Description de l’Égypte (2nde édition)/Tome 1/Chapitre I/Paragraphe 9

§. IX. Des constructions grecques ou romaines qui sont
dans l’île de Philæ.

Devenus maîtres de l’Égypte, les Grecs y apportèrent leurs sciences et leurs arts : c’était les ramener dans la terre natale, d’où ils étaient sortis peu de siècles auparavant ; mais déjà ils avaient pris un air étranger, un caractère propre, qu’ils ont depuis toujours conservés. L’architecture grecque, bien que formée sur celle des Egyptiens, en diffère cependant par des caractères si essentiels et si prononcés, qu’elle ne peut être un seul instant confondue avec elle : celle des Romains, qui n’est que l’architecture grecque modifiée, en diffère plus encore, à cause des voûtes et des arcades dont elle offre de nombreux exemples.

Aussi, sur cette terre toute couverte d’édifices égyptiens, nous reconnaissions au premier coup d’œil les constructions des étrangers ; et, chose que nous ne nous lassions pas d’admirer, toutes ces constructions, postérieures aux monumens du pays, faites souvent avec les pierres qu’on en a arrachées, se montraient plus ruinées, plus dégradées qu’eux ; un jour elles seront entièrement anéanties, et les monumens égyptiens attesteront long-temps encore l’existence et la grandeur du peuple qui les a élevés.

Ces remarques, ces rapprochemens, qui se répéteront dans la suite de cet ouvrage, trouvent déjà leur application dans l’île de Philæ, qui, dans sa petite étendue, présente en quelque sorte un échantillon de tout ce que l’Égypte renferme. Près de ces beaux monumens si bien conservés, on ne voit presque plus rien des édifices que les Grecs et les Romains y avaient bâtis, si ce n’est des vestiges méconnaissables. Au milieu de la partie nord de l’île, un pan de muraille de quatre à cinq mètres de hauteur[1] est resté seul debout. Son épaisseur est peu considérable : les pierres en sont toutes disjointes, et il ne faudrait qu’une faible secousse pour le renverser et le détruire entièrement. On voit dans sa partie supérieure une architrave et quelques portions d’une frise ornée de triglyphes. Les pierres dont cette muraille est construite ont visiblement été tirées de quelques édifices égyptiens : plusieurs d’entre elles portent des fragmens d’hiéroglyphes, et des figures, les unes tronquées, les autres renversées dans divers sens. On en voit même sur les faces extérieures des pierres, où l’on n’a pas pris la peine de les effacer ; ce que les Égyptiens ne manquaient jamais de faire, quand ils employaient d’anciens matériaux dans la construction de leurs édifices. Une pareille dispersion des emblèmes sacrés ne peut appartenir qu’à une époque où la religion égyptienne était totalement abandonnée. Peut-être l’édifice dont cette muraille faisait partie, appartient-il au temps du Bas-Empire, quoique cependant l’état de ruine où il est porté à le considérer comme plus ancien, et que les restes de l’entablement dorique qui le couronne puissent permettre d’en attribuer la construction aux Grecs, chez qui s’employait l’ordonnance dorique plus fréquemment que chez les Romains.

Nous ne resterons pas dans une pareille incertitude à l’égard d’une autre construction placée aussi dans la partie septentrionale de l’île, près de l’endroit où l’on y aborde. Une arcade ouverte au milieu d’un massif, et de chaque côté une arcade plus petite, ne laissent point douter un instant que cette construction ne soit un arc de triomphe, et n’appartienne conséquemment aux Romains, qui seuls ont élevé de semblables édifices.

Celui-ci n’a point été achevé ; la partie cintrée de la grande arcade n’a jamais été faite, et l’on n’y voit aucune moulure taillée. Cet édifice ressemble par quelques points à l’arc d’Antinoé ; on y remarque, comme dans ce dernier monument, des fenêtres au-dessus des petites arcades. Cependant, auprès de l’arc romain d’Antinoé, celui de Philæ n’est qu’un édifice barbare, par la lourdeur de ses proportions : il est d’ailleurs extrêmement petit, les arcades latérales n’ayant que deux mètres de hauteur, et celle du milieu ne devant en avoir que cinq. Mais ce petit édifice est peut-être, parmi ceux que les Romains ont élevés en Égypte, un des mieux conservés. Il doit cet avantage, sans doute, à sa situation et à la composition simple de ses parties ; il faut aussi remarquer qu’il a été construit par des mains égyptiennes. Non-seulement il est bâti de grès, comme tous les autres monumens de Philæ, mais on observe entre eux et lui la plus grande conformité dans le système de construction : on y retrouve les joints obliques, les gros bossages de pierres, enfin toutes les ressemblances qui peuvent faire raisonnablement conjecturer que ce monument romain a été exécuté par des ouvriers du pays. Il sera question ailleurs d’édifices qui sont au contraire composés dans le système égyptien, et dont l’exécution est certainement grecque ou romaine.

  1. Quinze pieds et demi.