Des instituteurs adjoints

Des instituteurs adjoints
Revue pédagogique, second semestre 18806 (p. 623-631).

DES INSTITUTEURS ADJOINTS


La Revue pédagogique du mois de septembre, par la plume de notre honorable collègue M. Berson, plaide la cause des instituteurs adjoints. Jamais question ne fut plus opportune.

En sa qualité de directeur d’école normale, M. Berson met au premier plan de ses préoccupations la situation faite aux élèves-maîtres à leur sortie de l’école. C’est assez naturel : on ne saurait se montrer trop bon père de famille.

Mais la situation des autres adjoints n’est pas moins intéressante. Les écoles normales sont loin de suffire, dans tous les départements, au recrutement des instituteurs. Ces écoles n’admettent qu’un nombre limité d’élèves. Ceux qui n’ont pas eu le bonheur d’y être admis, ceux qui ont été préparés ailleurs, ou ceux qui sont entrés dans la carrière par les seules ressources de leur travail personnel, sont aussi très dignes d’intérêt. Il serait bon, je crois, de généraliser la question et de la prendre dans son ensemble.

La lecture de l’article de M. le directeur Berson m’a suggéré les réflexions suivantes, que je soumets aux lecteurs de notre Revue pédagogique.

En attendant la loi prochaine qui exigera le brevet de tous ceux qui ont mission officielle d’enseigner, il convient, je pense, en fait de nomination d’adjoints, de ne se préoccuper que d’une chose, s’ils sont brevetés ou non ?

M. Berson, ne se plaçant qu’au point de vue des élèves qui sortent de l’école normale, propose, pour les avantages attachés à la position des adjoints, trois catégories de candidats : 1° les anciens élèves-maîtres ; 2° les brevetés libres ; 3° les non-brevetés.

Je sais bien que les écoles normales sont des établissements entretenus en partie aux frais des départements, et que les élèves que ces écoles ont mission de préparer, doivent tout d’abord être pourvus d’un emploi ; mais s’ensuit-il que tous les élèves-maîtres, indistinctement, doivent former une catégorie spéciale de candidats auxquels seront toujours réservés les meilleurs postes d’adjoints ?

Je ne le pense pas.

Il faudrait, je crois, tenir compte des capacités acquises, des services rendus. Je vais traduire ma pensée par un exemple que je prends dans la réalité des choses possibles.

Deux jeunes gens se destinent à l’enseignement primaire ; ils sont préparés à l’examen d’admission par l’instituteur de leur village, qui les fait admettre tous les deux au concours, L’un est reçu dans les quatre ou cinq premiers et obtient l’avantage d’une bourse ou d’une demi-bourse ; l’autre, aussi capable, mais qui, à l’examen, a été moins heureux, n’arrive que dans les derniers rangs et ne pourra entrer qu’à titre de pensionnaire, et obligé par conséquent de payer pension entière.

Mais ce dernier appartient à une pauvre famille d’ouvriers ; le père va à la journée et gagne trente-cinq sous par jour ; il n’a aucune avance ; toute sa fortune consiste dans une petite maison et peut-être un carré de jardin ; une année de pension à l’école absorberait les trois quarts du patrimoine de la famille, L’admission du jeune homme est-elle possible dans ce cas ?

Il renonce forcément au bénéfice du concours, mais il ne renonce pas à se faire instituteur. Il va prendre une autre voie.

Pendant que son camarade heureux profite de sa bourse et des leçons fructueuses de l’école, il est obligé, lui, de gagner sa vie, tout en ne perdant pas de vue le bat qu’il poursuit ; il faut qu’il travaille pour vivre et en même temps il faut qu’il s’instruise et se prépare à ses examens.

Il va s’offrir comme sous-maître ou maître élémentaire dans quelque pensionnat primaire ; il est chargé d’une petite classe, d’un service de récréation, de promenade, de dortoir, etc.

Il accepte tout. Malgré cela, il trouve encore le temps de lire, de travailler ; il le prend sur ses nuits, sur ses congés, sur ses vacances ; il veut arriver quand même.

À son examen d’admission à l’école normale, il était presque prêt pour l’examen du brevet élémentaire. Après une année de travail personnel, il subit avec succès cette épreuve et se met à l’œuvre pour le brevet supérieur, qu’il obtient à la session même à laquelle se présente son camarade de promotion de l’école normale.

Il peut encore arriver qu’un candidat ne réussisse point au concours d’admission à l’école normale et suive, avec le même succès, la voie que nous venons d’indiquer ; s’il est intelligent et laborieux, s’il aime son état, les enfants, s’il est observateur, il peut, bien qu’ayant échoué trois ans auparavant, faire quad même un bon instituteur.

Ces deux candidats libres ne peuvent-ils, ne doivent-ils pas être mis sur le même pied d’égalité que les élèves-maîtres pour un emploi officiel dans l’enseignement public ?

Ils ont les connaissances exigées, ils ont de plus la pratique d’une école, le maniement des enfants, ils se sont habitués à la marche de l’enseignement oral et connaissent la discipline et l’organisation d’une classe.

Donc, comme je le disais en commençant, il faut tenir compte des capacités acquises et des services rendus. Le brevet supérieur passera avant le brevet simple : cela se doit. J’admettrais encore à titre égal que l’élève-maître passât avant l’élève libre, mais la distinction et la préférence ne sauraient aller plus loin.

Il faut encore noter que les jeunes gens qui, abandonnés à leurs propres forces, finissent par arriver à la suite d’un travail opiniâtre et persévérant, font preuve de beaucoup de caractère et ont déjà les qualités qui distinguent le bon instituteur.

Dans l’enseignement secondaire, pour le concours d’agrégation, après les examens de licence, tous les candidats sont appréciés par la seule valeur de la note de leurs épreuves, par le rang qu’ils ont obtenu.

Un simple maître d’études d’un lycée, un professeur d’un petit collège qui, à force de travaux parviennent à l’agrégation, sont placés absolument sur le même pied que les élèves heureux de notre grande et illustre École normale supérieure.

Maintenant quelle est la situation faite à nos instituteurs adjoints ?

Je commence par dire qu’elle est loin d’être brillante, on le sait, ou plutôt, je dis qu’elle est insuffisante et qu’elle appelle une prompte et importante amélioration.

La loi de 1850 ne s’est pas occupée des instituteurs adjoints. Elle a seulement décidé que le conseil départemental déterminerait les écoles dans lesquelles seraient créés des emplois d’adjoints ou d’adjointes. De traitement, il n’en était point question. Il était laissé à la disposition-des communes[1].

La loi de 1867 a fait un pas ; elle a alloué aux instituteurs adjoints un traitement de 400 ou de 500 francs. C’était peu, mais c’était plus que rien.

La loi de 1875 accorde un traitement de 700 francs à nos sous-instituteurs. C’est encore un progrès, mais c’est insuffisant.

Voyons :

Les adjoints sont nommés officiellement et subissent la retenue pour la retraite.

Je ne parle pas de la retenue du premier mois qui constitue une grande gêne pour beaucoup, je parle seulement de la retenue du vingtième qui ne leur laisse que 665 francs, soit 55 francs et 41 centimes par mois, et un peu moins de 57 sous par jour, pas un iota de plus.

Les écoles pourvues d’adjoints se trouvent dans les communes importantes où l’on ne vit pas à bon marché. Quand même ce serait dans un village, il est difficile de dépenser moins de 37 sous par jour pour se nourrir.

Dans une pension, restaurant ou hôtel, ou dans une famille, on n’aurait point la table à moins de 40 ou 50 francs par mois.

Que reste-t-il à notre malheureux sous-maître ? Rien. Il travaille pour son pain. Mais il a encore chaque mois du blanchissage à payer ; il lui faut des habits un peu convenables ; il ne peut se présenter dans sa classe en blouse et en pantalons à pièces aux genoux ; il doit représenter, faire honneur à l’enseignement. Comment pourra-t-il remplacer son habit de drap quand il sera râpé, usé, hors d’usage ?

Et puis, jamais la moindre petite piècette au fond du porte-monnaie ! Comment s’acheter des livres où même s’abonner à un journal scolaire ?

Il faut avoir passé par là pour sentir et apprécier la pénurie de cette situation qu’on appelle la gêne en habit noir.

Je sais bien qu’on dit que les instituteurs chefs doivent faire quelques sacrifices ; qu’il est désirable à tous les points de vue qu’ils admettent à leur table, à peu de frais, leurs adjoints, leurs collaborateurs, sans lesquels ils ne peuvent rien.

C’est vrai ; mais tout cela c’est du sentiment, et on ne vit pas seulement de sentiment. Je désirerais que les choses se passassent ainsi, que l’instituteur adjoint vécût de la vie de famille de son instituteur directeur, que sa famille fût la sienne, qu’il n’y eût qu’un foyer et qu’une table.

Mais est-ce toujours possible ?

D’abord les instituteurs ne sont pas très riches : leur traitement, quoique bien amélioré sous la République, re leur permet pas de s’écarter beaucoup ; il leur faut tout ce qu’ils ont.

Si un instituteur reçoit à sa table son maître-adjoint, il faut naturellement qu’il exige le prix de la pension. On ne peut guère nourrir un homme à moins de 30 ou 35 sous par jour, soit 45 ou 50 francs par mois.

Un tiers, admis à la table d’une famille, présente encore pour le ménage modeste un autre inconvénient.

Dans la famille, il arrive parfois que l’on se contente de peu. S’il y a plus ou moins un jour, cela passe, on se rattrape sur le pain, sur les restes de la veille, et tout est dit. Mais avec un étranger, avec le maître-adjoint la situation change, la famille n’est plus libre et elle est souvent portée à plus de dépenses pour elle-même.

Je ne présente encore là qu’un des petits inconvénients de cette vie en commun ; il y a des exigences, des froissements inévitables, cause parfois d’ennuis.

Quand un pensionnat est annexé à l’école, la situation n’est plus la même. C’est alors que je m’associe d’une manière complète aux réflexions de M. Berson, et que je dis avec lui qu’il convient de ne pas laisser l’instituteur, je ne dis pas exploiter, mais trop surcharger son maître adjoint sans le payer du surcroît de surveillance, de soins et de travail qui lui incombe inévitablement.

Les instituteurs adjoints nommés à une école publique sont nommés pour les exercices seuls de la classe, y compris ceux qui en dépendent légalement[2]. Si donc l’instituteur est autorisé à avoir un pensionnat, il ne saurait obliger son sous-maître à la surveillance du dortoir, des promenades ou des études des pensionnaires, sans le payer largement pour ces travaux supplémentaires et que ne comporte point sa nomination.

Sous ce rapport, notre législation est à faire ; il n’existe à cet égard ni instructions ni circulaires administratives d’aucune sorte.

Quelques Conseils départementaux ont adopté une jurisprudence à cet égard ; ils ont stipulé que l’instituteur adjoint nommé à une école publique à laquelle est annexé un pensionnat, recevra sa nourriture à la table des pensionnaires, s’il est chargé de leur surveillance en dehors des heures réglementaires de classe ; ce n’est que justice.

La mesure devrait être généralisée.

Mais les pensionnats annexés à une école publique ne sont que l’exception. C’est assez rare.

Je ne suis pas bien sûr que quelque part des instituteurs n’abusent pas de la situation, et ne se servent pas des adjoints de leur école pour le service des pensionnaires qu’ils sont autorisés à recevoir.

de voudrais autre chose qu’une instruction sur la matière.

J’ai déjà dit que je désirerais pour mon pays l’application de la dernière loi belge sur l’enseignement primaire. (Loi du 1er juillet 1879.)

Ce n’est pas le moment, ni le lieu, de parler de l’article de cette loi qui nous indique la vraie voie de la laïcisation et le respect du véritable caractère du maître et de l’école. Ce sera pour une autre fois.

À chaque jour suffit sa peine.

Pour aujourd’hui, je me permets de signaler à la bienveillante sollicitude de M. le Ministre, pour l’enseignement primaire et pour ceux qui le répandent, l’article 32 de ladite loi belge, qui a aussi son importance.

Le voici dans sa simple beauté :

Art. 32. — Le traitement des instituteurs ne peut être inférieur à douze cents francs et celui des sous-instituteurs à mille francs.

Le même article ajoute :

« Tout instituteur qui n’a été l’objet d’aucune punition disciplinaire a droit à une augmentation de traitement, d’après la durée de ses services dans la même commune, et selon les bases suivantes :

» Au bout de cinq ans, 100 francs.
» Au bout de dix ans, 200 francs.
» Au bout de quinze ans, 400 francs.
» Au bout de vingt ans, 600 francs. »

Le revenu moyen du traitement des instituteurs belges (titulaires) avant l’application de la loi du premier juillet 1879, par conséquent sous l’empire de la loi de 1842, s’élevait à 1,639 francs. Les dispositions nouvelles vont l’accroître encore dans une notable proportion, puisque le traitement fixe est élevé de 200 francs, et que l’amélioration graduelle, par période quinquennale, pourra élever le traitement fixe de à… 1,800 francs.

Ces dispositions dernières contribueront certainement à assurer la stabilité des maîtres, condition de succès des écoles et de la considération des instituteurs.

On voit bien que la loi belge a du bon !

On dit que ce sont les bons instituteurs qui font les bonnes écoles ; sans doute, mais pour avoir de bons instituteurs, c’est comme pour autre chose, il faut les payer.

Payez bien, vous serez bien servis.

E. Cuissart,
Inspecteur primaire à Paris,
Membre du Conseil supérieur de l’instruction publique.

  1. J’ai connu des communes dans lesquelles le sous-maître ne jouissait que d’un traitement de 300 francs.
  2. Retenues s’il y a lieu ; surveillance des récréations, du service de propreté, préparation des classes, écritures officielles, etc., etc.