Description de l’Égypte (2nde édition)/Tome 1/Chapitre I/Paragraphe 8

§. VIII. De l’édifice de l’est, et d’un petit temple enfoui.

Dès que l’on aperçoit file de Philæ, le premier monument que l’on y remarque, c’est l’édifice de l’est. Isolé, placé près du lieu où l’on aborde, et pouvant être vu ensuite de presque tous les points, il devient en quelque sorte le signe de reconnaissance de l’île de Philæ au milieu de celles qui l’environnent, et distingue aussi le groupe des monumens de cette île d’avec tout autre groupe de monumens égyptiens.

Cet édifice est une enceinte sans plafond, longue de vingt-un mètres et large de quinze ; elle est formée par quatorze colonnes qui sont engagées jusqu’à plus du tiers de leur hauteur dans des murs d’entre-colonnement. Deux portes opposées sont ouvertes dans la direction de son grand axe, qui est à peu près perpendiculaire au bord du fleuve.

D’après la largeur de l’édifice, il est très-probable qu’il n’était pas destiné à être couvert, à moins que l’on n’imagine qu’il devait y avoir dans l’intérieur deux rangs de colonnes ; mais aucun indice ne justifie cette supposition. Il est vrai qu’il règne intérieurement au-dessus de l’architrave une retraite qui paraît propre à recevoir les extrémités des pierres du plafond ; mais l’on n’a pu vérifier si effectivement elle avait eu cet usage. Quoi qu’il en soit, cet édifice ainsi découvert, et recevant la lumière de toutes parts, est si différent des autres, que l’on se demande bientôt si c’est un monument religieux, et quelle pouvait en être la destination : nous pouvons, par l’analogie, répondre à ces questions.

On voit à Erment une enceinte toute semblable à celle-ci, placée au-devant d’un petit temple auquel elle sert comme d’une cour. On ne peut guère, d’après cela, douter que l’édifice de l’est ne fût également destiné à précéder un temple qui aurait été placé au-delà de cet édifice par rapport au fleuve, quoique cependant il ne reste aucun vestige de ce temple, et qu’il soit même probable qu’il n’a jamais été commencé. Les colonnes sont les plus grosses de toutes celles qui sont dans l’île de Philæ. Leur diamètre à leur base est de 1m,54[1] ; leur hauteur est de onze mètres[2] ; à quoi il faut ajouter la hauteur du dé qui surmonte les chapiteaux ; ce qui fait, depuis le sol jusque sous l’architrave, une hauteur de treize mètres et demi[3]. Les chapiteaux des colonnes ne sont que de trois espèces différentes (voyez pl. 26) ; on remarquera qu’ils sont distribués symétriquement dans chaque rangée de colonnes, et de plus, que leur distribution est la même dans les deux faces de l’édifice, qui sont parallèles. La grande élévation du dé placé au-dessus des chapiteaux est une des choses remarquables de l’édifice ; mais ce n’est pas cependant le seul monument où il s’en trouve de semblables : outre qu’il en existe également aux colonnes d’Erment, on en voit encore dans d’autres temples, qui, ayant été entièrement sculptés, portent sur chacune des faces de ces dés la figure entière de Typhon. Ces édifices, soit à cause de ces figures, soit d’après les autres sculptures qu’ils renferment, paraissent avoir été consacrés au mauvais génie, représenté par Typhon ; d’où peut-être on peut inférer que le temple dont l’édifice de l’est ne forme qu’une partie, aurait été aussi un Typhonium. C’est un motif de croire que ce temple ne devait pas être très-vaste, quoique ce qui en existe soit élevé sur de grandes dimensions ; car les temples de Typhon sont tous assez petits. L’analogie fournie par les monumens d’Erment est d’ailleurs favorable à cette conjecture. L’édifice de l’est nous fournit, sur les portes d’entrée et sur les murs d’entre-colonnement, quelques remarques générales qui conviennent à tous les temples égyptiens.

Dans une ordonnance de colonnes, l’entre-colonnement du milieu, destiné seul à servir de porte, est toujours beaucoup plus large que les autres ; et ceux-ci, coupés par un mur jusqu’à plus du tiers de leur hauteur, ont, suivant une comparaison que nous avons déjà faite, l’apparence de fenêtres. Les Grecs ont imité dans plusieurs de leurs édifices cette plus grande largeur donnée à l’entre-colonnement du milieu ; et nous-mêmes, nous l’avons quelquefois imitée des Grecs. Mais, dans leurs monumens comme dans les nôtres, où tous les entre-colonnemens sont ouverts jusqu’au bas, cette disposition devenait à peu près sans objet. On a d’ailleurs presque toujours commis une faute grave en adoptant cette distribution des colonnes : c’est de n’avoir pas mis une différence assez grande entre l’espacement du milieu et les espacemens latéraux ; ce qui fait que, dès qu’on cesse de voir la colonnade en face, l’inégalité des espacemens ne semble plus qu’une négligence d’exécution.

Comme les portiques égyptiens étaient destinés à être fermés, il avait fallu trouver le moyen d’appliquer des portes battantes à l’entre-colonnement du milieu ; c’est là l’objet des pieds-droits que l’on voit s’élever contre les colonnes jusqu’à la hauteur du dernier anneau qui en décore le fût, au-dessous du chapiteau. Ils ont une saillie vers l’intérieur de la porte, en forme de crossette, et sous cette saillie est creusé le trou qui devait recevoir le tourillon supérieur de la porte battante ; car celle-ci tournait sur pivot. Ainsi, cette forme des pieds-droits, qui, au premier abord, semble bizarre et capricieuse, était parfaitement motivée.

Presque partout l’embrasure pratiquée dans les pieds-droits a pour profondeur la moitié de la largeur de la porte ; de manière que les deux battans, lorsqu’ils s’ouvraient, venaient s’appliquer dans toute leur étendue contre l’embrasure.

La porte battante se terminait ainsi à la hauteur des crossettes des pieds-droits ; et c’est une remarque générale, que le dessous de ces crossettes se trouve toujours au même niveau que les murs d’entre-colonnement. Il résulte de là que, lorsque la porte était fermée, l’entre-colonnement du milieu était clos à la même hauteur que les autres ; ce qui formait une seule ligne horizontale entre toutes les colonnes. Les Égyptiens étaient extrêmement soigneux de conserver ces longues lignes, qui sont d’un bel effet dans l’architecture. Tant de soin, tant de recherche jusque dans les détails, ne permettent plus de dire que chez eux l’architecture était dans l’enfance de l’art. Sans doute les Grecs, en l’imitant, y ont ajouté de la grâce et une élégance que ne présentent pas les monumens de l’Égypte ; mais l’art, en passant dans la Grèce, a pris un caractère particulier : ce n’est pas l’art des Égyptiens perfectionné, c’est une branche sortie du même tronc ; preuve de la fécondité de la souche commune. L’architecture égyptienne, envisagée en elle-même et relativement à son objet, avait acquis des règles sages et bien liées entre elles, et elle me semble avoir atteint toute la perfection dont elle était susceptible. Revenons à la description de l’édifice.

Les sculptures des murs d’entre-colonnement représentent des offrandes faites aux dieux. L’une d’elles, pl. 27, fig. i, est composée de fleurs de lotus sur lesquelles un prêtre épanche l’eau d’un vase ; sujet analogue, sous ce rapport, à celui que nous avons décrit à la fin du §. V. Mais ce que ces murs offrent de plus curieux, c’est la richesse et le goût de l’encadrement des bas-reliefs. Le cordon entouré d’un ruban forme le cadre proprement dit, dont le caractère est très-mâle : au-dessus est la corniche accoutumée. Cet encadrement se trouve par-là dans une harmonie parfaite avec le reste de l’édifice. L’espace qui reste, de chaque côté, entre le cordon et le bord du mur, est occupé par un serpent dont le corps est roulé en vis autour d’une tige de lotus. Nous ne pouvons nous empêcher de faire remarquer avec quelle adresse l’artiste a rempli l’espace plus large qui se trouve près de la corniche, par un pli du corps du serpent, par sa poitrine élargie, et par la coiffure symbolique qu’il porte sur sa tête. Les Égyptiens ont excellé dans cet art de distribuer les ornemens de manière à remplir également tous les espaces, sans cependant que l’on s’aperçoive qu’ils aient rien sacrifié à ce but de décoration.

Dans l’intérieur du cadre, une frise, comme on en voit en beaucoup d’autres lieux, occupe la partie supérieure. Les oiseaux qui accompagnent et semblent même envelopper de leurs ailes les légendes encadrées, sont des animaux chimériques, dont la tête seulement est celle de l’épervier. La partie inférieure du cadre est occupée par des lotus qui forment un ornement aussi riche que délicat.

Les corniches des murs d’entre-colonnement sont toujours surmontées de ce couronnement que nous avons déjà décrit, composé de serpens dressés sur leur poitrine et portant des disques sur leur tête. Il n’y a que deux de ces couronnemens qui soient achevés dans l’édifice ; les autres n’offrent qu’une masse dans laquelle les serpens devaient être taillés.

Les deux murs d’entre-colonnement dont on voit les dessins pl. 27, sont les deux seuls qui soient sculptés ; encore ne le sont-ils que dans l’intérieur, et il n’y a nul doute qu’ils ne dussent l’être également au-dehors. Entre ces deux murs, le fût de la colonne porte pour ornement des hiéroglyphes rangés dans des lignes verticales. On a remarqué[4] sur les diverses sculptures quelques traces de couleurs. Voilà donc, sans sortir de Philæ, un second exemple de peintures appliquées dans un édifice dont la sculpture est à peine commencée. Enfin, aux parties de l’édifice qui sont sculptées, il faut ajouter tous les chapiteaux et le disque ailé qui est dans la corniche de l’une des façades.

Ces sculptures sont en si petit nombre par rapport à toutes celles qui devaient être exécutées, que l’on peut regarder l’édifice comme lisse et sans sculpture ; du moins l’effet qu’il produit à la vue est absolument le même que s’il n’y en avait effectivement aucune. Un pareil monument est une chose rare en Égypte : c’était une circonstance heureuse que celle qui nous permettait de juger de l’architecture égyptienne toute nue, et de nous assurer de la beauté de son caractère par les seules lignes qui la constituent.

Une autre circonstance nous permettait encore de satisfaire notre vive curiosité sur tout ce qui a rapport aux arts égyptiens : plusieurs parties de l’édifice n’ayant point encore reçu leur dernière forme, et les pierres étant restées à peine dégrossies, nous avons pu suivre les divers degrés du travail, et juger de l’avancement de ce peuple dans l’art de la construction.

La coupe des pierres est, comme on le sait, cette partie de l’art de bâtir qui consiste à tailler séparément toutes les pierres d’un édifice de telle sorte, qu’il n’y ait plus qu’à les poser chacune à la place qui lui est destinée, pour que l’édifice soit construit. Les Égyptiens suivaient, à ce qu’il paraît, une marche moins savante ; ils plaçaient les pierres assez peu dégrossies les unes sur les autres, et taillaient ensuite dans ces massifs les formes de l’architecture. C’est du moins ce qui est évident dans plusieurs parties de l’édifice de l’est : tout le haut en est taillé et poli ; mais, dans le bas, de grandes portions sont restées brutes (voyez les pl. 4 et 25). Les colonnes, arrondies au-dessus des murs d’entre-colonnement, le sont aussi dans l’intérieur entre ces mêmes murs ; mais, au-dehors, il y en a plusieurs qui n’ont encore reçu aucune forme ; et à la colonne de l’angle sud-ouest, entre autres, j’ai mesuré des saillies de plus d’un décimètre, qui auraient été retranchées si l’édifice eût été fini. Ce n’est pas cependant que les Égyptiens pussent ignorer l’art d’appareiller les pierres sur le chantier, avant de les mettre en place ; ce qui le prouve, c’est la manière dont ils taillaient quelquefois les joints par lesquels les pierres d’une même rangée horizontale se touchent. Ces joints ne sont pas tous verticaux ; on en trouve d’inclinés sous divers angles : il fallait donc que les pierres, avant d’être rapprochées, fussent parfaitement taillées sous la même inclinaison, pour que le joint fût exactement fermé. Cette méthode de joints inclinés donnait, comme on le voit, naissance à une difficulté de plus dans la construction ; et l’on ne peut guère lui trouver d’autre motif que celui de l’économie de la pierre, puisque cette méthode permettait d’employer les blocs qui avaient des faces inclinées, sans en rien retrancher que ce qui était nécessaire pour les aplanir. Mais comment accorder ce procédé économique avec cet autre qui l’est si peu, de mettre en place des pierres beaucoup plus grosses qu’il ne fallait, pour y tailler ensuite les formes que l’on voulait exécuter ?

Quant aux joints horizontaux, ils sont tous parallèles et parfaitement de niveau ; mais ce n’est pas toujours une même assise de pierres qui règne dans toute l’étendue de l’édifice, comme nous le pratiquons dans toutes nos constructions en pierres de taille ; souvent une assise fort élevée est continuée par deux assises plus basses[5]. Les faces des joints des pierres dans l’édifice de l’est ne sont lisses qu’à leurs bords, sur une largeur de plus de deux décimètres ; le milieu de la face est seulement piqué : peut-être était-ce afin que le ciment s’attachât mieux aux pierres par ces petites aspérités. Ce ciment ne forme qu’une couche très-mince, et les joints se peuvent à peine apercevoir.

Les Égyptiens ne se contentaient pas de l’épaisseur qu’ils donnaient aux murailles de leurs édifices, et de la grosseur des pierres qu’ils y employaient, pour en assurer la solidité ; ils prenaient encore le soin de lier les unes aux autres les pierres d’une même assise horizontale. On aperçoit toujours dans le plus grand nombre des constructions, sur la surface supérieure de deux pierres contiguës, deux entailles correspondantes, en forme de queue d’aronde, et qui reçoivent un tenon taillé lui-même en double queue d’aronde. Ces tenons ne se retrouvent plus parmi les pierres renversées. Il était naturel de les supposer faits de métal : cependant, en démolissant à dessein quelques restes peu intéressans d’édifices, nous avons trouvé des tenons de bois ; ce qui ne paraît pas propre à retenir fortement des pierres de grosses dimensions. Aussi quelques personnes ont-elles pensé que l’on avait employé originairement des tenons de métal, et que, par la suite, le métal étant devenu plus rare, on y avait substitué du bois, moins par motif de solidité que pour ne pas anéantir un ancien usage. D'autres personnes ont cru que peut-être ces pièces de bois servaient à rapprocher les pierres, par le gonflement qu’on leur faisait éprouver en les humectant : mais de pareils tenons ne sont-ils pas suffisans par eux-mêmes pour arrêter l’écartement des pierres, quelque grosses qu’elles soient ? L’état où on les trouve encore, prouve mieux que tout ce que l’on pourrait dire, qu’ils pouvaient durer fort long-temps. Ils sont en bois de sycomore, bois extrêmement compacte. Leur longueur ordinaire est de 0m,24[6] ; leur plus grande largeur, de 0m,067[7] et leur épaisseur, de 0m,04[8]. Nous en avons rapporté plusieurs ; et quoique charbonnés à leur surface, ils sont encore bien conservés. Cette longue durée d’une matière végétale que nous voyons se détruire si rapidement dans nos climats, ne surprendra pas ceux qui connaissent les causes qui agissent dans cette destruction, puisque ces morceaux de bois, presque exactement enfermés dans des pierres toujours sèches, ne sont exposés ni à l’humidité ni au contact de l’air. Cependant, l’influence des siècles étant plus sensible sur le bois que sur le grès dont les monumens sont construits, on pourrait juger de l’âge respectif de ces monumens par l’état de conservation des tenons de bois employés à en lier les pierres[9].

En observant l’édifice de l’est, on voit que toutes les parties, bien qu’elles fussent destinées à être sculptées, étaient auparavant dressées et polies, comme si l’on se fût proposé de laisser l’architecture lisse. Ainsi, dans l’intérieur, où il n’y a que deux bas-reliefs sculptés, tous les autres panneaux formés par les murs d’entre-colonnement sont polis. Il n’y en a qu’un seul qui soit resté piqué ; les travaux ont été abandonnés avant qu’il ait été mis au même degré d’avancement que tous les autres.

Les fondations de plusieurs édifices ruinés jusqu’à leur base ayant été examinées, on a vu qu’elles consistaient en des murs un peu plus épais que ceux qu’elles sont destinées à soutenir, et reposant immédiatement sur le rocher. La solidité de ce fondement a beaucoup contribué, sans doute, à prolonger la durée des édifices de Philæ, et leur assure encore une longue existence.

Tous les faits que nous venons d’exposer se rapportent à la construction proprement dite ; les soins que l’on y avait apportés, entièrement perdus pour la vue, ne contribuaient qu’à la solidité, et nullement à la beauté des édifices : mais il y a une autre exécution, que l’on peut appeler extérieure ou apparente, qui frappe tous les yeux, et dont il nous reste à parler.

Cette exécution est, on peut le dire, admirable dans le plus grand nombre des monumens égyptiens : il est impossible de trouver des surfaces mieux dressées, des colonnes mieux arrondies, des arêtes plus vives, des courbes plus pures et plus continues. Mais, où cette perfection du ciseau se montre encore davantage, c’est dans les sculptures : les feuillages des chapiteaux, les ornemens les plus délicats, les parties les plus petites, sont taillés avec une rare pureté. L’exécution des figures n’est pas moins remarquable ; si le contour en est roide et défectueux, les formes des reliefs sont au contraire pleines de souplesse. Comme ces reliefs sont extrêmement peu saillans, les détails des figures sont aussi très-peu exprimés ; elles semblent enveloppées d’un voile qui laisse deviner les formes, et l’œil est singulièrement charmé du travail doux et moelleux qui règne dans tous les mouvemens. Ce qui ajoute encore au mérite d’une pareille exécution, c’est la nature de la pierre qu’il a fallu mettre en œuvre, et qui, comme nous l’avons déjà dit, est un grès à peu près pareil à celui de Fontainebleau, matière qui exigeait des instrumens excellens et des mains très-exercées.

Cette perfection du travail se rencontre en divers degrés dans les édifices de Philæ : elle est remarquable dans le grand temple, dans celui de l’ouest, et surtout dans l’édifice de l’est. Peut-être la grande lumière qui l’éclaire, la blancheur de la pierre et la finesse de son grain, contribuent-elles aussi à la supériorité apparente de l’exécution. Cet édifice doit se rapporter au siècle où brillait l’art en Égypte ; le soin même que l’on a pris de choisir les matériaux, ne peut appartenir qu’à une pareille époque.

Mais comment, avec tant de perfection dans le travail du ciseau, tant d’immobilité dans les poses, tant d’ignorance de la perspective ? car les figures de cet édifice ne sont point différentes de celles des autres temples, et les unes et les autres semblent avoir été tracées d’après les mêmes modèles. Pour expliquer cette contradiction, la même idée se présente à tous les esprits. Les législateurs égyptiens, qui redoutaient toute espèce d’innovations, et particulièrement celles qui pouvaient avoir des rapports avec la religion, arrêtèrent eux-mêmes les progrès de l’art, en consacrant, dès les premiers pas, des formes et des attitudes dont il ne fut plus possible de s’écarter dans la suite. Comme les figures des dieux et des hommes étaient ce qu’il y avait de plus remarquable et de plus important, les formes adoptées dans l’enfance de l’art en furent aussi maintenues plus invariablement : de là ces figures humaines dont les épaules sont de face, la tête et le reste du corps de trois quarts et de profil ; de là aussi le petit nombre d’attitudes différentes admises dans les représentations sacrées. Cependant il devait nécessairement résulter quelque perfection de la pratique de tant de siècles ; mais elle ne consistait que dans la manière d’exécuter les formes prescrites.

Cette explication me paraît le seul moyen de concevoir l’état de la sculpture des bas-reliefs chez un peuple qui avait fait de grands progrès dans la statuaire. Ce qui vient encore à l’appui, c’est que l’on avait aussi bien mieux imité les objets accessoires, et tout ce qui avait un rapport moins direct avec la religion. Les figures d’animaux sont, en général, d’un dessin très-vrai. Les sculpteurs égyptiens ont surtout parfaitement saisi, en figurant un animal, le trait principal qui le caractérise. La suite de cet ouvrage montrera aussi qu’ils ont su varier de mille manières les attitudes des figures humaines, lorsqu’il ne s’agissait plus de sculptures sacrées.

Les règles invariables introduites dans les sculptures des temples avaient dû devenir un moyen de les multiplier et d’en accélérer l’achèvement, en permettant d’y employer un plus grand nombre de mains ; car, à moins que l’on n’imagine que le travail d’un même édifice durait plusieurs siècles, on ne peut qu’attribuer à l’existence d’une multitude d’artistes la grande quantité de sculptures qui décorent un seul monument. On conçoit en effet que les formes de tous les signes, de toutes les figures, étant déterminées depuis long-temps, on pouvait donner à chaque sculpteur une seule sorte d’objet à exécuter, et employer ainsi un grand nombre d’hommes à-la-fois. Bien plus, quand on considère que, dans un même édifice, toutes les têtes des dieux, toutes celles des déesses, ont un caractère unique ; que les animaux de même espèce se ressemblent tous parfaitement ; qu’enfin chaque classe d’objets a de même son caractère propre et constamment observé, on est conduit à penser qu’une figure n’était pas confiée à un seul sculpteur pour la commencer et la fuir en son entier, et que plusieurs artistes y travaillaient successivement : par exemple, une figure était d’abord ébauchée par celui dont c’était la fonction ; un autre arrivait ensuite et l’avançait davantage, et successivement ainsi jusqu’au dernier qui venait la finir. C’est alors que les peintres arrivaient à leur tour, et appliquaient chacun la couleur convenable et selon les règles établies.

Par ce moyen, dix figures, que dix sculpteurs auraient exécutées séparément dans un certain espace de temps, et qui auraient toujours été différentes les unes des autres, se trouvaient achevées dans un temps égal, et peut-être même plus court, ayant toutes le même caractère, et étant finies au même degré.

Un pareil procédé ne pouvait pas, sans doute, conduire à la haute perfection de l’art : mais, dans le système égyptien, c’était une chose raisonnable de vouloir que les mêmes personnages, les mêmes objets, fussent toujours représentés sous les mêmes traits ; et l’on peut ajouter que la distribution régulière des bas-reliefs, leur exécution semblable, leur composition presque uniforme, conviennent peut-être mieux quand il s’agit de décorer des faces entières de murailles, que ne feraient dès bas-reliefs de forme, de composition et d’exécution trop différentes.

Nous terminerons la description des monumens égyptiens de Philæ par celle d’un petit temple situé un peu au midi de l’édifice de l’est : le temple proprement dit subsiste probablement encore ; mais il est totalement enfoui, et l’on ne voit plus de ce petit monument que le haut des colonnes du portique. L’entre-colonnement du milieu paraît extrêmement large relativement aux deux espaces latéraux ; mais l’édifice est construit sur de si petites dimensions, qu’il fallait bien, pour que l’entrée en fût suffisamment large, faire l’entre-colonnement du milieu relativement plus grand que dans les autres édifices. Ce temple est le plus petit des monumens égyptiens : le portique n’a dans l’intérieur que cinq mètres[10] de largeur, et 2m,6[11] de profondeur. La hauteur des colonnes sous l’architrave ne devait être que de trois mètres et demi. Ce portique, déjà remarquable par la petitesse de ses dimensions, l’est encore par le soin et la finesse avec lesquels les sculptures en sont exécutées.

  1. Quatre pieds neuf pouces environ.
  2. Trente-quatre pieds.
  3. Près de quarante-deux pieds.
  4. Extrait du Journal de voyage de M.  Villoteau.
  5. D’autres fois une même pierre est taillée en crochet, et appartient à deux assises de hauteurs différentes. Les diverses constructions de Philæ et de l’Égypte présentent des exemples de ces irrégularités, qui, d’ailleurs, n’ôtent rien à la solidité, mais nuisent seulement à la beauté de l’appareil. Il apparaît que les Égyptiens attachaient peu de prix à l’extrême régularité des joints ; ils tâchaient au contraire de les cacher, pour qu’ils n'interrompissent pas les sculptures, et celles-ci à leur tour servaient à cacher les joints.
  6. Neuf pouces. On en a rapporté un qui a onze pouces trois lignes.
  7. Deux pouces et demi.
  8. Un pouce et demi.
  9. Nous ne prétendons pas toutefois qu’il y ait jamais eu que du bois employé à former les tenons qui lient les pierres. Ce qui doit faire conjecturer qu’il y en a eu de métal, ce sont les efforts qui manifestement ont été faits pour les arracher du sein des murailles. Est-il probable que l’on se fût donné d’aussi grandes peines, si l’on n’y eût jamais trouvé que du bois ? Il est digne de remarque que ce surcroît de solidité que les Égyptiens avaient voulu donner à leurs édifices, ait été une des principales causes de leur destruction. Si l’on eût toujours employé du métal dans l’intérieur des murailles, il ne resterait pas actuellement pierre sur pierre en Égypte.
  10. Quinze pieds et demi.
  11. Huit pieds.