Des hommes sauvages nus féroces et anthropophages/Relation/22

Traduction par Henri Ternaux.
Arthus Bertrand (p. 103-105).


CHAPITRE XXII.


Comment mes deux maîtres vinrent me trouver pour m’annoncer qu’ils m’avaient donné à un de leur amis, qui devait me garder, et me tuer quand le temps serait venu de me manger.


Je ne connaissais pas alors les usages des Indiens comme je les ai appris depuis, et je pensais qu’on allait me tuer, quand je vis arriver mes deux maîtres, dont l’un se nommait Jeppipo Wasu, et l’autre, qui était son frère, Alkindar Miri. Ils m’annoncèrent qu’ils m’avaient donné, comme marque d’amitié, au frère de leur père, Ipperu Wasu, pour qu’il me gardât et me tuât quand je devrais être mangé, ce qui illustrerait son nom ; car l’année précédente, Ipperu Wasu avait aussi fait un prisonnier, et l’avait offert par amitié à Alkindar Miri, qui l’avait assommé, et s’était rendu célèbre par ce moyen. C’est pourquoi celui-ci lui avait promis de lui donner à son tour le premier prisonnier qu’il ferait, et ce fut moi.

Ils ajoutèrent ensuite : Les femmes vont te conduire Aprassé. Je ne compris pas alors ce mot, mais il veut dire danser. Ils me conduisirent donc hors de la hutte et sur la place, en me tirant par la corde que j’avais au cou. Toutes les femmes qui étaient dans les sept cabanes vinrent s’emparer de moi, et les hommes nous laissèrent. Les femmes m’entraînèrent, me prenant les unes par les bras, les autres par la corde, qu’elles serraient tellement, que j’avais de la peine à respirer. Je ne savais pas ce qu’elles voulaient faire de moi ; mais je me consolais en pensant aux souffrances de Notre Seigneur Jésus-Christ, et à la manière dont il avait été traité par les juifs. Elles me conduisirent ainsi devant la cabane du roi, qui se nommait Vratinge Wasu, c’est-à-dire le Grand Oiseau Blanc ; elles me couchèrent sur un grand tas de terre qui se trouvait devant la porte. Croyant que ma dernière heure était venue, je regardais de tous côtés pour voir si on n’apportait pas l’Ywera pemme ; c’est ainsi qu’on appelle l’espèce de massue avec laquelle on assomme les prisonniers. Une femme s’approcha alors avec un morceau de cristal attaché entre deux baguettes, et me rasa les sourcils ; elle voulut aussi me couper la barbe, mais je l’en empêchai en disant que je voulais mourir avec ma barbe. Elles répondirent qu’elles ne voulaient pas encore me tuer, et consentirent à me la laisser. Cependant, quelques jours après, elles me la coupèrent avec des ciseaux que les Français leur avaient donnés.