Des hommes sauvages nus féroces et anthropophages/Relation/28

Traduction par Henri Ternaux.
Arthus Bertrand (p. 123-129).


CHAPITRE XXVIII.


Comment les sauvages me conduisirent à leur principal roi nommé Konyan Bebe, et de la manière dont j’y fus traité.


Au bout de quelques jours, les sauvages me conduisirent dans un autre village nommé Arirab, à un roi nommé Konyan Bebe, qui était le principal souverain de tout le pays. Il avait rassemblé une grande multitude d’autres chefs pour leur donner une fête à leur manière ; il voulait me voir, et on m’y conduisit pour y passer la journée.

Quand j’arrivai près de sa cabane, j’entendis un grand bruit de chants et de trompettes. On voyait devant, une quinzaine de têtes placées sur des pieux : c’étaient celles des prisonniers ennemis qu’ils avaient mangés, et qu’ils nomment Marcayas. Ils eurent soin, en passant, de me les faire remarquer en disant : « Voilà les têtes des Marcayas. » Je commençai alors à trembler, pensant que je serais traité de la même manière. Quand nous arrivâmes à la cabane, un de ceux qui m’accompagnaient s’avança, et dit à haute voix, de manière à être entendu de tout le monde : « Je vous amène l’esclave, le Portugais », et il ajouta que c’était une belle chose d’avoir ses ennemis en son pouvoir. Il fit un long discours, comme c’est leur usage, et me conduisit au roi, qui était assis et buvait avec les autres. Ils s’étaient déjà tous enivrés avec la boisson qu’ils fabriquent et qu’ils nomment kawawy. Ils me regardèrent d’un air courroucé, en disant : « Es-tu venu notre ennemi ? » Je répondis : « Je suis venu, mais je ne suis pas votre ennemi ». Alors ils me donnèrent à boire.

J’avais beaucoup entendu parler du roi Konyan Bebe ; on disait que c’était un grand homme, mais un grand tyran, et qu’il aimait beaucoup la chair humaine. Je remarquai un de ceux qui étaient assis ; et, croyant que c’était le roi, je lui dis, comme c’est l’usage dans leur langue : « Es-tu le roi Konyan Bebe ? vis-tu encore ? » — Oui, » répondit-il. — Bien, ajoutai-je, j’ai beaucoup entendu parler de toi. On dit que tu es un grand guerrier. » Il se leva alors et se mit à se promener devant moi avec fierté. Il avait une grosse pierre verte, de forme ronde, passée dans la lèvre, comme c’est leur usage. Ils font aussi des espèces de chapelets blancs avec des coquilles, qui leur servent d’ornement, et le roi en avait bien six brasses autour du cou ; ce qui me fit voir de suite qu’il devait être un des principaux.

Il se rassit et voulut savoir ce que faisaient ses ennemis les Tuppins-Ikins et les Portugais, me demandant pourquoi j’avais voulu tirer sur eux de Brikioka, car il savait que j’étais arquebusier. Je lui répondis que les Portugais m’avaient placé dans cette maison, et que j’étais forcé de le faire. « Tu es aussi un Portugais, dit-il ; tu es un Portugais, car tu n’as pas pu parler avec lui, » il parlait du Français qui m’avait vu et qu’il appelait son fils. Je cherchai à m’excuser, assurant qu’étant absent depuis longtemps, j’avais oublié la langue. Mais il s’écria : « J’ai déjà pris et mangé cinq Portugais, et tous prétendaient être des Français, et cependant ils mentaient. ». Voyant cela, je renonçai à l’espérance de vivre, et je me recommandai à Dieu ; car je voyais bien que je n’avais plus qu’à mourir. Il demanda ensuite ce que les Portugais disaient d’eux et s’ils en avaient bien peur. « Oui, dis-je, ils parlent beaucoup de toi, de la guerre que tu leur as faite ; mais maintenant ils ont fortifié Brikioka. » Cependant il répliqua qu’il saurait bien les prendre les uns après les autres dans la forêt comme il m’avait pris. J’ajoutai : « Tes ennemis, les Tuppins-Ikins, préparent trente canots, et vont faire une incursion dans ton pays » : ce qui arriva en effet.

Pendant qu’il me faisait toutes ces questions, les autres s’étaient levés aussi et nous écoutaient. Il m’en fit une foule d’autres auxquelles je répondis de mon mieux. Il se vanta d’avoir tué un grand nombre de Portugais, et un nombre plus grand encore de sauvages, ses ennemis. Pendant ce temps, on avait bu tout ce qu’il y avait dans cette cabane, et on alla dans une autre pour continuer, ce qui mit fin à notre conversation.

Dans cette autre cabane, ils recommencèrent à m’accabler d’outrages : le fils du roi s’amusa à me lier les jambes et à me faire sauter à pieds joints dans la cabane. Ils se mirent à rire et me dirent : « Viens manger avec nous, sauteur. » Je demandai à mon maître si on allait me tuer. Il me répondit que non, mais que c’était leur habitude de traiter ainsi les esclaves. Ils me délièrent enfin, et commencèrent à me tâter de tous côtés : l’un disait qu’il voulait avoir la tête, l’autre le bras, l’autre la jambe. Ils me firent ensuite chanter, et je commençai à chanter un psaume ; puis ils m’ordonnèrent de traduire ce que j’avais chanté. Je dis que j’avais chanté mon Dieu ; mais ils me répondirent : « Ton Dieu est un tavire, » c’est-à-dire une ordure. Ces paroles me firent bien du mal, et je pensais : Dieu, que tu es bon de souffrir tout cela ! Après que tous ceux du village m’eurent examiné et insulté à loisir, le roi Konyan Bebe recommanda à ceux qui étaient chargés de moi de me garder avec grand soin.

Le lendemain, lorsqu’on me fit sortir de la cabane où nous avions couché pour me reconduire à Wattibi où je devais être mangé, ils me criaient ironiquement qu’ils viendraient bientôt chez mon maître pour s’enivrer et me manger ; mais celui-ci me consolait en me disant qu’on ne me tuerait pas encore de sitôt.