Des religions pratiquées actuellement dans l’Inde/Bouddhisme

BOUDDHISME


La religion connue sous le nom de Bouddhisme est celle qui compte le plus d’adhérents dans le monde. En dépit de toutes les difficultés que présente une statistique exacte, nous pouvons admettre qu’environ un tiers de la race humaine suit l’enseignement du Bouddha ; en Europe l’attention s’est beaucoup portée vers cette doctrine à la suite des travaux approfondis d’un certain nombre d’orientalistes qui ont été fascinés par le charme du Bouddha lui-même, par la pureté et l’élévation de sa doctrine. À cause de diverses raisons, que je ne peux pas vous exposer ici en détail, le Bouddhisme a plus d’attrait pour l’esprit européen que l’Hindouisme, ou le Zoroastrisme, — surtout le Bouddhisme sous la forme où on l’enseigne dans l’Église du Sud. L’Église du Nord, — c’est-à-dire le Bouddhisme tel qu’on le rencontre et en Chine, — se rattache si étroitement à l’Hindouisme par sa doctrine, par son dogme de la continuité du Moi, sa conception de la vie après la mort, ses rites et ses cérémonies, l’emploi des mantras sanscrits, — qu’elle a moins d’attraction pour l’Européen. Car, ne l’oubliez pas, l’Européen a un esprit essentiellement pratique, plutôt que métaphysique et il a une tendance à se détourner des longs discours sur le monde invisible et des longues théories relatives au côté mystique de la religion. Dans l’Église du Sud, au cours du temps, ce côté mystique a disparu en apparence, du moins en grand partie et à ne considérer que les traductions que possèdent les Européens. Les livres qui traitent de la partie plus mystique ne sont pas encore traduits et par suite, ne sont pas connus du public européen. Ce qui, pour celui-ci, constitue le Bouddhisme est un système de morale merveilleux exposé dans le plus beau et le plus poétique des langages ; les Européens constatent que cette doctrine morale s’allie à une rare libéralité d’esprit, à un appel constant à la raison, à un effort constant pour justifier et rendre intelligibles les fondements sur lesquels cette morale est construite. Et cela attire fortement l’esprit d’un grand nombre d’Européens qui se sont détournés des formes plus grossières de religion admises en Europe et qui cherchent dans le Bouddhisme un refuge contre le scepticisme complet auquel, sans cela, ils se sentiraient condamnés.

Et maintenant en ce qui concerne les doctrines bouddhistes, je m’appuierai sur les textes eux-mêmes, car c’est le procédé le plus équitable pour traiter d’une religion ; je les examinerai d’ailleurs, connue je le fais toujours, à la lumière de la science occulte et j’essaierai de vous montrer à quel point ils sont d’accord avec les théories les plus élevées des autres religions, avec les vérités essentielles de toute religion et comment il faut attribuer en grande partie à une conception erronée, à une fausse interprétation et, nous pouvons le dire, à l’exposé trop restreint que les plus récents disciples du Bouddha ont donné de l’enseignement de leur Maître, — comment, dis-je, il faut attribuer en grande partie à ces conceptions erronées et à ces omissions le fait que dans le pays même où le Bouddha est né, au sein du peuple auquel il appartenait par sa race, ses doctrines sont aujourd’hui un tel objet de soupçon que presque personne n’accepte son enseignement ni ne consent à se dire bouddhiste. Le Bouddha, cela est hors de doute, est fils de l’Hindouisme, fils de la religion antique, quoique né lui-même à une époque relativement moderne et les textes bouddhiques, si on sait les lire, sont l’écho des textes hindous, tandis que la doctrine, — bien que revêtue souvent d’une forme moins métaphysique et plus directement pratique, — est une doctrine pénétrée de l’esprit hindou, ainsi qu’on pouvait s’y attendre en songeant aux lèvres qui l’ont prêchée. La forme sous laquelle était présentée cette doctrine avait été choisie dans le but d’en répandre les principales vérités au delà des limites de l’Inde elle-même ; cette forme était telle, (le Bouddha en avait eu la prescience), que les dogmes de la plus pure morale hindoue ainsi présentés pouvaient être transportés dans maint pays situé au delà de ceux où l’Hindouisme serait prêché ; elle était destinée à le répandre parmi des populations moins intellectuelles et douées d’un sens métaphysique moins aigu que la nation hindoue. Nous rencontrons ici, ainsi que je viens de le dire, les vérités fondamentales, bien que la forme sous laquelle elles sont présentées soit plus simple et, à maints égards, plus pratique. La mission du Bouddha, — qu’il commença dans l’Inde avec l’espoir que son œuvre tout entière s’accomplirait peut-être harmonieusement et sans rupture, — tendait à apporter la lumière de la vérité à d’autres peuples, mission qui a été couronnée par un succès triomphal et qui, nous sommes en droit de l’espérer, continuera à être couronnée de succès dans les temps à venir.

L’enseignement essentiel du Bouddha est contenu dans les trois grandes divisions de la littérature sacrée bouddhiste, les trois Pitakas, comme on les appelle. Le premier est le Vinâya : il contient toutes les règles assignées par le Maître à l’ordre monastique, au fameux Sangha, gardien et dépositaire de sa religion. Outre les règles de discipline, nous avons aussi, dans ce Vinâya, un grand nombre de doctrines professées par le Bouddha, enseignements d’un caractère plus mystique que ceux de certains autres volumes et destinés spécialement à l’éducation des membres de l’ordre monastique, à l’instruction des disciples. Ces livres s’expriment plus clairement que d’autres au sujet du monde invisible ; ils présentent d’une manière plus complète ce qui est regardé par l’Occident matérialiste comme le côté légendaire du Bouddhisme, mais qui, en réalité, en est une partie authentique et essentielle, car, ainsi que l’a dit beaucoup plus tard Nagarjûna : « Tout Bouddha possède, à la fois, une doctrine révélée et une doctrine mystique. » La doctrine ésotérique est pour la multitude des nouveaux disciples. L’ésotérisme est pour les Bodhisattvas et les élèves avancés tels que Kâshiapa. Elle n’est pas communiquée sous forme d’un langage défini et n’a pas pu, par suite, être transmise par Ananda comme une doctrine définie faisant partie des Sûtras. Pourtant, elle est virtuellement contenue dans ces Sûtras. Par exemple, le Fa-hwa-king, ou « Sûtra du lotus de la bonne loi », considéré comme contenant la fine fleur de la doctrine révélée, doit être envisagé comme une sorte de document original faisant partie de l’enseignement ésotérique, bien qu’il présente la forme exotérique[1]. Lorsque le Bouddha eut atteint l’âge de soixante et onze ans, il exposa la doctrine ésotérique pour répondre aux questions que lui posait son grand disciple Kâshiapa ; et bien que cette doctrine, comme le dit M. Edkins, ne puisse pas être entièrement exposée à l’aide de mots, — car la doctrine ésotérique, étant spirituelle, dépasse toujours le langage intellectuel, — cependant on la peut extraire des Sûtras.

Le second de ces trois Pitakas consiste en Sûtras, ou Sûttas, comme on les appelle généralement, parce que le Bouddha est supposé avoir parlé en Prakrit, dialecte commun dérivé du sanscrit et qu’on nomme aujourd’hui Pâli. Les Sûttas la partie de la doctrine bouddhiste qui s’adressait au peuple ; l’enseignement moral du Maître, avec les discussions, controverses, questions et explications auxquelles il donnait lieu et que faisaient, en outre, surgir les circonstances que rencontrait le Bouddha dans sa vie quotidienne. Dans ces livres sont consignés la vie et l’enseignement du Bouddha ; ils nous montrent cette vie telle qu’elle fut vécue dans l’Inde et cet enseignement tel qu’il est tombé des lèvres sacrées du Maître.

Le troisième Pitaka est l’Abhidhamma, dont on connaît très peu de chose en Occident à l’heure actuelle. On prétend que l’ouvrage est plein de mysticisme et contient la philosophie bouddhiste en tant qu’indépendante de la morale. Mais je laisserai cela de côté, comme un point que nous ne pouvons atteindre et il y a d’ailleurs, dans les deux autres Pitakas, une abondance de matière qui réclamerait bien plus de temps que tout celui dont nous disposons[2].

Après m’être demandé comment je vous exposerais cette grande doctrine, sous quelle forme je vous la rendrais immédiatement la plus attrayante et la plus instructive, j’ai décidé que le mieux serait de suivre le même chemin que cette doctrine a primitivement suivi pour arriver jusqu’au peuple qui écoutait le Bouddha en personne ; car sa doctrine et sa vie sont si bien tissées ensemble, la beauté et la fascination de cet enseignement dépendent pour unie si grande part de celui qui l’a donné et de la perfection merveilleuse de sa vie si diverse, que décrire sèchement ce système en le séparant de la vie du Prophète, me semblerait le priver de sa force inspiratrice, lui retirer sa grande influence sur la vie des hommes.

Laissez-moi vous rappeler, dès le début, la manière dont le Bouddha est envisagé, à la fois par ses propres disciples, par tous les occultistes et par tous ceux qui connaissent quelque chose du monde invisible et du chemin qui conduit à la dignité d’un Bouddha. Des centaines d’incarnations eurent lieu avant l’incarnation finale dans laquelle l’illumination du Bouddha fut atteinte. Échelon par échelon, il eut à gravir la longue échelle de l’existence ; l’une après l’autre, des vies de dévouement et d’abnégation le conduisirent de l’humanité terrestre à l’humanité divine, de l’humanité divine à la situation d’un Bodhisattva, de la situation d’un Bodhisattva à celle d’un Bouddha. On dit que le Bouddha a perfectionné son vœu, kalpa après kalpa.

Un nombre incommensurable de vies innombrables s’écoulèrent dans le passé du Bouddha avant qu’il ne naquît dans la ville de Kalpilavastu, dans le palais du roi, la dernière de ses naissances sur cette planète, naissance qui devait le conduire à la parfaite illumination et faire de lui un anneau dans la série des Maîtres suprêmes des dieux et des hommes. Cet enfant naquit dans la vallée du Gange, à une centaine de milles, environ, au nord de la ville sainte de Bénarès ; on dit (et avec raison) que toute la nature se réjouit à l’heure de sa naissance, sachant quelle œuvre il était venu accomplir dans le monde. On dit que les Devas[3] répandirent des fleurs sur la mère et sur l’enfant et que la joie ébranla les mondes des dieux et des hommes, car l’enfant qui venait de naître devait être un maître tout puissant et instruire des myriades et des myriades d’hommes. La date de sa naissance est fixée par les Singhalais à 623 avant Jésus-Christ, par les Siamois à 685[4]. Il reçut de ses parents le nom de Siddharta, « celui qui a accompli son but » ; ce nom lui fut donné à cause d’une prophétie faite peu après sa naissance par un célèbre brahmane qui avait déclaré que l’enfant serait un grand prophète et viendrait éclairer les nations de la terre. Pendant son enfance, il grandit dans l’ignorance — au moins apparente — de ses hautes destinées. C’est un étrange problème, que beaucoup d’esprits se sont posé, de comprendre comment pour quelques-unes des plus grandes personnalités qui aient vécu, la conscience de leur propre grandeur a pu rester un certain temps voilée. Vous pouvez vous rappeler qu’il en était de même pour Râma. Il n’avait pas montré dans sa jeunesse qu’il eût la moindre conscience d’être un Avatâra de l’Être suprême ; il avait reçu, incarné dans son corps momentané, l’enseignement de Vasishta, lequel lui avait conféré la science de la véritable Yoga. De même encore pour le Bouddha ; si nous suivons la belle vie qu’il vécut comme enfant, comme jeune homme, jusqu’à l’époque de son mariage avec sa cousine, et un an ou deux ans après, nous le voyons sans doute, mener une existence noble, belle et pure, mais cette existence ne semble pas consciente de sa propre grandeur : l’esprit est tourné vers le monde invisible, mais ne saisit pas encore sa mission, ni le rôle qu’il a à jouer. On nous raconte comment son père, désirant ardemment qu’il régnât sur la terre au lieu d’exercer son empire sur des millions d’esprits humains, dans le domaine spirituel, essaya de lui tenir cachée la souffrance à laquelle, autour de lui, le monde était en proie. Son père l’entoura de toutes parts de choses belles et délicieuses afin d’écarter de ses yeux la tristesse qui régnait dans le monde. On nous raconte comment guidé par un Deva, il fut conduit à quitter son palais et le délicieux jardin qui l’entourait, et comment, passant dans son char, il rencontra quatre hommes qui lui donnèrent le premier signal du réveil. D’abord, il rencontra un homme âgé, tandis que, jusqu’à ce jour, il n’en avait vu que de jeunes ; il demanda ce que c’était que cet homme à moitié aveugle, chancelant, paralysé, la face toute ridée, sur les membres duquel la faiblesse était inscrite ; et le conducteur de son char lui répondit que c’était un homme âgé et que, pour tout ce qui naissait sur terre, l’âge arrivait à son heure. Le Bouddha rencontra ensuite un homme qui souffrait d’une horrible maladie : il n’avait vu que la santé et la beauté et il demanda ce que c’était ; le conducteur de son char lui répondit que c’était la maladie, à laquelle la plupart des enfants des hommes étaient condamnés. Le Bouddha rencontra un cadavre, lui qui n’avait vu que la vie, et il demanda ce que c’était ; et le conducteur de son char lui répondit que c’était la mort à laquelle était condamné tout ce qui vivait. Et finalement le Bouddha rencontra un ascète calme, serein, loisible, respirant le bonheur, la paix, et il demanda comment il se faisait que dans un monde où régnaient la vieillesse, la maladie et la mort, cet homme pût être aussi serein. On lui répondit que cet homme possédait une vie au delà de celle des hommes, une vie fixée dans l’éternel : de là sa paix, sa sérénité, son calme au milieu de l’affliction. Alors, rentrant dans son palais le prince réfléchit et de ses lèvres s’échappa ce cri : « Pleine d’entraves est cette vie de famille, demeure des passions ; libre comme l’air est l’état de vie errante. » Cette idée s’empara de lui : le contraste entre le lien des passions et la vie de l’homme sans foyer ; jusqu’au moment enfin, où s’étant levé dans la nuit tandis que sa femme et son enfant dormaient à côté de lui, il se pencha sur la jeune femme, belle dans son sommeil, et sur le bébé couché à côté d’elle et sans les toucher, de crainte de les éveiller et que leurs cris n’ébranlent son projet, le Bouddha sortit du palais de son père, appela son fidèle conducteur pour qu’il lui amenât son cheval et traversa la cité silencieuse et endormie, les rues tranquilles de la ville déserte. Arrivé aux portes de la ville il descendit de son cheval, le donna au conducteur et lui ordonna de le ramener au palais ; il se dépouilla alors de ses vêtements princiers, coupa sa chevelure et s’en alla tout seul, sans foyer, chercher la cause de la misère humaine et son remède. Celui qui devait être le Bouddha ne pouvait pas vivre joyeux et heureux dans le palais du roi, tandis qu’autour de lui les hommes souffrance, agonisaient et mouraient ; il partit chercher la cause de la souffrance et le remède qu’il pourrait apporter à l’humaine détresse[5].

Nous le suivons maintenant à la recherche de la divine sagesse. Il alla d’abord vers les grands reclus, vers Aléra Kâlamâ et Uddaka et essaya d’apprendre d’eux le secret ; ils étaient versés dans la philosophie et la religion et Siddharta pensait apprendre d’eux la cause et le remède de l’affliction. Il étudia les mystères de la philosophie, il s’assit aux pieds des reclus, apprenant d’eux toutes les subtilités de la métaphysique et finalement, désespérant, il se releva, sentant que là n’était pas le remède à l’affliction, que ce n’était pas par une simple étude intellectuelle que le salut des hommes serait trouvé. Poursuivant son chemin, il rencontra cinq ascètes, et pendant six ans il se consacra à la vie ascétique, pratiquant des pénitences plus grandes qu’aucun autre n’en pratiquait, ayant fini par réduire sa nourriture à un simple grain par jour, jusqu’à ce que, finalement, il tombât, émacié, sans connaissance et sans force, usé par la rigueur de son austérité. Une jeune fille qui passait, Nanda, lui apporta du riz et du lait ; il prit cette nourriture et se releva restauré, mais lorsque ses camarades virent qu’il avait pris de la nourriture, ils détournèrent de lui en disant : » Cet ascète est en train de retourner au monde, il est las de l’austérité et indigne de la vocation sacrée. » Ils le laissèrent ; et de nouveau il poursuivit son chemin tout seul pour trouver dans la solitude le secret de la détresse humaine.

Tandis qu’il allait errant, l’époque approchait où l’illumination devait se faire et ayant atteint Gâya, il s’assit sous l’arbre sacré, Asvattha, disant qu’il ne se relèverait jamais avant que la lumière n’ait lui sur son esprit et que le secret de la tristesse ne fût découvert. Il resta là patiemment assis et toutes les hordes de Mâra[6], les hordes mauvaises, l’assaillirent de leurs tentations de plaisir et de leurs menaces de peine ; tous les Asouras s’assemblèrent autour de lui, essayant d’ébranler sa constance et de modifier sa détermination. Il resta assis, enveloppé de sa pure résolution, inébranlable, inflexible, même quand il se représentait sa femme en larmes, les bras tendus vers lui, l’implorant pour qu’il tournât de nouveau son visage vers le monde. À la fin, à l’heure silencieuse, l’illumination se fit. Tandis qu’il était assis sous l’arbre sacré, il vit poindre la lumière pour la découverte de laquelle il avait été envoyé sur terre. Il se produisit en lui ce puissant réveil qui fit de lui l’Inspiré, le Bouddha, qui lui fit comprendre la tristesse, la cause de la tristesse, la guérison de la tristesse, le chemin qui conduit au-delà ; le noviciat du Bouddha était achevé, un Sauveur du monde était venu. C’est alors que s’échappa de ses lèvres le chant triomphal qui doit être familier à la plupart d’entre vous : « Cherchant l’auteur de ce tabernacle, j’aurai à parcourir une série de naissances tant que je ne l’aurai pas trouvé ; et la naissance est chose pénible, toujours. Mais maintenant, auteur du tabernacle, tu t’es laissé voir ; tu ne reconstruiras plus désormais ce tabernacle. Toutes les poutres sont brisées, ton faîtage est ouvert en deux ; l’esprit qui s’approche de l’Éternel a atteint l’extinction de tous les désirs[7]. »

Voilà le secret du Bouddha, à savoir que par l’extinction des désirs l’homme s’élève à la paix. Sous l’arbre de la Sagesse, il avait vu la douleur du monde, sa cause dans le désir, son extinction dans celle du désir et le noble sentier aux huit voies qui conduisait hors de là à la paix éternelle. Ayant vu cela pour lui-même et pour la race humaine tout entière, il passa dans le Nirvâna, dans l’Incréé, le séjour sans passion, qui embrasse tout. Et lorsque l’Élu fut ainsi entré dans le Nirvâna, il demeura assis durant sept jours sous l’arbre Bodhi, « jouissant de la béatitude de l’émancipation[8] ».

Pendant la nuit qui suivit le septième jour, il « fixa son esprit sur la chaîne des causes » et reconstitua l’évolution de l’Univers, qu’il exprima dans les douze Nidânas dont la suite retrace celle de nos étapes jusqu’à ce que nous atteignions la souffrance qui nous environne ; la première est Avidyâ, « l’ignorance » ou la limitation, la cause première, parce que sans cette limitation dans la Conscience totale, due à l’action de l’Être Suprême, aucun Univers, aucune variété ne pourraient se produire. De l’Avidyâ proviennent les Samkhâras, de ceux-ci la Conscience, puis le Nom et la Forme, puis les six facultés de perception ; — de celles-ci le Contact, du Contact la Sensation, de la Sensation le Désir, du Désir l’Attachement, de l’Attachement « l’Existence », c’est-à-dire la Personnalité ; — de celle-ci la Naissance et de la Naissance le Déclin avec tous les chagrins de la vie[9]. Tels sont les anneaux de la chaîne de l’évolution et bien compris, leur sens bien développé, ils contiennent la philosophie tout entière de l’Univers dans son évolution progressive, puis dans sa marche rétrograde.

Après s’être relevé, le Bouddha, quittant l’arbre Bodhi, vint s’asseoir sous un bananier où, de nouveau, il resta sept jours au bout desquels, répondant à un brahmane, il prononça des paroles qui expliquent toute son attitude vis-à-vis des brahmanes. « Celui d’entre les brahmanes qui a écarté (de lui) tout péché, qui est exempt d’orgueil, exempt d’impureté, qui se possède, qui est maître accompli de la science (ou des Védas), qui a rempli les devoirs de la sainteté, — celui-là peut, à bon droit s’intituler brahmane dont la conduite ne ressemble à rien en ce monde[10]. »

Deux fois encore, pendant une durée de sept jours chaque fois, le Bouddha demeura assis sous deux autres arbres ; après quoi, il prit la nourriture que lui offraient deux marchands qui devinrent ses premiers disciples. Étant retourné s’asseoir sous le bananier, une étrange scène se produisit. » Dans l’esprit de l’Élu qui était seul et s’était retiré dans la solitude, la pensée suivante s’éveilla : j’ai pénétré cette doctrine qui est profonde, difficile à percevoir et à comprendre, qui donne la quiétude du cœur, qui est élevée, à laquelle on ne peut pas atteindre par le raisonnement abstrait, intellectuel (exclusivement) et qui n’est intelligible qu’aux sages[11]. Ces gens, d’autre part, sont portés au désir, adonnés au désir, trouvent leur plaisir dans le désir. Donc pour ces gens qui sont portés au désir, adonnés au désir, qui trouvent leur plaisir dans le désir, la loi de causalité et la chaîne des causes doivent être choses difficiles à comprendre ; et de même, il leur sera infiniment difficile de comprendre l’extinction de tous les samkhâras, le rejet de tous les substrata (de l’existence), la destruction du désir, l’absence de passion, la quiétude du cœur, le Nirvâna. Et si maintenant je proclame la doctrine et que les autres hommes ne soient pas capables de comprendre ce que je prêche, il n’en résultera que lassitude et ennui pour moi. » Après quoi, les stances suivantes, jamais prononcées encore, se présentèrent à l’esprit de l’Élu ; « C’est à grand’peine que je l’ai acquise. Assez ! Pourquoi maintenant la proclamerais-je ? Cette doctrine ne sera point aisée à comprendre pour des êtres égarés dans les plaisirs et la haine. Adonnés au plaisir, entourés de ténèbres épaisses, ils ne verront pas ce qui choque (leur esprit), ce qui est abstrait, profond, difficile à percevoir et subtil[12]. »

Dans cette crise, le Brahmâ Sahampati (le troisième Logos de notre chaîne) intervint, voyant que « l’esprit du Tathâgata, du saint, de l’absolu Sambouddha inclinait à rester inactif et à ne pas prêcher sa doctrine. » Il dit au Bouddha que quelques-uns le comprendraient et lui rappela les souffrances de la terre : « Abaisse tes regards, toi qui vois tout, sur les humains perclus dans la souffrance, vaincus par la naissance et la mort toi qui t’es affranchi de la souffrance ! Lève-toi, ô héros, ô victorieux ! Marche à travers le monde, ô chef de la bande des pèlerins[13], toi qui es affranchi de toute dette. Puisse l’Élu prêcher la doctrine ; il y aura des gens qui pourront le comprendre. » Alors, il abaissa ses regards vers le monde, avec l’œil d’un Bouddha, plein de compassion et il dit : « Grande ouverte est la porte de l’immortel à tous ceux qui ont des oreilles pour entendre ; qu’ils fassent acte de foi pour aller au-devant de la vérité. Je ne disais pas aux hommes, ô Brahmâ, la Dhamma douce et bonne, désespérant de cette tâche qui les devait lasser[14]. »

Alors il se leva, et où alla-t-il pour commencer sa mission bienfaisante ? Il alla vers la cité sainte d’où les missions spirituelles sont toujours parties, aux Indes ; il alla à Kâshî, vers ce lieu saint où la vie spirituelle de l’Inde a toujours pris naissance, et là, à Isipatana, dans le parc aux daims de la cité de Bénarès, il fit tourner la roue de la Loi. Là demeuraient les cinq ascètes qui s’étaient détournés de lui, il alla vers eux et s’annonçant comme le sambouddha, il leur dit que les deux extrêmes : l’excès de complaisance envers soi-même et les mortifications constantes étaient également sans profit, et que lui, les évitant, s’était engagé dans le sentier du juste milieu qui conduit à la clairvoyance, à la Sagesse, qui conduit au calme, à la science, au Sambodhi[15], au Nirvâna. Ce sentier du juste milieu, c’est le sacré, le noble octuple chemin, la quatrième des « quatre nobles vérités ». C’est la croyance juste, l’aspiration juste, la parole juste, la conduite juste, la juste gaieté, le juste effort, la mémoire juste, la méditation juste. Le Bouddha leur exposa alors les trois autres vérités qu’il avait aperçues sous l’arbre Bodhi : « Voici, ô Bhikkhus[16], la noble vérité de la souffrance : La naissance est souffrance, le déclin est souffrance, la maladie est souffrance, la mort est souffrance, la présence d’objets que nous haïssons est souffrance, la séparation d’avec les objets que nous aimons est souffrance, ne pas obtenir ce que nous désirons est souffrance. Bref, notre quintuple attache[17] à l’existence est souffrance. Voici maintenant, ô Bhikkhus, la noble vérité de la cause de la souffrance : Une soif qui conduit à renaître à une vie accompagnée de plaisir et de convoitise, trouvant des joies ici et là. (Cette soif est triple) à savoir la soif du plaisir, la soif de l’existence, la soif de la prospérité. Voici enfin, ô Bhikkhus, la noble vérité de la cessation de la souffrance : (Elle disparaît avec) la complète disparition de cette soif, disparition qui consiste en l’absence de toute passion, — avec le renoncement à cette soif, avec le rejet de cette soif, avec la délivrance de cette soif, avec la destruction du désir. » Lorsque la « roue suprême de l’empire de la vérité » eût ainsi tourné, on rapporte que tous les Devas, à commencer par ceux de la terre et en s’élevant jusqu’au septième monde, ou monde supérieur, poussèrent des cris de joie et s’écrièrent que nul ne pourrait plus jamais faire retourner la roue en arrière[18]. Puis il leur expliqua ensuite la différence entre le Moi et le Non-Moi, en des termes qui auraient dû rendre à jamais impossible de soutenir qu’il eût enseigné que la vie de l’homme ne fût pas continue : « Le corps (rûpa), ô Bhikkhus, n’est pas le moi… La perception n’est pas le moi… Les Samkhâras ne sont pas le moi… la conscience n’est pas le moi. » Définissant chacun des termes d’une façon plus explicite, il déclare que chacun d’eux » n’est pas le mien, n’est pas moi, n’est pas mon moi, sans quoi on s’en souviendrait par la vraie science, conformément à la vérité. » Et il conclut : « Considérant ceci, ô Bhikkhus, celui qui écoute ces paroles, s’il est noble et instruit devient las du corps, las de la sensation, las de la perception, las des Samkharas, las de la conscience. Lassé de tout cela, il dépouille la passion ; par l’absence de passion il est rendu libre ; lorsqu’il est libre, il prend conscience de sa liberté ; et il comprend que la série des naissances est épuisée ; que la sainteté est à son comble, que le devoir est accompli, qu’il n’y a plus possibilité de revenir en ce monde[19]. »

À partir de cette époque, le Seigneur Bouddha prêcha sa doctrine et les hommes et les femmes furent éclairés, obtenant, sous l’action de sa prédication, « l’œil pur et sans tache qui voit la vérité », la connaissance que tout ce qui a un commencement doit avoir une fin ; alors ils quittèrent toutes les choses de ce monde, devinrent Bhikkhus, mendiants, revêtirent la robe jaune, portèrent la sébile, cherchant leur refuge dans le Bouddha, dans sa Loi et dans son Ordre. Et l’Ordre grandit et se multiplia et, au bout de quelque temps, le Seigneur envoya ses disciples enseigner le monde et leur conféra le pouvoir d’admettre au Sangha (à l’Ordre), ceux qui souhaiteraient y entrer, sur la triple déclaration, trois fois répétée : « Je me réfugie dans le Bouddha. Je me réfugie dans le Dhamma[20]. Je me réfugie dans le Sangha[21]. »

Le docteur Rhys Davids, qui est fasciné par la vie morale du Bouddhisme, et qui est si nettement et si étrangement hostile à son esprit intérieur, déclare que la doctrine bouddhiste n’admet pas la continuité du Moi, ni le développement de la nature éternelle et spirituelle de l’homme. Le docteur Davids nous donne, extrait du commentaire de Bouddha Ghosa au premier des dialogues, un très attrayant tableau du cercle quotidien de cette sainte vie. « L’Élu avait coutume de se lever de bonne heure (c’est-à-dire vers cinq heures du matin), et par considération pour celui qui était attaché à sa personne, il faisait sa toilette et s’habillait lui-même, sans recourir à aucune aide. Puis, en attendant que l’heure fût venue d’aller faire sa tournée pour recueillir les aumônes, il se retirait en un endroit solitaire et méditait. Lorsque l’heure était arrivée, il revêtait lui-même complètement les trois robes (que tout membre de l’Ordre portait en public), il prenait sa sébile dans sa main et quelquefois seul, quelquefois accompagné de ses fidèles, entrait dans la ville ou le village voisin pour y mendier ; quelquefois la chose se passait simplement, quelquefois des miracles se produisaient, qui nous sont rapportés tout au long. Des gens, alors, sortaient et le priaient d’accepter d’eux sa nourriture : il s’asseyait et mangeait. « Alors l’Élu le repas achevé, leur adressait des discours, tenant compte exactement de leur aptitude à saisir les choses spirituelles, de telle sorte que quelques-uns prononçaient les vœux du laïque, d’autres entraient dans les sentiers saints, d’autres en recueillaient le plus grand fruit. Après avoir ainsi pris en compassion la foule, il se levait et repartait pour l’endroit où il était logé. Arrivé là, il s’asseyait dans la vérandah ouverte, attendant l’heure où le reste de ses fidèles auraient également fini leur repas. » Alors, debout, sur le seuil de sa chambre, il leur disait quelques mots d’exhortation, et, à la requête d’un quelconque de ses disciples, il « suggérait un sujet de méditation, approprié au développement spirituel de chacun d’eux ». Après que ses disciples étaient partis méditer, le Bouddha se reposait un moment et lorsque son corps était reposé, il se levait de sa couche et considérait pendant un certain temps la situation des gens des environs, afin de pouvoir leur faire quelque bien. Et vers la chute du jour, les gens de la ville ou des villages voisins se rassemblaient à l’endroit où il logeait, lui apportant des offrandes de fleurs. Et les ayant fait asseoir dans la salle du prêche, il leur tenait, se conformant à l’occasion et aux croyances de ses auditeurs, quelque discours sur la Vérité ». Il les dispersait à la fin du jour ; parfois il se baignait, puis allait s’asseoir, seul, « jusqu’à ce que ses frères revinssent de leurs méditations et commençassent à s’assembler. Quelques-uns, alors, posaient au Bouddha des questions sur des sujets pour eux embarrassants, d’autres parlaient de leur méditation, d’autres enfin réclamaient un exposé de la Vérité. Ainsi passaient les premières heures de la nuit, l’Élu satisfaisant le désir de chacun ; après quoi, les disciples se retiraient. Le reste de la nuit, il le passait en partie à méditer, allant et venant hors de sa chambre ; il se reposait, la dernière partie de la nuit, étendu, calme et intérieurement maître de lui. Lorsque le jour commençaient à poindre, il se levait de sa couche, s’asseyait, et évoquant devant son esprit les habitants de la terre, il considérait les aspirations que, lors de leurs naissances antérieures, ces gens avaient conçues, — et il réfléchissait aux moyens par lesquels il pourrait les aider à réaliser leurs aspirations[22]. »

Dans la trame de cette noble et simple vie, les joyaux de la doctrine bouddhiste se trouvent enchâssés. Afin de les apprécier, nous devons nous souvenir du milieu, nous souvenir que le Bouddha était un Hindou parlant à des Hindous sur des sujets qui leur étaient tout à fait familiers, employant les termes religieux et métaphysiques dans leur acception ordinaire et admise, ne soulevant donc pas d’opposition comme hérétique, — ce qui sûrement se serait produit si la doctrine avait été matérialiste, comme elle le devint plus tard chez quelques non-Hindous, ignorant le sens des termes employés — ; ce Maître, aux yeux des contemporains, ne se distinguait des autres Maîtres de l’époque que par l’incomparable pureté, par la compassion et la sagesse que respiraient chacun de ses regards, chacune de ses paroles. Le docteur Rhys Davids, considérant le bouddhisme comme « diamétralement opposé » à l’hindouisme regarde comme l’indice d’une merveilleuse tolérance le fait que le Bouddha ait pu prêcher si paisiblement. « Il y a même quelque chose de plus incroyable. Partout où allait le Bouddha, c’était précisément les brahmanes eux-mêmes qui prenaient souvent le plus vif intérêt à ses spéculations, bien que son rejet de la théorie de l’âme, avec tout ce qu’il implique, fût réellement incompatible avec la théologie tout entière des Védas et, par suite, avec la suprématie des brahmanes. Beaucoup d’entre ses principaux disciples, beaucoup parmi les membres les plus distingués de son Ordre, étaient des brahmanes[23]. il est plus raisonnable de supposer (supposition justifiée par ce qui nous a été conservé des propres paroles du Bouddha), que s’il n’a pas rencontré d’opposition, c’est précisément parce qu’il ne rejetait pas la théorie de l’âme avec tout ce qu’elle implique ; et lorsque quelques-uns de ses successeurs commirent cette terrible bévue, le bouddhisme s’éteignit dans l’Inde, car jamais les Hindous n’accepteront une soi-disant religion qui rejette la croyance aux dieux et à l’immortalité de l’homme. Ainsi que le dit le docteur Rhys Davids : « Nous ne devons jamais perdre de vue que Gotama est né, a été élevé, a vécu et est mort dans l’Inde. Sa doctrine, si originale qu’elle soit et si grande qu’en soit la portée, cette doctrine réellement subversive de la religion d’alors — est cependant indienne jusqu’au fond. Sans l’œuvre intellectuelle de ses prédécesseurs, celle du Bouddha, quelque originale qu’elle soit, aurait été impossible[24]. C’était, incontestablement, le plus grand de tous ; et il est probable que le monde finira par reconnaître en lui, sous bien des rapports, le plus intellectuel des fondateurs de religions. Mais le bouddhisme est essentiellement un système hindou. Le Bouddha lui-même, à travers toute sa carrière, apparaît avec toutes les caractéristiques de l’Hindou. Et quelle que soit la position qu’on lui assigne si on le compare aux autres fondateurs de religions, en Orient, nous demandons seulement qu’on reconnaisse en lui le plus grand, le plus sage et le meilleur des Hindous[25]. »

Qu’il ait continuellement parlé comme un Hindou, s’adressant à des Hindous, c’est ce que montrent, à maintes reprises, les préceptes qu’il donne et les comparaisons qu’il emploie, lesquelles sont tirées des vieux textes sacrés. Prenons comme exemple le triple contrôle à exercer sur les paroles, la pensée et le corps[26] tiré du Manou ; la sentence : « Celui qui refrène la colère grandissante comme un char lancé, voilà celui que j’appelle réellement un conducteur ; les autres gens ne font que tenir les rênes » — et la comparaisons des sens avec des chevaux bien domptés, rappelle la doctrine de Yama, dans le Kathopanishad[27]. Le peu de mots sur le moi supérieur et le moi inférieur[28] viennent de la Bhagavad Gîta. « Tout ce que nous sommes est le résultat de ce que nous avons pensé ; c’est fondé sur nos pensées, c’est constitué par notre pensée[29] », nous rapporte le Chandogyo panishad. « Il est bon d’exercer un contrôle sur l’esprit qui est difficile à contenir, instable et qui va où il veut[30] », est une réminiscence de la Bhagavad Gitâ. Mais il est inutile de multiplier les exemples. C’est assez que le grand Maître se soit fait l’écho fidèle des anciennes Écritures, non qu’il en eût besoin lui-même, — lui qui savait tout, — mais de crainte que les ignorants ne fussent amenés à trébucher et à se détourner de la foi de leurs pères.

Envisageons maintenant la quantité de doctrines qui se présentent à nous et essayons d’apprendre par quelques exemples, quelque chose, non seulement des préceptes, mais encore de la méthode du Bouddha. Elle était nette et significative au plus haut point, elle était pratique et s’adressait à la conscience des auditeurs. Il n’hésitait pas un instant à parler dans le langage le plus clair, dans les termes les plus précis, des fautes auxquelles nous sommes entraînés, des erreurs dans lesquelles nous tombons sans cesse. Car le Bouddha était vraiment un Maître, un vrai Maître dont les paroles illuminaient l’esprit. Énergique et pratique était donc cet enseignement et presque toujours il semble que quelque accident passager ait fourni l’occasion d’une parabole ou d’une histoire renfermant une leçon morale. Ses Bhikkhus se querellaient et comme chacun se disputait avec son voisin, et que le voisin répondait avec une nouvelle dispute, la haine régnait ou la paix aurait dû être. Alors le Bouddha les appela à lui et il leur raconta une histoire, celle d’un roi de Kâshî qui fit la guerre au roi de Kosala, le chassa de son petit royaume et s’appropria ses domaines. Le roi dépossédé et sa femme allèrent vivre dans une pauvre cabane et là il leur naquit un fils. Le barbier du roi dépossédé ayant aperçu son ancien maître et désirant s’insinuer dans les faveurs du conquérant, trahit le fugitif, de sorte que le roi fit chercher le vaincu, se saisit de lui et de sa femme et les livra au bourreau. Tandis qu’on les conduisait au lieu de l’exécution, le fils arriva, qu’on avait envoyé au loin pour plus de sûreté, aperçut son père et sa mère qu’on allait exécuter et se fraya un chemin parmi la foule. Le père murmura : « Mon fils, ne tarde pas trop, ne sois pas trop prompt, la haine n’est pas apaisée par la haine ; elle ne l’est que par l’absence de haine », et ayant ainsi parlé, il marcha à la mort ; et le fils songeait aux paroles du père, mais il ne les comprenait pas. Bientôt, il prit du service auprès du roi qui avait immolé son père et sa mère après les avoir réduits à la mendicité et, ayant attiré l’attention du roi, il devint son attaché personnel. Le roi aimait ce jeune homme et avait coutume de dormir la tête sur ses genoux. Un jour, tandis qu’il reposait ainsi, le jeune homme songea : « Ce roi est en mon pouvoir, il a immolé mon père et ma mère, il m’a réduit à la misère ; il est sans défense, je vais le tuer », et le jeune homme tira son épée. Mais les paroles de son père lui revinrent à l’esprit : « Ne soit pas trop prompt », et il comprit que cela voulait dire : « Ne mets pas de hâte à agir », il remit l’épée au fourreau et se souvint des autres paroles, à savoir que la haine ne cesse pas par la haine. Le roi se réveilla et dit qu’il avait rêvé que le prince dépossédé par lui, l’avait tué : alors le jeune homme, tirant son épée, se fit connaître et dit au roi : Ta vie est à ma merci. Le roi demanda grâce pour sa vie et le prince lui répondit : « Non, ô roi, j’ai au contraire mérité de perdre la vie par cette menace et c’est à toi, au contraire, de me la rendre avec ton pardon. » Ainsi il épargna la vie du roi qu’il eût pu prendre, et le roi, pardonnant son offense, lui fit aussi grâce de la vie ; alors le prince rapporta au roi les paroles que son père lui avait dites avant de mourir : « Mon père m’a enseigné que je ne dois point tarder — je ne dois pas garder de haine ; il m’a enseigné à n’être pas prompt — je ne dois pas mettre de hâte à agir. Il m’a appris que la haine ne cesse jamais par la haine, mais que la haine cesse par l’amour. Car si je l’avais assassiné, tes amis, en revanche, m’auraient assassiné — et mes amis auraient tué les tiens et ainsi la haine n’aurait pas cessé ; mais, maintenant, nous nous sommes l’un à l’autre accordé la vie et ainsi la haine a cessé par l’amour. » Alors les disciples du Bouddha se mirent d’accord et la paix fut rétablie au soin de l’Ordre[31].

Une mère en larmes étreignait son enfant mort contre son sein : le Prophète lui dit que son bébé serait rendu à la vie si elle pouvait rapporter de la graine de moutarde d’une maison où il n’y aurait jamais eu de mort ; cette douce leçon fit une impression plus profonde qu’une centaine de sermons.

Un homme l’injuriait grossièrement tandis qu’il prêchait la grande doctrine. « À un homme qui, sottement, me veut du mal, je réponds par un amour complet ; plus de sa part, viendra de mal, plus de la mienne viendra de bien. » Tandis que l’homme lui adressait des reproches, « le Bouddha demeurait silencieux et ne lui répondait pas, ayant pitié de sa folie. L’homme étant au bout de ses injures, le Bouddha lui demanda : « Mon fils, lorsqu’un homme oublie les règles de la politesse en faisant un cadeau à un autre, l’usage est de dire : Gardez votre présent. Mon fils ! vous venez de m’outrager ; je me refuse à accueillir votre injure, et vous prie de la garder, elle ne sera qu’une source de misères pour vous-même. En effet, ainsi que le son vient du tambour, ainsi que l’ombre est inhérente à la substance, ainsi en fin de compte la misère retombera infailliblement sur celui qui agit mal. » Le Bouddha dit encore : « Un méchant homme qui adresse des reproches à un homme vertueux est comme quelqu’un qui lèverait la tête pour cracher contre le ciel, ses crachats ne salissent pas le Ciel mais retombent et souillent sa propre personne. De même encore, ce méchant est pareil à un homme qui lancerait des ordures à un autre par un vent contraire : les ordures ne peuvent que revenir à celui qui les a jetées. L’homme vertueux ne saurait être atteint. Les misères que d’autres voudraient lui infliger reviennent sur eux-mêmes[32]. »

Parfois un rayon d’humour vient briller et il n’est pas difficile d’imaginer la scène entre le disciple anxieux et le doux maître, légèrement amusé : « Comment devons-nous nous conduire, Seigneur, envers les femmes ? » — « Ne les regardez pas, Ananda. » — Mais si nous en voyons, que faut-il faire ? — « Abstenez-vous de paroles, Ananda. » — « Mais si elles nous adressent la parole, Seigneur, que devons-nous faire ? » — « Restez bien éveillé, Ananda[33]. » Restez bien éveillé ; faites attention à ce que vous faites ; veillez sur vos pensées. Un long sermon sur la sagesse qui exige de veiller sur ses pensées afin de ne pas se laisser égarer, n’aurait pas fait la moitié autant d’effet que cette simple phrase : « Restez bien éveillé, Ananda. »

Parmi les caractéristiques frappantes de la doctrine du Bouddha, nous trouvons ce fait occulte que le mal ne peut prendre fin que par son opposé, le bien : « Il faut qu’un homme surmonte la colère par l’amour ; qu’il surmonte le mal par le bien ; qu’il triomphe du cupide par la libéralité, du menteur, par la vérité[34]. » Un homme doit être fort et résolu : « La gravité est le chemin de l’immortalité (Nirvana) ; l’insouciance, le chemin de la mort. Ceux qui sont sérieux ne meurent pas ; ceux qui sont insouciants sont déjà comme s’ils étaient morts[35]. » La causalité est ininterrompue : « Si un homme parle ou agit ayant une mauvaise pensée, la peine le suivra de même que la roue suit le pied du bœuf qui traîne l’attelage… Si un homme parle ou agit ayant une pensée pure, le bonheur le suivra, comme une ombre qui jamais ne le quitte[36]. » « Celui qui a fait, ne fût-ce qu’un peu de bien, trouve en ce monde et dans l’autre le bonheur et de grands avantages ; c’est comme une semence qui a bien pris racine… Celui qui a commis le mal ne peut pas s’en libérer, il peut l’avoir commis il y a bien longtemps ou dans un pays lointain, il peut l’avoir commis dans la solitude, mais il ne peut pas le rejeter, pas plus que quand l’heure de l’expiation est venue il ne peut s’y soustraire[37]. » Avant tout, c’est du désir qu’il faut se débarrasser, car il est la racine de toute tristesse : « Du désir vient le chagrin, du désir vient la crainte ; celui qui est affranchi du désir ne connaît ni le chagrin ni la crainte… Il est difficile à celui qui est retenu dans les chaînes du désir de s’en libérer, dit l’Élu. Celui qui a une volonté ferme, qui ne fait nul cas des plaisirs du désir, les rejette et s’échappe bientôt… Ainsi que le cordonnier, quand il a bien préparé son cuir, peut l’employer à faire des souliers, ainsi celui qui a rejeté les désirs, possède le plus grand bonheur… les désirs ne sont jamais assouvis ; la sagesse seule apporte le contentement… Ce n’est pas même dans les plaisirs des dieux que le disciple du Bouddha trouve son propre plaisir ; il se réjouit seulement de la destruction des désirs[38]. » La doctrine est énergiquement résumée ainsi : « Évitez de commettre toute mauvaise action, pratiquez la plus parfaite vertu, dominez entièrement votre esprit, telle est la doctrine du Bouddha[39]. »

Ce qui est très important, c’est la doctrine du Bouddha sur la « domination de tous les Asavas, » sur les efforts que l’homme fait au cours de sa vie en vue d’acquérir les objets du désir. Ceux-ci se rangent en sept classes qui doivent être abandonnées respectivement par : 1o l’intuition[40] — l’intelligence des quatre nobles vérités, détruisant l’illusion du moi, l’hésitation et la dépendance par rapport aux rites extérieurs ; 2o par la domination — des cinq sens et de l’esprit ; 3o par le bon usage — des vêtements, des offrandes, de la demeure dont on doit se servir mais où l’on ne doit pas se complaire ; 4o par l’endurance au froid et au chaud, à la faim et à la soif, aux moustiques, aux astres, au vent, à la chaleur, aux serpents, aux paroles injurieuses, aux souffrances physiques, aux chagrins ; 5o en évitant — les dangers évidents, les compagnies et les lieux mauvais ; 6o par l’éloignement — des mauvaises pensées ; 7o par la culture — de la haute sagesse. Celui qui a fait tout cela « a éteint cette soif insatiable ; par une pénétration d’esprit absolue, il a écarté toute chaîne et il a mis fin au chagrin[41]. »

La doctrine morale du Bouddha était nette et significative à un rare degré ; voyez l’exemple suivant : « La faute des autres est aisée à percevoir, mais la nôtre propre est difficile à découvrir ; un homme passe au tamis les fautes de son voisin comme de la menue paille, mais il cache ses propres fautes comme un fourbe cache le mauvais dé au joueur. Si un homme cherche les fautes des autres et est sans cesse porté à en être offusqué, ses propres passions ne feront que grandir et il est bien loin d’avoir réalisé la destruction des passions[42]. »

Le Bouddha se plaisait à contraindre ceux qui l’interrogeaient à fournir eux-mêmes la solution des problèmes qu’ils posaient. Au lieu de répondre à une question, il questionnait l’interrogateur. Au lieu d’étaler une doctrine ou une vérité en réponse à une demande, il conduisait graduellement, d’étape en étape, l’interlocuteur à résoudre la question pour lui-même, — ce qui est l’une des façons les plus sages d’enseigner et celle qui offre le plus de chances de faire parvenir autrui à la vérité. C’est ainsi qu’un jeune brahmane du nom de Vâsettha, lui ayant demandé si certains brahmanes érudits enseignaient la bonne manière d’atteindre l’union avec Brahmâ, le Bouddha répondit par une série de questions, dont les réponses faites par Vâsettha prouvaient que les brahmanes ne connaissaient pas Brahmâ et ne se rapprochaient pas de lui ; que, s’ils étaient versés dans les Védas, ils « omettaient la pratique des qualités qui font réellement d’un homme un brahmane et adoptaient la pratique de celles qui font réellement d’un homme un non-brahmane » ; et, parvenu à ce point, le Bouddha se résumait : « Admettre que ces brahmanes, versés dans les Védas mais portant la colère et la malice dans leur cœur, vivant coupables et déréglés, soient, après la mort, lorsque le corps est détruit, unis à Brahmâ qui est exempt de colère et de malice, exempt de péché et maître de lui — admettre une telle organisation des choses ne se peut pas. » Le Bouddhâ dit alors au jeune homme que lorsqu’on avait demandé au Tathâgata le chemin qui conduit au monde de Brahmâ, il avait pu répondre : « Car, Vâsettha, je connais Brahmâ et le monde de Brahmâ, et le chemin qui y conduit. Oui, en vérité, je connais même tout cela comme quelqu’un qui est entré dans le monde de Brahmâ et y est né ». « Lui, de lui-même comprend complètement et voit pour ainsi dire, face à face, cet Univers, — le monde d’en bas avec tous ses esprits, et les mondes d’en haut, ceux de Mâra et de Brahmâ — et toutes les créatures, Samaras et brahmanes, dieux et hommes, et Il fait part de son savoir aux autres. » Lorsqu’un homme est attiré par la vérité, qu’il quitte sa demeure, allant à travers « les pays sans foyer », menant une vie noble et pure, répandant sur le monde entier un « cœur plein d’amour, vaste, élargi au delà de toute mesure », — alors cet homme s’approche de l’union avec Brahmâ ; admettre alors qu’après la mort, lorsque le corps est détruit, il soit uni à Brahmâ qui demeure le même, une telle organisation des choses est tout à fait possible[43].

Nous avons là la clef de tout ce qu’enseignait le Bouddha concernant les brahmanes. Sans cesse il répète qu’ils doivent être traités avec respect, — mais sans cesse aussi il répète qu’on n’appelle pas brahmane un homme vicieux, déréglé, avide, un homme plein des vices du monde. De même, il déclare à ses propres Bhikkhus, qu’il n’appelle pas Bhikkhu l’homme qui porte une robe jaune et dont les passions ne sont pas maîtrisées. Car le Bouddha n’était pas dupe de l’apparence extérieure, ni de la simple inspection des dehors d’un homme ; il regardait le cœur et c’est seulement lorsque le cœur était pur qu’il admettait que l’homme eût le droit de porter un nom sacré. Il exigeait, comme l’ont exigé tous les grands réformateurs, que ceux qui portent un nom sacré honorent ce nom par la vie qu’ils mènent et ne le couvrent pas de scandale et de discrédit en vivant en proie à la passion et à la convoitise, à la colère et à la cupidité.

Le témoignage qu’il rend à ce que les brahmanes étaient autrefois, est plein d’intérêt. Interrogé par quelques brahmanes qui lui demandaient si les brahmanes d’aujourd’hui sont semblables à ceux d’autrefois, il répond négativement et ajoute : « Les anciens sages savaient se maîtriser, ils vivaient dans la pénitence ; ayant abandonné les objets des cinq sens, ils étudiaient leur propre bien. Il n’y avait pas de bétail, pour les brahmanes, ni d’or, ni de blé, (mais) les richesses et le blé de la méditation étaient pour eux et ils veillaient sur le plus précieux des trésors… Inviolables étaient les brahmanes invincibles, protégés par la Dhamma ; personne ne leur opposait de résistance lorsqu’on les trouvait (debout) sur le seuil des maisons. Pendant quarante-huit ans ils pratiquaient une chasteté juvénile ; les brahmanes d’autrefois étaient avides de science et de conduite exemplaire. Les brahmanes n’épousaient pas de femme appartenant à une (autre caste), pas plus qu’ils n’achetaient de femme. » Ils ne tuaient pas les vaches, « nos meilleures amies, qui produisent notre plus précieux remède », mais ils sacrifiaient les présents qui leur étaient offerts. » Ils étaient aimables, libéraux, beaux, renommés, brahmanes par nature, zélés dans leurs différentes tâches ; tant qu’ils vécurent dans le monde, notre race prospéra. Mais il se fit en eux un changement. » Ils commencèrent à convoiter la fortune, ils commencèrent à tuer les vaches ; » auparavant on comptait trois maux : le désir, la faim et la décrépitude, mais, par suite de l’immolation du bétail, il en survint quatre-vingt-dix-huit. » Ainsi les choses allèrent de mal en pis jusqu’à ce que, « la Dhamma étant perdue, les Suddas et les Vessikas cessèrent de s’entendre, les Khattiyas[44] cessèrent également de s’entendre à divers points de vue, la femme méprisa son mari. Les Khattiyas et les brahmanes et tous ceux qui avaient été protégés par leur caste, après en avoir fini avec leurs disputes au sujet de leur lignée tombèrent au pouvoir des plaisirs sensuels[45]. » À quel point était élevée la conception que se faisait le Bouddha du vrai brahmane, on en peut juger en lisant les dernières shlokas de la Dhammapada où, après avoir indiqué les caractéristiques du vrai brahmane, il conclut ainsi : « Celui que j’appelle un brahmane suit un chemin que ne connaissent ni les dieux, ni les esprits (Gandharvas), ni les hommes lorsque les passions sont éteintes ; celui que j’appelle un Brahmane est un Arhat (vénérable). Celui que j’appelle un Brahmane ne nomme rien son bien, ni ce qui est avant, ni ce qui est derrière, ni ce qui est entre ; il est pauvre et exempt de l’amour du monde. Celui que j’appelle un Brahmane, c’est l’homme fort, le noble, le héros, le grand sage, le conquérant, l’impassible, l’accompli, l’homme toujours en éveil. Celui que j’appelle un Brahmane, connaît ses demeures antérieures, voit le ciel et l’enfer, a atteint le terme des naissances, possède la science accomplie, est un sage et ses perfections sont toutes parfaites[46]. » Le Bouddha vint réaffirmer l’ancien idéal, selon lequel l’essence des castes consiste dans le développement spirituel et, s’il déclare qu’« un homme ne devient pas brahmane par ses cheveux plats, par sa famille ou par sa naissance[47] », il ne fait que proclamer ce que Manou avait enseigné lors de l’institution du système des castes. De même le Bouddha déclarait, parlant de ses propres moines : « Un homme n’est pas mendiant (Bhikkhu) simplement parce qu’il demande l’aumône aux autres ; celui-là seul qui adopte la loi tout entière est un Bhikkhu, non celui qui simplement mendie. Celui qui est au-dessus du bien et du mal, qui est chaste, qui traverse le monde en possédant la science, voilà celui que j’appelle un Bhikkhu. » « Bien des hommes dont les épaules sont couvertes de la robe jaune sont dans de mauvaises conditions morales et vivent déréglés ; ces hommes qui agissent mal, par leurs mauvaises actions, seront conduits en enfer[48]. » Dhammapada, un chapitre est consacré au brahmane ; il est décrit comme un homme « juste, rangé, paisible, maître de lui, menant une vie de sainteté (brahmachârya), ne faisant de mal ni ne tuant aucun être vivant ». Il a « atteint la perfection (exposée dans) les Védas, il est sur le chemin du Nirvâna, il a un corps pour la dernière fois, il est tolérant avec les intolérants », « il a traversé le torrent[49] ».

Tel est l’idéal du brahmane que professe le Bouddha. Telle est la description de ce que le nom devrait impliquer, et je vous renvoie aux anciennes Écritures hindoues qui justifient ces exigences. J’en appelle à des livres tels que le Mahâbhârata, qui contiennent exactement la même manière de voir, et à ces paroles du Manou que « le brahmane, sans les qualités de brahmane, est pareil à un éléphant de bois ou à une antilope de cuir », c’est-à-dire l’apparence extérieure des choses et non la réalité. Il n’est pas plus raisonnable de parler du Bouddha comme d’un antagoniste des brahmanes, que de parler du Manou dans les mêmes termes, car tous deux ont enseigné la même vérité, à savoir qu’un homme doit posséder la vie intérieure avant d’être digne du nom sacré qu’il porte. Et si l’on dit, comme j’entends parfois des Hindous le dire, que le Bouddha désirait abolir la caste des brahmanes parce qu’il signalait leur vie mauvaise, ainsi que nous venons de le voir, alors il nous faudra conclure qu’il souhaitait aussi abolir l’ordre des Bhikkhus, fondé par lui — parce qu’il déclare que la robe jaune n’est pas ce qui constitue le Bhikkhu, mais qu’on doit trouver en celui-ci le contrôle sur soi-même, la vraie vie et le détachement des biens de ce monde. Représenter le Bouddha comme un ennemi des brahmanes et comme cherchant à les détruire en tant que caste, alors que tout ce qu’il a fait a été de ranimer l’ancien idéal et d’adresser des reproches à ceux qui, par leur vie, le déshonoraient : c’est pervertir les faits. S’il avait réussi à purifier la caste, il l’aurait rendue à son ancienne splendeur, mais il échoua, hélas ! et cette caste, réduite à son pauvre idéal, marche à grands pas vers la fin qu’elle s’est choisie. L’occultiste ne peut que ranimer l’idéal immortel, mais si les hommes, pour l’avoir rejeté, périssent, tant pis pour eux.

En ce qui concerne les Dieux, le Bouddha n’a pas pris l’attitude qu’on lui attribue souvent, attitude impossible pour celui qui connaissait tous les mondes. Il dit avoir visité lui-même tous les mondes des Dieux et savoir, par conséquent, quel chemin mène à eux et pouvoir guider les hommes le long de ce chemin. Et un jour qu’on lui demandait quelle route conduit au monde de Brahmâ, le Bouddha répondit en demandant à son interrogateur s’il ne connaissait pas la route de son village et s’il ne saurait pas y guider un voyageur. L’homme répondit qu’il était né dans le village qu’il habitait et connaissait la route qui y menait ; de même, répondit le Bouddha, je connais le monde de Brahmâ, l’ayant visité et y étant familier[50].

Nous trouvons de fréquentes allusions aux Dieux, d’accord avec les croyances des Hindous auxquels il s’adressait. « Par son ardeur, Maghavan[51] s’est élevé à l’adoration des Dieux. Le disciple subjuguera la terre et le monde de Yasna et le monde des Dieux. »

« Les Dieux eux-mêmes envient celui dont les sens, pareils à des chevaux bien domptés par le conducteur, ont été maîtrisés. » (Notez l’analogie avec le passage extrait du Kathopanishad. « Vivons donc heureux quoique nous n’appelions rien notre bien. Nous serons pareils aux Dieux brillants, nous nous nourrirons de bonheur. » » Dites la vérité ; ne cédez pas à la colère, donnez si l’on vous demande peu ; ces trois pas vous conduiront près des Dieux[52]. » Dans l’Église du Sud, la croyance aux Dieux semble avoir disparu, mais l’indéracinable besoin d’adoration, qui est en l’homme, réapparaît dans l’adoration vouée au Bouddha lui-même.

Dans l’Église du Nord, moins atteinte par le matérialisme, le culte des Dieux survit et ils sont adorés sous leurs noms hindous. Ici aussi nous voyons la Trimûrti réapparaître des noms bouddhistes : Shiva représenté par sous Amitâbha, la lumière illimitée ; Vishnou devenu Padmapani ou encore Avalokiteshvara ; la troisième personne incarnée en Mandjûsri, « qui représente la sagesse créatrice, correspondant à Brahmâ[53] ».

Cette conception des grandes hiérarchies de Dieux est étroitement liée aux idées du « Ciel » et de « l’Enfer », régions du monde invisible que l’homme traverse après qu’il a dépouillé le corps physique, — régions que le théosophe appelle Devachan et Kâmaloka. Le Bouddha n’ignorait aucunement ces deux conditions ; en fait, nous voyons qu’il les décrit longuement ; divers enfers sont mentionnés par lui avec quelque détail, dans le Mahâvagya, à propos de la destinée post-mortem d’un de ses Bhikkhus ; de même, dans le Mahâ-parinib-bâna-sutta, il déclare, parlant de celui qui agit mal : « Lors de la dissolution du corps après la mort, il renaît pour vivre dans quelque condition de souffrance ou de malheur, » tandis que celui qui agit bien dans les mêmes circonstances, « renaît pour vivre dans quelque condition heureuse au ciel[54] ». Dans les textes sacrés de l’Église du Nord on trouve des documents abondants sur les mondes invisibles. Parmi ceux-ci, il y a le Kâma-Loka, qui comprend la terre et les quatre ciels inférieurs, séjour des Devas, Asras, ou démons, des bêtes et des hommes (plans physique et astral) ; puis vient le séjour de Mâra (astral) et les dix-huit ciels du Rûpa-Loka (Rûpa Devachan ou Svarga) ; et au-delà des précédents, l’Arûpa Loka des quatre ciels, « un état extatique d’existence réelle ; c’est là le séjour des disciples du Bouddha, qui n’ont pas atteint la nature impérissable ». Au delà, on trouve le Nirvâna[55]. Sur ce point, et de même en ce qui concerne quelques autres points relatifs aux vérités plus occultes, les textes sacrés de l’Église du Nord semblent plus complets que ceux de l’Église du Sud ; les traditions des Arhats, auxquels le Bouddha sur ses vieux jours avait communiqué ses doctrines secrètes, passèrent dans le Thibet en Chine lorsque les Bouddhistes abandonnèrent l’Inde, et là ces traditions furent soigneusement conservées.

L’opinion du Bouddha sur le peu de valeur des soi-disant pouvoirs miraculeux est consignée dans le Surangama Sûtra[56] ; on y rapporte que le Prophète aurait dit qu’en pratiquant Samâdhi, sans s’appuyer sur Bodhi, — c’est-à-dire en cherchant les Siddhis plutôt que Gnyâna[57] — les hommes acquéreraient le pouvoir de voler à travers l’Espace, de se faire invisibles, etc., et s’élèveraient à des degrés divers d’un merveilleux savoir, mais que, n’atteignant point la sagesse, ils resteraient toujours attachés à la roue de la transmigration.

Une grande controverse s’est élevée à propos de la négation apparente dans l’Église du Sud, d’un Égo se perpétuant d’une vie à une autre. Des orientalistes comme le docteur Rhys Davids insistent sur ce point et la méfiance populaire des Hindous à l’égard des Bouddhistes vient en grande partie de l’opinion généralement répandue qu’ils ne croient pas à l’Égo. Les enseignements du Bouddha sont cependant assez clairs. Interrogé au sujet de la mort de quelques-uns de ses disciples ; où renaîtront-ils et quelle sera leur destinée ? le Bouddha répondit que l’un d’eux avait atteint l’émancipation ; un autre « était devenu Sakadâgâmin et à son prochain retour en ce monde sa peine prendrait fin » ; un autre « n’était plus sujet à renaître dans une condition de souffrance ». Dans tous ces cas, la permanence de l’individualité est manifeste. Un disciple peut dire, parlant de lui-même : « L’enfer est détruit pour moi ; je ne saurais renaître comme un animal ou un fantôme, ou en aucun lieu de douleur. Je suis converti ; je ne suis plus sujet à renaître dans une condition de souffrance et je suis assuré du salut final[58]. » De même, le Bouddha disait que ceux qui meurent pendant que, « pleins de foi, ils accomplissaient ce pèlerinage renaîtront dans l’heureux royaume du ciel, lorsque le corps aura été détruit[59] ». La doctrine du Moi qui se trouve dans le Vinâya, a déjà été citée et nous voyons le Bouddha déclarer comme tout autre Hindou : « Car le Moi est le seigneur du moi ; le Moi est le refuge du moi[60] », phrase qui n’aurait aucun sens s’il n’y avait pas de Moi.

En somme la doctrine tout entière n’a plus de raison d’être et tombe en ruines, si l’on en écarte la théorie fondamentale d’un Égo qui parcourt, de naissance en naissance, le cycle des réincarnations et se fond dans le Moi divin lorsque l’émancipation est atteinte. C’est là la doctrine hindoue et le Bouddha promulgua ses enseignements sachant bien que cette doctrine était universellement acceptée par ses auditeurs. Dans l’Église du Nord se conserva intacte la doctrine du true man without a position[61] ; l’école de Lin-Tsi enseignait : « qu’à l’intérieur du corps qui reçoit les sensations, qui acquiert les connaissances, qui pense et agit (comparez l’exposé du Moi dans le Vinâya), il y a l’homme véritable auquel on ne peut pas assigner de siège, Wu-wei-chenjen. Il sait se rendre clairement visible ; il n’est caché par aucune tunique, si mince soit-elle. Pourquoi ne le reconnaissez-vous pas ? L’invisible puissance de l’esprit pénètre tout… C’est Bouddha, le Bouddha qui est au dedans de vous[62] ».

On doit, de plus, considérer sa doctrine du « Sentier » qui repose tout entière sur la continuité de la vie. Le Sentier, dans le Bouddhisme, offre les mêmes étapes que celles indiquées par Shri Shankarâchârya, tant en ce qui concerne le Sentier préliminaire que le Sentier lui-même. Le Bouddha réclame de ses disciples, comme première vertu, cette ouverture d’esprit qui est identique au discernement, ou Viveka, discernement entre le permanent et le transitoire ; le second point est celui qui concerne l’action et enseigne l’indifférence aux résultats de l’action ; il est identique à Vairâgya ; puis suivent les six qualités de l’esprit, les six que j’énumérais il y a deux jours en parlant de la même doctrine du Sentier, professée dans l’Hindouisme ; quatrièmement, la soif ardente de libération identique à Mûmûksha ; et enfin le Gotrabhû, qui est la même chose que l’Adhikari : c’est l’étape où l’homme est prêt pour l’initiation. Après l’initiation vient le Sentier lui-même, décrit dans la citation suivante, qui part de l’étape supérieure et décrit ensuite le chemin en le redescendant : « Le Bouddha dit : le Bahal (Arhal) peut voler à travers les airs, changer de forme, fixer la durée de sa vie, ébranler le ciel et la terre. Les étapes successives qui conduisent à une telle condition d’existence sont : l’Anâgâmin, qui, à l’expiration de sa vie (du nombre d’années qui lui est assigné) s’élève sous une forme spirituelle aux dix-neuf ciels, et dans l’un d’eux achève sa destinée en devenant un Rahat. Puis vient la condition de Sakrâdâgâmin, dans laquelle après une naissance et une mort, un homme devient Rahat. La condition suivante est celle de Srotâpânna, dans laquelle c’est après sept naissances et sept morts, qu’un homme devient Rahat. Ces hommes sont ceux qui, ayant entièrement éloigné d’eux tout désir et toute convoitise, sont pareils aux branches d’un arbre, tranchées et mortes[63] ».

Voilà ce que le Bouddha enseignait à ses disciples, ainsi que les Écritures en témoignent encore, et nous avons le droit de nous servir de ces Écritures contre les fausses conceptions de ceux qui, devenus matérialistes, montrent de l’impatience envers les vérités du monde invisible.

La condition d’Arhat était le dernier degré avant d’atteindre à la complète libération et d’arriver à la conscience du Nirvâna. La doctrine de Bouddha, en ce qui concerne le Nirvâna, est peut-être la plus claire qui nous ait été conservée, car elle est positive au lieu que les autres sont d’ordinaire négatives. Après avoir déclaré que le Bhikkhu doit concentrer en lui-même toutes ses facultés mentales, « comme la tortue ramène son corps à l’intérieur de sa carapace », le Maître, passant au Nirvâna, ajoute : « Bhixus, l’incréé, l’invisible, celui que nul n’a fait ou produit, l’élémentaire existe (aussi bien que le créé, le visible, celui qui a été fait et produit, le concevable, le composé ; et il y a une connexion ininterrompue entre les deux. Bhixus, si l’incréé, l’invisible, ce qui n’a été ni fait ni produit, l’élémentaire était non-être, je ne pourrais pas dire que le résultat de sa relation de cause à effet avec le créé, le visible, ce qui a été fait et produit, le concevable, le composé est l’émancipation finale… Le manque de permanence de ce qui est créé, visible, fait et produit, composé, le grand tourment d’être sujet à la vieillesse, à la mort, à l’ignorance, conséquences dont la cause est l’obligation de se nourrir, (tout cela) passe et l’on n’y trouve aucun plaisir : voilà le trait essentiel de l’émancipation finale. Alors il n’y aura ni doutes ni scrupules ; toutes les sources de la souffrance seront finies et l’on goûtera le bonheur de la paix du Sanskâra… Voilà la principale (béatitude) de ceux qui ont atteint le but, la paix parfaite qui ne peut être surpassée, la destruction de toute caractéristique, la perfection de la parfaite pureté, l’annihilation de la mort[64] ». Telle est sa description d’un état dans lequel il est toujours demeuré, aussi bien pendant sa vie corporelle que délivré de son corps ; cependant il se trouve des gens, qui, au lieu de croire à l’annihilation de la mort, croient à l’annihilation de la vie dans le Nirvâna. Je ne connais pas de texte dans lequel la vérité, au sujet du Nirvâna, soit exposée plus clairement qu’ici. C’est l’existence et non pas le non-être ; c’est la réalité et non l’irréel, c’est la permanence et non le transitoire. Ce qui est impliqué dans le « Nirvâna », dans la « sortie » sous-entendue par le mot lui-même, le Bouddha le déclare, c’est l’affranchissement de toutes ces choses transitoires ; elles disparaissent et l’homme atteint alors l’émancipation finale.

Pendant quarante-cinq ans le Bouddha vécut errant dans l’Inde du Nord, enseignant jusqu’à ce que sa tâche fût achevée ; après quoi, il se dépouilla de son corps. On raconte une étrange histoire au sujet de sa fin, histoire très significative dans l’ancien temps, mais interprétée au sens littéral du mot, par ceux qui, de nos jours, mangent du porc. Chûnda, un ouvrier qui travaillait les métaux, peu après que le Bouddha eût annoncé sa fin prochaine, lui offrit son repas quotidien et lui prépara de la viande de porc fumée, du riz et des gâteaux. Le Maître pria Chûnda de lui servir seulement la viande de porc et il donna le riz et les gâteaux à ses disciples, priant Chûnda d’enterrer ce qui restait de la viande de porc, car, dit-il : « Je ne vois personne sur terre, ni dans le ciel de Mâra, ni dans celui de Brahma, personne parmi les Samanas et les Brahmanes, ni parmi les dieux ou les hommes qui après avoir mangé cette nourriture pourrait l’assimiler, — personne, excepté le Tathâgata[65]. Certes, de telles paroles suffisent à montrer que « la viande du porc » n’était pas une nourriture physique, de celles que les hommes qui vivent de viande assimilent sans difficulté. Après avoir mangé, il enseigna ses disciples, puis la maladie le prit, accompagnée de fortes douleurs ; il les supporta patiemment, et s’étant remis, Il poursuivit son chemin. Ce jour-là, on observa que sa peau brillait d’un éclat inaccoutumé et il dit à Ananda que c’était l’indice qu’il s’en irait la nuit suivante ; il s’étendit et se reposa un instant, puis se leva pour se rendre au bosquet de Sâla des Mallas où il se coucha entre les deux arbres jumeaux de Sâla, la tête regardant le nord. Les arbres répandirent sur lui leurs fleurs et des fleurs du ciel tombèrent, la musique du ciel résonna pour rendre hommage au prophète mourant, mais lui, s’adressant à Ananda, lui dit que si cet hommage lui était dû, il attachait plus de valeur à l’hommage qui lui était rendu par l’homme ou la femme purs et nobles, obéissant à sa loi. Tous les Devas du monde s’assemblèrent et des foules de gens vinrent lui rendre leurs derniers hommages et le Bouddha institua son dernier Arhat, le mendiant Sabhadda ; cinq cent disciples l’entouraient sur sa fin ; c’est alors qu’il prononça ses dernières paroles : « Voyez, mes frères, maintenant je vous exhorte et vous déclare : La déchéance est inhérente à toute chose composée. Travaillez avec diligence à votre salut. » Puis le silence tomba et au milieu de la plus profonde méditation, il passa et ne revint plus.

De ce roi des rois, on se disposa à brûler le corps qu’on plaça sur un bûcher de bois odorant ; il ne se forma pas de cendre, mais les os demeurèrent. On les répartit comme des reliques sacrées, on en fit huit parts qui devaient être placées chacune sur un Thûpa, tandis qu’un neuvième Thûpa était élevé au-dessus de l’urne dans laquelle son corps avait été brûlé et que les Moriyas en élevaient un dixième au-dessus des cendres du bûcher funéraire. Ainsi se termina la plus noble vie qui fût jamais vécue par un membre de l’humanité, la vie du premier qui, sur ce globe, ait atteint l’état de Bouddha. « Prosternez-vous, les mains jointes ! C’est chose difficile, difficile de rencontrer un Bouddha même au cours de centaines de siècles ! »[66].

Nous n’avons pas le temps de retracer les progrès ultérieurs du Bouddhisme, le développement de ces différentes écoles de philosophie, l’apparition de nobles maîtres élevés dans la sagesse bouddhique, le caractère matérialiste que prit la foi par suite de son introduction au milieu de populations moins développées et d’esprit moins métaphysique, ni, en revanche, sa persistance dans son originelle pureté au sein des écoles ésotériques. J’en ai dit assez sur les préceptes de Bouddha lui-même pour établir la thèse que je défends, à savoir l’identité de doctrine et de discipline à la fois dans l’Hindouisme et le Bouddhisme et pour légitimer mon plaidoyer, qui tend à faire régner l’amour et l’amitié entre les deux religions du peuple hindou, lesquelles font la gloire de la race hindoue. La doctrine du Bouddha, du Puissant, de l’Illuminé, qui, le premier d’entre les humains, franchit l’échelon de l’état de Bouddha ; c’est la doctrine antique proclamée à nouveau. Trop souvent la haine et la division règnent entre l’Hindouisme et le Bouddhisme ; le soupçon, le doute, l’antagonisme ont creusé un gouffre entre ces deux grandes religions et les hommes ne veulent point essayer, ni d’un côté ni de l’autre, de le couvrir d’un pont. Cependant, dans les deux religions, les Maîtres sont membres de la même Confrérie ; les disciples, qu’ils appartiennent à l’une ou à l’autre d’entre elles, marchent vers la même Confrérie ; il n’y a pas de différence entre le Maître hindou et le Maître bouddhiste, car tous deux enseignent les mêmes vérités essentielles et ont suivi le sentier commun aux deux religions. Né sur le sol indien, parlant en qualité d’indigène la langue hindoue, répétant les plus nobles préceptes moraux contenus dans les Écritures hindoues, reconnaissant les dieux hindous —, le Bouddha est pourtant rejeté par la nation indienne qui se refuse à le considérer comme un Maître, ce qui n’empêche pas, chose assez illogique, qu’il ne soit adoré comme un Avatâra par nombre d’Hindous orthodoxes. Pourquoi l’hostilité au lieu de la fraternité, pourquoi le soupçon et la haine au lieu de la paix ? Cette grandiose religion, qui façonne des millions d’esprits, cette noble philosophie qui forme des millions d’intelligences, cette vie — la plus parfaite en ses détails dont témoigne l’histoire, au moins pour cette fraction de l’humanité à laquelle appartient notre race, — tout cela, pourquoi l’excluriez-vous de votre sympathie, pourquoi lui refuseriez-vous votre respect et votre amour ? Le Bouddha se présente à vous comme un homme de votre propre race, la gloire de la nation hindoue ; né dans la caste Kshatriya, appartenant à la population aryenne, enseignant les anciennes vérités sous une forme nouvelle et les préparant pour qu’elles servent à l’éducation de multitudes plus vastes. Le Bouddha vous appartient et il appartient en même temps, au monde tout entier ; le plus grand parmi les Maîtres de l’humanité, fleur épanouie sur le sol de l’Inde, ce Maître a parlé la langue hindoue et aimé le peuple indien. Il lui a donné son enseignement, il a travaillé pour lui, il l’a soigné, il l’a instruit ; et puis sa compassion s’est étendue, a débordé les mondes. Nous pouvons donc le vénérer, l’Élu, le Seigneur, le Maître. On l’admet comme un Maître parmi les Dieux ; on peut bien aussi lui rendre hommage comme à un Maître parmi les hommes.

L’Hindouisme et le Bouddhisme, — la mère et la fille, — feraient bien de s’étreindre à nouveau dans un embrassement filial et maternel et d’oublier dans cette étreinte l’histoire de leur discorde, de leur longue séparation. La nation hindoue recouvrerait alors son unité ; un même toit abriterait la mère et la fille et l’Inde serait alors en état d’influencer le monde occidental par une seule bouche, au moyen d’une seule langue, aidant à hâter la rédemption de cette humanité au sein de laquelle le Bouddha naquit et pour laquelle il vécut. Que chacun d’entre vous se fasse l’écho des prosternez-vous, les mains jointes ! Il est rare, il est bien rare, de rencontrer un Bouddha, même au cours de centaines de siècles ! »

  1. Chinese Buddhism, par le Rev. G. Edkins, p.43.
  2. Le docteur Rhys Davids nous dit, dans son Buddhism : « Les livres, tels que nous les avons, ont reçu leur forme actuelle un siècle ou deux après la mort de Gotama. » On peut dire que le Bouddhisme a été constitué au Concile de Bâjagriha, sous Kâshiapa et Ananda, Concile tenu immédiatement après la mort du Bouddha. Au second Concile, celui de Vaishâti, sous Yashas et Revata, en 317 avant Jésus-Christ, les dissidents rejetèrent l’Abhidhamma, mais les disputes, que ce concile était appelé à faire cesser, portaient uniquement sur certains points de la discipline du Sangha. Le troisième Concile, tenu à Patâlipûtta, en 212 avant Jésus-Christ, sous Ashoka, ne changea rien non plus aux Pitakas, de sorte que nous sommes en droit de les considérer comme représentant exactement la doctrine du grand Prophète.
  3. Dieux ou anges
  4. Le docteur Rhys Davids dit « qu’on peut fixer approximativement cette date à l’an 600 avant Jésus-Christ » (Buddhism, p. 20).
  5. Pour plus de détails, lire le beau poème d’Edwin Arnold, Lumière d’Asie, trad. L. Sorg. livres II, III et IV. (Note des éd.)
  6. Mâra, le démon tentateur.
  7. Dhammapada, 153, 154. Livres sacrés de l’Orient, vol. X, trad. Max Müller.

    Voici la traduction de ces belles paroles dans la lumière d’Asie, d’éd. Arnold, p. 118.

    « J’ai habité mainte demeure de la vie, cherchant toujours celui qui a bâti ces prisons des sens pleines d’affliction, et mon combat incessant a été pénible.

    « Mais maintenant, toi, constructeur de ce tabernacle toi, je te connais ! Tu ne bâtiras plus ces murs qui contiennent la souffrance, tu ne dresseras plus le faîte de les artifices, et tu ne placeras plus de nouvelles solives sur l’argile, ta maison est détruite et sa poutre maîtresse est brisée ! C’est l’illusion qui l’avait construite !

    « Je vais marcher désormais sans cesse pour atteindre la délivrance. »

  8. Mahâragga, I, i, I. On peut lire l’histoire de cette période dans les Livres Sacrés de l’Orient, vol. VIII, Textes Vinâya, trad. du Pâli par les docteurs Rhys Davids et Oldenberg. Ou bien, en ce qui concerne la doctrine du Bhikkhus, on pourra se reporter au volume XI, Bouddhist Suttas, trad. par le docteur Rhys Davids, dans le Dhamma-Kakkha-Pparattava-Satta.
  9. Mahâvagga, 2.
  10. Mahâvagga, ii, 2.
  11. Et cependant il y a des gens qui s’imaginent que le Bouddhisme est un simple système de morale, tout entier fondé sur la raison et susceptible d’être saisi dans son entier par ceux qui sont étrangers au monde spirituel !
  12. Mahâvagga, V. 2, 3.
  13. Les légions des Égos réincarnés, retenus comme débiteurs par Karma.
  14. Mahâvagga, 140.
  15. Science totale.
  16. Bhikkus (mendiant, bonze), terme qui désigne le brahmane au quatrième et dernier stade de sa vie, alors qu’il a abandonné sa famille et vit d’aumônes. Chez les bouddhistes, le bhikkus est celui qui a fait serment de chasteté et de pauvreté et qui a reçu la consécration. (Note du traducteur.)
  17. Attache aux cinq éléments de l’existence qui constituent le moi transitoire, les cinq enveloppes.
  18. L’absurde idée moderne qu’un Bouddha pût nier l’existence des dieux n’avait pas encore été émise ; tous les documents primitifs sont, au contraire, pleins du récit de la coopération et de la joie divine.
  19. Mahâvagga, VI. Toute personne ayant étudié la chose reconnaîtra ici les Koshas de la Vedantâ, en remarquant que les Samkhâras représentent la Pranamayakosha, la sensation et la perception, la Manomayakosha ; la cinquième, Anandamayakosha, n’est pas mentionnée parce que ce voile de félicité ne disparaîtra pas, même dans l’état Turiya, état qui permet à celui qui y a atteint de ne plus renaître.

    Voir aussi à ce sujet :

    L’Évangile du Bouddha, de Paul Carus, trad. L. de Milloué, pp. 49 à 55.

  20. Orthographié le plus souvent : Dharma.
  21. Mahâvagga, XII, 3, 11.
  22. Bouddhism, pp. 108-112.
  23. Op. cit., p. 113.
  24. S’il en est ainsi, comment peut-on nous demander de détourner les termes qu’il emploie de leur sens antérieur ?
  25. Op. cit., pp. 116-117.
  26. Dhammapada, 281.
  27. Op. cit. 222, 91.
  28. Ibid., 380.
  29. Ibid., I.
  30. Udânavarya, XXX, I.
  31. Évangile du Bouddha, XXXVIII, p. 115 à 122. Note des Éd.
  32. The Sûtra of the Forty-two Sections, traduit du chinois par S. Beat. Catena of Buddhist Scriptures, pp. 193-194.
  33. Maha-pari nibbana-Sutta, 23. Sacred Books of the East, vol. XI.
  34. Dhammapada, 223.
  35. Ibid., 21.
  36. Dhammapada, I, 2.
  37. Udanavarga, XXVIII, 23, 39.
  38. Udanavarga, II, 2, 6, 12, 14, 18.
  39. Ibid., XXVIII, I.
  40. En anglais insight.
  41. Sabbâsava-Sutta. Sacred Books of the East, vol. XI.
  42. Dhammapada, 252-253. Sacred Books of the East, vol. X. Trad. fr. par Fernand Hû. E. Leroux, éd.
  43. Tevijja Sutta. Livres sacrés de l’Orient, vol. XI. Ici encore nous remarquons que le Bouddha adopte les théories occultes relatives à l’existence des dieux, au lieu de les écarter, comme l’opinion populaire le prétend souvent. Bien entendu, aucune personne instruite ne pourra partager le point de vue matérialiste moderne qu’on prête aujourd’hui au bouddhisme.
  44. Shûdras, Vaishyas et Kshattryas.
  45. Brahmanadihammikassutta dans la Sutta-nipâla trad. du Pâli par V. Fausbôll. Sacred Books of the East. vol. X, p. 11.
  46. Dhammapada, 120-123.
  47. Ibid., 393.
  48. Ibid., 266, 267, 307.
  49. Op. cit., XXXIII. Trubner’s Oriental Series, trad. du thibétain par W. Rockhill.
  50. V. ante la réponse à Vâsettha.
  51. Indra.
  52. Dhammapada, 30, 43, 24, 167, 224.
  53. Sanscrit-Chinese Dictionary, Eitel, sub voce.
  54. Op. cit., I, 23, 24.
  55. Catena of Buddhist Scriptures, résumé d’après les Écritures chinoises, pp. 89-91.
  56. Ibid., pp. 30-31.
  57. La recherche du pouvoir plutôt que la sagesse.
  58. Mahâ paribibhâna-sutta, ii, 6-10.
  59. Ibid., V, 22. Le pèlerinage avait lieu à l’un des quatre endroits suivants : où le Bouddha était né, où il avait trouvé l’illumination, fondé le royaume de la vérité, enfin où il était mort.
  60. Dhammapada, 380.
  61. Littéralement : « L’homme véritable qui n’est fixé nulle part. »
  62. Chinese Buddhism, pp. 163, 164.
  63. Sûtra of the Forty-two Sections, Chinese Buddhism, p. 191.
  64. Udanavarga, XXVI, I, 21, 22, 24, 31.
  65. Mahâ Parinibbâka-sutta, 19.
  66. C’est par ces paroles que se termine le Mahâ parinibbâna-sutta, d’où nous avons extrait le récit de la fin de Bouddha et dont les passages entre guillemets sont des citations textuelles.