Des délits et des peines (trad. Collin de Plancy)/Des délits et des peines/Chapitre XIX

Traduction par Jacques Collin de Plancy.
Brière (p. 148-154).

CHAPITRE XIX.

DE LA PUBLICITÉ ET DE LA PROMPTITUDE DES PEINES.


Plus la peine sera prompte et suivra de près le délit, plus elle sera juste et utile. Elle sera plus juste, parce qu’elle épargnera au coupable les cruels tourmens de l’incertitude, tourmens superflus, et dont l’horreur augmente pour lui en raison de la force de son imagination et du sentiment de sa faiblesse.

La promptitude du jugement est juste encore, par ce motif, que la perte de la liberté étant déjà une peine, elle ne doit précéder la condamnation qu’autant que la stricte nécessité l’exige.

Si l’emprisonnement n’est qu’un moyen de s’assurer d’un citoyen jusqu’à ce qu’il soit jugé coupable, comme ce moyen est fâcheux et cruel, on doit, autant que possible, en adoucir la rigueur et en abréger la durée. Un citoyen arrêté ne doit demeurer en prison qu’autant de temps qu’il en faut pour l’instruction du procès ; et les plus anciens détenus ont droit à être jugés les premiers.

Le coupable ne doit être resserré qu’autant qu’il le faut pour l’empêcher de fuir ou de cacher les preuves de son crime. Le procès même doit être conduit sans lenteurs. Quel contraste affreux, que l’indolence d’un juge et les angoisses d’un accusé ! D’un côté, un magistrat insensible, qui passe ses jours dans l’aisance et les plaisirs, et de l’autre, un malheureux qui languit dans les larmes, au fond d’un cachot hideux[1].

Les effets du châtiment qui suit le crime, doivent être généralement frappans et sensibles pour ceux qui en sont les témoins ; mais est-il besoin que ce châtiment soit si cruel pour celui qui le souffre ? Quand les hommes se sont réunis en société, ils n’ont voulu s’assujettir qu’aux moindres maux possibles ; et il n’y a point de nation qui puisse nier ce principe incontestable.

J’ai dit que la promptitude de la peine est utile ; et il est certain que moins il s’écoulera de temps entre le délit et la peine, plus les esprits seront pénétrés de cette idée, qu’il n’y a point de crime sans châtiment ; plus ils s’habitueront à considérer le crime comme la cause dont le châtiment est l’effet nécessaire et inséparable[2].

C’est la liaison des idées qui soutient tout l’édifice de l’entendement humain. Sans elle le plaisir et la douleur seraient des sentimens isolés, sans effet, aussitôt oubliés que sentis. Les hommes qui manquent d’idées générales et de principes universels, c’est-à-dire, les hommes ignorans et abrutis, n’agissent que d’après les idées les plus voisines et les plus immédiatement unies. Ils négligent les rapports éloignés, et ces idées compliquées, qui ne se présentent qu’à l’homme fortement passionné pour un objet, ou aux esprits éclairés. La lumière de l’attention dissipe chez l’homme passionné les ténèbres qui environnent le vulgaire. L’homme instruit, accoutumé à parcourir et à comparer rapidement un grand nombre d’idées et de sentimens opposés, tire de leur contraste un résultat qui fait la base de sa conduite, dès lors moins incertaine et moins dangereuse.

Il est donc de la plus grande importance de punir promptement un crime commis, si l’on veut que dans l’esprit grossier du vulgaire, la peinture séduisante des avantages d’une action criminelle, réveille sur-le-champ l’idée d’un châtiment inévitable. Une peine trop différée rend moins étroite l’union de ces deux idées : crime et châtiment. Si le supplice d’un coupable fait alors quelque impression, ce n’est plus que comme spectacle, puisqu’il ne se présente au spectateur que quand l’horreur du crime, qui contribue à fortifier l’horreur de la peine, est déjà affaiblie dans les esprits[3].

On pourrait encore resserrer davantage la liaison des idées de crime et de châtiment, en donnant à la peine toute la conformité possible avec la nature du délit, afin que la crainte d’un châtiment spécial éloigne l’esprit de la route où le conduisait la perspective d’un crime avantageux. Il faut que l’idée du supplice soit toujours présente au cœur de l’homme faible, et domine le sentiment qui le pousse au crime.

Chez plusieurs peuples on punit les crimes peu considérables, ou par la prison, ou par l’esclavage dans un pays éloigné, c’est-à-dire, qu’on envoie le coupable porter un exemple inutile à une société qu’il n’a point offensée.

Comme les hommes ne se livrent pas d’abord aux plus grands crimes, la plupart de ceux qui assistent au supplice d’un scélérat coupable de quelque forfait monstrueux, n’éprouvent aucun sentiment de terreur à la vue d’un châtiment qu’ils n’imaginent pas pouvoir mériter jamais. Au contraire, la punition publique des délits légers et plus communs fera sur leur âme une impression salutaire, qui les éloignera des grands crimes, en les détournant d’abord de ceux qui le sont moins.


  1. « Jetez les yeux sur ces tristes murailles, où la liberté humaine est renfermée et chargée de fers, où quelquefois l’innocence est confondue avec le crime… Approchez ; et si le bruit horrible des fers, si des ténèbres effrayantes, des gémissemens sourds et lointains, en vous glaçant le cœur, ne vous font reculer d’effroi, entrez dans ce séjour de la douleur…, et sous ces traits défigurés, contemplez vos semblables ; meurtris de leurs fers, à demi-couverts de quelques lambeaux, infectés d’un air qui ne se renouvelle jamais et semble s’imbiber du venin du crime, rongés vivans des mêmes insectes qui dévorent les cadavres dans leurs tombeaux, nourris à peine de quelques substances grossières distribuées avec épargne, sans cesse consternés des plaintes de leurs malheureux compagnons et des menaces d’un impitoyable gardien, moins effrayés du supplice que tourmentés de son attente ; dans ce long martyre de tous leurs sens, ils appellent une mort, plus douce que leur vie infortunée. Si ces hommes sont coupables, ils sont encore dignes de pitié ; et le magistrat qui diffère leur jugement, est manifestement injuste à leur égard… Mais si ces hommes sont innocens… » (Servan, Discours sur l’administration de la justice criminelle.)
  2. « Dès que l’exemple du crime est donné, il n’y a plus un moment à perdre, il faut que celui du châtiment le suive. Tout est perdu si l’on diffère ; et peut-être, une foule de mauvais citoyens n’attendait que la première étincelle de l’exemple, pour enflammer des vices déjà tout préparés… Voilà le grand but de la justice criminelle, un exemple pour l’avenir, plutôt que la vengeance du passé. La vengeance est une passion, et les lois en sont exemptes. » (Servan, Discours sur l’administration de la Justice criminelle.)
  3. « Le marquis de Beccaria a très-bien observé que ces longs délais entre le crime et la peine détruisent presque tout le fruit qu’on pouvait espérer de l’exemple. Le délit se trouve oublié quand la sentence est mise à exécution. Le spectateur ne voit plus le châtiment du criminel dans la mort de l’individu. Par une suite nécessaire, il n’emporte pas le sentiment de l’équité de la loi, ni du danger de la violer ; toutes ses affections se réduisent à une compassion stérile pour les souffrances du malheureux qu’il a vu périr.

    » Mais une raison bien plus importante pour que le délit une fois commis, on fasse le procès au prisonnier le plutôt possible, c’est que le procès peut quelquefois manifester son innocence. L’esprit humain ne conçoit pas, sans être pénétré d’horreur, la question préparatoire qu’on employait autrefois en France. Eh bien ! l’emprisonnement long-temps avant le procès, provient de la même source, quoiqu’il ne soit pas suivi de la même cruauté ; car, dans les deux cas, on commence d’abord par infliger une peine, et ensuite on examine à loisir si le malheureux qui la souffre est innocent ou coupable. Après avoir été privé de sa liberté pendant sept ou huit mois, après avoir souffert durant cet intervalle toutes les horreurs de la prison, l’infortuné est enfin conduit devant le juge qui, sur ses interrogatoires, le déclare parfaitement innocent. Qu’en résulte-t-il ? À la vérité, sa réputation est rétablie, mais sa santé ne le sera jamais ; peut-être il a perdu pour toujours les moyens de gagner sa vie, et il retrouve sa malheureuse famille dans quelque atelier de charité où la honte et la misère l’ont forcée de se réfugier. » (Mirabeau, Observations sur Bicêtre.)