Des principes de l’économie politique et de l’impôt/Chapitre 14
Œuvres complètes de David Ricardo, Guillaumin, (p. 172-175).
CHAPITRE XIV.
DES IMPÔTS SUR LES MAISONS.
Il est encore d’autres objets dont on ne peut pas réduire promptement la quantité. Tout impôt sur ces objets tombe donc sur le propriétaire, si la hausse du prix fait diminuer la demande.
Les impôts sur les maisons sont de cette espèce : quoique levés sur le locataire, ils retombent souvent sur le propriétaire, par la baisse des loyers qu’ils occasionnent. Les fruits de la terre sont consommés et reproduits d’une année à l’autre, et il en arrive de même à l’égard de beaucoup d’autres objets ; leur approvisionnement pouvant être promptement mis au niveau de la demande, ils ne sauraient rester longtemps au-dessus de leur prix naturel. Mais un impôt sur les maisons peut être regardé comme un loyer additionnel payé par le locataire et dont l’effet sera de diminuer la demande des maisons qui paient un pareil loyer, sans en diminuer le nombre. Les loyers baisseront donc, et une partie de l’impôt sera payée indirectement par le propriétaire.
« On peut supposer, dit Adam Smith, le loyer d’une maison divisé, en deux parties, dont l’une constitue proprement le loyer du bâtiment ; l’autre s’appelle communément le loyer du sol ou rente du fonds de terre.
Le loyer du bâtiment est l’intérêt ou profit du capital dépensé à construire la maison. Pour mettre le commerce d’un entrepreneur au niveau de tous les autres commerces, il est nécessaire que ce loyer soit suffisant, premièrement, pour lui rapporter le même intérêt qu’il aurait retiré de son capital en le prêtant sur de bonnes sûretés ; et, deuxièmement, pour tenir constamment la maison en bon état de réparation, ou, ce qui revient au même, pour remplacer dans un certain espace d’années le capital qui a été employé à la bâtir. S’il arrivait que le commerce d’un entrepreneur de maisons rapportât un profit beaucoup plus grand que celui-ci, à proportion de l’intérêt courant de l’argent, ce commerce enlèverait bientôt tant de capital aux autres branches de commerce, qu’il ramènerait ce profit à son juste niveau. S’il venait, au contraire, à rendre beaucoup moins, les autres commerces lui enlèveraient bientôt tant de capital, que le profit remonterait encore au niveau des autres. »
« Tout ce qui excède, dans le loyer total d’une maison, ce qui est suffisant pour rapporter ce profit raisonnable, va naturellement au loyer du sol, et quand le propriétaire du sol et le propriétaire du bâtiment sont deux personnes différentes, c’est au premier, le plus souvent, que se paie la totalité de cet excédant. Cette augmentation de loyer est le prix que donne le locataire de la maison, pour quelque avantage de situation réel ou réputé tel. Dans les maisons des champs, situées à une certaine distance des grandes villes, et où il y a abondance de terrain à choix pour construire, le loyer du sol n’est presque rien, ou n’est pas plus que ce que rendrait le fonds sur lequel est la maison, s’il était mis en culture. Dans les maisons de campagne voisines de quelque grande ville, ce loyer du sol est quelquefois beaucoup plus haut, et on paie souvent assez cher la beauté ou la commodité de la situation. Les loyers du sol sont en général le plus haut possible dans la capitale, et surtout dans ces quartiers recherchés où il se trouve y avoir la plus grande demande de maisons, quelles que puissent être les causes de cette demande, soit raison de commerce et d’affaires, soit raison d’agrément et de société, ou simplement affaire de mode et de vanité. »
Un impôt sur le loyer des maisons peut tomber sur le locataire, sur le propriétaire du terrain ou sur le propriétaire du bâtiment. Dans les cas ordinaires, il est à présumer que c’est le locataire qui paiera l’impôt en dernier résultat, comme il le paie immédiatement.
Si l’impôt est modique, et si le pays se trouve dans un état stationnaire ou progressif, il n’y aurait pas de motif qui pût déterminer le locataire d’une maison à se contenter d’une autre qui serait moins commode ou agréable. Mais si l’impôt est élevé, ou que d’autres circonstances diminuent la demande de maisons, le revenu du propriétaire en souffrira ; car le locataire se dédommagera en partie de l’impôt par la diminution de son loyer. Il est pourtant difficile de savoir dans quelle proportion la partie de l’impôt que le locataire a épargnée par la diminution de son loyer, portera sur le loyer du bâtiment et sur le loyer du sol. Il est probable que, dans le premier cas, elle porterait sur l’un comme sur l’autre ; mais comme des maisons sont des choses périssables, quoiqu’elles ne se détériorent que lentement, et comme on n’en bâtirait plus jusqu’à ce que le profit de l’entrepreneur de bâtiments fût de niveau avec le profit des autres commerces, le loyer des bâtiments reviendrait, après un certain intervalle de temps, à son prix naturel. L’entrepreneur de bâtiments ne recevant de loyers que tant que la maison est debout, ne peut pas, dans les circonstances les plus désastreuses, payer longtemps une partie quelconque de l’impôt.
Cet impôt pèserait donc en définitive sur le locataire et sur le propriétaire du terrain. Mais « dans quelle proportion (demande Adam Smith) ce paiement final se partagera-t-il entre eux ? C’est ce qui n’est pas très-facile à décider. Ce partage se ferait probablement d’une manière très-différente dans des circonstances différentes ; et un impôt de ce genre, d’après ces circonstances différentes, affecterait d’une manière très-inégale le locataire de la maison et le propriétaire du terrain. »
Adam Smith regarde les loyers du sol comme un objet très-propre à être imposé. « Les loyers du sol, dit-il, et les rentes ordinaires des terres, sont une espèce de revenu dont le propriétaire jouit le plus souvent sans avoir ni soins ni attention à donner. Quand une partie de ce revenu lui serait ôtée pour fournir aux besoins de l’État, on ne découragerait par là aucune espèce d’industrie. Le produit annuel des terres et du travail de la société, la richesse et le revenu réel de la masse du peuple pourraient toujours être les mêmes après l’impôt qu’auparavant. Ainsi le loyer du sol et les rentes ordinaires des terres sont peut-être l’espèce de revenu qui peut le mieux supporter un impôt spécial. »
Il faut convenir que les effets de ces sortes d’impôts seraient tels que le dit Adam Smith ; ce serait pourtant assurément une grande injustice, que d’imposer exclusivement le revenu d’une classe particulière de la société. Les charges de l’État doivent être supportées par tous, et être en raison des facultés de chacun : c’est là une des quatre maximes posées par Adam Smith, et qui doivent servir de règle pour tout impôt. La rente appartient souvent à ceux qui, après bien des années de peines, ont fini par réaliser leurs profits, et ont employé leur fortune à l’achat d’un fonds de terre. Ce serait donc bien certainement au mépris de la sûreté des propriétés, principe qui devrait toujours être sacré, qu’on assujettirait les rentes à un impôt inégal. Il est à regretter que les droits de timbre dont est grevée la mutation des biens-fonds, soient un obstacle si puissant à leur transmission, et les empêche de passer dans les mains de ceux qui pourraient les rendre plus productifs. Et si l’on réfléchit que non-seulement la terre, considérée comme un objet propre à supporter un impôt exclusif, baisserait de valeur pour compenser le risque d’être imposée, mais encore que plus ce risque serait indéfini, plus sa valeur incertaine, et plus les biens-fonds deviendraient un objet de spéculation, un agiotage plutôt qu’un commerce régulier ; si on y réfléchit, dis-je, ou verra combien il est probable que les mains dans lesquelles les terres viendraient à tomber seraient celles des individus qui sont plutôt des agioteurs que des propriétaires prudents, capables de tirer le plus grand parti des fonds de terre.