Des délits et des peines (trad. Collin de Plancy)/Réponse à un moine dominicain

Traduction par Jacques Collin de Plancy.
Brière (p. 359-372).

RÉPONSE
AUX NOTES ET OBSERVATIONS
D’UN MOINE DOMINICAIN,
SUR LE LIVRE
DES DÉLITS ET DES PEINES.

Nota. Cette critique absurde, et la réponse de Beccaria, qui prit la peine d’écraser cette chenille, formeraient un gros volume. On ne donne ici que ce qui peut encore présenter de l’intérêt.

RÉPONSE
AUX NOTES ET OBSERVATIONS
D’UN MOINE DOMINICAIN[1],
SUR LE LIVRE
DES DÉLITS ET DES PEINES.


Ces Notes et Observations ne sont qu’un recueil d’injures contre l’auteur du livre des Délits et des Peines. On l’y traite de fanatique, d’imposteur, d’écrivain faux et dangereux, de satyrique effréné, de séducteur du public. On lui reproche de distiller le fiel le plus amer, de joindre à des contradictions honteuses les traits perfides et cachés de la dissimulation, et d’être obscur par méchanceté. Le critique peut être sûr que je ne répondrai pas aux personnalités.

Il représente mon livre comme un ouvrage horrible, venimeux, d’une licence empoisonnée, infime, impie. Il y trouve des blasphèmes impudens, d’insolentes ironies, des plaisanteries indécentes, des subtilités dangereuses, des railleries scandaleuses, des calomnies grossières.

La religion, et le respect dû aux souverains, sont le prétexte des deux plus graves accusations qui se trouvent dans ces Notes et Observations. Elles seront les seules auxquelles je me croirai obligé de répondre. Commençons par la première.

§ Ier.

Accusations d’impiétés.

1o  « L’auteur du livre des Délits et des Peines ne connaît pas cette justice qui tire son origine du législateur éternel, qui voit et prévoit tout. »

Voici à peu près le syllogisme de l’auteur des notes.

« L’auteur du livre des Délits n’approuve pas que l’interprétation de la loi dépende de la volonté et du caprice d’un juge. — Or, celui qui ne veut pas confier l’interprétation de la loi à la volonté et aux caprices d’un juge, ne croit pas à une justice émanée de Dieu. — Donc l’auteur n’admet point de justice purement divine… »

2o  « Selon l’auteur du livre des Délits et des Peines, l’écriture sainte ne contient que des impostures. »

Dans tout l’ouvrage des Délits et des Peines, il n’est question de l’écriture sainte qu’une seule fois, c’est lorsqu’à propos des erreurs religieuses, au chapitre XLI, j’ai dit que je ne parlais pas de ce peuple élu de Dieu, à qui les miracles les plus extraordinaires et les grâces les plus signalées, tinrent lieu de la politique humaine. (Voyez page 267.)

3o  « Tous les gens sensés ont trouvé dans l’auteur du livre des Délits et des Peines, un ennemi du christianisme, un méchant homme et un mauvais philosophe. »

Il m’importe peu de paraître à mon critique bon ou mauvais philosophe ; ceux qui me connaissent assurent que je ne suis pas un méchant homme.

Suis-je donc l’ennemi du christianisme, en insistant pour que la tranquillité des temples soit assurée, sous la protection du gouvernement ; et quand je dis, en parlant du sort des grandes vérités, que la révélation est la seule qui se soit conservée dans sa pureté, au milieu des nuages ténébreux dont l’erreur a enveloppé l’univers pendant tant de siècles ?

4o  « L’auteur du livre des Délits et des Peines parle de la religion, comme si c’était une simple maxime de politique. »

L’auteur des Délits et des Peines appelle la religion « un don sacré du ciel ». Est-il probable qu’il traite de simple maxime de politique, ce qui lui paraît un don sacré du ciel ?

5o  « L’auteur est ennemi déclaré de l’Être-suprême. »

Je le prie de tout mon cœur, cet Être-suprême, de vouloir bien pardonner à tous ceux qui m’offensent,

6o  « Si le christianisme a causé quelques malheurs et quelques meurtres, il les exagère, et passe sous silence les biens et les avantages que la lumière de l’évangile a répandus sur tout le genre humain. »

On ne trouvera pas un seul endroit, dans mon livre, qui fasse mention des maux occasionnés par l’évangile ; je n’y établis pas même un seul fait qui y ait rapport.

7o  « L’auteur profère un blasphème contre les ministres de la religion, en disant que leurs mains sont souillées de sang humain. »

Tous ceux qui ont écrit l’histoire, depuis Charlemagne jusqu’à Othon-le-grand, et même depuis ce prince, ont souvent proféré le même blasphème. Ne sait-on pas que pendant trois siècles, le clergé, les abbés et les évêques, ne se firent aucun scrupule d’aller à la guerre ? et ne peut-on pas dire, sans blasphémer, que des ecclésiastiques qui se trouvaient au milieu des batailles, et qui avaient part au carnage, souillaient leurs mains dans le sang humain ?

8o  « Les prélats de l’église catholique, si recommandables par leur douceur et leur humanité, passent, dans le livre des Délits et des Peines, pour être les auteurs de supplices aussi barbares qu’inutiles. »

Ce n’est pas ma faute, si je suis obligé de répéter plus d’une fois la même chose. On ne citera pas dans mon ouvrage une seule phrase qui dise que les prélats aient jamais inventé des supplices.

9o  « L’hérésie ne peut pas s’appeler crime de lèse-majesté divine, selon l’auteur du livre des Délits et des Peines. »

Il n’y a pas un mot dans tout mon livre, qui puisse donner lieu à cette imputation. Je ne me suis proposé que d’y traiter des délits et des peines, et non pas des péchés.

J’ai dit, en parlant du crime de lèse-majesté, que l’ignorance et la tyrannie, qui confondent les mots et les idées les plus claires, peuvent seules appeler de ce nom, et punir comme tels, du dernier supplice, des délits d’une nature différente. Le critique ne sait peut-être pas combien, dans les temps de tyrannie et d’ignorance, on abusa du mot de lèse-majesté, en appliquant à des délits d’un genre très-éloigné, puisqu’ils n’allaient pas immédiatement à la destruction de la société. Qu’il consulte la loi des empereurs Gratien, Valentinien et Théodose ; elle regarde comme criminels de lèse-majesté, ceux mêmes qui osent douter de la bonté du choix de l’empereur, lorsqu’il a conféré quelque emploi. Une autre loi de Valentinien, de Théodose et d’Arcadius, lui apprendra que les faux-monnoyeurs étaient aussi criminels de lèse-majesté. Il fallait un décret du sénat pour décharger de l’accusation de lèse-majesté, celui qui avait fondu des statues des empereurs, quoique vieilles et mutilées. Ce ne fut qu’après un édit des empereurs Sévère et Antonin, qu’on cessa d’intenter l’action de lèse-majesté contre ceux qui vendaient les statues des empereurs ; et ces princes firent un décret qui défendait de poursuivre pour ce crime ceux qui, par hasard, auraient jeté une pierre contra la statue d’un empereur. Domitien condamna à mort une dame romaine, pour s’être déshabillée devant sa statue. Tibère fit mourir, comme criminel de lèse-majesté, un citoyen qui avait vendu une maison où se trouvait la statue de l’empereur.

Dans des siècles moins éloignés du nôtre, il verra Henri VIII abuser tellement des lois, qu’il voulut faire périr par un supplice infâme, le duc de Norfolk, sous prétexte du crime de lèse-majesté, parce qu’il avait ajouté les armes d’Angleterre à celles de sa famille. Ce monarque en vint jusqu’à déclarer coupable du même crime, quiconque oserait prévoir la mort du prince ; d’où il arriva que dans sa dernière maladie, ses médecins refusèrent de l’avertir du danger où il se trouvait.

10o  « Selon l’auteur du livre des Délits et des Peines, les hérétiques anathématisés par l’église, et proscrits par les princes, sont victimes d’un mot. »

Toutes ces interprétations sont arrachées. Je n’ai parlé que du crime de lèse-majesté humaine ; et ce mot de lèse-majesté a servi souvent de prétexte à la tyrannie, sur-tout du temps des empereurs romains. Toute action qui avait le malheur de leur déplaire, devenait aussitôt un crime de lèse-majesté. Suétone dit que le crime de lèse-majesté était le délit de ceux qui n’en avaient commis aucun. Si j’ai dit que l’ignorance et la tyrannie ont donné ce nom à des délits d’une nature différente, et rendu les hommes victimes d’une parole, je n’ai parlé que d’après l’histoire.

11o  « N’est-ce pas un horrible blasphème, que de soutenir, avec l’auteur du livre des Délits et des Peines, que l’éloquence, la déclamation et les plus sublimes vérités, sont un frein trop faible pour retenir pendant long-temps les passions humaines ? »

Je ne pense pas que l’accusation de blasphème tombe sur ce que j’ai dit de l’éloquence et de la déclamation. L’accusateur a donc voulu la faire porter sur l’insuffisance que j’attribue aux plus sublimes vérités. Je lui demande s’il croit que l’on connaisse en Italie ces sublimes vérités, c’est-à-dire, celles de la foi ? Sans doute il me répondra que oui. Mais ces vérités ont-elles servi de frein aux passions humaines en Italie ? Tous les orateurs sacrés, tous les juges, tous les hommes en un mot, m’assureront le contraire. C’est donc un fait, que les sublimes vérités sont, pour les passions humaines, un frein qui ne les retient point, ou qu’elles brisent bientôt ; et tant qu’il y aura chez un peuple catholique des juges criminels, des prisons et des châtimens, ce sera une preuve de l’insuffisance des plus sublimes vérités.

12o  « L’auteur du livre des Délits et des Peines écrit des impostures sacriléges contre l’inquisition. »

Mon livre ne fait aucune mention, ni directe, ni indirecte, de l’inquisition. Mais je demande à mon accusateur s’il lui paraît bien conforme à l’esprit de l’église, de condamner des hommes à périr dans les flammes ? N’est-ce pas dans le sein même de Rome, sous les yeux du vicaire de Jésus-Christ, dans la capitale de la religion catholique, que l’on remplit aujourd’hui, à l’égard des protestans de quelque nation qu’ils soient, tous les devoirs de l’humanité et de l’hospitalité ? Les derniers papes, et sur-tout celui qui règne à présent, ont reçu et reçoivent avec la plus grande bonté les Anglais, les Hollandais et les Russes ; ces peuples, de sectes et de religions différentes, ont à Rome toute la liberté possible, et personne n’est plus assuré qu’eux d’y jouir de la protection des lois et du gouvernement.

13o  « L’auteur du livre des Délits et des Peines représente, sous des couleurs odieuses, les ordres religieux, et sur-tout les moines. »

Il serait difficile de citer un seul endroit de mon livre, qui fasse mention des ordres religieux ni des moines, à moins qu’on n’interprète arbitrairement le chapitre où je parle de l’oisiveté.

14o  « L’auteur des Délits et des Peines est un de ces écrivains impies, pour qui les ecclésiastiques ne sont que des charlatans, les monarques des tyrans, les saints des fanatiques, la religion une imposture, et qui ne respectent pas même la majesté de leur créateur, contre lequel ils vomissent des blasphèmes atroces. »

Passons aux accusations de sédition.

§ II.

Accusations de sédition.

1o  « L’auteur du livre des Délits et des Peines regarde tous les princes et tous les souverains du siècle, comme de cruels tyrans. »

Je n’ai parlé qu’une seule fois, dans mon livre, des souverains et des princes qui règnent à présent en Europe ; et voici ce que j’en dis : — Heureuse l’humanité, si elle recevait pour la première fois des lois ! si ces lois étaient dictées par les souverains qui gouvernent aujourd’hui l’Europe… etc. (Voyez la fin du chap. xvi.)

2o  « On ne peut qu’être effrayé de la confiance et de la liberté avec lesquelles l’auteur des Délits et des Peines se déchaîne en furieux contre les souverains et les gens d’église. »

La confiance et la liberté ne sont point un mal. Qui ambulat simpliciter, ambulat confidenter ; qui autem depravat vias suas, manifestus erit[2].

Si j’ai approuvé dans les sujets un certain esprit d’indépendance, ce n’est qu’autant qu’il serait soumis aux lois, et respectueux envers les premiers magistrats. Je désire même que les hommes, n’ayant pas à craindre l’esclavage, mais jouissant de leur liberté sous la protection des lois, deviennent des soldats intrépides, défenseurs de la patrie et du trône, des citoyens vertueux et des magistrats incorruptibles, qui portent aux pieds du trône les tributs et l’amour de tous les ordres de la nation, et qui répandent dans les cabanes, la sécurité et l’espérance d’un sort toujours plus doux. Nous ne sommes plus dans les siècles des Caligula, des Néron, des Héliogabale ; et le critique rend bien peu de justice aux princes régnans, s’il croit que mes principes puissent les offenser.

3o  « L’auteur du livre des Délits et des Peines soutient que l’intérêt du particulier l’emporte sur celui de toute la société en général, ou de ceux qui la représentent. »

S’il y avait une telle absurdité dans le livre des Délits et des Peines, je ne crois pas que l’adversaire eût fait un livre de 191 pages, pour le réfuter.

4o  « L’auteur du livre des Délits et des Peines conteste aux souverains le droit de punir de mort. »

Comme il ne s’agit ici ni de religion ni de gouvernement, mais seulement de la justesse d’un raisonnement, mon accusateur est bien libre d’en croire tout ce qu’il voudra. Je réduis mon syllogisme en cette forme :

On ne doit pas, infliger la peine de mort, si elle n’est vraiment utile ou nécessaire ;

Mais la peine de mort n’est pas nécessaire ni vraiment utile ;

Donc on ne doit pas infliger la peine de mort.

Il n’est pas question ici de disserter sur les droits des souverains. Le critique ne voudra certainement pas soutenir que l’on doive infliger la peine de mort, lors même qu’elle n’est ni vraiment utile, ni nécessaire. Un propos aussi cruel et aussi scandaleux, ne peut sortir de la bouche d’un chrétien. Si la seconde partie du syllogisme n’est pas exacte, ce sera un crime de lèse-logique, et jamais de lèse-majesté. On peut d’ailleurs excuser mes prétendues erreurs ; elles ressemblent à celles que suivirent tant de chrétiens zélés de la primitive église[3] ; elles ressemblent à celles que suivaient les moines du temps de Théodose-le-grand, sur la fin du ive siècle. Muratori en parle dans ses Annales d’Italie, à l’année 389 ; il dit que : « Théodose fit une loi par laquelle il ordonnait aux moines de rester dans leurs couvens, parce qu’ils poussaient la charité pour le prochain, jusqu’à enlever les criminels des mains de la justice, ne voulant pas qu’on fît mourir personne. » Ma charité ne va pas si loin, et je conviendrai sans peine que celle de ces temps-là se conduisait sur de faux principes. Une action violente contre l’autorité publiques est toujours criminelle.

Il me reste encore deux mots à dire. Est-il une loi dans le monde qui défende de dire ou d’écrire qu’un état peut exister et conserver la paix dans son intérieur, sans employer la peine de mort contre aucun coupable ? Diodore (liv. i, chap. 65) rapporte que Sabacon, roi d’Égypte, se fit admirer comme un modèle de clémence, parce qu’il commua les peines capitales en celles de l’esclavage, et qu’il fit un heureux emploi de son autorité en condamnant les coupables aux travaux publics. Strabon (liv. xi) nous apprend qu’il y avait, auprès du Caucase, quelques nations qui ne connaissaient pas la peine de mort, lors même que le délit méritait les plus grands supplices, nemini mortem irrogare, quamvis pessima merito. Cette vérité est consignée dans l’histoire romaine, à l’époque de la loi Porcia, qui défend d’ôter la vie à un citoyen romain, si la sentence de mort n’est pas revêtue du consentement général de tout le peuple. Tite-live parle de cette loi (liv. x, chap. 9). Enfin l’exemple récent d’un règne de vingt années, dans le plus vaste empire du monde, la Russie, atteste encore cette vérité ; l’impératrice Elisabeth, morte il y a quelques années, jura, en montant sur le trône des Czars, de ne faire mourir aucun coupable sous son règne. Cette auguste princesse a rempli constamment l’heureuse obligation qu’elle s’était imposée, sans interrompre le cours de la justice criminelle, et sans donner atteinte à la tranquillité publique. Si ces faits sont incontestables, il sera donc vrai de dire qu’un état peut subsister et être heureux, sans punir de mort aucun criminel.

FIN DE LA RÉPONSE AUX NOTES ET OBSERVATIONS.
  1. Ce moine, du couvent de Vallombreuse, se nommait Vincenzo Facchinei de Corfri.
  2. Proverb. cap. 10.
  3. On peut consulter les saints Pères, et entre autres Tertullien dans son Apolog., chap. 37, où il dit que les Chrétiens avaient pour maxime de souffrir plutôt la mort eux-mêmes, que de la donner à personne. Et dans son traité de l’idolâtrie, chap. 18 et 19, il condamne toute espèce de charges publiques, comme interdites aux Chrétiens, parce qu’on ne pouvait pas les exercer sans être quelquefois obligé de prononcer la peine de mort contre les criminels. (Note de l’auteur.)