Des hommes sauvages nus féroces et anthropophages/Relation/20

Traduction par Henri Ternaux.
Arthus Bertrand (p. 95-98).


CHAPITRE XX.


De ce qui se passa pendant notre route vers le pays des Tuppins-Inbas.


A quatre heures après midi du jour même où j’avais été pris, nous étions déjà éloignés de sept milles de Brikioka. Les Indiens abordèrent à une petite île, et tirèrent leurs canots sur le rivage y dans l’intention d’y passer la nuit. Ils me firent descendre à terre ; mais j’avais reçu tant de coups dans la figure, que je n’y voyais plus ; mes blessures m’ôtaient la force de marcher, et je fus obligé de me coucher sur le sable. Les Indiens m’entouraient et me menaçaient à chaque instant de me dévorer. Me voyant exposé à un si grand danger, je fis des réflexions que je n’avais jamais faites auparavant, et, considérant la vallée de pleurs dans laquelle nous vivons, je me mis à chanter un psaume du fond du cœur et les larmes aux yeux ; les sauvages s’écriaient : « Voyez comme il pleure, voyez comme il gémit. »

Ne trouvant pas dans l’île un endroit convenable pour y passer la nuit, ils se rembarquèrent et se dirigèrent vers la terre ferme où ils y possédaient des cabanes qu’ils avaient construites autrefois. Il était déjà nuit quand nous y arrivâmes ; ils tirèrent leur canot à terre, et allumèrent un feu près duquel ils me conduisirent. Ils me firent coucher dans un filet qu’ils nomment dans leur langue inni, et qui leur sert de lit. Ils l’attachent en l’air à deux pieux ou à deux arbres, quand ils sont dans les forêts. Ils nouèrent à un arbre les cordes que j’avais au cou, se couchèrent autour de moi et me raillèrent, en me disant, dans leur langue : « Schere inhau ende : » Tu es mon animal à l’attache.

Ils repartirent avant le lever du soleil, et ramèrent toute la journée, de sorte que vers l’heure de vêpres ils n’étaient déjà plus qu’à deux milles de l’endroit où ils devaient passer la nuit. Alors nous aperçûmes derrière nous un nuage noir qui s’avançait avec la plus grande rapidité. Ils se hâtèrent donc, de gagner la terre, de crainte de la tempête ; mais, voyant qu’ils ne pouvaient échapper, ils me dirent : « Ne mungittadee. Tuppan do Quabe, amanasu y andee Imme Rannime sis se » c’està-dire : Prie ton Dieu afin que le vent et la tempête ne nous fassent point de mal. Je fis ma prière à Dieu comme ils me le demandaient, et je dis :

« Dieu tout-puissant, souverain seigneur du ciel et de la terre, toi qui dans tous les temps as écouté et secouru ceux qui t’ont appelé à leur aide, montre-moi ta miséricorde au milieu des infidèles, afin que je reconnaisse que tu es encore avec moi, et que les païens qui ne te connaissent pas voient que mon Dieu a écouté ma prière. »

J’étais couché et lié au fond du canot, de sorte que je ne pouvais pas voir derrière moi ; mais ils regardaient en arrière, et disaient : « Oqua moa amanasu, » c’est-à-dire, l’orage se dissipe. Je me soulevai, et je vis que le nuage noir s’éloignait : alors je remerciai Dieu.

Quand nous fûmes à terre, ils me traitèrent comme la nuit précédente, m’attachèrent à un arbre, et se couchèrent autour de moi, en disant que nous étions tout près de leur pays, et que nous y arriverions le lendemain soir, ce qui ne me réjouit pas beaucoup.