Telle est la forme de la plupart des pagodes, qui sont plus ou moins grands, selon la dévotion et les moyens de ceux qui ont contribué à les construire. C’est la demeure des bonzes ou des prêtres des idoles, qui mettent en œuvre mille supercheries, pour surprendre la crédulité des peuples, qu’on voit venir de fort loin en pèlerinage à ces temples consacrés au démon. Mais comme les Chinois, dans le culte qu’ils rendent à leurs idoles, n’ont pas une conduite bien suivie, il arrive souvent qu’ils respectent peu et la divinité et ses ministres.

Généralement parlant, les bonzes sont dans un grand mépris, et il n’y a point d’honnête Chinois qui voulut embrasser leur état ; de sorte qu’étant presque tous tirés de la lie du peuple, ils sont souvent obligés pour se multiplier, d’acheter de jeunes enfants qu’ils forment à leur manière de vie, afin de les faire succéder à leur diabolique ministère.


Fêtes des Chinois.

Mais en parlant de la magnificence des Chinois, je manquerais à un point essentiel, si je ne disais rien de leurs fêtes. Il y en a deux principales qu’ils célèbrent avec beaucoup de dépenses. L’une est le commencement de leur année ; l’autre qui arrive le 15 du premier mois, est celle qu’ils nomment la fête des lanternes. J’entends par le commencement de l’année la fin de la douzième lune, et environ vingt jours de la première lune de l’année suivante. C’est proprement le temps de leurs vacations.

Alors toutes les affaires cessent, on se fait des présents ; les postes sont arrêtées, et les tribunaux sont fermés dans tout l’empire : c’est ce qu’ils appellent fermer les sceaux, parce qu’en effet on ferme en ce temps-là avec beaucoup de cérémonie le petit coffre où l’on garde les sceaux de chaque tribunal.

Ces vacations durent un mois, et c’est un temps de grande réjouissance. Ce sont surtout les derniers jours de l’année qui expire, qu’on célèbre avec beaucoup de solennité. Les mandarins inférieurs vont saluer leurs supérieurs, les enfants leurs pères, les domestiques leurs maîtres, etc. c’est ce qu’ils appellent congédier l’année. Le soir toute la famille s’assemble et on fait un grand repas.

Dans quelques endroits il s’est glissé une superstition assez bizarre, c’est de ne souffrir chez eux aucun étranger, pas même un seul de leurs plus proches parents, de crainte qu’au moment que commence la nouvelle année, il n’enlève le bonheur qui doit descendre sur la maison, et ne le détourne chez lui, au préjudice de son hôte.

Ce jour-là chacun se renferme dans son domestique, et se réjouit uniquement avec sa famille. Mais le lendemain et les jours suivants, ce sont des démonstrations de joie extraordinaires. Toutes les boutiques de la ville sont fermées, et on n’est partout occupé que de jeux, de festins, de comédies ; il n’y a personne, quelque pauvre qu’il soit, qui ne prenne ces jours-là l’habit le plus propre qu’il ait ; ceux qui sont à leur aise, s’habillent magnifiquement ; on va visiter ses amis, ses parents, ses frères aînés, ses protecteurs, et tous ceux dont on a intérêt de ménager les bonnes grâces. On représente des comédies ; on se régale, on se souhaite réciproquement toutes sortes de prospérités : enfin tout l’empire est en mouvement, et l’on n’y respire que la joie et le plaisir.

Le quinzième du premier mois est encore très solennel : toute la Chine est illuminée, et si l’on pouvait la contempler de quelque lieu élevé, on la verrait toute en feu.

La fête commence dès le treizième au soir jusqu’au seize ou dix-septième. Il n’y a personne dans les villes et à la campagne, sur les côtes ou sur les rivières, qui n’allume des lanternes peintes, et diversement façonnées ; point de maison, quelque pauvre qu’elle soit, qui n’en ait de suspendues dans les cours, et aux fenêtres ; chacun veut se distinguer ; les pauvres en ont à assez bon compte ; celles des personnes riches vont quelquefois jusqu’à deux cents francs ; les grands mandarins, les vicerois, et l’empereur en font faire qui coûtent trois à quatre mille livres.

C’est un spectacle pour toute la ville ; on y accourt de toutes parts, et pour contenter le peuple, on laisse tous ces soirs-là les portes de la ville ouvertes : il lui est permis d’aller jusque dans les tribunaux des mandarins, qui se font honneur de les bien orner, pour donner idée de leur magnificence.

Ces lanternes sont très grandes : il y en a qui sont composées de six panneaux, dont le cadre est de bois vernissé et orné de dorures : on tend à chaque panneau une toile de soie fine et transparente, sur laquelle on a eu soin de peindre des fleurs, des arbres, des animaux, et des figures humaines ; il y en a d’autres qui sont rondes, et faites d’une corne transparente, et de couleur bleue d’une grande beauté : on met dans ces lanternes beaucoup de lampes, et un grand nombre de bougies, dont la lumière anime ces figures rangées avec art. Le haut de cette machine est couronné par divers ouvrages de sculpture, d’où pendent à chaque angle, des banderoles de satin et de soie de diverses couleurs.

Il y en a plusieurs où l’on représente des spectacles propres à amuser, et à divertir le peuple : on y voit des chevaux qui galopent, des vaisseaux qui voguent, des armées en marche, des danses, et diverses autres choses de cette nature. Des gens cachés, par le moyen de quelques fils imperceptibles, font mouvoir toutes ces figures.

D’autres fois ils font paraître des ombres qui représentent des princes et des princesses, des soldats, des bouffons et d’autres personnages, dont les gestes sont si conformes aux paroles de ceux qui les remuent avec tant d’artifice, qu’on croirait les entendre parler véritablement. Il y en a d’autres qui portent un dragon plein de lumières, depuis la tête jusqu’à la queue et long de 60 à 80 pieds, auquel ils font faire les mêmes évolutions que ferait un serpent.


Feux d'artifice.

Mais ce qui donne un nouvel éclat à cette fête, ce sont les feux d’artifice qui se font presque dans tous les quartiers de la ville. C’est à quoi l’on prétend que les Chinois excellent. Le père Magaillaens rapporte qu’il fut extraordinairement frappé d’un de ces feux qui se fit en sa présence : une treille de raisins rouges était représentée ; la treille brûlait sans se consumer. Le cep de la vigne, les branches, les feuilles, et les grains ne se consumaient que très lentement. On voyait les grappes rouges, les feuilles vertes, et la couleur du bois de la vigne y était aussi représentée si naturellement qu’on y était trompé.

On en jugera encore mieux par la description de celui que le feu empereur Cang hi fit tirer pour le divertissement de sa cour : ceux de nos missionnaires qui étaient à la suite en furent témoins. L’artifice commença par une demi-douzaine de gros cylindres plantés en terre, qui formaient en l’air comme autant de jets de flammes à la hauteur de douze pieds, et retombaient ensuite en pluie d’or ou de feu.

Ce spectacle fut suivi d’un grand caisson d’artifice guindé à deux grands pieux, ou colonnes, d’où il sortit une pluie de feu, avec plusieurs lanternes, des écriteaux en gros caractères de couleur de flamme de soufre, et enfin une demie douzaine de lustres, en forme de colonnes, à divers étages de lumières, rangées en cercle, blanches, et argentines, qui étaient très agréables à la vue, et qui tout à coup firent de la nuit un jour très clair.

Enfin l’empereur mit de sa propre main le feu au corps de l’artifice, et en peu de temps le feu passa dans tous les quartiers de la place, qui avait quatre-vingt pieds de long, sur quarante ou cinquante de large. Le feu s’étant attaché à diverses perches, et à des figures de papier plantées de tous côtés, on vit une multitude prodigieuse de fusées faire leur jeu en l’air, avec un grand nombre de lanternes et de lustres, qui s’allumèrent par toute la place.

Ce jeu dura plus d’une demie heure, et de temps en temps il paraissait en quelques endroits des flammes violettes et bleuâtres, en forme de grappes de raisins attachées à une treille, ce qui joint à la clarté des lumières, qui brillaient comme autant d’étoiles, faisaient un spectacle très agréable.

Entre les cérémonies qu’ils observent, il y en a une remarquable. Dans la plupart des maisons les chefs de famille écrivent en gros caractères sur une feuille de papier rouge, ou sur une planche vernissée, les lettres suivantes Tien ti, san kiai, che fan, van lin, tchin tçai, dont voici le sens : au véritable gouverneur du ciel, de la terre, des trois bornes[1], des dix mille intelligences[2] ; les hommes sont compris dans ce terme de lin. Ce papier est tendu sur un châssis, ou appliqué sur une planche : ils l’élèvent dans la cour sur une table, où ils rangent du blé, du pain, de la viande, ou autre chose de cette nature, puis se prosternant à terre ils offrent des bâtons de pastille.



  1. C’est-à-dire, du Monde universel
  2. C’est-à-dire, d’une multitude innombrable