Description de la Chine (La Haye)/De l’adresse des artisans, et de l’industrie du menu peuple

Scheuerleer (2p. 85-88).


De l’adresse des artisans, et de l’industrie du menu peuple.


On distingue parmi le peuple, comme je l’ai dit, trois sortes de professions : celle des laboureurs, qui est la plus estimée ; celle des marchands, dont je parlerai, lorsqu’il s’agira du commerce qui se fait à la Chine ; et enfin celle des artisans qui vivent du travail de leurs mains, et qui étant continuellement occupés aux arts mécaniques, fournissent aux nécessités et aux commodités de la vie.

Le menu peuple ne peut guère satisfaire, ni pourvoir à son entretien, que par un pénible et continuel travail : aussi ne voit-on guère de nation plus sobre et plus laborieuse. Un Chinois passera les jours entiers à remuer la terre à force de bras ; souvent il sera dans l’eau jusqu’aux genoux, et le soir il se croira heureux de trouver du riz, des herbes cuites, avec un peu de thé.

Il est à observer qu’à la Chine, le riz se cuit toujours à l’eau, et il est à l’égard des Chinois, ce que le pain est à l’égard des Européens, sans jamais causer de dégoût : ces peuples s’accoutument de bonne heure à souffrir ; et les travaux dans lesquels on les élève dès leur enfance, contribuent beaucoup à conserver l’innocence de leurs mœurs.

Les ouvrages de vernis, les belles porcelaines, et ces différentes étoffes de soie si bien travaillées, qui nous viennent de la Chine, prouvent assez l’adresse et l’habileté des ouvriers chinois : ils ne travaillent pas moins délicatement toutes sortes d’ouvrages d’ébène, d’écaille, d’ivoire, d’ambre, et de corail : leurs pièces de sculpture, de même que les ouvrages publics, tels que sont les portes des grandes villes, les arcs de triomphe, leurs ponts et leurs tours, ont quelque chose de grand et de noble : enfin ils réussissent également dans tous les arts, qui sont nécessaires aux usages ordinaires de la vie, ou qui peuvent contribuer à une certaine propreté : et s’ils n’ont pas atteint le degré de perfection, que nous voyons dans plusieurs ouvrages d’Europe, c’est qu’ils sont arrêtés par la frugalité chinoise, qui a mis des bornes aux dépenses des particuliers.

Il est vrai qu’ils ne sont pas aussi inventifs que nos artisans, mais les outils dont ils se servent sont plus simples, et ils imitent assez bien tous les ouvrages qui leur ont été apportés, et qui leur étaient inconnus. Ainsi on leur voit faire maintenant, aussi bien qu’en Europe, des montres, des horloges, du verre, des fusils, des pistolets, et plusieurs autres choses, dont ils n’avaient pas même l’idée, ou qu’ils ne faisaient que fort imparfaitement.

Il y a dans toutes les villes des artisans de toute sorte, dont les uns travaillent dans leurs boutiques à leurs ateliers, et les autres vont de rue en rue offrir leurs services, à ceux qui en ont besoin ; la plupart travaillent dans les maisons des particuliers. Si, par exemple, vous voulez vous faire faire un habit, le tailleur vient de grand matin dans votre maison, et s’en retourne le soir chez lui ; il en est de même des autres ouvriers ; il n’y a pas jusqu’aux forgerons, qui portent avec eux leurs outils, leur enclume, et leurs fourneaux pour les ouvrages ordinaires.

Grand nombre de barbiers parcourent la ville avec une espèce de sonnette, pour avertir ceux qui ont besoin de leur service : ils portent sur leurs épaules un siège, leur bassin, leur coquemar, et du feu, avec le linge et leur trousse ; et sur-le-champ, où l’on veut, dans la rue, au milieu d’une place, sur la porte des maisons ils rasent fort proprement la tête, n’y laissant qu’une longue tresse de cheveux sur le derrière, à la manière des Tartares qui ont introduit cet usage ; ils ajustent les sourcils, nettoient les oreilles avec des instruments propres à cet usage, tirent les bras, frottent les épaules et font cela pour 18 deniers, qu’ils reçoivent avec beaucoup de reconnaissance. Puis ils recommencent avec leur sonnette à chercher d’autres pratiques.

Plusieurs gagnent leur vie à fournir des voitures pour aller par la ville, particulièrement dans Peking. On trouve dans toutes les places et les carrefours, des chevaux sellés et tout prêts à être montés, des mulets, des chaises ; et on peut à toute heure avoir en chaque endroit, cinquante ou cent de ces voitures, à un prix fort modique.

Il n’y a point d’inventions auxquelles ils n’aient recours, pour trouver le moyen de subsister : comme il n’y a pas dans tout l’empire un pouce de terre inutile, aussi n’y a-t-il personne, ni homme, ni femme, quelque avancé qu’il soit en âge, quelque incommodité qu’il ait, fût-il sourd et aveugle, qui ne gagne aisément sa vie. On ne se sert guère à la Chine pour moudre le grain, que de moulins à bras : une infinité de ces pauvres gens s’occupent à ce travail, qui ne demande que le mouvement des mains. Ce n’est pas qu’il n’y ait aussi des moulins à eau : on en voit sur les rivières qui servent à broyer les écorces, dont ensuite on fait des pastilles. La roue de ces moulins est posée horizontalement : elle a une double jante à un pied ou un pied et demi l’une de l’autre : ces jantes sont unies par de petites planches obliquement, de sorte que par le haut elles laissent une ouverture assez grande, et par le bas une fente peu large : l’eau qui tombe en nappe de deux pieds de haut sur ces petites planches, fait tourner la roue assez vite.

Les choses qui paraissent les plus inutiles, un Chinois sait les mettre à profit : quantité de familles à Peking ne subsistent qu’en vendant de la mèche et des allumettes : d’autres n’ont point d’autre métier que de ramasser dans les rues des chiffons d’étoffes de soie, de toile de coton, et de chanvre ; des plumes de poules, des os de chien, des morceaux de papier qu’ils lavent et vendent ensuite à d’autres. On y fait même trafic de choses, qu’on jette bien loin en Europe pendant l’obscurité de la nuit. On voit dans toutes les provinces une infinité de gens qui portent des seaux pour cet usage : en quelques endroits ils vont avec leurs barques dans des canaux qui règnent sur le derrière des maisons, et remplissent ces barques presque à toutes les heures du jour.

Ce spectacle, dans des villes aussi policées que celles de la Chine, surprend fort un Européen : mais c’est proprement à la Chine qu’on peut dire, lucri bonus odor ex re qualibet. Les Chinois n’en sont pas plus étonnés qu’on l’est en Europe de voir passer des porteurs d’eau. Les paysans viennent l’acheter dans les maisons, ils cherchent à se prévenir les uns les autres, et donnent en échange du bois, de l’huile et des légumes. Il y a dans toutes les rues des commodités pour les passants, dont les maîtres tirent avantage par ces échanges.

Cependant quelque sobre et quelque industrieux que soit le peuple de la Chine, le grand nombre de ses habitants y cause beaucoup de misère. On en voit de si pauvres que ne pouvant fournir à leurs enfants les aliments nécessaires, ils les exposent dans les rues, surtout lorsque les mères tombent malades, ou qu’elles manquent de lait pour les nourrir. Ces petits innocents sont condamnés en quelque manière à la mort presque au même instant qu’ils ont commencé de vivre : cela frappe dans les grandes villes, comme Peking, Canton ; car dans les autres villes, à peine s’en aperçoit-on.

C’est ce qui a porté les missionnaires à entretenir dans ces endroits très peuplés, un nombre de catéchistes, qui en partagent entre eux tous les quartiers, et les parcourent tous les matins, pour procurer la grâce du baptême, à une multitude d’enfants moribonds.

Dans la même vue on a quelquefois gagné des sages-femmes infidèles, afin qu’elles permissent à des filles chrétiennes, de les suivre dans les différentes maisons où elles sont appelées : car il arrive quelquefois que les Chinois se trouvant hors d’état de nourrir une nombreuse famille, engagent ces sages-femmes à étouffer dans un bassin plein d’eau, les petites filles aussitôt qu’elles sont nées ; ces chrétiennes ont soin de les baptiser, et par ce moyen ces tristes victimes de l’indigence de leurs parents, trouvent la vie éternelle dans ces mêmes eaux, qui leur ravissent une vie courte et périssable.

C’est cette même misère qui produit une multitude prodigieuse d’esclaves, ou plutôt de gens qui s’engagent à condition de pouvoir se racheter, ce qui est plus ordinaire parmi les Chinois ; car parmi les Tartares, ils sont véritablement esclaves ; un grand nombre de valets, et de filles de service d’une maison sont ainsi engagées ; il y en a aussi à qui on donne des gages comme en Europe.

Un homme vend quelquefois son fils, et se vend lui-même avec sa femme, pour un prix très modique ; mais s’il le peut, il se contente d’engager sa famille. Souvent un grand mandarin tartare ou chinois tartarisé, c’est-à-dire, rangé sous la bannière tartare, qui a pour domestiques une foule d’esclaves, est lui-même l’esclave d’un seigneur de la cour, auquel il donne de temps en temps des sommes considérables. Un Chinois pauvre, mais qui a du mérite, dès qu’il se donne à un prince tartare, peut compter d’être bientôt grand mandarin ; c’est ce qui devient plus rare sous l’empereur régnant. Si on le destitue de son emploi, il retourne auprès de son maître, pour exécuter ses ordres dans certaines fonctions honorables.

Les riches en mariant leurs filles, leurs donnent plusieurs familles d’esclaves, à proportion de leurs richesses. Il arrive assez souvent qu’on leur rend la liberté ; il y en a d’autres qu’on laisse à demi libres, à condition qu’ils paieront tous les ans une certaine somme : si quelques-uns d’eux s’enrichissent par leur industrie ou dans le négoce, leur maître ne les dépouille pas de leurs biens, il se contente d’en tirer de gros présents, et les laisse vivre avec honneur, sans néanmoins consentir qu’ils se rachètent.

Ces esclaves sont d’une fidélité à toute épreuve, et d’un attachement inviolable pour leurs maîtres : aussi le maître les traite-t-il comme ses propres enfants, et souvent il leur confie les affaires les plus importantes. Du reste son autorité sur ses esclaves se borne aux choses qui sont de son service ; et si l’on pouvait prouver en justice qu’un maître eût abusé de cette autorité, pour prendre des libertés criminelles avec la femme de son esclave, il serait perdu sans ressource.