Des délits et des peines (trad. Collin de Plancy)/Jugement d’un professeur italien

Traduction par Jacques Collin de Plancy.
Brière (p. 391-396).

EXTRAIT DU JUGEMENT
D’UN PROFESSEUR ITALIEN,
SUR LE LIVRE
DES DÉLITS ET DES PEINES.


Les fins et les moyens différens que les législateurs ont employés dans les constitutions des corps politiques, ont entre eux des rapports cachés de convenance et de disconvenance, de connexion et d’opposition, que Beccaria a développés avec le secours de l’analyse, science qu’il possède supérieurement. Sa marche, plus rapide qu’elle ne paraît l’être, et son style laconique, développant souvent plus d’idées qu’il n’en exprime, offre quelquefois un sens différent de celui qu’il semble présenter. Ce livre n’est donc pas fait pour tous les lecteurs ; et qui n’aurait pas la précaution d’en comparer une partie avec l’autre, et de chercher dans les phrases claires et exactes l’intelligence de celles qui sont obscures et équivoques (selon les règles de critique établies pour cette espèce de style), ne saisirait ni la pensée ni les sentimens de l’auteur.

Quoique les principes de Beccaria sur la morale et la politique soient fort opposés à ceux de Hobbes, il a été regardé, par quelques censeurs, comme un de ses partisans les plus zélés.

Mais il y a une différence énorme à tous égards entre ces deux écrivains. Le caractère de Hobbes est celui d’un misanthrope outré ; au contraire, notre auteur est un philanthrope aimable, qui ne respire que l’humanité. Un monstre qui se plairait à déchirer inhumainement les membres à peine formés d’un enfant à la mamelle, et se montrerait insensible à ses cris ; un cruel assassin qui n’épargnerait pas les jours d’un généreux libérateur qui les avait exposés lui-même autrefois, pour le sauver des griffes d’une bête féroce prête à le dévorer, n’en sera pas moins un honnête homme, dans l’état de nature de Hobbes, parce qu’il n’avait rien promis ni au malheureux enfant, ni au courageux bienfaiteur.

Dans l’état de nature de Beccaria, la guerre n’est juste qu’autant qu’elle est nécessaire ; et il ne permet de faire d’autre mal, les armes à la main, que celui qui est indispensable.

Vous trouverez dans le Léviathan de Hobbes, le despotisme à son dernier période ; et dans le système de notre auteur, la loi suprême du bien public est l’objet et Le terme de la souveraine puissance.

Selon Beccaria, les peines établies par les convenions sociales et soutenues de l’autorité publique, n’en seront pas moins injustes, illicites et blâmables, si elles n’ont pas de proportion avec les délits.

La vertu et le vice sont pour lui des êtres réels et indépendans des actions et des lois des souverains. Il ne se borne pas à connaître l’essence des vertus et des vices ; il montre autant d’amour et de vénération pour les unes que d’horreur pour les autres.

Lorsqu’il dit que les noms et le caractère des vices et des vertus sont sujets à des révolutions, et varient suivant la différence des temps et des climats, ne serait-ce pas lui faire trop d’injustice que d’en conclure qu’il ne reconnaît pas de vertu et de vice, dont les notions soient invariables pour tous les hommes, en tout temps et en tout lieu ? Il admet de telles vertus, en parle avec autant de respect que d’éloges, comme il déteste tous les vices qui leur sont contraires.

Mais il y a dans le monde des vertus d’opinion, des vices imaginaires, mal définis et encore plus mal entendus, dont on a des idées fausses et confuses ; ce sont ces vertus et ces vices qui éprouvent si souvent des vicissitudes : ils sont aujourd’hui l’idole de la crédulité publique, et demain ils deviendront un objet de ridicule et de mépris, en proportion des lumières qui éclaireront les hommes.

Les dames grecques ne pouvaient, avec décence, recevoir dans leur appartement que leurs plus proches parens, et on ne les blâmait pas de paraître sur les théâtres et d’y déclamer à prix d’argent.

Les mariages entre frère et sœur étaient permis à Athènes, et défendus ailleurs.

La politesse, l’urbanité, dont ont faisait tant de cas à Rome, firent mépriser des Parthes leur concitoyen Venon, qui s’était formé dans cette ville sur les meilleurs modèles de l’élégance et de l’aménité romaine.

Quelques nations regardent la jalousie comme une vertu et s’en font un point d’honneur ; chez beaucoup d’autres, elle ne mérite que du mépris et de la pitié.

Dans quelques villes de commerce, l’avarice passe pour une louable économie ; c’est la tempérance et la sobriété. Il est de riches capitales où l’on décore du nom de magnificence et de générosité, les folles dépenses et les profusions ruineuses.

C’était une vertu, dans les premiers siècles de l’empire romain, de faire expirer dans les plus cruels supplices, d’innocens chrétiens, quoique bons citoyens et fidèles sujets ; et pendant un temps, les Chrétiens se firent un point de religion d’égorger les Juifs. On trouve une infinité d’exemples de ce genre ; et ces exemples changent de nom et de pays par le laps de temps, et suivent le cours des vicissitudes humaines.

Telles sont les vertus et les vices que l’auteur avait en vue, lorsqu’il a dit que les notions que l’on a communément de la vertu, du vice et de l’honneur, sont obscures et confuses ; ce qui ne donne pas la moindre atteinte à l’essence immuable de la vertu et du vice, et à leur différence caractéristique et invariable.

Ce n’est donc pas moi qui justifie Beccaria des imputations malignes qui le transforment en disciple de l’ancien Anaxarque, et en nouvel Hobbes, ce qui est encore pire. Il se justifie lui-même, et je n’ai d’autre mérite que de vouloir lui être utile, en démontrant que le texte de son livre en est le véritable interprète, et que les passages clairs et précis sont les meilleurs commentaires de ceux qui sont obscurs et équivoques.

FIN DU JUGEMENT SUR LE LIVRE DES DÉLITS ET DES PEINES.