Des religions pratiquées actuellement dans l’Inde/Djaïnisme

DJAÏNISME


Nous allons nous trouver aujourd’hui dans une atmosphère très différente de celle qui nous enveloppait hier et de celle dans laquelle nous serons demain. Nous n’allons pas ici être entourés de cette atmosphère de roman et de chevalerie, que nous trouvons à la fois dans la religion de l’Islam et dans celle des Sikhs. Au contraire, l’atmosphère sera calme, philosophique et tranquille. Nous serons amenés à considérer les problèmes de l’existence humaine avec l’œil du philosophe, du métaphysicien et, en outre, la question de la conduite pratique revendiquera une large part de notre réflexion ; comment l’homme devrait-il vivre ; que devraient être ses rapports avec les êtres inférieurs qui l’entourent ; comment devrait-il diriger sa vie et ses actions pour ne nuire à aucun être, ni n’en détruire aucun ? On peut presque résumer l’atmosphère du Djaïnisme par une phrase, qui se trouve dans le Sutrâ Kritânga[1], à savoir que l’homme qui ne fait de tort à aucune créature vivante atteint le Nirvâna qui est la paix. Cette phrase semble contenir la pensée tout entière du Djaïnisme : la paix — la paix entre l’homme et ses semblables, la paix entre l’homme et l’animal, la paix partout et en toutes choses, la parfaite fraternité de tout ce qui vit. Tel est l’idéal du Djaïnisme, telle est la pensée qu’il essaie de réaliser sur terre.

Mais les Djaïns[2] forment un groupe relativement peu nombreux ; ils ne comptent qu’un à deux millions d’hommes ; c’est une communauté puissante, non par le nombre mais par la pureté de vie qu’on y observe et aussi, d’ailleurs, par la richesse de ses membres — marchands et commerçants pour la plupart. Les quatre castes des Hindous sont admises par les Djaïns bien qu’on ne trouve plus, aujourd’hui, beaucoup de Brahmanes parmi eux ; on n’y rencontre pas non plus beaucoup de Kshattriyas, cette caste semblant tout à fait incompatible avec les idées actuelles des Djaïns, bien que leurs Djinas soient tous Kshattriyas. La grande majorité est constituée par les Vaishyas — négociants, marchands et manufacturiers — et nous les trouvons, pour la plupart, groupés dans les provinces de Râjaputâna, de Guzerât, de Kâthiawar ; ils sont dispersés aussi dans d’autres régions mais on peut dire que les grandes communautés djaïnistes sont renfermées dans ces parties de l’Inde. À vrai dire, il n’en était pas ainsi dans le passé, car nous verrons tout à l’heure qu’à l’époque de l’ère chrétienne, aussi bien qu’avant et après cette date, les Djaïns étaient répandus à travers toute l’Inde méridionale ; mais si nous les observons tels qu’ils sont aujourd’hui, on peut dire qu’en fait, les provinces mentionnées renferment la grande masse des Djaïns.

Il y a, au sujet des castes, un point qui les sépare des Hindous. Le Sannyâsi des Djaïnistes peut sortir de n’importe quelle caste. Il n’est pas forcément de celle des Brahmanes, comme dans l’hindouisme ordinaire et orthodoxe. Le Yati peut venir de n’importe quelle caste et, naturellement, il sort en général de celle des Vaishyas, qui l’emporte énormément en nombre sur les autres castes djaïnistes.

Et maintenant, occupons-nous un instant de leur manière d’envisager le monde — après quoi nous considérerons le grand Être, dont il est parlé dans l’orientalisme occidental, mais non par les Djaïns eux-mêmes, comme du Fondateur de cette religion.

Ils ont les mêmes énormes cycles de temps que l’Hindouisme nous a rendus familiers ; et il faut se rappeler que Djaïns et Bouddhistes, sont, au fond, des rejetons de l’ancien Hindouisme — et d’ailleurs il eût mieux valu que les hommes fussent moins enclins à diviser, à attacher de l’importance aux divergences plutôt qu’aux similitudes : ces deux grandes branches seraient demeurées comme les Dârshanas de l’Hindouisme, au lieu de s’en séparer pour former des religions différentes et, pour ainsi dire, rivales. Pendant longtemps le Djaïnisme fut considéré parmi les érudits occidentaux, comme dérivé du Bouddhisme. On admet actuellement que c’est là une erreur et que tous deux proviennent au même titre de l’Hindouisme, plus ancien ; et, de fait, il y a de grandes différences entre le Djaïn et le Bouddhiste, bien qu’il y ait aussi des similitudes, une analogie de doctrine. Il n’y a pourtant pas de doute, s’il m’est permis de parler nettement, que le Djaïnisme ne soit beaucoup plus ancien dans l’Inde que le Bouddhisme. Le dernier de ses grands prophètes était contemporain de Shâkya Mouni, le Bouddha ; mais c’était le dernier d’une longue série et il ne fit que donner au Djaïnisme sa forme la plus récente. Je vous ai dit qu’on admettait de grands cycles de temps dans le Djaïnisme comme dans l’Hindouisme ; nous constatons que dans tout vaste cycle — qui rappelle le jour et la nuit de Brahmâ — vingt-quatre grands prophètes viennent au monde, qui participent un peu, quoique incomplètement, de la nature des Avatâras. Ils partent toujours de l’humanité pour s’élever au-dessus ; et si, dans quelques cas, l’Hindou répugne à admettre qu’un Avatâra soit un homme devenu parfait, le Djaïn n’a pas le moindre doute sur ce point. Ses vingt-quatre grands Maîtres, les Tîrthamkaras, ainsi qu’on les appelle, sont des hommes devenus parfaits. Le Djaïn leur donne ces nombreux noms que vous trouverez employés dans le Bouddhisme, avec des acceptions un peu différentes. Il en parle en les appelant Arhats, Bouddhas, Tathâgatas, et ainsi de suite, mais surtout Djinas ; le Djina est le conquérant, l’homme devenu parfait, qui a vaincu sa nature inférieure, a atteint la divinité, chez lequel le Jiva[3] fait paraître son pouvoir suprême et achevé : c’est l’Isvhara du Djaïn.

Vingt-quatre de ces Djinas apparaissent dans chaque grand cycle et si vous prenez le Kalpa Sûtra des Djaïns, vous y trouverez retracée la vie de ces héros, seule de ces existences qui y soit relatée dans toute son ampleur est celle du vingt-quatrième et dernier grand Maître, de celui qu’on appelait Mahâvira, le puissant héros. Il figure, pour les Djaïns, le dernier représentant des Maîtres venus pour enseigner le monde ; ainsi que je l’ai dit, il fut contemporain de Shâkya Mouni, et quelques-uns veulent qu’il ait été son parent. Sa vie fut simple, avec peu d’incidents apparents, mais abondante en grands enseignements. Descendant de régions plus subtiles, au moment de sa dernière incarnation, celle dans laquelle il devait obtenir l’illumination, il avait d’abord décidé de passer sa vie dans une famille de brahmanes où il semble, d’après le récit, qu’il avait l’intention de naître ; mais Indra, le roi des Devas, voyant la venue du Djina, déclara qu’il ne devait pas naître parmi les Brahmanes, car le Djina avait toujours été un Kshattriya, et qu’une maison royale devait lui donner naissance. Et Indra envoya un de ses Devas pour veiller ce que la naissance du Djina eût lieu dans la famille du roi Siddhârtha, où elle se produisit finalement. Cette naissance fut accompagnée des signes de joie et de réjouissance qui saluent toujours la venue d’un des plus grands prophètes de la race, —chansons des Devas, musique des Gandharvas, fleurs tombées du ciel : ce sont les signes qui accompagnent toujours la naissance d’un des Sauveurs du monde. Voilà l’enfant né au milieu de ces réjouissances, et comme, depuis le moment où il avait été conçu, la famille avait prospéré en fortune, en puissance, en bien-être, — on l’appela Vardhamâna, l’amplificateur de la prospérité de sa famille. Il grandit, enfant puis adolescent, affectueux et respectueux envers ses parents ; mais son cœur gardait toujours le vœu qu’il avait fait, bien des vies auparavant, de renoncer à tout, d’atteindre à l’illumination, de devenir un des Rédempteurs du monde. Il attendit que son père et sa mère fussent morts, afin de ne point contrister leur cœur en les abandonnant ; puis, ayant sollicité la permission de son frère aîné et des conseillers royaux, il partit escorté d’une foule nombreuse pour inaugurer sa vie d’ascète. Il atteint la jungle ; il retire ses vêtements, vêtements et ornements royaux ; il arrache ses cheveux ; il revêt les vêtements de l’ascète, il congédie la suite royale qui l’a accompagné et s’enfonce seul dans la jungle. Là, pendant douze ans, il pratique de grandes austérités, s’efforçant de se comprendre lui-même et de comprendre le néant de toutes choses hors le Moi ; au cours de la treizième année, l’illumination jaillit, la lumière du Moi rayonne en lui et la science du Suprême lui appartient. Il secoue les chaînes d’Avidyâ et devient l’omniscient ; il se présente alors au monde comme un Maître, et consacre à l’enseignement quarante-deux ans d’une vie parfaite.

Au sujet des doctrines, il ne nous est pratiquement rien dit ici ; on nous donne les noms de quelques disciples, mais la biographie, les divers incidents, tout cela est omis. On dirait que le sentiment que tout cela est illusion, que tout n’est rien, que tout est néant, — a passé dans la relation du Maître, de manière à y réduire la doctrine extérieure à rien, le Maître lui-même à rien. Il meurt enfin après quarante-deux ans de travail, à Pâpâ, 526 ans avant la naissance du Christ. Il n’y a pas beaucoup à dire, vous le voyez, sur le Seigneur Mahâvira ; mais sa vie et ses œuvres sont mises au jour dans la philosophie qu’il a laissée, dans celle qu’il a donnée au monde, bien que sa personnalité soit réellement ignorée.

Avant lui, 1200 ans plus tôt, nous dit-on, avait vécu le vingt-troisième des Tirthamkaras, puis 84.000 ans avant celui-ci le vingt-deuxième et ainsi de suite, en remontant toujours le long rouleau du temps, jusqu’à ce que nous arrivions enfin au premier héros, Rishabhadeva, le père du roi Bharata qui a donné son nom à l’Inde. À ce point, les deux religions, le Djaïnisme et l’Hindouisme, se rejoignent, Hindous et Djaïns révèrent ensemble le grand Un qui, donnant naissance à une lignée de rois, devint le Rishi et le Maître.

Si nous examinons la doctrine par son côté extérieur (je passerai tout à l’heure à son point de vue intérieur) — nous trouvons certaines Écritures canoniques, comme on les appelle, au nombre de 45 et analogues aux Pitakas des Bouddhistes ; ce sont les Siddhanta, rassemblées par Bhadrabâka et fixées par l’écriture, entre les troisième et quatrième siècles avant Jésus-Christ. Avant cette date, ainsi qu’il est d’un usage fréquent dans l’Inde, elles passaient de bouche en bouche, et se transmettaient avec cette merveilleuse exactitude de mémoire qui a toujours caractérisé la transmission des Écritures hindoues. Trois ou quatre cents ans avant l’époque présumée de la naissance du Christ, elles furent écrites, ramenées, dirait le monde occidental, à une forme fixe. Mais cette forme n’était pas plus fixe, nous le savons assez, que dans la mémoire fidèle des disciples qui recevaient les traditions du Maître ; et même aujourd’hui, nous dit Max Müller, si tous les Vedas venaient à se perdre, ils pourraient être textuellement reproduits par ceux qui apprennent à les réciter. Voilà donc les Écritures, les Siddhânta écrites, rassemblées par Bhadrabâka, à l’époque que j’ai dite avant le Christ. En l’an 54 après Jésus-Christ, un Concile se tint, le Concile de Valabhi, où l’on examina ces Écritures, cela sous Devarddigamin, le Bouddhaghosha, des Djaïns. On compte, comme je l’ai dit, 45 livres : 11 Angas, 12 Upângas, 10 Pakinnakas, 6 Chedas, 4 Mula-Sutras et 2 autres Sutras. Voilà ce qui constitue le canon de la religion Djaïn, les textes qui font autorité pour la foi. Il semble avoir existé des œuvres plus anciennes que celles-ci, qui sont entièrement perdues ; on en parle sous le nom de Purvas, mais en ajoutant que rien n’en est connu. Je ne crois pas que cela soit nécessairement vrai. Les Djaïns sont particulièrement mystérieux sur leurs livres sacrés et il y a des chefs-d’œuvre littéraires, dans la secte des Digambaras, qui sont absolument soustraits à la publication ; et je ne serais pas surprise si, au cours des prochaines années, beaucoup de ces livres, qu’on suppose entièrement perdus, étaient ramenés au jour, après qu’on aurait appris aux Digambaras que, sauf dans des cas spéciaux, il est bon de répandre au loin la vérité, afin que les hommes puissent la posséder. Le mystère peut être poussé si loin qu’il devienne une faute, s’il va au delà des bornes de la raison, au delà des bornes de la sagesse.

En dehors des Écritures canoniques, il y a une énorme littérature de Purânas et d’Ititâsas, qui ressemblent beaucoup aux Purânas et Itihâsas des Hindous. On dit, je ne sais si c’est exact ou non, qu’ils sont plus systématisés que les versions hindoues ; ce qui est clair, c’est que dans beaucoup de récits il y a des variations et ce serait un travail intéressant de comparer les deux textes, de relever les variations et de réussir à trouver les raisons qui les ont amenées.

En voilà assez sur ce que nous pourrions appeler la littérature spéciale ; mais après l’avoir parcourue, nous nous trouvons encore en face d’une grande masse de livres qui, bien que provenant de la communauté djaïniste, sont devenus la propriété de toute l’Inde : grammaires, dictionnaires, ouvrages de rhétorique et de médecine — on les trouve en nombre immense et ils ont été adoptés en gros par l’Inde. Le livre bien connu, Amarakosha, par exemple, est une œuvre Djaïn, que tout étudiant en sanscrit apprend d’un bout à l’autre.

J’ai dit que les Djaïns étaient venus dans l’Inde méridionale, descendant en traversant toute la partie Sud de la péninsule ; nous les trouvons donnant des rois à Madoura, à Trichinipoly et à bien d’autres villes dans le sud de l’Inde. Nous constatons ainsi, non seulement qu’ils nous donnent des maîtres, mais qu’ils sont les fondateurs de la littérature tamoule. La grammaire tamoule, qu’on dit être la plus scientifique qui existe, est une œuvre djaïne. La grammaire populaire, Namâl, de Pavanandi, est djaïne, tout comme Nalâdiyar. Le Kural, du fameux poète Tiruvalluvar, que tous les méridionaux, je suppose, connaissent, est une œuvre qu’on suppose djaïniste, pour cette raison que les expressions employées par le poète sont des expressions djaïnistes. Il parle des Arhats ; il se sert des termes techniques de la religion djaïn, de sorte qu’il est considéré comme appartenant à cette religion.

Il en est de même de la littérature du Canara ; et l’on dit que du premier au douzième siècle de l’ère chrétienne, toute la littérature du Canara est imprégnée par les Djaïns. Ils étaient donc très grands à cette époque.

Il se produisit alors un grand mouvement à travers l’Inde méridionale, qui amena les disciples de Mahâdeva, les Shivas, à prêcher et chanter par tout le pays, faisant appel à cette émotion profonde du cœur humain, au bhakti, que les Djaïns avaient trop ignorée. Ils allaient, chantant des stotras à Mahâdeva, célébrant ses louanges et surtout guérissant les malades en son nom ; et devant ces guérisons merveilleuses et grâce au souffle de dévotion soulevé par les chants et la prédication, beaucoup d’entre les Djaïns eux-mêmes se convertirent ; le reste fut dispersé, de sorte que dans l’Inde méridionale on put les tenir pour disparus. Telle est leur histoire dans le Sud, telle est la façon dont ils s’éteignirent.

Cependant, dans la province de Râjaputâna, ils subsistèrent et ils étaient si profondément respectés que Akbar, le magnanime empereur musulman, rendit un édit défendant qu’aucun animal fût tué au voisinage des temples djaïnistes.

Ajoutons que les Djaïns sont divisés en deux grandes sectes : les Digambaras, connus dès le quatrième siècle avant Jésus-Christ et mentionnés dans l’un des édits d’Ashoka ; les Svetambaras qui semblent plus modernes. Ceux-ci sont aujourd’hui de beaucoup les plus nombreux, mais on dit que les Digambaras possèdent de bien plus vastes bibliothèques et les documents d’une littérature beaucoup plus ancienne, que la secte rivale.

Laissons là la question historique et examinons maintenant leur doctrine philosophique. Ils posent deux existences fondamentales, racine, origine de tout ce qui est — de Samsâra, — existences incréées et éternelles. L’une est Jiva, ou A’tmâ, pure conscience, connaissance, Celui qui connaît ; quand Jiva a dépassé Avidyâ, l’ignorance, il prend alors conscience d’être, par sa nature, la pure science et se manifeste comme celui qui connaît tout ce qui est. D’autre part, nous avons Dravya, la substance, ce qui est connaissable ; le connaissant et le connaissable opposés l’un à l’autre, Jiva et Dravya. Mais il faut concevoir Dravya comme toujours unie à Gouna, la qualité. Toutes ces idées, sans doute, vous sont déjà familières, mais il nous faut les suivre une à une. À Dravya se joint non seulement Gouna, la qualité, mais Paryâya les modes.

« La substance est le substratum des qualités ; les qualités sont inhérentes à une substance ; mais la caractéristique du développement des choses, c’est que les qualités ne soient inhérentes à aucune substance.

« Dharma, Adharma, l’espace, le temps, la matière et les âmes (sont les six sortes de substances) ; ensemble, elles constituent ce monde, ainsi que l’ont enseigné les Djinas, possesseurs de la meilleure science[4]. »

Vous avez là la base de tout le Samsâra : le connaissant et le connaissable, Jiva et Dravya, avec leurs qualités et leurs modes. Cela constitue tout. Ces principes fournissent de nombreuses déductions, dans le détail desquelles nous n’avons pas le temps d’entrer ; je peux, peut-être vous en indiquer une, tirée d’une Gâthâ de Kundâchâryâ et qui vous fera voir un mode de pensée assez familier aux Hindous. De toute chose, disent-ils, on peut déclarer qu’elle est, qu’elle n’est pas, qu’elle est et n’est pas. Je prends leur propre exemple, la cruche familière. Si vous pensez à la cruche en tant que pariyâya (modification), en ce cas, avant que cette cruche ne soit faite, vous direz : « Syân nâsti », elle n’est pas. Mais si vous la concevez en tant que substance, Dravya, en ce cas elle existe toujours et vous direz : « Syâd âsti », elle est. Mais vous pouvez déclarer de la cruche, la concevant à la fois comme Dravya et Paryâya, qu’elle n’est pas et qu’elle est et résumer cela dans une seule phrase, Syâd asti nâsti, elle est et elle n’est pas[5]. Cette forme de raisonnement nous est assez familière. Nous trouverons des douzaines, des vingtaines, des centaines d’exemples de cette manière d’envisager l’univers — c’est fatigant, peut-être, pour l’homme ordinaire, mais c’est instructif et nécessaire pour le métaphysicien et le philosophe.

Nous arrivons au développement, ou plutôt au développement du Jiva. Le Jiva évolue, nous est-il dit, par la réincarnation et le karma ; nous sommes encore, vous le voyez, sur un terrain très familier. « L’univers est peuplé de créatures diverses, qui sont dans le Samsâra, nées dans des familles et des castes différentes pour avoir commis des actions diverses. Parfois elles vont dans le monde des dieux, quelquefois aux enfers, parfois elles deviennent Asuras, suivant leurs actions. Ainsi des êtres vivants, coupables de mauvaises actions, qui sans cesse naissent et renaissent par des naissances toujours répétées, ne sont pas dégoûtés du Samsâra[6]. » Et l’on enseigne, exactement comme vous l’avez lu dans la Bhagavad Gîta, que la créature humaine descend par les mauvaises actions ; par un mélange de bien et de mal, elle renaît comme créature humaine ; purifiée, elle devient un Deva. Ce sont exactement les mêmes principes que le djaïniste professe. C’est par de nombreuses naissances, par d’innombrables expériences que le Jiva commence à se libérer des liens de l’action. On nous dit qu’il y a trois joyaux — pareils aux trois ratnas dont nous parlent si souvent les Bouddhistes ; ce sont : la vraie science, la vraie foi, la vraie conduite, auxquels on en ajoute un quatrième pour les ascètes. « Apprenez à connaître le vrai chemin qui conduit à la délivrance finale, et que les Djinas ont révélé ; elle est subordonnée à quatre causes et caractérisée par la vraie science et la vraie foi : 1o la vraie science ; 2o la foi ; 3o la conduite ; 4o les austérités. Voilà le chemin indique par les Djinas, possesseurs de la meilleure science[7]. » C’est par la vraie science, par la vraie foi et la vraie conduite que le Jiva évolue et aux dernières étapes s’ajoutent les austérités, par lesquelles il se libère finalement du joug des naissances successives. La vraie science est définie comme étant ce que je viens de vous dire au sujet du Samsâra ; il faut y ajouter la différence entre Jiva et Dravya et les six sortes de substances (dharma, adharma, l’espace, le temps, la matière, l’âme) ; il faut aussi connaître les neuf vérités : Jiva, l’âme ; iajîva, les choses inanimées ; bandha, l’enchaînement de l’âme par karma ; punya, le mérite ; pâpa, le démérite ; âsrava, ce qui amène l’âme à être affectée par le péché ; samvara, la possibilité de détourner âsrava par la vigilance ; l’annihilation du karma ; la délivrance finale : voilà les neuf vérités[8].

Nous trouvons ensuite une définition de la vraie conduite. Celle-ci, Sarâga, jointe au désir, mène à Svarga — ou elle mène à devenir Deva, ou bien à la souveraineté des Devas, des Asuras et des hommes, mais non pas à la libération. Mais la vraie conduite, quand elle est Vîtarâga, libérée de tout désir, c’est cela et cela seul qui conduit à la libération finale. Si nous poursuivons la carrière du Jiva, nous le trouvons rejetant Moha, l’illusion ; Râga, le désir ; Dvesha, la haine — et naturellement leurs opposés, car on ne peut pas rejeter les unes sans les autres ; enfin le Jiva devient parfait et complet, purifié de tout mal, omniscient, omnipotent et omniprésent, l’univers entier se réfléchit en lui comme dans un miroir, il est pure conscience, avec le pouvoir des sens, quoique sans les sens » ; il est pure conscience, le Connaissant, le Suprême.

Voici, très résumé, l’abrégé des conceptions philosophiques des Djaïns, acceptables certainement pour tout Hindou, car sur presque chacun des points on trouve la même idée, de fait, quoique exprimée parfois sous une forme un peu différente.

Examinons de plus près la vraie conduite, car sur ce point la pratique djaïniste devient particulièrement intéressante ; beaucoup de ses règles sont très sages, spécialement en ce qui concerne la vie des laïques. Les Djaïns sont divisés en deux grands corps ; les laïques qu’on appelle Shrâvakas, et les ascètes, les Yati. Ils ont des règles de conduite différentes en ce sens seulement que les Yati poussent jusqu’à la perfection l’état auquel les laïques ne font que se préparer pour des existences à venir. Les cinq vœux des Yati dont je vais parler dans un instant, enchaînent aussi le laïque jusqu’à un certain point. Prenons un simple exemple : le vœu de Brahmacharya, qui impose naturellement au Yati le célibat absolu, n’engage le laïque qu’à la tempérance et à la chasteté conforme à la vie d’un Grihastha. De la sorte, nous pouvons dire que les vœux marchent l’un à côté de l’autre : Ahimsa, l’innocence, Sûnriti, la sincérité, Astaya, qui nous retient de prendre ce qui n’est pas à nous, la droiture, l’honnêteté, Brahmacharya et finalement Aparigraha, par quoi nous ne nous attachons à rien, l’absence de convoitise ; — dans le cas du laïque, il faut entendre que celui-ci ne doit point être envieux, ou plein de désir ; dans le cas du Yati, il faut entendre, naturellement, que celui-ci renonce à tout et ne regarde rien comme « sien », « à lui ». Ces cinq vœux dirigent la vie du Djaïn qui traduit d’une manière très énergique le mot Ahimsa, l’innocence, « tu ne tueras pas ». Il pousse cela, dans sa vie, si loin, jusqu’à un tel extrême, que cela dépasse presque les bornes de la vertu ; cela atteint, pourrait dire un critique sévère, à l’absurdité ; mais ce n’est pas ce que j’entends dire, je vois plutôt là une protestation contre notre insouciance à l’égard des animaux et de leurs souffrances, insouciance qui n’est que trop fréquente chez les hommes ; cette protestation, je l’avoue, est poussée à l’excès ; tout sentiment des proportions est détruit, la vie d’un insecte, d’un moucheron, est souvent traitée comme si elle valait plus que celle d’un être humain. Mais peut-être cela encore peut-il être pardonné aux Djaïnistes, si nous songeons aux excès de cruauté que tant d’autres se permettent. Nous pouvons parfois sourire en lisant qu’il ne faut respirer qu’à travers un linge, comme font les Yati, qui respirent toujours avec quelque chose d’appliqué contre leurs lèvres, afin que rien de vivant n’entre dans leurs poumons ; qui filtrent l’eau et, très illogiquement, la font bouillir — ce qui, en réalité, tue les organismes qui demeureraient vivants si l’eau n’était pas bouillie —, mais notre sourire sera plein d’amour, car cette tendresse est jolie. Écoutez un instant les paroles d’un Djina et plût à Dieu que tous les hommes les prissent pour règle de vie : « L’Un vénérable a déclaré… Telle est ma douleur lorsque je suis frappé, ou battu avec un bâton, un arc, une motte de terre, le poing, ou un tesson de vase — ou malmené, battu, brûlé, torturé, ou même tué ; et telle que j’éprouve la douleur et l’agonie depuis la mort jusqu’à l’arrachage d’un cheveu : de même, soyez-en sûrs, tous les êtres ressentent la même peine et la même agonie, etc., que moi, lorsqu’ils sont traités, vivants, de la même façon que moi. Pour cette raison, les êtres vivants de toutes espèces ne devraient pas être battus, ni traités avec violence, ni malmenés, ni torturés, ni tués. Et je le dis, les Arhats et les Bhagavats du passé, du présent et du futur parlent tous ainsi, déclarent la même chose, s’expriment ainsi : les êtres vivants de toutes espèces ne devraient pas être tués, ni traités avec violence, ni malmenés, ni torturés, ni chassés. Cette loi constante, permanente, éternelle et vraie a été enseignée par des hommes sages qui comprennent toutes choses[9]. »

Si cette règle était adoptée par chacun, combien l’Inde serait différente ! aucun animal battu ni maltraité ; aucune créature luttant ou souffrant ; pour ma part, je vois avec sympathie l’exagération même des Djaïnistes, dont la base est une telle noblesse, une telle compassion ; et je voudrais que ce sentiment d’amour, sans son exagération, puisse régner aujourd’hui dans tous les cœurs hindous, quelque religion qu’on considère.

Nous trouvons, en outre, la règle stricte qui interdit de toucher à aucune boisson ou drogue intoxicante, à rien de tel que l’alcool, l’opium ou le bhang ; naturellement, rien de cela n’est permis, même le miel et le beurre sont atteints par cette loi de proscription, parce qu’en récoltant le miel la vie des abeilles est trop souvent sacrifiée, — et ainsi de suite.

Puis, nous trouvons, dans la vie quotidienne des Djaïnistes des règles posées pour le laïque et concernant la manière dont il doit commencer et terminer chaque journée :

« Il doit se lever extrêmement tôt le matin, puis répéter en silence ses mantras, comptant sur ses doigts en répétant ; après quoi il doit se demander à lui même : « que suis-je, quel est mon Ishtadeva, quel est mon Gouroudeva, quelle est ma religion, que dois-je faire, que ne dois-je pas faire ? » Voilà le commencement de chaque journée, la récapitulation de la vie, pour ainsi dire ; un soigneux et conscient examen de la vie. Il faut alors que le laïque pense aux Tirthamkaras, après quoi il doit faire certains vœux. Ces vœux, autant que je sache, sont particuliers aux Djaïns et ils ont un objet digne de louange et fort utile. Un homme fait, à son choix, un vœu insignifiant concernant un objet absolument sans importance. Il dira, par exemple, le matin : « Aujourd’hui — (je prends un cas extrême qui m’est fourni par un Djaïn) — aujourd’hui je ne m’assoirai pas plus d’un certain nombre de fois ; » ou bien il dira : « Pendant une semaine je ne mangerai pas de tel ou tel légume ; » — ou encore : « Pendant une semaine, dix jours, ou un mois, je garderai le silence une heure dans la journée. » Vous pourriez demander : Dans quel but ? Afin que l’homme garde toujours la conscience de soi-même et ne perde jamais son contrôle sur le corps. C’est la raison qui m’a été donnée par un ami djaïniste et je l’ai trouvée extrêmement sensée. Depuis son enfance, on apprend au petit garçon à prendre de tels engagements et le résultat en est que la légèreté est réprimée, cela réfrène l’étourderie, réfrène cette continuelle insouciance qui est un des grands fléaux de la vie humaine. Un enfant élevé ainsi n’est pas insouciant. Il pense toujours avant de parler ou d’agir ; son corps est exercé à suivre son esprit et non à le devancer, comme cela arrive trop souvent. Que de fois les gens disent : « Si j’avais pensé, je n’aurais pas fait cela ; si j’avais réfléchi, je n’aurais jamais agi ainsi ; si j’avais réfléchi un instant, cette sotte parole n’aurait pas été prononcée, ces mots durs n’auraient jamais été dits, cette vilaine action n’aurait pas été faite. » Si vous vous habituez dès l’enfance à ne jamais parler sans penser, à ne jamais agir non plus sans penser, remarquez comme, inconsciemment, le corps apprendra à suivre l’esprit et comme, sans lutte ni effort, la légèreté sera vaincue. Bien entendu, l’ascète fait des vœux beaucoup plus sérieux que ceux-là, concernant son jeûne strict et sévère, dont tous les détails sont soigneusement consignés dans les règles, dans les livres. Mais je vous ai signalé un point que vous n’auriez pas, que je sache, trouvé dans les livres ci qui m’a paru caractéristique et utile. Laissez-moi ajouter que, lorsque vous rencontrerez des djaïnistes, vous les trouverez, en général, tels que cette éducation permet de les supposer : tranquilles, maîtres d’eux, dignes, assez silencieux et assez réservés[10].

Passons du laïque à l’ascète, le Yati. Les règles de ceux-ci sont très strictes. Beaucoup de jeûnes, dans des proportions extraordinaires, tout à fait comme chez les grands ascètes de l’Inde. Il y a des femmes aussi bien que des hommes ascètes, dans la secte connue sous le nom de Svetâmbaras ; les Digambaras n’ont pas de femmes ascètes et leur conception de la femme n’est peut-être pas, en somme, très flatteuse. Cependant, chez les Svetâmbaras, il y a des femmes ascètes au même titre que les hommes, soumises aux mêmes règles strictes, à mendier, renoncer à leurs biens ; mais une règle très sage défend à l’ascète de renoncer aux choses sans lesquelles le progrès ne peut pas se réaliser. Par suite, on ne peut renoncer au corps, il faut mendier assez de nourriture pour l’entretenir, car ce n’est que dans le corps humain qu’on peut arriver à la libération. On ne peut pas non plus renoncer au Gourou, parce que sans l’enseignement du Gourou on ne peut pas franchir le sentier étroit comme le tranchant d’un rasoir ; ni à la discipline, car si l’on y renonçait, le progrès serait impossible ; ni à l’étude des Sûtras, car elle est nécessaire aussi à l’évolution de l’homme ; mais, en dehors de ces quatre choses (le corps, le Gourou, la discipline, l’étude) — il ne doit rien y avoir dont l’ascète puisse dire : « C’est à moi. » Un maître déclare : « Il ne doit pas parler sans être interrogé, et interrogé, il ne doit pas dire de mensonge ; il ne doit pas donner libre cours à sa colère et doit supporter avec indifférence les événements agréables ou désagréables. Subjuguez votre moi, car le moi est difficile à subjuguer ; si votre moi est subjugué, vous serez heureux dans ce monde et dans le prochain[11]. »

Les femmes ascètes, qui vivent soumises à la même règle stricte de conduite, ont un devoir qui me semble une mesure des plus sages ; elles doivent visiter tous les intérieurs djaïnistes et veiller à ce que les femmes, épouses et filles, soient élevées et instruites convenablement. On attache une grande importance à l’éducation des femmes et une des principales tâches de la femme ascète consiste à répandre l’éducation, à veiller à ce qu’elle soit donnée. C’est là un point que les Hindous, à ce qu’il me semble, pourraient bien emprunter aux Djaïns, afin que les femmes hindoues soient instruite sans risquer de perdre la foi de leurs ancêtres, ou sans être forcées de subir l’intrusion d’autrui dans leur propre religion ; elles devraient être instruite par des ascètes de leur propre confession. Certes, nulle vocation n’est plus noble, cela constituerait un avantage pour l’Hindouisme.

Et maintenant, comment l’ascète devra-t-il mourir ? En se laissant mourir de faim. Il ne doit pas attendre que la mort le touche, mais lorsqu’il a atteint le point où, dans son corps actuel, il ne peut plus faire de progrès, lorsqu’il est parvenu à cette limite du corps, il doit le mettre de côté et sortir du monde par la mort, en se laissant volontairement mourir de faim.

Voici brièvement et très impartialement résumée une noble et grande religion qui, en fait, est d’accord sur presque tous les points avec l’Hindouisme ; et cela est si bien le cas que dans l’Inde septentrionale les Vaishyas Djaïns et Hindous mangent ensemble et se marient entre eux. Ils ne se considèrent pas comme appartenant à des religions différentes et nous trouvons, dans les Collèges Hindous, des étudiants Djaïns, des pensionnaires Djaïns, qui vivent avec leurs frères hindous et contribuent ainsi, depuis l’enfance, à rapprocher de plus en plus les frontières de l’amour et de la fraternité.

Je vous ai parlé hier de nations à constituer et je vous ai rappelé qu’ici, dans l’Inde, nous devons constituer notre propre nation à l’aide d’hommes de diverses religions. Avec les Djaïns, aucune difficulté ne peut s’élever, si ce n’est avec les bigots que nous trouvons partout parmi les adeptes les moins instruits de chaque religion et dont il appartient aux plus sages, aux plus sagaces, aux plus religieux de diminuer graduellement le nombre. Que tout homme, dans sa propre foi, enseigne aux ignorants à aimer, non à haïr. Qu’il insiste sur les points qui nous unissent tous et non sur ceux qui nous séparent. Que nul, dans sa vie quotidienne, ne prononce un mot dur contre aucune religion, mais qu’il ait des paroles d’amour pour toutes. Car, en agissant ainsi, nous ne servons pas seulement Dieu, nous servons aussi l’homme ; nous ne servons pas seulement la religion, nous servons aussi l’Inde, la mère-patrie commune à tous ; car tous sont Indiens, tous sont enfants de l’Inde, tous doivent avoir place dans la nation indienne de l’avenir. Efforçons-nous donc, mes frères, de contribuer pour notre part à la construction de l’édifice, ne fût-ce qu’en apportant une petite brique d’amour au puissant monument de la fraternité. Et que nul de ceux qui revendiquent le nom de Théosophes, de fervents de la Sagesse Divine, ne prononce jamais une parole dure à l’égard d’une religion que Dieu a donnée aux hommes — car toutes viennent de lui, elles retournent toutes à lui et pourquoi irions-nous nous quereller le long du chemin ?

  1. III, 20.
  2. On dit aussi Djaïnas, ou Niggahthas (c’est-à-dire déliés).
  3. Le Jiva (V. plus loin) est un des deux principes éternels, la science, Celui qui sait.
  4. Uttarâdhyayana, XXVIII, 6, 7. Trad. du Prakrit par Herm. Jacobi.
  5. Report on the search for sanscrit M SS., par le docteur Bhandarkar, p. 93.
  6. Uttarâdhyayana, III, 2, 3, 5.
  7. Uttarâdhyayana, XXVIII, 1, 2.
  8. Uttarâdhyayana, 14.
  9. Uttarâdhyanya, liv. II, i, 48-49.
  10. Les détails donnés ici sont tirés pour la plupart du Jaina tattvâdarsha, de Muni Almârâmji, et ont été traduits pour moi du Prâkrit par mon ami Govinda Dâsa.
  11. Uttarâdhyayana, II, 14-15.