Description de l’Égypte (2nde édition)/Tome 1/Chapitre VII/Partie II

TEMPLE AU NORD D’ESNÉ.


À trois quarts de lieue au nord d’Esné, et à deux mille cinq cents mètres environ du fleuve, nous avons trouvé les restes d’un temple égyptien. Ce monument, beaucoup moins considérable que celui qui existe dans l’intérieur de la ville, et aussi d’une conservation moins parfaite. Ses ruines ne portent pas l’empreinte d’une dégradation ancienne : l’état dans lequel il se trouve ne paraît point être un effet de sa vétusté ; il semble plutôt provenir d’un travail récent, auquel ont échappé plusieurs parties de l’édifice. Les habitans d’Esné nous ont effectivement assuré qu’on devait l’attribuer aux fouilles multipliées faites dans ses fondations par les ordres d’Ismây’l-bey, qui avait conçu l’espoir d’y trouver des trésors. Les mêmes habitans d’Esné nous ont dit qu’avant cette époque le temple était presque entier, et que les couleurs dont les sculptures sont encore en partie couvertes, étaient très-brillantes et très-bien conservées.

Ce temple doit avoir été construit sur une butte factice, assez élevée, puisque, malgré l’exhaussement considérable de la vallée du Nil, son sol est encore un peu supérieur à celui de la plaine ; il est entouré de pierres qui proviennent de la démolition des parties supérieures de l’édifice, et de débris de briques et de poteries. Tous ces débris doivent être aussi anciens que le monument ; car ses environs ne paraissent pas avoir été habités postérieurement à l’époque où il était en vénération. Sa position, à une distance éloignée du fleuve et sur la lisière du terrain cultivé, n’a jamais pu, sous aucun rapport, être avantageuse pour l’établissement d’une ville : c’était sans doute un lieu de dévotion, que quelque circonstance religieuse aura consacré, où peut-être il se rendait des oracles, et que les prêtres du grand temple d’Esné avaient intérêt d’entretenir avec soin. À cette époque, les prêtres pouvaient, soit par un canal, soit par tout autre moyen, y faire arriver une assez grande quantité d’eau pour l’usage des conservateurs de ce lieu révéré, et des caravanes qui s’y rendaient en pèlerinage ; mais, depuis l’anéantissement de la religion égyptienne, ses environs ne sont plus habités. Des Arabes qui ont leurs camps dans les environs, près de la chaîne libyque, y font seulement quelquefois des excursions.

Le temple dont nous nous occupons, paraît avoir été construit à la hâte et avec beaucoup de négligence. Il a été mal fondé : l’appareil des pierres est on ne peut plus irrégulier ; les assises ne sont pas toujours dans le même plan, et les joints ne sont presque jamais verticaux. Dans l’épaisseur des murs, on avait pratiqué sans précaution, entre la quatrième et la huitième assise, dont les pierres forment parpaing[1], des couloirs qui ont beaucoup nui à la solidité : les pierres n’ayant point assez de liaison entre elles, plusieurs de ces murs se sont partagés dans toute leur longueur.

Dans l’intérieur du portique, une colonne s’est enfoncée verticalement de près d’un mètre. Les pierres du plafond ont encore trouvé un aplomb suffisant, et restent ainsi suspendues. Deux colonnes de la façade n’ont pas conservé le même équilibre, et leur chute a entraîné celle d’une partie du plafond. La corniche et l’architrave sont tombées, et forment, devant le temple, un amas considérable de grosses pierres, sur lesquelles on retrouve les décorations de ces diverses parties de l’édifice, et particulièrement le disque ailé de l’entre-colonnement du milieu. Enfin ce séjour, autrefois si mystérieux, est actuellement accessible de tous côtés, par des ouvertures nouvellement faites et par des brèches multipliées.

Devant le temple, à quelques mètres de distance, nous avons trouvé des restes de constructions en grosses pierres de grès, qui ont été mises à découvert depuis peu de temps. Nous avons cru d’abord que c’était une partie de la fondation d’un propylée ; mais la position de ces constructions, et leur direction vers le Nil, nous ont fait soupçonner ensuite que ce pouvait être l’extrémité d’un aqueduc qui aurait amené les eaux du Nil. Toutefois nous avouons que les recherches que nous avons faites sur les lieux, pour éclairer notre opinion à ce sujet, ne nous ont procuré aucun résultat satisfaisant. Nous avons poussé des fouilles jusque par-dessous ces constructions, et nous avons seulement reconnu qu’elles sont posées sur un lit de décombres et de débris de poteries.

Le portique du temple est soutenu par huit colonnes de 1m.23 de diamètre, sur 5m.65 de hauteur, en y comprenant le chapiteau. Ces colonnes sont disposées sur deux rangs parallèlement à la façade. La campane du chapiteau est plus écrasée qu’à Esné : le dé qui la surmonte a aussi moins d’épaisseur. Sur le dé pose l’architrave qui soutient les pierres du plafond ; les entre-colonnemens sont tous d’une fois et demie le diamètre de la colonne, excepté celui du milieu, qui est double des autres. La largeur intérieure du portique est de dix-sept mètres ; et la profondeur, de sept mètres et demi.

Les quatre colonnes de la façade étaient engagées dans des murs d’entre-colonnement et dans la porte d’entrée. Ces murs et la porte fermaient le portique à la hauteur des deux tiers des colonnes. Il en reste peu de chose, et nous avons eu beaucoup de peine à retrouver les mesures que nous en donnons. La longueur totale de la façade est de vingt mètres ; et sa hauteur, de sept mètres et demi.

En prenant pour module le demi-diamètre de la partie inférieure de la colonne, voici à peu près les proportions des différentes parties de l’élévation :

Base »
Fût 7 »
Chapiteau 1
»
Architrave 1
Corniche 1
Total 12

Le diamètre de la colonne, dans la partie supérieure, a un douzième de moins que la base. Ainsi qu’au grand temple d’Esné, une baguette sépare l’architrave d’avec la corniche, et descend le long des angles du monument, en formant une espèce d’encadrement aux tableaux hiéroglyphiques. Les saillies des chapiteaux et de la corniche n’ont pas de proportions aussi élégantes que dans le grand temple d’Esné. Les murs d’entre-colonnemens différent aussi ; ils ont ici la même épaisseur que les colonnes, et leurs corniches existent à l’intérieur comme à l’extérieur.

Les murs du portique sont verticaux dans l’intérieur, et à l’extérieur ils ont un talus d’un vingtième de leurs hauteur ; ils sont actuellement enfoncés dans plusieurs endroits. Dans leur épaisseur, on avait pratiqué des couloirs, ainsi que nous l’avons dit plus haut. Ces couloirs, que l’on retrouve dans beaucoup de temples de l’Égypte, servaient sans doute à quelques cérémonies secrètes, au moyen desquelles les prêtres entretenaient le peuple dans la crainte et le respect dont leur puissance dépendait.

La façade du temple se dessine en saillie dans le fond du portique. La porte est au milieu, et conduit dans une première salle de huit mètres sur trois mètres et demi. Indépendamment de la porte d’entrée, cette salle a trois issues ; l’une à droite, l’autre à gauche, et la troisième en face de la première. Celle-ci conduit dans une seconde salle de 9m.23 sur 3m.39, dont la plus grande longueur est dans le sens de la largeur du temple, qu’elle occupe toute entière. On peut aussi pénétrer dans cette seconde salle en passant par la porte qui est à gauche dans la première, et par deux petites pièces qui donnent l’une dans l’autre et conduisent jusqu’à cette seconde salle. La première de ces petites pièces communique à l’extérieur par une ouverture nouvellement pratiquée. À la suite de la seconde salle du temple, on en trouve une troisième, dont les murs sont presque entièrement détruits, et qui devait renfermer le sanctuaire. Voyez pl. 85.

La porte à droite, dans la première salle du temple, conduit à un escalier par lequel on montait sur les terrasses, et à une petite pièce placée derrière. Cet escalier tournait carrément dans une cage de 2m.79 de côté, et dont le noyau avait 1m.09 carré. On ne commençait à monter qu’après une demi-révolution faite de plain-pied : il était fort roide, contre l’ordinaire des escaliers égyptiens. Il est presque entièrement détruit et tout àfait impraticable ; mais on peut facilement monter sur les terrasses, encore existantes, du temple et du portique, au moyen des dégradations du mur latéral au nord.

Les sculptures de ce monument sont moins soignées que celles du portique d’Esné ; elles ne sont ni d’un dessin aussi correct, ni d’un fini aussi précieux : elles ont, de plus, considérablement souffert. Le portique a été entièrement décoré : le temple, proprement dit, ne l’a point été. On ne trouve de sculptures que sur la porte qui conduit de la première salle à la seconde : elles sont beaucoup mieux exécutées que celles du portique. Toutes les sculptures étaient peintes ; et ce monument a conservé, plus qu’aucun autre, des couleurs fraîches et brillantes, parmi lesquelles on remarque particulièrement le rouge, le bleu, et le jaune d’or.

Les murs latéraux du portique sont décorés dans le même système que ceux du grand portique d’Esné. Nous n’avons pu dessiner que quelques parties isolées de ces décorations. On y remarque des hiéroglyphes assez singuliers ; des serpens auxquels on a ajusté des bras et des jambes, y sont très-fréquemment représentés. Les colonnes sont couvertes de sculptures dans toute leur hauteur : à la partie inférieure, on reconnaît les fleurs ; les boutons et même les feuilles de lotus, très-bien caractérisés. Nous avons dessiné avec soin tous les chapiteaux, qui sont au nombre de six ; ils sont particulièrement décorés de lotus diversement assemblés et dans différens états, et sont analogues à ceux du portique d’Esné, dont les campanes ne sont pas découpées. Pour donner une idée parfaite de ces chapiteaux, nous les avons dessinés dans différentes positions ; et nous les avons mis en perspective, afin de faire juger combien la représentation géométrale leur fait perdre d’élégance (pl. 85 et 86). Les sculptures qui ont le plus attiré notre attention, sont celles qui se trouvent au plafond du portique, entre les colonnes et les murs latéraux : elles représentent en deux parties un zodiaque. Nous avons dessiné tout le tableau qui se trouve à gauche en entrant. Malgré quelques accidens qui sont arrivés aux pierres du plafond, toutes les figures se distinguent suffisamment. On trouve dans cette partie les signes du lion, du cancer, des gémeaux, du taureau, du belier et des poissons. Le lion est le premier signe que l’on voit en entrant dans le portique ; il tourne le dos à l’extérieur : les poissons sont dans le fond, et tous les signes suivent exactement l’ordre dans lequel nous les avons nommés. De l’autre côté du portique, les pierres sur lesquelles sont sculptés le capricorne et le verseau, sont encore en place et dans le fond ; on voit même la moitié du sagittaire. La pierre sur laquelle se trouve l’autre partie de ce signe, s’est brisée par le milieu et est tombée : nous en avons rapproché les morceaux, et nous les avons dessinés. Les trois autres signes, savoir, le scorpion, la balance et la vierge, étaient sculptés sur les pierres qui suivaient, et qui ont été entraînées dans la chute d’une colonne de la façade. Ces pierres se trouvent en monceau à l’entrée du temple ; elles sont d’un trop gros volume pour que nous ayons pu les rapprocher et les dessiner, comme nous l’avons fait pour compléter le signe de sagittaire ; mais nous pouvons assurer qu’il ne serait pas impossible de réunir ces fragments ; car, en regardant à travers les jours que le hasard a laissé entre les pierres, nous avons aperçu une portion de la queue du scorpion, un plateau de la balance et l’épi de la vierge. Ces objets n’avaient malheureusement pas assez de suite pour que nous pussions les ajouter à nos dessins. On doit croire que ces trois signes marchaient dans le même ordre que les trois autres : ainsi ce zodiaque commence, comme celui du portique d’Esné, par la vierge, et finit par le lion. Les signes à droite sortent du temple, et les autres y entrent ; d’où il résulte que les figures des deux suites sont tournées tête à tête, et semblent former une marche religieuse continue, qui fait le tour du portique.

Indépendamment des douze signes du zodiaque, il y a dans ce tableau beaucoup d’autres figures que l’on retrouve pour la plupart dans le monument astronomique du portique d’Esné. Voyez pl. 87.

  1. On appelle parpaing, dans les constructions, les pierres qui présentent un parement à l’intérieur et à l’extérieur du mur dont elles font partie.