Description d’un voyage aux établissements thermaux de l’arrondissement de Limoux/Escouloubre

V. — Escouloubre.


Avant de vous faire la description de mon nouveau voyage, j’ai dû attendre une journée pour mettre de l’ordre dans ma narration, tant j’ai été vivement impressionné par la variété et surtout l’originalité frappante des sites, de Quillan à Escouloubre.

Après Quillan, c’est un vallon avec de frais ombrages ; ce sont des scieries mécaniques ; des forges et des chapelleries dont les forces motrices sont dues à des prises d’eau établies sur la rivière de l’Aude, puis le village coquet de Belvianes et son manoir seigneurial, et, tout-à-coup, une montagne de six cents mètre d’élévation, au bas de laquelle se continue la route d’Escouloubre, dans une immense et étroite brisure, d’où sortent, comme si elles venaient d’être épouvantées, les eaux turbulentes de la rivière de l’Aude. Il m’est impossible de décrire l’émotion enthousiaste dont ces lieux remplissent l’âme du touriste. Le défile dit de la Pierre-Lys n’a d’autre espace que celui de la rivière et de la route, et, à droite et à gauche, vous vous sentez comme resserré entre de gigantesques rochers qui s’élèvent à pic et semblent surplomber au-dessus de votre tête.

Cependant le vent chaud fraîchit ici de plus en plus ; l’horizon s’ouvre un peu parfois et vous vous plaisez à contempler tout ce que les commotions du globe ont créé de belles horreurs dans ces pays de montagnes. C’est partout des rochers déchirés ; ici, à six cents mètres d’élévation, des crêtes nues où l’aigle plane comme immobile ; plus bas, quelques touffes d’yeuses ou de figuiers sauvages dans des fentes de rochers ; à quelques pas de vous, une eau verdâtre, écumeuse, qui sort avec fracas d’un antre noir et profond ; et toujours, à côté d’une route sinueuse, la rivière de l’Aude qui, à neuf cents mètres en contre-bas de sa source et après cinquante kilomètres de parcours, lutte encore pour se frayer un passage.

Enfin, l’horizon se découvre encore ; l’on aperçoit les ruines de l’antique monastère de Léez ; quelques maigres champs apparaissent, et l’on arrive peu après au modeste village de St-Martin-Lys où habitait, il y a cinquante quatre ans, l’humble prêtre, du nom de Félix-Armand, homme de génie et de dévouement à toute épreuve s’il en fût, qui, le premier, et avec le seul concours de ses paroissiens, osa tracer un chemin dans les gorges que nous venons de traverser. « Après six ans, le roc est vaincu, c’est le soleil de mai 1781 qui pénètre dans ses flancs, restés clos depuis la création… Et, désormais, le muletier assis sur sa bête, pourra faire, en moins d’une heure, le même trajet qu’il mettait auparavant une demi-journée à parcourir, par un chemin semé de mille dangers. »

Après St-Martin-Lys, la nature devient plus riante. Ici, des côteaux peuplés de chênes, de hêtres et de sapins ; là, deux belles routes qui conduisent l’une à Bayonne, l’autre à Perpignan ; partout, des vallons et des troupeaux ; plus loin, des terres où s’élèvent en épis de magnifiques moissons, et puis Axat, chef-lieu de canton, avec ses paysages les plus variés, ses eaux abondantes et limpides, ses grasses prairies, sa jolie promenade de peupliers et ses anciennes forges.

Peu après, le paysage change tout-à-coup : la vallée se resserre de nouveaux, et les gorges vraiment imposantes de St-Georges, sont là qui se dressent avec leurs montagnes gigantesques et ardues. On dirait vraiment qu’ici une épée immense a séparé deux rochers, tant les parois sont à pic et unies. Après cinq cents mètres dans l’ombre et la fraîcheur, on se retrouve heureux de revoir le soleil. L’horizon se découvre et tout devient si ravissant par les changements fréquents des tableaux, que l’on ne s’aperçoit point de la longueur de la route. C’est Ste-Colombe-sur-Guette, avec ses forges ; Roquefort-de-Sault, ancien chef-lieu de canton, et bientôt Le Bousquet et Escouloubre. À côté est l’établissement thermal de Carcanières, dans le département de l’Ariège.

Ce qui m’a le plus surpris, ce qui pour moi tient du prodige, c’est que, dans un pays si accidenté, l’on soit parvenu à construire les belles routes qui le sillonnent, comme aussi à creuser mille canaux pour l’établissement de tant d’usines, en allant parfois recueillir les eaux à plusieurs lieues de distance : on ne pouvait pas mieux faire, dans l’intérêt d’une population aussi déshéritée que l’était celle de ces montagnes. Félix-Armand a été un homme admirable et l’on peut dire qu’il a eu de dignes successeurs.

Escouloubre possède deux sources d’eau thermale, de 31 à 50 degrés, et une fontaine dont les eaux jaillissent d’une heauteur de 40 mètres, à deux kilomètres du village. Le nombre de malades qui s’y rendent est considérable. Les eaux sont sulfureuses. L’anémie, les maladies de la peau y sont traitées avec le plus grand succès.

On a fait beaucoup d’améliorations, et l’on peut faire beaucoup avec des eaux aussi abondantes et des cascades si riches.

Je n’ai pas voulu quitter ces lieux sans aller sur les hauteurs voisines (mais avec un guide expérimenté, à cause des passages perfides que l’on rencontre souvent dans ces montagnes), sans aller, dis-je, sur les montagnes voisines, pour contempler l’immense pays qui se déroule à vos pieds, avec les accidents les plus divers de montagnes, de précipices, de vallées, de plaines, et admirer mille paysages plus riants le matin, plus mélancoliques le soir. Et là, reportant ma pensée à plusieur siècles en arrière, j’ai vu les puissants comtes de Barcelone dans leurs luttes incessantes avec ceux de Carcassonne et de Foix, perdre tant de richesses qui auraient soulagé tant d’infortunes ; je me suis plu à suivre l’éminent Prélat de Pavillon, évêque d’Alet, franchissant mille dangers, à pied, au milieu des neiges et parfois seul, pour venir évangéliser le pauvre montagnard ou lui porter quelques soulagements dans ses souffraces. C’est d’ici surtout que j’ai admiré, dans leur vaste ensemble et dans leurs combinaisons intelligentes, les établissements industriels sans nombre que la munificence des La Rochefoucauld-Bayers a fondés pour répandre partout le bien-être, dans un pays naguère délaissé, et que j’ai pu apprécier ce que l’État, comme les particuliers, ont dû faire de sacrifices, et les représentants du pays user de persévérance, pour la création, depuis vingt ans à peine, de tant de belles routes dont ces montagnes sont dotées. En reliant si bien entre elles les populations dans leurs nombreux intérêts d’échanges et de commerce, on ne pouvait pas aussi mieux travailler et à leur bien-être et à leur civilisation.

30 juillet 1876.