Des délits et des peines (trad. Collin de Plancy)/Des délits et des peines/Supplément au chapitre X

Traduction par Jacques Collin de Plancy.
Brière (p. 59-61).

SUPPLÉMENT AU CHAPITRE X.

L’ACCUSÉ DEVANT SES JUGES.


« Le moment critique est arrivé, où l’accusé va paraître aux yeux de ses juges. Je me hâte de le demander : Quel est l’accueil que vous lui destinez ? Le recevrez-vous en magistrat ou bien en ennemi ? Prétendez-vous l’épouvanter, ou vous instruire ? Que deviendra cet homme, enlevé subitement à son cachot, ébloui du jour qu’il revoit, et transporté tout à coup au milieu des hommes qui vont traiter de sa mort ? Déjà tremblant, il lève à peine un œil incertain sur les arbitres de son sort, et leurs sombres regards épouvantent et repoussent les siens. Il croit lire d’avance son arrêt sur les replis sinistres de leurs fronts ; ses sens déjà troublés sont frappés par des voix rudes et menaçantes ; le peu de raison qui lui reste achève de le confondre, ses idées s’effacent, sa faible voix pousse a peine une parole hésitante ; et, pour comble de maux, ses juges imputent peut-être au trouble du crime un désordre que produit la terreur seule de leur aspect. Quoi ! vous vous méprenez sur la consternation de cet accusé, vous qui n’oseriez peut-être parler avec assurance devant quelques hommes assemblés ! Éclaircissez ce front sévère ; laissez lire dans vos regards cette tendre inquiétude pour un homme qu’on désire trouver innocent ; que votre voix, douce dans sa gravité, semble ouvrir avec votre bouche un passage à votre cœur ; contraignez cette horreur secrète que vous inspirent la vue de ces fers, et les dehors affreux de la misère ; gardez-vous de confondre ces signes équivoques du crime avec le crime même ; et songez que ces tristes apparences cachent peut-être un homme vertueux. Quel objet ! Levez les yeux, et voyez sur vos têtes l’image de votre Dieu, qui fut un innocent accusé : vous êtes homme, soyez humain ; vous êtes juge, soyez modéré ; vous êtes chrétien, soyez charitable. Homme, juge, chrétien, qui que vous soyez, respectez le malheur, soyez doux et compatissant pour un homme qui se repent, et qui, peut-être, n’a point à se repentir.

» Mais laissons la contenance du juge, pour parler d’un art dangereux dont j’ai souvent entendu vanter l’utilité ; c’est celui d’égarer l’accusé par des interrogations captieuses, même par des suppositions fausses, et d’employer enfin l’artifice et le mensonge à découvrir la vérité. Cet art n’est pas bien difficile ; on trouble la tête d’un malheureux accusé par cent questions disparates : on affecte de ne pas suivre l’ordre des faits ; on lui éblouit la vue, en le faisant tourner avec rapidité autour d’une foule de différens objets ; et l’arrêtant tout à coup, on lui suppose un aveu qu’il n’a pas fait, on lui dit : Voilà ce que tu viens de confesser, tu te contredis, tu mens, et tu es perdu.

» Quel méprisable artifice ! et quel est son effet ? L’accusé reste interdit ; les paroles de son juge tombent sur sa tête comme un foudre imprévu ; il est étonné de se voir trahi par lui-même ; il perd la mémoire et la raison ; les faits se brouillent et se confondent ; et souvent une contradiction supposée le fait tomber dans une contradiction réelle.

» Cet art est odieux autant qu’injuste ; n’en souillons point nos honorables fonctions ; n’ayons d’autre art que la simplicité ; allons au vrai par le vrai ; suivons un accusé dans tous les faits, mais pas à pas et sans le presser ; observons sa marche, mais sans l’égarer ; et s’il tombe, que ce soit sous l’effort de la vérité, et non pas sous nos piéges.

» Ici un spectacle effrayant se présente tout à coup à mes yeux ; le juge se lasse d’interroger par la parole, il veut interroger par les supplices ; impatient dans ses recherches, et peut-être irrité de leur inutilité, on apporte des torches, des chaînes, des leviers, et tous ces instrument inventés pour la douleur. Un bourreau vient se mêler aux fonctions de la magistrature, et termine, par la violence, un interrogatoire commencé par la liberté… Et nous reprochons aux anciens leurs cirques et leurs gladiateurs !… » (Servan, Discours sur l’administration de la justice criminelle.)