Des délits et des peines (trad. Collin de Plancy)/Des délits et des peines/Supplément au chapitre XVI

Traduction par Jacques Collin de Plancy.
Brière (p. 128-140).

SUPPLÉMENT AU CHAPITRE XVI.

CONSIDÉRATIONS SUR LA PEINE DE MORT[1],
PAR M. LE COMTE RŒDERER.


On peut rapporter ce qu’on a écrit jusqu’à présent sur la peine de mort, aux deux questions suivantes : Blesse-t-elle les droits inaliénables de la nature humaine ? — Est-elle nécessaire, ou seulement utile à la société ? — Examinons séparément ces deux questions.

§ Ier. — La première, la peine de mort est-elle contraire aux droits inaliénables de l’homme ? peut être présentée en ces termes : La société, ou plus précisément encore la majorité des membres d’un état, a-t-elle le droit d’instituer la peine de mort ? C’est à peu près ainsi que Beccaria, Diderot et Rousseau se la sont proposée.

On connaît les deux systèmes qui sont reçus à ce sujet.

Le vulgaire n’a qu’un mot à la bouche, c’est que celui qui tue est digne de mort, et sa maxime est que la loi du talion est la plus juste des lois. Beccaria et quelques autres d’après lui, soulignent au contraire que la peine de mort ne peut être infligée par la société, attendu que chaque individu n’a voulu sacrifier que la plus petite portion possible de sa liberté, pour la garantie du reste, et que, dans les plus petits sacrifices de la liberté de chacun, ne peut se trouver celui de la vie, le plus grand de tous les biens. Examinons ces deux opinions.

C’est une maxime, que celui qui tue est digne de mort ; mais il est tout aussi vrai de dire : Celui qui fait du bien aux hommes est digne que les hommes lui fassent du bien. Cependant, comme la société n’ordonne pas, par ses lois, la juste reconnaissance des bienfaits, par la même raison elle ne doit pas ordonner, et elle doit encore moins exercer la juste représaille des offenses. La bonté ou la méchanceté intrinsèque des actions n’est pas l’objet des lois. Les lois ne considèrent que les avantages ou le dommage que ces actions apportent à la société, et la nécessité de son secours pour favoriser les unes et empêcher les autres, tellement qu’elles n’ont rien à faire contre les actions les plus odieuses, si elles ne portent point de préjudice a la société, et même rien contre les plus préjudiciables, s’il y a d’ailleurs des moyens suffisans pour les empêcher.

Ce système s’explique fort simplement. D’abord, la loi du talion n’est pas autre chose que le droit de la vengeance ; et le droit de la vengeance est un droit de guerre : or, c’est pour sortir de l’état de guerre, qui est l’état naturel des hommes sauvages, et s’affranchir des peines et des périls auxquels il expose, qu’ils ont formé la société, laquelle est, comme le dit Rousseau (Contrat social, chap. 6), un corps moral et collectif, une personne publique formée de l’union de toutes les autres, ayant son moi, sa vie, sa volonté. Donc d’abord, dans l’état social, l’individu renonce au droit de vengeance personnelle, et à la loi du talion.

Mais, en s’en dépouillant, le confie-t-il à la société ? Non. Et pourquoi ? C’est qu’en contractant l’union sociale, il court aussi des dangers ; car il se peut, et même le monde n’a presque pas vu autre chose, il se peut, disons-nous, que l’union sociale ne serve qu’à donner à un plus grand nombre d’hommes un moyen plus sûr et plus constant d’opprimer. Il est clair que si chacun eût donné à cette société le droit et le pouvoir de faire, par la police et par la force publique, tout ce qui était nécessaire pour contenter au moins toutes les passions légitimes des individus, il lui eût donné par cela même le moyen de détruire tous leurs droits et de négliger tous leurs besoins. Ainsi, pour que l’état social ne devînt pas à l’individu plus dommageable que l’état de nature, il a borné les droits et les pouvoirs de la société à la mesure nécessaire pour la défense de l’association. Donc, l’intérêt de la conservation générale, et non le droit de la vengeance particulière, non plus que la malice intrinsèque des actions est le titre de la société pour punir, et la mesure des peines qu’elle peut infliger. Donc, la loi du talion n’est point une loi sociale ; et la maxime, qui tue est digne de mort, n’est qu’une appréciation morale du crime d’homicide, dont l’opinion seule, et non l’autorité publique, peut être l’organe, et faire l’application.

Prétendra-t-on que, si ce n’est pas pour exercer la vengeance du particulier que la société peut établir la peine de mort contre le crime de mort, c’est pour exercer sa propre vengeance ? Dira-t-on qu’elle punit de mort l’assassin, parce que l’assassin donne la mort au corps social ? Je nierai, comme une fausse supposition, que l’assassin qui tue un homme tue la société. Tuer un homme, c’est sans doute alarmer la société tout entière, mais ce n’est pas la détruire.

Voyons donc l’opinion opposée. Ici, nous ne ferons que transcrire les illustres écrivains que nous avons nommés..

« Quel peut être, dit Beccaria (chap. 16), ce droit que les hommes se donnent d’égorger leur semblable ? Ce n’est certainement pas celui sur lequel sont fondées la souveraineté et les lois. Les lois ne sont que la somme des portions de liberté de chaque particulier, les plus petites que chacun ait pu céder. Elles représentent la volonté générale, qui est l’assemblage de toutes les volontés particulières. Or, qui jamais a voulu donner aux autres hommes le droit de lui ôter la vie ? Comment, dans les plus petits sacrifices de la liberté de chacun, peut se trouver compris celui de la vie, le plus grand de tous les biens ? Et si cela était, comment concilier ce principe avec cette autre maxime, que l’homme n’a pas le droit de se tuer lui-même, puisqu’il a dû l’avoir, s’il a pu le donner à d’autres ou à la société ? La peine de mort n’est donc autorisée par aucun droit. »

On a vu la note que Diderot a faite sur ce passage.

L’opinion de Rousseau revient à celle de Diderot : « C’est, dit-il (Contrat social, Liv. II, chap. 5), c’est pour n’être pas victime d’un assassin, que l’on consent à mourir si on le devient. Dans ce traité, loin de disposer de sa propre vie, on ne songe qu’à la garantir ; et il n’est pas à présumer qu’aucun des contractans prémédite alors de se faire pendre. »

Il n’y a rien à ajouter à ces réfutations, qui sont victorieuses. Beccaria, comme on voit, est fondé en principes ; mais il suppose à faux, que c’est consentir au sacrifice de sa vie que de souscrire à l’établissement de la peine de mort. On lui nie cette supposition, et son argument tombe.

Il pouvait proposer une observation plus spécieuse ; il pouvait dire : la preuve légale de tout délit pouvant être trompeuse, et les juges pouvant toujours l’appliquer sur de faibles indices, ou même malgré des preuves d’innocence, l’institution de la peine de mort est pour tous les citoyens un danger tel, que l’intérêt de leur conservation ne leur permet pas de s’y exposer.

Mais cette proposition ne serait pas au-dessus de toute réponse. Si le risque d’être condamné innocent paraissait moindre que celui d’être attaqué et assommé dans la vie sauvage, et était nécessaire pour préserver de celui-ci, il serait très-conforme à l’intérêt de la conservation de le courir. Et Beccaria lui-même, par une contradiction que la rectitude habituelle de sa logique fait paraître fort étrange, reconnaît que la mort d’un citoyen peut être nécessaire, lorsque, privé de sa liberté, il a encore des relations et une puissance qui peuvent troubler la tranquillité de la nation.

Revenons donc à cette proposition : qu’en soi, la peine de mort n’a rien de contraire au droit que chaque homme a de conserver sa vie.

Mais dire que l’institution de la peine de mort n’est pas nécessairement illégitime, ce n’est pas dire qu’elle soit toujours légitime, même contre les crimes capitaux ; pour être légitime, il faut qu’elle soit nécessaire ou éminemment utile. Voyons donc la seconde question.

§ II. — La peine de mort est-elle nécessaire, ou du moins utile ? Je ne le crois nullement, et je me fonderai sur des faits que chacun peut vérifier.

Il s’est commis des vols innombrables à la place de Grève, sous la potence, au moment qu’on y attachait des voleurs, et plus que devant le pilori qui rassemblait moins de monde.

Depuis un siècle, la peine de mort a été abolie et rétablie plusieurs fois contre la désertion. Le nombre des déserteurs a toujours été le même dans les périodes de l’abolition et dans celles du rétablissement.

François Ier fit des lois de sang contre le vol avec effraction. Ces lois n’ont été abrogées que par la révolution ; mais les juges, depuis vingt ans, en avaient restreint l’application au vol avec effraction extérieure et nocturne. Dans le siècle passé, et au commencement de celui-ci, les vols avec effraction intérieure, ainsi que les autres, ont été infiniment plus communs que depuis.

En 1724, on porta la peine de mort contre le vol domestique ; il fut fréquent tant que la loi s’exécuta. Depuis trente ans, il est devenu très-rare, et depuis trente ans, il ne se punissait guère que comme vol simple.

Enfin, dans des temps de faction, on a vu conspirer sous l’échafaud où tombait la tête des conspirateurs ou des séditieux ; et dans des tems d’amnistie, on a vu tout rentrer dans l’ordre et dans le devoir.

Ces exemples, auxquels on en pourrait ajouter beaucoup d’autres, prouvent trois choses. La première, que la peine de mort n’empêche pas le crime, quand les mœurs ou les circonstances y portent ; la seconde, que la douceur des peines tend plutôt à diminuer qu’à multiplier les crimes, quand rien n’y porte d’ailleurs ; la troisième, que les lois trop rigoureuses favorisent le crime plutôt qu’elles ne le répriment, lorsqu’elles font craindre de commettre, par l’accusation, un crime plus grand que celui dont on voudrait accuser, et de compromettre sa réputation en poursuivant la satisfaction d’un dommage moindre que la perte de l’honneur.

C’est donc sur les mœurs et les circonstances politiques d’un état, bien plus que sur les lois pénales, que reposent la sûreté et la tranquillité des citoyens ; là où les mœurs sont bonnes, les lois cruelles sont sans nécessité ; là où les mœurs sont mauvaises, les lois cruelles sont sans force contre le crime ; et, dans tous les cas, elles sont dangereuses.

Le grand art de la police de sûreté, qui doit être le supplément des mœurs, n’est pas, quoi qu’on en dise, dans la juste mesure des peines, mais dans la perfection des moyens d’empêcher l’impunité des coupables. La crainte de telle ou telle peine ne peut entrer dans l’âme qu’avec la crainte d’être pris et convaincu, du crime : la rigueur de la peine est évidemment indifférente, si son application n’est pas au moins probable. Qu’importe cette rigueur à qui espère se dérober à la justice ? Que fait la roue ou le feu à l’assassin ou à l’incendiaire, qui compte avant tout qu’il ne sera pas arrêté ? Mais la crainte d’être arrêté et convaincu, si elle est pressante, suffit pour détourner du crime, dût-il n’être suivi d’aucune autre peine que la privation des profits qu’on en attendait.

Il est d’expérience qu’on ne se détermine à une action pénible que par l’espérance d’en tirer un avantage. L’espérance manquant, on ne ferait donc pas cette action ; donc, pour peu qu’au défaut d’espérance se joigne une raison de craindre un dommage quelconque, il y a dans l’âme plus de motifs qu’il ne faut pour la détourner de cette action. Or, une action criminelle, pour l’ordinaire, est au moins une action pénible, quelquefois périlleuse. Donc, pour commettre un crime, il faut l’espérance d’un profit, et la non-appréhension d’un dommage. Donc, lorsqu’un scélérat commet une action criminelle, il est clair qu’il part de la supposition qu’il ne sera point découvert. Donc, la peine qu’il aurait à endurer s’il était découvert, n’entre pour rien dans ses calculs. Donc, il est inutile que cette peine soit excessive. Donc, si vous avez une police si exacte que l’espérance du profit ne puisse trouver accès dans l’âme du malfaiteur, et que la crainte d’une peine quelconque y entre toujours avec l’idée d’un crime, si faible que soit cette peine, elle suffira pour éloigner de le commettre.

Ce qui a pu faire attribuer aux peines capitales un effet qu’elles ne produisent pas, c’est qu’au moment de leur promulgation, l’autorité publique met ordinairement un peu plus d’activité à la recherche des crimes qui en sont l’objet et à la découverte des coupables, et que cette activité déconcerte et embarrasse les scélérats.

Je ne répondrai à aucune des objections faites contre l’abolition de la peine de mort ; elles ont toutes été réfutées. J’aime mieux, et il n’est pas moins utile, de réfuter les mauvaises raisons par lesquelles on a soutenu l’utilité de cette abolition. Il est peu de questions où l’on ne servît bien mieux sa cause en réfutant ses seconds que ses adversaires.

On a dit dans l’assemblée constituante, c’est, je crois, Lepelletier Saint-Fargeau, que la société ne devait pas faire une peine d’un événement dont la nature a fait une condition de la nature humaine ; qu’il fallait habituer les hommes à voir la mort de sang-froid, par conséquent ne pas la ranger entre les supplices.

C’est une mauvaise objection. On pourrait la faire contre toute espèce de châtiment. La nature, pourrait-on dire, nous a faits pour travailler, pourquoi donc faire du travail le châtiment d’un criminel. La nature nous a destinés à mourir, mais non à mourir de mort violente. La mort qu’elle nous apporte est douce, celle que la loi inflige est cruelle. La nature nous sépare doucement de la vie par la vieillesse ; par la maladie, elle nous détache de tout objet d’affection. Le glaive de la loi pénale arrache l’existence. Il l’arrache au milieu de ses jouissances. La nature nous endort ; le glaive de la loi tue en déchirant.

Lepelletier a été, je crois, jusqu’à dire que la loi ne devait pas faire horreur de la mort au citoyen, parce que la patrie avait besoin qu’il la vît avec mépris… Ce serait un grand malheur pour un état, que les citoyens méprisassent la vie : qui méprise la vie n’a point de patrie, n’a point de famille. Ce serait une triste république qu’une république de béats qui auraient mis tout leur bonheur dans la contemplation d’une autre vie, et s’entretiendraient dans la haine de celle-ci. De quel sacrifice seraient-ils capables pour une existence qui serait sans prix ? Où serait le levier avec lequel on ferait mouvoir de tels hommes, ou plutôt de telles machines ?

La société a besoin, il est vrai, que le citoyen soit prêt au sacrifice de sa vie, quand l’intérêt de l’état le demande : cela veut dire qu’il doit tellement aimer l’état, que la vie lui soit insupportable, s’il n’a fait tout ce qu’il pouvait faire pour lui. Cela revient à dire qu’il doit sacrifier sa vie à son propre bonheur ; savoir mourir plutôt que de savoir languir dans l’avilissement ou dans l’infortune ; aimer tellement la vie heureuse et noble, qu’il sache la quitter quand elle ne l’est pas.

Je ne rangerai donc pas les observations de Saint-Fargeau entre les motifs qui doivent déterminer à rejeter la peine de mort. Mais, au reste, elles sont exubérantes. Il y en a assez dans ce que j’ai dit, et sur-tout dans ce qu’on a dit avant moi, pour en déterminer l’abolition. Je pourrais même conclure de ce que j’ai dit, que toute peine afflictive est d’autant moins nécessaire, que les moyens de découvrir toute espèce de crime ou de les prévenir, sont plus perfectionnés. Rousseau et Diderot s’accordent avec Beccaria, à penser que la fréquence des supplices et leurs rigueurs, sont toujours des signes de faiblesse ou de négligence dans le gouvernement, de sorte que, malgré le droit qu’a chaque individu de souscrire à la peine de mort, une société bien organisée ne doit pas l’établir.

Je ne connais qu’un cas pour lequel la peine de mort soit nécessaire, c’est celui que Beccaria a excepté lui-même de la clémence des lois ; c’est le cas où un conspirateur ou un chef de faction accusé, aurait des relations et une puissance capables de troubler la tranquillité, et de produire une révolution dans la forme du gouvernement établi. Mais ce cas est très-accidentel, et il n’a rien de commun avec les crimes ordinaires, même avec les tentatives des factieux du second ordre, ou des complices subalternes d’une conspiration. Ôtez à ceux-ci leur chef, et ayez une bonne police, vous n’aurez rien à en redouter.


  1. Extraites du no 28 du Journal d’Économie publique, etc., et corrigées de nouveau par l’auteur.