Description de la Chine (La Haye)/De l’autorité de l’empereur

Scheuerleer (2p. 10-25).


De l’autorité de l’empereur, des sceaux de l’empire, de ses dépenses ordinaires, de son palais, de ses équipages, et de sa marche lorsqu’il sort du palais.



De l'autorité de l'empereur.

Il n’y a jamais eu d’État plus monarchique que celui de la Chine : l’empereur a une autorité absolue et à en juger par les apparences, c’est une espèce de divinité. Le respect qu’on a pour lui, va jusqu’à l’adoration ; ses paroles sont comme autant d’oracles, et ses moindres volontés exécutées comme s’il était descendu du Ciel ; personne ne peut lui parler qu’à genoux, non pas même son frère quoi que son aîné, et l’on n’oserait paraître devant lui en cérémonie que dans cette posture, à moins qu’il n’en ordonne autrement. Il n’est permis qu’aux seigneurs qui l’accompagnent de se tenir debout, et de ne fléchir qu’un genou quand ils lui parlent.

La même chose se pratique envers les officiers, lorsqu’ils représentent la personne de l’empereur, et qu’ils intiment ses ordres, ou comme envoyés, ou comme mandarins de la présence. On a presque les mêmes égards pour les gouverneurs, lorsqu’ils rendent la justice ; de sorte qu’on peut dire que, quant à la vénération et au respect qu’on a pour eux, ils sont empereurs à l’égard du peuple, et qu’ils sont peuple à l’égard de ceux qui sont au-dessus d’eux. Ordre admirable qui contribue plus que toute autre chose, au repos et à la tranquillité de l’empire. On ne regarde point qui vous êtes, mais la personne que vous représentez.

Non seulement les mandarins, les Grands de la cour, et même les premiers princes du sang se prosternent en présence de l’empereur, mais encore ils portent souvent le même respect à son fauteuil, à son trône, et à tout ce qui sert à son usage, et quelquefois ils vont jusqu’à se mettre à genoux à la vue de son habit, et de sa ceinture. Ce n’est pas qu’ils s’aveuglent sur ses défauts, ou qu’ils les approuvent : au fond du cœur ils blâment ses vices ; et ils le condamnent, lorsqu’il se livre à la colère, à l’avarice, ou à d’autres passions honteuses ; mais ils croient devoir donner publiquement ces marques d’une profonde vénération pour leur prince, afin de maintenir la subordination si essentielle à tout bon gouvernement, et d’inspirer par leur exemple aux peuples, la soumission et l’obéissance qu’ils doivent à ses ordres.


Ses titres.

C’est ce profond respect qui les porte à donner à leur empereur les titres les plus superbes : ils le nomment Tien tsee, fils du Ciel ; Hoang ti, auguste et souverain empereur ; Ching hoang, saint empereur ; Chao ting, palais royal ; Van soui, dix mille années : ces noms et plusieurs autres semblables, ne font pas seulement connaître le respect que ses sujets ont pour sa personne, mais ils marquent encore les vœux qu’ils font pour sa conservation.

Il n’y a personne de quelque qualité et de quelque rang qu’il soit, qui ose passer à cheval ou en chaise devant la grande porte de son palais ; dès qu’il en approche, il doit mettre pied à terre, et ne remonter à cheval qu’à l’endroit marqué : car on a déterminé le lieu où l’on doit descendre, et celui où l’on peut remonter.

Chaque semaine ou chaque mois il y a des jours fixés, où tous les Grands doivent s’assembler en habits de cérémonie dans une des cours du palais, pour lui rendre leurs hommages, quoiqu’il ne paraisse pas en personne, et se courber jusqu’à terre devant son trône. S’il tombe malade, et qu’il y ait à craindre pour sa vie, l’alarme est générale : on a vu alors les mandarins de tous les ordres, s’assembler dans une vaste cour du palais, y passer le jour et la nuit à genoux, pour donner des marques de leur douleur, et pour obtenir du Ciel le rétablissement de sa santé, sans craindre ni les injures de l’air, ni la rigueur de la saison. L’empereur souffre, cela suffit ; tout l’État souffre dans sa personne, et sa perte est l’unique malheur que ses sujets doivent craindre.


Quand il paraît en public.

Au milieu des cours du palais impérial il y a un chemin pavé de grandes pierres, sur lequel l’empereur marche quand il sort : si l’on passe par ce chemin, il faut se presser et courir assez vite ; c’est une marque de respect qui s’observe, lorsqu’on passe devant une personne d’un caractère distingué. Mais il y a manière de courir, et en cela les Chinois trouvent de la bonne grâce, comme on en trouve en Europe à bien faire la révérence. C’est à quoi nos premiers missionnaires durent s’exercer, lorsqu’ils allèrent saluer le feu empereur à leur arrivée à Peking. Après avoir passé huit grandes cours, ils arrivèrent à son appartement : il était dans un cong (c’est ainsi qu’on nomme de grands salons isolés où l’empereur habite, qui sont portés sur des massifs de marbre blanc.)

Ce cong était composé d’une salle où il y avait un trône, et d’une chambre où il était assis sur un can ou estrade élevé de trois pieds, qui prenait toute la longueur de la chambre. Le can était couvert d’un simple feutre blanc : peut-être affectait-il cette simplicité, parce qu’il portait le deuil de son aïeule : son vêtement était simplement de satin noir doublé de fourrures de zibeline, tel que le portent la plupart des officiers un peu considérables : il était assis à la tartare les jambes croisées. Il fallut faire le salut impérial tel qu’il se pratique, lorsqu’on a audience de ce prince.

Aussitôt qu’on est à la porte, on se met à courir avec grâce jusqu’à ce qu’on soit arrivé au fond de la chambre, qui est vis-à-vis de l’empereur. Pour lors étant de front sur une même ligne, on demeure un moment debout, tenant les bras étendus sur les côtés : ensuite ayant fléchi les genoux, on se courbe jusqu’à terre à trois différentes reprises. Après quoi on se relève, et un moment après on fait une seconde fois les mêmes cérémonies, puis encore une troisième, jusqu’à ce qu’on avertisse d’avancer, et de se tenir à genoux aux pieds de l’empereur.


Manière de dater les actes publics.

La couleur jaune est la couleur impériale qui est interdite à tout autre qu’à lui ; sa veste est parsemée de dragons ; c’est là sa devise, et il n’y a que lui qui les puisse porter à cinq ongles ; si quelqu’un s’avisait sans sa permission de s’attribuer cette marque de dignité impériale, il se rendrait coupable, et s’exposerait au châtiment. Il date ses lettres, ses édits, et tous les actes publics, des années de son règne et du jour de la lune ; par exemple : De mon règne le 16, le 6 de la quatrième lune.

Les sentiments de la plus profonde vénération à l’égard de l’empereur, dans lesquels on élève les Chinois dès leur enfance, sont bien fortifiés par le pouvoir absolu et sans bornes que les lois lui donnent. Lui seul est l’arbitre souverain de la vie et de la fortune de ses sujets : ni les vicerois, ni les tribunaux, ni aucune cour souveraine, ne peuvent faire exécuter à mort un criminel, si la sentence qui le condamne, n’a été confirmée par l’empereur.


Des princes du sang.

Les princes du sang impérial, quelque élevés qu’ils soient au-dessus des autres, n’ont ni puissance ni crédit. On leur donne le titre de Regulo, on leur assigne un palais, une cour, des officiers avec des revenus conformes à leur rang ; mais ils n’ont pas la moindre autorité sur le peuple, qui cependant conserve pour eux le plus grand respect. Autrefois lorsqu’ils étaient dispersés dans les provinces, les officiers de la couronne leur envoyaient leurs revenus tous les trois mois, afin que le dépensant à mesure qu’ils le recevaient, ils n’eussent pas la pensée d’amasser, ni de faire des épargnes, dont ils auraient pu se servir pour remuer et semer la division. Il leur était même défendu sous peine de la vie de sortir du lieu qu’on avait fixé pour leur séjour. Mais depuis que les Tartares sont maîtres de la Chine, les choses ont changé. L’empereur a cru qu’il était à plus propos que tous les princes demeurassent à la cour et sous ses yeux. Outre les dépenses de leur maison que Sa Majesté leur fournit, ils ont des terres, des maisons, des revenus ; ils font valoir leur argent par l’industrie de leurs domestiques, et il y en a qui sont extraordinairement riches.

Ainsi tout l’empire est gouverné par un seul maître. C’est lui seul qui dispose de toutes les charges de l’État, qui établit les vicerois et les gouverneurs, qui les élève et les abaisse selon qu’ils ont plus ou moins de capacité et de mérite (car généralement parlant, aucune charge ne se vend dans l’empire), qui les prive de leurs gouvernements, et les destitue de tout emploi, dès qu’il est tant soit peu mécontent de leur conduite. Les princes même de son sang n’en peuvent porter le nom sans sa permission expresse, et ils ne l’obtiendraient pas, s’ils s’en rendaient indignes par leur mauvaise conduite, ou par le peu d’attention qu’ils apporteraient à leurs devoirs.


L'empereur choisit son successeur.

C’est l’empereur qui choisit parmi ses enfants celui qu’il juge le plus propre à lui succéder : et même, lorsqu’il ne trouve point dans sa famille des princes capables de bien gouverner, il lui est libre de fixer son choix à celui de ses sujets qu’il en croit le plus digne : on en a vu des exemples dans les temps les plus reculés, et ces princes sont encore aujourd’hui l’objet de la vénération des peuples, pour avoir préféré le bien public de l’État, à la gloire et à la splendeur de leur famille.

Cependant depuis plusieurs siècles, l’empereur a toujours nommé un prince de son sang pour être héritier de sa couronne. Ce choix tombe sur qui il lui plaît, pourvu qu’il ait un vrai mérite, et les talents propres pour gouverner : sans quoi il perdrait sa réputation, et causerait infailliblement du trouble ; au contraire si au lieu de jeter les yeux sur l’aîné, il en choisit un autre qui ait plus de mérite, son nom devient immortel. Si celui qui a été déclaré son successeur avec les solennités ordinaires, s’écarte de la soumission qu’il lui doit ou tombe dans quelque faute d’éclat, il est le maître de l’exclure de l’héritage, et d’en nommer un autre à la place.


Cang hi dépose un de ses fils.

Le feu empereur Cang hi usa de ce droit en déposant d’une manière éclatante un de ses fils, le seul qu’il eut de sa femme légitime, qu’il avait nommé prince héritier, et dont la fidélité lui était devenue suspecte. On vit avec étonnement chargé de fers, celui qui peu auparavant marchait presque de pair avec l’empereur ; ses enfants et ses principaux officiers furent enveloppés dans sa disgrâce, et les gazettes publiques furent aussitôt remplies de manifestes, par lesquels l’empereur informait ses sujets des raisons qu’il avait eu d’en venir à ce coup d’éclat.

Les arrêts de quelque tribunal que ce soit, ne peuvent avoir de force qu’ils ne soient ratifiés par l’empereur ; mais pour ceux qui émanent immédiatement de l’autorité impériale, ils sont perpétuels et irrévocables ; les vicerois et les tribunaux des provinces n’oseraient différer d’un moment de les enregistrer, et d’en faire la publication dans tous les lieux de leur juridiction.

L’autorité du prince ne se borne pas aux vivants, elle s’étend encore sur les morts. L’empereur pour récompenser ou leur mérite personnel, ou celui de leurs descendants, leur donnent des titres d’honneur, qui rejaillissent sur toute leur famille.

Ce pouvoir attaché à la dignité impériale, tout absolu qu’il est, trouve un frein qui le modère, dans les mêmes lois qui l’ont établi. C’est un principe qui est né avec la monarchie, que l’État est une grande famille, qu’un prince doit être à l’égard de ses sujets, ce qu’un père de famille est à l’égard de ses enfants, qu’il doit les gouverner avec la même bonté et la même affection ; cette idée est gravée naturellement dans l’esprit de tous les Chinois. Ils ne jugent du mérite du prince et de ses talents, que par cette affection paternelle envers les peuples, et par le soin qu’il prend de leur en faire sentir les effets, en procurant leur bonheur. C’est pourquoi il doit être, selon la manière dont ils s’expriment, le père et la mère du peuple : il ne doit se faire craindre, qu’à proportion qu’il se fait aimer par sa bonté et par ses vertus : ce sont de ces traits qu’ils peignent leurs grands empereurs, et leurs livres sont tous remplis de cette maxime.

Ainsi selon l’idée générale de la nation, un empereur est obligé d’entrer dans le plus grand détail de tout ce qui regarde son peuple ; ce n’est pas pour se divertir qu’il est placé dans ce rang suprême : il faut qu’il mette son divertissement à remplir les devoirs d’empereur, et à faire en sorte par son application, par sa vigilance, par sa tendresse pour ses sujets, qu’on puisse dire de lui avec vérité, qu’il est le père et la mère du peuple. Si sa conduite n’est pas conforme à cette idée, il tombe dans un souverain mépris. Pourquoi, disent les Chinois, le Tien[1] l’a-t-il mis sur le trône ? n’est-ce pas pour nous servir de père et de mère ?

C’est aussi à se conserver cette réputation, qu’un empereur de la Chine s’étudie continuellement : si quelque province est affligée de calamités, il s’enferme dans son palais, il jeûne, il s’interdit tout plaisir, il porte des édits par lesquels il l’exempte du tribut ordinaire, et lui procure des secours abondants ; et dans les édits il affecte de faire connaître jusqu’à quel point il est touché des misères de son peuple : je le porte dans mon cœur, dit-il, je gémis nuit et jour sur ses malheurs, je pense sans cesse aux moyens de le rendre heureux. Enfin il se sert d’une infinité d’expressions semblables, pour donner des preuves à ses sujets de la tendre affection qu’il a pour eux.

L’empereur régnant a porté son zèle pour le peuple, jusqu’à ordonner dans tout l’empire, que si quelque endroit était menacé de calamités, on l’en informât sur-le-champ par un courrier extraordinaire, parce qu’il se croit responsable des malheurs de l’empire, et qu’il veut par sa conduite prendre des mesures pour apaiser la colère du Tien.

Un autre frein que les lois ont mis à l’autorité souveraine, pour contenir un prince, qui serait tenté d’abuser de son pouvoir, c’est la liberté qu’elle donne aux mandarins de représenter à l’empereur dans de très humbles et de très respectueuses requêtes, les fautes qu’il ferait dans l’administration de son État, et qui pourraient renverser le bon ordre d’un sage gouvernement. S’il n’y avait aucun égard, ou s’il faisait ressentir les effets de son indignation au mandarin qui a eu le zèle et le courage de l’avertir, il se décrierait absolument dans l’esprit de ses peuples, et la fermeté héroïque du mandarin qui se serait ainsi sacrifié au bien public, deviendrait le sujet des plus grands éloges, et immortaliserait à jamais sa mémoire. On a vu à la Chine plus d’un exemple de ces martyrs du bien public, que ni les supplices, ni la mort n’ont pu retenir dans le silence, lorsque le prince s’écartait des règles d’une sage administration.

D’ailleurs la tranquillité de l’empire, dépend entièrement de l’application du prince à faire observer les lois. Tel est le génie des Chinois, que si lui et son Conseil étaient peu fermes, et moins attentifs à la conduite de ceux qui ont autorité sur les peuples, les vicerois, et les mandarins éloignés gouverneraient les sujets selon leur caprice, ils deviendraient autant de petits tyrans dans les provinces, et l’équité serait bientôt bannie des tribunaux. Alors le peuple, qui est infini à la Chine, se voyant foulé et opprimé, s’attrouperait, et de semblables attroupements seraient bientôt suivis d’une révolte générale dans la province. Le soulèvement d’une province se communiquerait en peu de temps aux provinces voisines, l’empire serait tout à coup en feu, car c’est le caractère de cette nation, que les premières semences de rébellion, si l’autorité ne les étouffe d’abord, produisent en peu de temps les plus dangereuses révolutions. La Chine en fournit divers exemples, qui ont appris aux empereurs, que leur autorité n’est hors de toute atteinte, qu’autant qu’ils y veillent infatigablement, et qu’ils marchent sur les traces des grands princes qui les ont précédés.


Des sceaux de l'empire.

Entre les marques de l’autorité impériale, l’une des plus considérables est celle des sceaux qu’on emploie à autoriser les actes publics, et toutes les décisions des tribunaux de l’empire. Le sceau de l’empereur est carré et d’environ huit doigts. Il est d’un jaspe fin, qui est une pierre précieuse fort estimée à la Chine : il n’y a que lui qui puisse en avoir de cette matière. Cette pierre dont on fait le sceau de l’empereur, et qui s’appelle yu che, se tire de la montagne Yn yu chan, c’est-à-dire montagne du sceau d’agate.

Les Chinois content diverses fables de cette montagne : ils disent entre autres choses, qu’autrefois le fong hoang ayant paru sur cette montagne, se reposa sur une pierre brute, et qu’un habile lapidaire l’ayant cassée, y trouva cette pierre fameuse, dont on fit le sceau de l’empire. Cet oiseau appelé fong hoang est le phénix de la Chine ; c’est selon eux un oiseau de prospérité et le précurseur du siècle d’or, mais il n’exista jamais que dans leurs livres, et dans les peintures chimériques qu’ils en font.

Les sceaux qu’on donne par honneur aux princes, sont d’or ; ceux des vicerois, des grands mandarins ou magistrats du premier ordre, sont d’argent : ils ne peuvent être que de cuivre ou de plomb pour les mandarins ou magistrats et des ordres inférieurs. Quand ils l’usent à force de s’en servir, ils doivent en avertir le tribunal, qui leur en envoie un autre, avec obligation de rendre l’ancien. La forme en est plus grande ou plus petite selon les degrés des mandarins, et le rang qu’ils tiennent dans les tribunaux. Depuis l’établissement des Tartares à la Chine, les sceaux sont de caractères chinois et tartares, de même que les tribunaux sont composés d’officiers et de magistrats de ces deux nations.

Quand l’empereur envoie dans les provinces des visiteurs pour examiner la conduite des gouverneurs, des magistrats, et des particuliers, il leur donne à chacun des sceaux pour les fonctions de leur charge.


Mandarin qui perd ses sceaux.

Un de ces visiteurs après avoir exercé pendant quelque temps son emploi dans la province qui lui avait été assignée, disparut tout d’un coup, et quand on s’adressait à ses domestiques, ils répondaient qu’une maladie dangereuse ne permettait pas à leur maître de recevoir les plaintes ni les requêtes de ceux qui venaient lui demander justice. Un mandarin de ses amis se douta que c’était là une maladie feinte, et craignant qu’une pareille négligence ne lui nuisît à la cour, il va le trouver. Après avoir été plusieurs fois rebuté par les domestiques, il trouve enfin le secret de pénétrer dans le cabinet de son ami, et lui demande par quelle raison il se tenait ainsi caché. Le visiteur ne manqua pas de prétexter sa maladie.


Stratagème pour les recouvrer.

Mais le mandarin peu crédule le pressa si fort, en lui protestant qu’il le servirait au péril même de sa vie, s’il était nécessaire, que le magistrat se détermina à lui faire confidence de sa peine. « On m’a volé, dit-il, les sceaux que j’avais reçu de l’empereur et ne pouvant plus sceller les expéditions, j’ai pris le parti de me rendre invisible. » Le mandarin qui voyait les tristes suites d’une affaire, où il ne s’agissait de rien moins que de perdre sa charge, sa fortune et celle de sa famille lui demanda s’il n’avait point d’ennemis. « Hélas, répondit le visiteur en soupirant, c’est ce qui m’accable et me désespère. Le premier magistrat de la ville s’est déclaré contre moi dans toutes les occasions où il a fallu exercer les fonctions de ma charge ; il me déférera infailliblement à la cour, aussitôt qu’il saura que je n’ai plus les sceaux, et je suis un homme perdu. » « Suivez mon conseil, reprit le mandarin, qui était un homme d’esprit, faites transporter dans l’appartement le plus reculé de votre palais tout ce que vous avez de plus précieux, et sur le commencement de la nuit, mettez vous-même le feu à cet appartement et faites donner l’alarme à tout le quartier. Cet officier ne manquera pas, selon le devoir de sa charge, de venir donner ses ordres. Alors en présence de tout le monde, portez-lui le petit coffret où étaient les sceaux et dites-lui que n’ayant rien de plus précieux que ce dépôt de l’empereur, vous le mettez entre ses mains, pour le retirer quand vous en aurez besoin. Si c’est lui, Seigneur, ajouta-t-il, qui vous ait fait enlever vos sceaux pour vous rendre un mauvais office, il les remettra dans le coffre pour vous les rendre, ou vous pourrez l’accuser de les avoir perdus. » L’affaire réussit comme le mandarin l’avait prévu, et les sceaux furent rendus au visiteur.

Les magistrats qui ont reçu les sceaux de l’empereur, les font porter devant eux dans les grandes cérémonies, ou lorsqu’ils rendent visite à une personne à qui ils veulent témoigner du respect. Ils sont renfermés dans un coffre doré, et portés par deux hommes sur un brancard qui précède la chaise du mandarin. Quand il arrive dans le lieu où il va rendre visite, on dresse un buffet qu’on couvre d’un tapis, sur lequel on pose le coffre où les sceaux sont renfermés.


Revenus de l'empereur.

Si l’empereur de la Chine est si puissant par la vaste étendue des États qu’il possède, il ne l’est pas moins par les revenus qu’il en tire. Il n’est pas facile de déterminer au juste à quelles sommes ils montent car le tribut annuel se paie partie en argent, partie en denrées. On le tire de toutes les terres même des montagnes, du sel, des soies, des étoffes de chanvre et de coton, et de diverses autres denrées, des ports, des douanes, des barques, de la marine, des forêts, des jardins royaux, des confiscations, etc.

Le tribut personnel de tous ceux qui ont vingt ans jusqu’à soixante, monte à des sommes immenses, à cause du grand nombre des habitants de l’empire : on tient communément qu’autrefois il y avait plus de 58 millions de personnes qui payaient ce tribut. Dans le dénombrement qui se fit sous le feu empereur Cang hi au commencement de son règne, on trouva onze millions cinquante-deux mille huit cent soixante douze familles ; et d’hommes capables de porter les armes, cinquante neuf millions sept cent quatre-vingt-huit mille trois cent soixante-quatre. On ne compte ici ni les princes, ni les officiers de la cour, ni les mandarins, ni les soldats qui ont servi et obtenu leur congé, ni les lettrés, les licenciés, les docteurs, ni les bonzes, ni les enfants qui n’ont pas encore atteint l’âge de 20 ans, ni la multitude de ceux qui demeurent sur les rivières ou sur mer, dans des barques. Le nombre des bonzes monte à beaucoup plus d’un million. Il y en a dans Peking au moins deux mille qui ne sont pas mariés, et dans les temples des idoles en divers endroits ; on en compte trois cent cinquante mille établis avec des patentes de l’empereur. Le nombre des seuls bacheliers est d’environ quatre-vingt-dix mille. Mais depuis ce temps-là où les guerres civiles et l’établissement des Tartares avaient fait périr un peuple sans nombre, la Chine s’est extrêmement peuplée pendant la longue suite des années qu’elle a joui d’une paix profonde.

De plus on entretient dix mille barques aux frais de l’empereur, qui sont destinées à porter tous les ans à la cour le tribut qui se paie en riz, en étoffes, en soies, etc . L’empereur reçoit chaque année quarante millions cent cinquante-cinq mille quatre cent quatre-vingt-dix sacs de six vingt livres chacun, de riz, de froment et de mil ; un million trois cent quinze mille neuf cent trente-sept pains de sel de 50 livres chacun : Deux cent dix mille quatre cent soixante-dix sacs de fève, et vingt-deux millions cinq cent quatre-vingt-dix-huit mille cinq cent quatre-vingt-dix-sept bottes de paille pour la nourriture de ses chevaux.

En étoffes ou en soie, les provinces lui fournissent cent quatre-vingt-onze mille cinq cent trente livres de soie travaillée, et la livre est de 20 onces ; quatre cent neuf mille huit cent quatre-vingt-seize livres de soie non travaillée ; trois cent quatre-vingt-seize mille quatre cent quatre-vingts pièces de toile de coton, cinq cent soixante mille deux cent quatre-vingts pièces de toile de chanvre ; sans compter la quantité d’étoffes de velours, de satins de damas, et autres semblables, le vernis, les bœufs, les moutons, les cochons, les oies, les canards, le gibier, les poissons, les fruits, les légumes, les épiceries, les différentes sortes de vins, qui s’apportent continuellement au palais impérial.


Valeur du taël

En supputant tout ce que l’empereur perçoit et le réduisant à nos livres de France, tous ses revenus ordinaires sont estimés d’environ deux cents millions de taëls. Un taël est une once d’argent qui vaut cent sols de notre monnaie valeur intrinsèque.

L’empereur peut encore imposer de nouveaux tributs sur ses peuples, lorsque les besoins pressants de l’État le demandent ; mais c’est un pouvoir dont il n’use presque jamais, les tributs réglés étant suffisants pour les dépenses qu’il est obligé de faire ; et bien loin d’avoir recours aux subsides extraordinaires, il n’y a guère d’années qu’il n’exempte quelque province de tout tribut, lorsqu’elle a été affligée de la disette, ou de quelque autre calamité.


Manière dont se paient les tributs.

Comme les terres sont mesurées, et qu’on sait le nombre des familles, et ce qui est dû à l’empereur, on n’a nulle peine à déterminer ce que chaque ville doit payer chaque année. Ce sont les officiers des villes qui lèvent ces contributions : on ne confisque point les biens de ceux qui sont lents à payer, ou qui par des délais continuels chercheraient à éluder le paiement ; ce serait ruiner les familles ; c’est pourquoi depuis qu’on commence à labourer les terres, ce qui se fait vers le milieu du printemps jusqu’au temps de la récolte, il n’est pas permis aux mandarins d’inquiéter les paysans : la prison ou la bastonnade est le moyen dont on se sert pour les réduire.

On emploie encore un autre expédient : comme il y a dans chaque ville un nombre de pauvres et de vieillards, qui sont nourris des charités de l’empereur, les officiers leur donnent des billets pour se faire payer. Ils vont aussitôt dans les maisons de ceux qui doivent le tribut et si l’on refuse de satisfaire, ils y demeurent, et s’y font nourrir autant de temps qu’il est nécessaire pour consommer ce qui était dû à l’empereur.

Ces officiers rendent compte de leur recette au pou tching ssëe, c’est le trésorier général de la province, premier officier après le viceroi. Ils sont obligés à certains temps de lui faire tenir les deniers de leur recette ; ils les envoient sur des mulets ; chaque mulet porte deux mille taels dans deux espèces de barils de bois fort longs, qui sont fermés avec des crampons de fer. Le pou tching sseë rend ses comptes au hou pou, qui est le second des tribunaux souverains de la cour : c’est ce tribunal qui est chargé de tout ce qui concerne l’administration des finances, et qui à son tour en rend compte à l’empereur. Rien n’est mieux ordonné que l’imposition et la levée des tributs, si l’on en excepte quelques fraudes inévitables, dont les petits officiers usent à l’égard du peuple.


Origine du nom de Livrée

La Chine a cela de singulier, que l’empereur est dans ses États, comme un grand chef de famille qui pourvoit à tous les besoins de ses officiers : cet usage qui n’a point varié parmi les Chinois, est assez conforme à ce qui se pratiquait anciennement dans la cour de nos rois, où il se faisait des distributions de pain, de vin, de viandes, de chandelles, et d’autres choses semblables, qu’on nommait livraisons, d’où est venu le nom de livrée, pour les gens de service qui étaient d’une même livrée ou d’une même distribution, c’est-à-dire, qui appartenaient au même maître.

Une grande partie des deniers impériaux se consomme dans les provinces, par les pensions, l’entretien des pauvres, et surtout des vieillards et des invalides, qui sont en grand nombre, les appointements des mandarins, le paiement des troupes, les ouvrages publics. Le surplus est porté à Peking, et est employé aux dépenses ordinaires du palais et de la capitale où le prince réside, et où il nourrit plus de cent soixante mille hommes de troupes réglées, sans compter leur solde qui se paye en argent.

De plus, on distribue tous les jours dans Peking à près de cinq mille mandarins, une certaine quantité de viande, de poisson, de sel, de légumes, etc, et tous les mois du riz, des fèves, du bois, du charbon, et de la paille ; tout cela se livre avec la dernière exactitude.

La même chose s’observe à l’égard de ceux qui sont appelés des provinces à la cour, ou que la cour envoie dans les provinces : ils sont servis et défrayés sur toute la route eux et leur suite : on leur fournit des barques, des chevaux, des voitures, et des hôtelleries entretenues aux dépens de l’empereur.

Voici comme la chose se pratique ; lorsqu’un mandarin est envoyé de la cour, on lui donne un cang ho, c’est-à-dire, un ordre dépêché de la cour par le ping pou ou tribunal de la milice, scellé du sceau de ce tribunal, en vertu duquel les officiers des postes et des villes fournissent sans délai ce qui est porté dans cet ordre et pour faire foi qu’ils l’ont exécuté, ils y apposent leur sceau. On fournit des hommes pour tirer les barques, d’autres pour porter les bagages, et c’est l’officier général des postes qui fait peser ces bagages, et qui donne autant d’hommes qu’il en faut pour les porter, à raison de 50 livres chinoises par homme.

Les troupes que l’empereur nourrit et entretient soit le long de la grande muraille, soit dans toutes les villes et les places murées montaient autrefois au nombre de sept cent soixante et dix mille soldats : ce nombre dans la suite a été encore augmenté, et subsiste toujours, car on ne fait point de réforme. Ils doivent servir de gardes, et faire escorte aux grands mandarins, aux gouverneurs, aux officiers et magistrats : ils les accompagnent même dans leurs voyages, et pendant la nuit ils font la garde autour de leur barque ou de leur hôtel. Ils ne sont qu’un jour en exercice, parce que les soldats de chaque lieu où arrive le mandarin, se succèdent les uns aux autres, et ils retournent à leur poste après leur jour de service. L’empereur nourrit pareillement environ cinq cent soixante-cinq mille chevaux pour monter la cavalerie, et pour le service des postes et des courriers, qui portent ses ordres et ceux des tribunaux dans les provinces.

Les ambassadeurs des puissances étrangères sont aussi défrayés aux dépens de l’empereur, depuis le premier jour qu’ils entrent sur les terres de l’empire, jusqu’à ce qu’ils en soient sortis. Il leur fournit des chevaux, des barques, et toutes les voitures nécessaires pour le voyage : il fait toute la dépense de leur table, et quand ils sont arrivés à la cour, il les loge dans un palais, ou pour marque d’amitié il leur envoie tous les deux jours des mets de sa table ; et quand il veut donner des marques particulières de son affection, il envoie de temps en temps des mets extraordinaires.

Je ne parle point des autres dépenses que fait l’empereur pour tous les ouvrages publics, qui peuvent servir ou à l’ornement des villes, ou à la commodité des peuples, ni de celles que demande l’entretien de son palais, qui, quoique d’un goût bien différent de celui que nous avons de l’architecture, ne laisse pas d’avoir quelque chose d’auguste et de convenable à la majesté d’un si puissant prince. L’idée qu’on en a déjà donnée au commencement de cet ouvrage semblerait suffire ; cependant sans répéter ce qui a été dit, je suppléerai à ce qui y manque par une description plus détaillée qu’en a fait un des missionnaires, qui eurent honneur d’être admis en sa présence, et de le saluer jusque dans son appartement.


Palais de l'empereur

« C’est, dit-il, un amas étonnant de bâtiments, et une longue suite de cours, de galeries, et de jardins, qui forment un tout véritablement magnifique.

Comme la porte du midi ne s’ouvre que pour l’empereur, nous entrâmes par celle qui regarde l’occident, et qui conduit à une vaste cour, qui est au midi par rapport au palais. Cette cour a la figure d’une double équerre, à chaque extrémité de laquelle on voit un gros édifice oblong à double toit, dont l’étage d’en bas est percé en trois endroits en forme de porte de ville. Cette cour a Nord-Sud plus de deux cents pas géométriques de long, et la croisée environ autant, elle est pavée de grosses briques posées de champ, avec des allées de pierres plates et larges ; avant que d’entrer dans une autre cour, il faut passer un canal à demi sec qui court Est-Ouest, et qui est parallèle aux murs de cette seconde cour. Nous passâmes ce canal sur un des six ponts de marbre blanc, qui sont vers le milieu, vis-à-vis de cinq portes voûtées et ouvertes, sur lesquelles est un gros édifice avec une plate forme ou donjon à double toit, qui a plus de vingt pas géométriques d’épaisseur. A l’entrée et à la sortie du pont qui conduit à la porte du milieu, il y a deux grandes colonnes rondes de marbre blanc, dressées sur un large piédestal entouré d’une balustrade de même, avec deux gros lions qui ont sept à huit pieds de haut sur leur base, lesquels semblent avoir été faits d’un même bloc.

Les portes conduisent vers le nord dans la seconde cour dont je parle, qui n’a guère que cent pas géométriques de longueur, et environ la moitié de largeur. A l’entrée de cette cour, on trouve deux autres colonnes de marbre blanc ornées de dragons en relief, avec deux petites ailes un peu au-dessous d’un chapiteau plat et fort large.

De là on passe dans une troisième deux fois plus longue que la seconde, et un peu plus large. On y entre par cinq portes semblables aux précédentes, sur lesquelles porte un gros édifice de même structure. Ces portes sont épaisses et couvertes de lames de fer, qui y sont attachées par plusieurs rangs de clous de cuivre, dont la tête est plus grosse que le poing. Tous les édifices du palais sont posés sur un socle à hauteur d’homme, bâti de grosses pierres de marbre d’un gris roussâtre, mal polies, et ornées de moulures.

Toutes ces cours sont entourées d’édifices fort bas, et couverts de tuiles jaunâtres. Au fond de cette troisième cour, on voit un assez long édifice flanqué de deux pavillons qui touchent à deux ailes, lesquelles sont terminées par deux autres pavillons semblables aux premiers, c’est-à-dire, qui sont à double toit, et environnés de leurs galeries, de même que les ailes et le fond de cet édifice, qui est élevé sur une plateforme de brique avec son parapet et ses petites embrasures, laquelle a environ trente-cinq pieds de haut. Le bas de la plateforme, jusqu’à six pieds hors du rez-de-chaussée est bâti de marbre. Le fond est percé de trois ouvertures voûtées, et qui se ferment par trois portes semblables aux précédentes, avec cette différence, que les clous et les ferrures en sont dorés.

Il y avait plusieurs gardes à cette porte, et entre autres un colao ou ministre d’État, qui ayant été accusé d’avoir reçu sous main de l’argent dans l’administration de sa charge, fut condamné à garder cette porte du palais, avec une compagnie de soldats dans laquelle on l’avait enrôlé. Ceux qui passaient devant lui, ne laissaient pas de le saluer et de fléchir le genoux, respectant encore, nonobstant l’état humiliant où il se trouvait, cette haute fortune dont il venait de déchoir.

Après avoir passé ces trois cours qui n’ont rien de bien remarquable que leur étendue, nous entrâmes dans une quatrième, qui a environ quatre-vingts pas géométriques en carré. Cette cour est tout à fait riante ; elle est environnée de galeries interrompues d’espace en espace par des petits salons tout ouverts et plus exhaussés, vis-à-vis desquels il y a des escaliers avec leurs rampes de marbre blanc, qui règnent presque tout autour. Cette cour est coupée dans sa largeur par un petit canal revêtu de marbre blanc ; les bords sont ornés de balustrades de la même forme. On passe ce canal sur quatre ou cinq ponts d’une seule arcade. Ces ponts sont de marbre blanc, embellis de moulures et de bas reliefs. Dans le fond de la cour est un grand et magnifique salon fort propre, où l’on monte par trois grands escaliers, avec leurs rampes ornées des mêmes balustrades.

Suit une cinquième cour à peu près de la même forme et de la même grandeur : elle a néanmoins quelque chose qui frappe davantage : on y voit un grand perron carré à triple étage, et bordé à chaque étage de balustrades de marbre blanc ; ce perron occupe près de la moitié de la longueur de la cour, et près des deux tiers de sa largeur. Il a environ dix-huit pieds de haut, et est bâti sur un socle siamois de marbre plus grossier, qui est haut de plus de six pieds. On monte sur ce perron par trois escaliers : celui du milieu est le plus considérable. Huit gros vases ou cassolettes de bronze hautes d’environ sept pieds, ornent le haut du perron, au bas duquel, proche du maître escalier, il y a deux grosses figures de lion de bronze. Ce perron est vis-à-vis une grande et magnifique salle, où l’empereur reçoit les mémoriaux, les requêtes, ou placets que les mandarins des tribunaux souverains viennent lui présenter chaque jour, après avoir fait leurs prosternements accoutumés au bas de l’escalier.

On passe ensuite deux autres cours assez peu différentes de cette dernière : elles ont des perrons de la même forme et de la même grandeur, et sont entourées d’édifices semblables, avec les escaliers et les balustrades qui règnent autour.

Lorsque nous eûmes traversé la seconde de ces cours, on nous conduisit par une porte qui est à côté sur la droite, dans une autre cour longue d’environ deux cents pas : c’est une espèce d’hippodrome, au bout duquel on entre à main gauche dans une grande salle ouverte. Nous y trouvâmes des gardes, et nous y attendîmes quelque temps le mandarin qui devait venir nous prendre, pour nous introduire dans l’appartement de l’empereur.

Enfin on vint nous chercher, et l’on nous fit entrer dans une neuvième cour un peu plus petite, mais du moins aussi magnifique. Au fond se voit un grand édifice de figure oblongue, à double toit de même que les précédents, et couvert pareillement de tuiles vernissées de jaune. Une espèce de chemin ou de levée, haute de six ou sept pieds, bordée de balustres de marbre blanc, et pavée de même, conduit à ce palais où est l’appartement de l’empereur. Il n’y a que lui qui puisse passer par cet endroit, ainsi que par le milieu des autres cours.

Tout brille dans ce palais, par l’éclat que donnent les ornements de sculpture, le vernis, les dorures, et les peintures. Au fond de ce grand édifice règne une espèce de plateforme, pavée de grands carreaux d’un très beau marbré jaspé, poli comme une glace, et dont les morceaux sont tellement unis, qu’à peine peut-on distinguer l’endroit où ils se joignent.

A l’entrée de la grande salle, se trouve une porte qui conduit dans une grande chambre carrée, où l’empereur était assis sur une estrade à la manière tartare. Cette chambre était pavée de marbre, les poutres étaient portées par des colonnes de bois vernissées de rouge, et engagées de telle sorte dans le mur, qu’elles étaient de niveau avec la surface. Nous fîmes les cérémonies ordinaires, c’est-à-dire, que nous nous rangeâmes sur une même ligne vis-à-vis de l’empereur ; que nous nous mîmes à genoux à trois reprises, et qu’à chacune nous nous courbâmes trois fois jusqu’à terre. C’était une grande faveur qu’il nous faisait de recevoir en personne ces marques de notre respect : quand les mandarins des six Cours souveraines, de cinq en cinq jours, au premier jour de l’an, et au jour de la naissance de l’empereur, viennent faire la même cérémonie, ce prince n’est presque jamais présent, et est quelquefois bien éloigné de l’endroit du palais où ils rendent leurs hommages.

Après avoir satisfait à ce devoir, nous approchâmes de sa personne, et nous étant mis à genoux de côté et sur une même ligne il s’informa de notre nom, de notre âge, de notre patrie, et nous entretint avec une douceur et une affabilité, qu’on admirerait dans tout autre prince que dans un empereur de la Chine.

On ne peut nier que cette suite de cours de plein pied et sur une même ligne, que cet assemblage, quoique confus et informes, de corps de logis, de pavillons, de galeries, de colonnades, de balustrades, et de degrés de marbre, que cette multitude de toits couverts de tuiles d’un vernis jaune si luisant et si beau, que quand le soleil y donne, ils paraissent dorés, on ne peut nier, dis-je, que tout cela ne présente à la vue je ne sais quoi de magnifique, qui frappe, et qui donne à connaître que c’est le palais d’un grand empereur.

Si l’on y ajoute les cours, qu’on y a pratiquées sur les ailes pour les offices, et les écuries, les palais des princes du sang, ceux de l’impératrice et des femmes, les jardins, les étangs, les lacs, les bois où l’on nourrit toutes sortes d’animaux, tout cela paraîtra avoir quelque chose de singulier. Ce n’est pourtant là que le palais intérieur du prince, qui est séparé par une grande muraille du palais extérieur, lequel est fermé d’un mur élevé et fort épais, et qui a environ deux lieues de circuit. C’est comme une petite ville où logent les différents officiers de la cour, et un grand nombre d’ouvriers de toutes les sortes, qui y sont entretenus pour le service de l’empereur.


Maisons de plaisance des anciens empereurs de la Chine.

Fort près de Peking se voit la maison de plaisance des anciens empereurs : elle est d’une étendue prodigieuse : car elle a bien de tour dix lieues communes de France ; mais elle est bien différente des maisons royales d’Europe. Il n’y a ni marbre, ni jets d’eau, ni murailles de pierre : quatre petites rivières d’une belle eau l’arrosent ; leurs bords sont plantés d’arbres. On y voit trois édifices fort propres et bien entendus. Il y a plusieurs étangs, des pâturages pour les cerfs, les chevreuils, les mules sauvages, et autres bêtes fauves ; des étables pour les troupeaux, des jardins potagers, des gazons, des vergers, et même quelques pièces de terre ensemencées ; en un mot tout ce que la vie champêtre a d’agrément s’y trouve. C’est là qu’autrefois les empereurs se déchargeant du poids des affaires, et quittant pour un temps cet air de majesté qui gêne, allaient goûter les douceurs d’une vie privée.

Cependant ces empereurs ne sortaient que rarement de leur palais, et moins ils se montraient à leurs peuples, plus ils croyaient se concilier de respect. Les Tartares qui occupent maintenant le trône, se sont humanisés, et sans trop s’écarter du génie de la nation, ils sont devenus beaucoup plus populaires.


Cérémonies lorsque l'empereur sort de son palais.

Lorsque l’empereur sort de son palais, la coutume est qu’il soit accompagné d’une grande partie des seigneurs de sa cour. Tout brille dans ce cortège, les armes, les harnois des chevaux, les banderoles, les parasols, les éventails, et toutes les autres marques de la dignité impériale. Ce sont les princes et les seigneurs qui ouvrent la marche, et qui sortent les premiers à cheval ; ils sont suivis des colao, ou principaux ministres, et des grands mandarins : ils marchent sur deux ailes et assez près des maisons, de sorte qu’ils laissent toute la rue libre. On porte après eux 24 bannières de soie jaune, qui est la livrée de l’empereur, brodées de dragons d’or, qui sont comme ses armoiries. Ces bannières sont suivies de 24 parasols de même couleur, et d’autant de grands éventails fort riches et fort précieux. Les gardes du corps sont tous vêtus de jaune, avec des espèces de casque en tête, et une sorte de javelot ou demie pique dorée, terminée en haut par la figure d’un soleil ou d’un croissant, ou de la tête de quelque animal. Douze estafiers vêtus des mêmes couleurs, portent sur leurs épaules la chaise de l’empereur qui est superbe. Il y a en divers endroits sur la route un grand nombre de ces estafiers, pour le relever dans la marche. Une troupe de musiciens, de trompettes, et de joueurs d’instruments accompagnent l’empereur, et font grand bruit. Enfin un grand nombre de pages et de valets de pieds ferment la marche.


Lorsque Cang hi visitait ses États.

Mais comme les empereurs maintenant sortent plus souvent de leur palais, ils se délivrent volontiers de l’embarras que cause un si grand cortège. Quand l’empereur Cang hi visitait les provinces méridionales, il montait une barque neuve et faite exprès pour son voyage, accompagné de ses enfants, de grands seigneurs, et d’une infinité d’officiers de confiance ; il y avait tant de troupes sur sa route, qu’il semblait marcher au milieu d’une armée. Alors il allait à petites journées, s’arrêtant de temps en temps pour examiner par lui-même, et se faire rendre un compte exact de tout ; mais en retournant à Peking, sa barque marchait jour et nuit.

Je ne dis rien de ses voyages en Tartarie, lorsqu’il y allait prendre le divertissement de la chasse, c’est alors qu’il marchait véritablement à la tête d’une armée, et l’on eût dit qu’il allait à la conquête d’un empire. Je décris ailleurs la magnificence qui éclatait dans le train, dans les habits, dans les tentes et les équipages de ce prince, et de tous les grands de sa suite : ainsi sans m’y arrêter à présent, je ne parlerai que de l’éclat et de la pompe, avec laquelle il allait offrir solennellement des sacrifices dans le temple du Tien. Le détail que j’en tire de la relation qu’en a fait le P. Magalhaens est d’autant plus sûr, que l’ordre de ces sortes de cérémonies, est réglé de tous les temps, et s’observe invariablement.

Cette marche commence par 24 tambours rangés en deux files, et 24 trompettes. Ces trompettes sont faites d’un bois fort estimé des Chinois, qu’ils nomment ou tong chu : elles ont plus de trois pieds de longueur, et environ huit pouces de diamètre à l’embouchure : elles sont en forme de cloches ornées de cercles d’or, et s’accordent parfaitement avec les tambours.

Suivent sur la même ligne 24 hommes, armés de bâtons longs de sept à huit pieds, vernissés de rouge, et ornés de feuillages dorés ; puis cent soldats portant des hallebardes, dont le fer se termine en croissant, cent massiers dont les lances sont peintes d’un vernis rouge mêlé de fleurs, et dorées à l’extrémité, quatre cents grandes lanternes fort ornées et travaillées avec beaucoup d’art, quatre cents flambeaux faits d’un bois qui brûle longtemps, et qui répand une grande lumière ; deux cents lances enrichies les unes de flocons de soie de diverses couleurs, les autres de queues de panthères, de renards, et d’autres animaux ; 24 bannières sur lesquelles on a peint les signes du zodiaque, que les Chinois divisent en 24 parties ; cinquante-six autres bannières, où sont représentées les 56 constellations, auxquelles les Chinois réduisent toutes les étoiles : deux cents éventails, soutenus par de longs bâtons dorés, où sont peintes diverses figures de dragons, d’oiseaux, et d’autres animaux ; 24 parasols richement ornés, et un buffet porté par les officiers de la bouche, et garni de divers ustensiles d’or, comme de bassins, d’aiguières, etc.


Son cortège.

Après qu’on a vu marcher tout ce cortège en bon ordre, l’empereur paraît à cheval superbement vêtu, avec un air grave et majestueux ; on soutient à ses côtés un riche parasol qui est assez grand pour donner de l’ombre et à lui et à son cheval ; il est environné de dix chevaux de main de couleur blanche, dont les selles et les brides sont enrichies d’or et de pierreries, de cent lanciers, et des pages de la chambre.

Après quoi l’on voit venir dans le même ordre et à sa suite tous les princes du sang, les régulos, les premiers mandarins, et les seigneurs de la cour, tous en habits de cérémonie, cinq cents jeunes gentilshommes du palais richement vêtus, mille valets de pied en robes rouges, brodées de fleurs et d’étoiles d’or et d’argent. Immédiatement après trente-six hommes portent une chaise découverte, qui est suivie d’une autre fermée et beaucoup plus grande, laquelle est soutenue par six vingts porteurs ; enfin quatre grands chariots, dont deux sont traînés par des éléphants, et les deux autres par des chevaux couverts de housses en broderie ; chaque chaise et chaque chariot est suivi d’une compagnie de 50 hommes pour sa garde.

Cette marche est fermée par deux mille mandarins de lettres, et par deux autres mille mandarins d’armes ou officiers de guerre, vêtus magnifiquement de leurs habits de cérémonie.

Telle est la grandeur et la puissance du maître qui gouverne un si vaste empire. C’est à lui seul que tout se rapporte : il est l’âme qui donne le mouvement à un si grand corps, et qui en maintient toutes les parties dans la plus parfaite subordination, ainsi qu’on le verra dans la suite.



  1. Le Ciel.