Des délits et des peines (trad. Collin de Plancy)/Des délits et des peines/Chapitre XVI

Traduction par Jacques Collin de Plancy.
Brière (p. 108-127).

CHAPITRE XVI.

DE LA PEINE DE MORT.


À l’aspect de cette profusion de supplices, qui n’ont jamais rendu les hommes meilleurs, j’ai voulu examiner si la peine de mort est véritablement utile, et si elle est juste dans un gouvernement sage.

Qui peut avoir donné à des hommes le droit d’égorger leurs semblables ? Ce droit n’a certainement pas la même origine que les lois, qui protègent.

La souveraineté et les lois ne sont que la somme des petites portions de liberté que chacun a cédées à la société. Elles représentent la volonté générale, résultat de l’union des volontés particulières. Mais qui jamais a voulu donner à d’autres hommes le droit de lui ôter la vie ? Et doit-on supposer que, dans le sacrifice que chacun a fait d’une petite partie de sa liberté, il ait pu risquer poser que, dans le sacrifice que chacun a fait d’une petite partie de sa liberté, il ait pu risquer son existence, le plus précieux de tous les biens[1] ?

Si cela était, comment accorder ce principe avec la maxime qui défend le suicide ? Ou l’homme a le droit de se tuer lui-même, ou il ne peut céder ce droit à un autre, ni à la société entière.

La peine de mort n’est donc appuyée sur aucun droit. C’est une guerre déclarée à un citoyen par la nation, qui juge la destruction de ce citoyen nécessaire ou utile. Mais si je prouve que la mort n’est ni utile ni nécessaire, j’aurai gagné la cause de l’humanité.

La mort d’un citoyen ne peut être regardée comme nécessaire, que pour deux motifs. Premièrement, dans ces momens de trouble, où une nation est sur le point de recouvrer ou de perdre sa liberté ; dans les temps d’anarchie, lorsque les lois sont remplacées par la confusion et le désordre, si un citoyen, quoique privé de sa liberté, peut encore, par ses relations et son crédit, porter quelque atteinte à la sûreté publique, si son existence peut produire une révolution dangereuse dans le gouvernement établi, la mort de ce citoyen devient nécessaire.

Mais sous le règne tranquille des lois, sous une forme de gouvernement approuvé par la nation entière, dans un état bien défendu au-dehors, et soutenu dans l’intérieur par la force, et par l’opinion peut-être plus puissante que la force même, dans un pays où l’autorité est exercée par le souverain lui-même, où les richesses ne peuvent acheter que des plaisirs et non du pouvoir, il ne peut y avoir aucune nécessité d’ôter la vie à un citoyen, à moins que la mort ne soit le seul frein capable d’empêcher de nouveaux crimes. Car alors, ce second motif autoriserait la peine de mort, et la rendrait nécessaire.

L’expérience de tous les siècles prouve que la peine de mort n’a jamais arrêté les scélérats déterminés à nuire. Cette vérité est appuyée par l’exemple des Romains et par les vingt années du règne de l’impératrice de Russie, la bienfaisante Élisabeth, qui a donné aux chefs des peuples une leçon plus illustre que toutes ces brillantes conquêtes que la patrie n’achète qu’au prix du sang de ses enfans.

Si les hommes, à qui le langage de la raison est toujours suspect, et qui ne se rendent qu’à l’autorité des anciens usages, se refusent à l’évidence de ces vérités, il leur suffira d’interroger la nature et de consulter leur cœur, pour rendre témoignage aux principes que l’on vient d’établir.

La rigueur du châtiment fait moins d’effet sur l’esprit humain que la durée de la peine, parce que notre sensibilité est plus aisément et plus constamment affectée par une impression légère mais fréquente, que par une secousse violente mais passagère. Tout être sensible est soumis à l’empire de l’habitude ; et comme c’est elle qui apprend à l’homme à parler, à marcher, à satisfaire à ses besoins, c’est elle aussi qui grave dans le cœur de l’homme les idées morales par des impressions répétées.

Le spectacle affreux, mais momentané de la mort d’un scélérat, est pour le crime un frein moins puissant que le long et continuel exemple d’un homme privé de sa liberté, devenu en quelque sorte une bête de somme, et réparant par des travaux pénibles le dommage qu’il a fait à la société. Ce retour fréquent du spectateur sur lui-même : « Si je commettais un crime, je serais réduit toute ma vie à cette misérable condition, » cette idée terrible épouvanterait plus fortement les esprits que la crainte de la mort, qu’on ne voit qu’un instant dans un obscur lointain qui en affaiblit l’horreur.

L’impression que produit la vue des supplices ne peut résister à l’action du temps et des passions qui effacent bientôt de la mémoire des hommes les choses les plus essentielles.

Règle générale : Les passions violentes surprennent vivement, mais leur effet ne dure pas. Elles produiront une de ces révolutions subites qui font tout à coup d’un homme ordinaire un Romain ou un Spartiate. Mais dans un gouvernement tranquille et libre, il faut moins de passions violentes que d’impressions durables.

Pour la plupart de ceux qui assistent à l’exécution d’un criminel, son supplice n’est qu’un spectacle ; pour le petit nombre, c’est un objet de pitié mêlée d’indignation. Ces deux sentimens occupent l’âme du spectateur, bien plus que la terreur salutaire, qui est le but de la peine de mort. Mais les peines modérées et continuelles produisent dans les spectateurs le seul sentiment de la crainte.

Dans le premier cas, il arrive au spectateur du supplice la même chose qu’au spectateur d’un drame ; et comme l’avare retourne à son coffre, l’homme violent et injuste retourne à ses injustices.

Le législateur doit donc mettre des bornes à la rigueur des peines, lorsque le supplice ne devient plus qu’un spectacle, et qu’il paraît ordonné pour occuper la foule, plutôt que pour punir le crime.

Pour qu’une peine soit juste, elle ne doit avoir que le degré de rigueur qui suffit pour détourner les hommes du crime. Or, il n’y a point d’homme qui puisse balancer entre le crime, quelque avantage qu’il s’en promette, et le risque de perdre à jamais sa liberté.

Ainsi donc, l’esclavage perpétuel, substitué à la peine de mort, a toute la rigueur qu’il faut pour éloigner du crime l’esprit le plus déterminé[2]. Je dis plus : on envisage souvent la mort d’un œil tranquille et ferme, les uns par fanatisme, d’autres par cette vanité qui nous accompagne au-delà même du tombeau. Quelques-uns, désespérés, fatigués de la vie, regardent la mort comme un moyen de se délivrer de leur misère. Mais le fanatisme et la vanité s’évanouissent dans les chaînes, sous les coups, au milieu des barreaux de fer. Le désespoir ne termine pas leurs maux ; il les commence.

Notre âme résiste plus à la violence des douleurs extrêmes, qui ne sont que passagères, qu’au temps et à la continuité de l’ennui. Toutes les forces de l’âme, en se réunissant contre des maux passagers, peuvent en affaiblir l’action ; mais tous ses ressorts finissent par céder à des peines longues et constantes.

Chez une nation où la peine de mort est employée, il faut pour chaque exemple que l’on donne, un nouveau crime, au lieu que l’esclavage perpétuel d’un seul coupable met sous les yeux du peuple un exemple toujours subsistant et répété.

S’il est important que les hommes aient souvent sous les yeux les effets du pouvoir des lois, il faut que les supplices soient fréquens, et dès-lors il faut aussi que les crimes soient multipliés ; ce qui prouvera que la peine de mort ne fait pas toute l’impression qu’elle devrait produire, et qu’elle est inutile lorsqu’on la croit nécessaire.

On dira peut-être que l’esclavage perpétuel est une peine aussi rigoureuse, et par conséquent aussi cruelle que la mort. Je répondrai qu’en rassemblant en un point tous les momens malheureux de la vie d’un esclave, sa vie serait peut-être plus horrible que les supplices les plus affreux ; mais ces momens sont répandus sur tout le cours de sa vie, au lieu que la peine de mort exerce toutes ses forces en un seul instant.

La peine de l’esclavage a cela d’avantageux pour la société, qu’elle épouvante plus celui qui en est le témoin que celui qui la souffre, parce que le premier considère la somme de tous les momens malheureux, au lieu que le second est distrait de l’idée de ses peines à venir, par le sentiment de son malheur présent.

L’imagination agrandit tous les maux. Celui qui souffre trouve dans son âme, endurcie par l’habitude du malheur, des consolations et des ressources que les témoins de ses maux ne connaissent point, parce qu’ils jugent d’après leur sensibilité du moment.

C’est seulement par une bonne éducation que l’on apprend à développer et à diriger les sentimens de son propre cœur. Mais, quoique les scélérats ne puissent se rendre compte à eux-mêmes de leurs principes, ils n’en agissent pas moins d’après un certain raisonnement. Or, voici à peu près comment raisonne un assassin ou un voleur, qui n’est détourné du crime que par la crainte de la potence ou de la roue :

« Quelles sont donc ces lois que je dois respecter, et qui laissent un si grand intervalle entre le riche et moi ? L’homme opulent me refuse avec dureté la légère aumône que je lui demande, et me renvoie au travail, qu’il n’a jamais connu. Qui les a faites ces lois ? Des hommes riches et puissans, qui n’ont jamais daigné visiter la misérable chaumière du pauvre, qui ne l’ont point vu distribuer un pain grossier à ses enfans affamés, et à leur mère éplorée. Rompons des conventions, avantageuses seulement à quelques lâches tyrans, mais funestes au plus grand nombre. Attaquons l’injustice dans sa source. Oui, je retournerai à mon état d’indépendance naturelle, je vivrai libre, je goûterai quelque temps les fruits heureux de mon adresse et de mon courage. À la tête de quelques hommes déterminés comme moi, je corrigerai les méprises de la fortune, et je verrai mes tyrans trembler et pâlir à l’aspect de celui que leur faste insolent mettait au-dessous de leurs chevaux et de leurs chiens. Il viendra peut-être un temps de douleur et de repentir, mais ce temps sera court ; et pour un jour de peine, j’aurai joui de plusieurs années de liberté et de plaisirs. »

Si la religion se présente alors à l’esprit de ce malheureux, elle ne l’épouvantera point ; elle diminue même à ses yeux l’horreur du dernier supplice, en lui offrant l’espérance d’un repentir facile, et du bonheur éternel qui en est le fruit. Mais celui qui a devant les yeux un grand nombre d’années ou même sa vie entière à passer dans l’esclavage et la douleur, exposé au mépris de ses concitoyens dont il était l’égal, esclave de ces lois dont il était protégé, fait une comparaison utile de tous ces maux, du succès incertain de ses crimes, et du peu de temps qu’il aura à en jouir. L’exemple toujours présent des malheureux qu’il voit victimes de leur imprudence, le frappe bien plus que les supplices, qui peuvent l’endurcir, mais non le corriger.

La peine de mort est encore funeste à la société, par les exemples de cruauté qu’elle donne aux hommes[3].

Si les passions ou la nécessité de la guerre ont appris à répandre le sang humain, les lois, dont le but est d’adoucir les mœurs, devraient-elles multiplier cette barbarie, d’autant plus horrible qu’elle donne la mort avec plus d’appareil et de formalités ?

N’est-il pas absurde que les lois, qui ne sont que l’expression de la volonté générale, qui détestent et punissent l’homicide, ordonnent un meurtre public, pour détourner les citoyens de l’assassinat ?

Quelles sont les lois les plus justes et les plus utiles ? Ce sont celles que tous proposeraient et voudraient observer, dans ces momens où l’intérêt particulier se tait ou s’identifie avec l’intérêt public.

Quel est le sentiment général sur la peine de mort ? Il est tracé en caractères ineffaçables dans ces mouvemens d’indignation et de mépris que nous inspire la seule vue du bourreau, qui n’est pourtant que l’exécuteur innocent de la volonté publique, qu’un citoyen honnête qui contribue au bien général, et qui défend la sûreté de l’état au-dedans, comme le soldat la défend au-dehors[4].

Quelle est donc l’origine de cette contradiction ? Et pourquoi ce sentiment d’horreur résiste-t-il à tous les efforts de la raison ? C’est que, dans une partie reculée de notre âme, où les principes naturels ne se sont point encore altérés, nous retrouvons un sentiment qui nous crie qu’un homme n’a aucun droit légitime sur la vie d’un autre homme, et que la nécessité, qui étend partout son sceptre de fer, peut seule disposer de notre existence.

Que doit-on penser en voyant le sage magistrat et les ministres sacrés de la justice faire traîner un coupable à la mort, en cérémonie, avec tranquillité, avec indifférence ? Et, tandis que le malheureux attend le coup fatal, dans les convulsions et les angoisses, le juge qui vient de le condamner, quitte froidement son tribunal pour aller goûter en paix les douceurs et les plaisirs de la vie, et peut-être s’applaudir avec une complaisance secrète de l’autorité qu’il vient d’exercer. Ne peut-on pas dire que ces lois ne sont que le masque de la tyrannie ; que ces formalités cruelles et réfléchies de la justice ne sont qu’un prétexte pour nous immoler avec plus de sécurité, comme des victimes dévouées en sacrifice à l’insatiable despotisme ?

L’assassinat que l’on nous représente comme un crime horrible, nous le voyons commettre froidement et sans remords. Ne pouvons-nous pas nous autoriser de cet exemple ? On nous peignait la mort violente comme une scène terrible, et ce n’est que l’affaire d’un moment. Ce sera moins encore pour celui qui aura le courage d’aller au-devant d’elle, et de s’épargner ainsi tout ce qu’elle a de douloureux. Tels sont les tristes et funestes raisonnemens qui égarent une tête déjà disposée au crime, un esprit plus capable de se laisser conduire par les abus de la religion que par la religion même.

L’histoire des hommes est un immense océan d’erreurs, où l’on voit surnager çà et là quelques vérités mal connues. Que l’on ne m’oppose donc point l’exemple de la plupart des nations, qui, dans presque tous les temps, ont décerné la peine de mort contre certains crimes ; car ces exemples n’ont aucune force contre la vérité, qu’il est toujours temps de reconnaître. Approuverait-on les sacrifices humains, parce qu’ils ont été généralement en usage chez tous les peuples naissans ?

Mais si je trouve quelques peuples qui se soient abstenus, même pendant un court espace de tems, de l’emploi de la peine de mort, je puis m’en prévaloir avec raison ; car c’est le sort des grandes vérités, de ne briller qu’avec la durée de l’éclair, au milieu de la longue nuit de ténèbres qui enveloppe le genre humain.

Ils ne sont pas encore venus, les jours heureux où la vérité chassera l’erreur et deviendra le partage du plus grand nombre, où le genre humain ne sera pas éclairé par les seules vérités révélées[5].

Je sens combien la faible voix d’un philosophe sera facilement étouffée par les cris tumultueux des fanatiques esclaves du préjugé. Mais le petit nombre de sages répandus sur la surface de la terre sauront m’entendre ; leur cœur approuvera mes efforts ; et si, malgré tous les obstacles qui l’éloignent du trône, la vérité pouvait pénétrer jusqu’aux oreilles des princes, qu’ils sachent que cette vérité leur apporte les vœux secrets de l’humanité entière ; qu’ils sachent que s’ils protègent la vérité sainte, leur gloire effacera celle des plus fameux conquérans, et que l’équitable postérité placera leurs noms au-dessus de ceux des Titus, des Antonins et des Trajan.

Heureux le genre humain, si, pour la première fois, il recevait des lois ! Aujourd’hui, que nous voyons élevés sur les trônes de l’Europe des princes bienfaisans, amis des vertus paisibles, protecteurs des sciences et des arts, pères de leurs peuples, et citoyens couronnés ; quand ces princes, en affermissant leur autorité, travaillent au bonheur de leurs sujets, puisqu’ils détruisent ce despotisme intermédiaire, d’autant plus cruel qu’il est moins solidement établi, puisqu’ils compriment ces tyrans subalternes, qui interceptent les vœux du peuple, et les empêchent de parvenir jusqu’au trône, où ils seraient écoutés ; quand on considère que, si de tels princes laissent subsister des lois défectueuses, c’est qu’ils sont arrêtés par l’extrême difficulté de détruire des erreurs accréditées par une longue suite de siècles, et protégées par un certain nombre d’hommes intéressés et puissans ; tout citoyen éclairé doit désirer avec ardeur que le pouvoir de ces souverains s’accroisse encore, et devienne assez grand pour leur permettre de réformer une législation funeste[6].


  1. « Trop de rigueur contre un coupable révolte l’humanité ; et il n’est pas bien décidé par les principes du droit naturel, à quel point la vie d’un homme est au pouvoir des autres hommes. » (Le baron de Bielfeld, Institut. politiq., chap. 4.)

    — C’est parce que la vie est le plus grand de tous les biens, que chacun a consenti que la société eût le droit de l’ôter à celui qui l’ôterait aux autres. Personne, sans doute, n’a voulu donner à la société le droit de lui ôter la vie à tout propos ; mais chacun, occupé de conserver la sienne, et aucun ne prévoyant pour lui-même la volonté qu’il n’avait pas alors d’attenter à celle d’autrui, tous n’ont vu que l’avantage de la peine de mort, pour la sûreté, la défense et la vengeance publique. Il est aisé de concevoir que l’homme qui dit : « Je consens qu’on m’ôte la vie, si j’attente à la vie des autres, » se dit à lui-même : « Je n’y attenterai pas ; ainsi la loi sera pour moi, et ne sera pas contre moi. » Ce pacte est si bien dans la nature, qu’on le fait souvent dans des sociétés particulières, comme les conspirations, où l’on jure de se baigner dans le sang de celui qui révélera le secret. Quant à la justice de cette peine, elle est fondée sur la convention et sur l’utilité communes. Si elle est nécessaire, elle est juste. Il reste à savoir si elle est nécessaire. (Note de Diderot.)

  2. Je pense de même, et il n’est pas possible de n’être point frappé des raisons que l’auteur en donne. Mais j’observe qu’il renonce, et avec raison, à son principe de douceur et d’humanité envers le criminel. Dans les chaînes, sous les coups, dans les barreaux de fer, le désespoir ne termine pas ses maux, mais il les commence. Ce tableau est plus effrayant que celui de la roue, et le supplice qu’il présente est en effet plus cruel que la plus cruelle mort. Mais parce qu’il donne des exemples fréquens et durables, son efficacité le rend préférable au dernier supplice, qui ne dure qu’un instant, et sur lequel les criminels déterminés prennent trop souvent leur parti. Voilà, selon moi, la bonne raison pour préférer à l’homicide un long et douloureux esclavage. (Note de Diderot.)
  3. C’est dégrader l’humanité, que de charger un homme de l’emploi de bourreau, et il est inconcevable que l’on puisse trouver des hommes qui consentent à cette dégradation dans leur personne. Je doute qu’aucune éducation humaine pût y plier quelque bête féroce que ce soit. Or, c’est un des inconvéniens de la peine de mort ; à moins qu’on ne condamne les coupables ad bestias, comme chez les Romains ; ce qui me paraît moins contraire à l’humanité, quoique très-inhumain. (Note inédite de l’abbé Morellet.)

    Le mépris légitimement fondé pour les exécuteurs de la justice, mépris dont on ne saurait se garantir, mépris général de toutes les nations et de tous les tems ; — Aversion pour les fonctions de juge criminel, aversion que toute la raison ne saurait vaincre, fonctions nécessaires, et pour lesquelles une âme un peu sensible ne comprend pas que l’on puisse trouver quelqu’un : — Voilà des contradictions inexplicables. — Dans quelques jurisprudences, on accorde la vie au criminel qui exécute ses camarades… C’est un moyen très-sûr de faire mourir les moins coupables, et de sauver le plus scélérat. (Note inédite de Diderot.)

  4. Cela ne prouve point que la peine de mort soit injuste. J’ai dit comment la volonté publique y avait souscrit, et comment il est naturel que les lois aient ordonné le meurtre du meurtrier. L’horreur qu’on a pour le bourreau vient du retour de compassion que l’homme éprouve pour son semblable, et qui serait le même s’il le voyait dans cet état où le désespoir ne termine pas ses maux, mais les commence. Armez le bourreau de chaînes et de fouets ; réduisez son emploi à rendre la vie odieuse au criminel, ce spectacle de douleurs dont il sera le ministre le fera détester de même. La peine qu’il fera subir au coupable n’en sera pas moins juste. L’horreur qu’on a pour lui n’est donc pas une réclamation de la nature, mais un mouvement machinal, une répugnance physique que l’homme éprouve à voir souffrir l’homme, et d’où je ne conclus rien contre la bonté de la loi. — Un dur et cruel esclavage est donc une peine préférable à la peine de mort, uniquement parce que la peine en est plus efficace ; et encore faut-il observer que cet esclavage ne sera un supplice effrayant que dans un pays ou l’état du peuple sera doux et commode. Car si la condition des innocens était presque aussi pénible que celle des coupables, les souffrances de ceux-ci ne paraîtraient plus un supplice, et des malheureux presque aussi à plaindre n’en seraient point effrayés. (Note de Diderot.)
  5. Une considération bien puissante sur un cœur juste, a échappé à l’auteur, parmi celles qu’il accumule contre la peine de mort. Les juges les plus intègres, prononçant d’après la loi la plus claire, et d’après des preuves qui leur sembleront exclure, comme on dit, la possibilité de l’innocence, ne seront pas toujours infaillibles. Ils pourront quelquefois confondre l’innocent avec le coupable, et le condamner comme tel. Si, dans la suite, son innocence est prouvée, quelle sera leur douleur d’avoir commis une injustice irréparable ? Pourront-ils jamais se consoler d’une erreur si funeste ? (Qu’on se rappelle le jugement de Calas.) — Or, le moyen sûr de rendre cette faute réparable, c’est de ne jamais prononcer la peine de mort. Les juges qui auraient condamné un innocent seront trop heureux de pouvoir, non-seulement justifier sa réputation, mais faire cesser ses malheurs, mais rendre la liberté, et plus que la vie, à un infortuné qu’ils en avaient privé mal à propos. Ils se consoleront d’avoir pu flétrir l’innocence, en s’empressant de rompre ses chaînes, d’en baiser les marques, de les effacer avec leurs larmes. — D’où il suit que la peine de mort est inique, en ce qu’elle ôte à l’innocence, injustement condamnée, tout espoir de jouir de sa réhabilitation, et aux juges, qui ont eu le malheur de la condamner, tout moyen de réparer cette faute affreuse. » (Note inédite de l’abbé Morellet.)
  6. Encore une réflexion sur la peine de mort portée contre un délit qui n’a point été examiné par l’auteur, la désertion. Il en est peu auxquels la peine de mort me paraisse avoir été appliquée plus inconséquemment, puisque le mépris de la mort est précisément ce que l’on veut et ce que l’on doit inspirer aux soldats. On pourrait dire que le genre de mort est différent ; que lorsqu’il est ignominieux il peut effrayer des gens braves qui courraient à une mort glorieuse. Mais ici cette différence est presque nulle, puisque la peine de mort décernée contre un déserteur, au moins dans la plupart des cas, n’a rien d’infamant. Aussi cette contradiction entre l’esprit militaire et la loi entraîne-t-elle nombre d’infractions. Tel soldat, à qui quelques-uns de ses camarades proposent de déserter, n’accepte la proposition que dans la crainte d’être déshonoré dans leur esprit, comme un lâche qui craint la mort. (Note inédite de l’abbé Morellet.)

    — La punition de mort ne se gradue point. C’est la cessation de la vie, et pour l’enfant de dix-huit ans, et pour l’homme de soixante. Cela n’est pourtant pas indifférent.

    Quand on met à mort un homme de trente ans, on ne sait ce qu’on fait. On n’a pas compté que cet homme est le seul survivant de vingt hommes. Le législateur criminel ignore le prix de la vie d’un homme de trente ans. (Note inédite de Diderot.)