Des conspirations et de la justice politique/V

Mélanges politiques et historiquesLévy frères. (p. 159-171).


DES AGENTS PROVOCATEURS


J’ai nommé Titus Sabinus ; voici comment Tacite raconte sa perte :

« L’année du consulat de Junius Silanus et de Silius Nerva fut souillée, en s’ouvrant, par l’emprisonnement d’un illustre chevalier romain, Titius Sabinus, victime de son amitié pour Germanicus. Il n’avait point cessé d’être fidèle à sa femme et à ses enfans, les visitant dans leur maison, les accompagnant en public, de tant de cliens le seul qui restât. Il était ainsi devenu cher aux gens de bien, et importun aux méchans. Latinius Latiaris, Porcius Caton, Petitius Rufus, M. Opsius, sortant de la préture et avides du consulat, entreprennent sa perte. On n’arrivait au consulat que par Séjan, et la bienveillance de Séjan ne s’obtenait que par le crime. Il fut convenu entre eux que Latiaris, qui avait avec Sabinus quelques relations, tendrait le piège, que les autres seraient témoins, qu’enfin ils intenteraient une accusation. Latiaris commença donc en laissant tomber devant Sabinus des paroles comme échappées au hasard. Bientôt il le loua de sa constance et de ce qu’ami d’une maison florissante, il ne l’avait pas, comme tant d’autres, abandonnée dans ses revers. En même temps il se répandait en discours à l’honneur de Germanicus et déplorait le sort d’Agrippine. Et comme le cœur des hommes est enclin à s’amollir dans la douleur, Sabinus pleura avec lui, et joignit ses plaintes aux siennes. Peu après, plus hardi, Latiaris attaque Séjan, sa cruauté, son arrogance, ses desseins ; dans ses insultes, il n’épargne pas même Tibère. Ces entretiens, comme s’ils s’étaient mis dans des pensées interdites, formèrent entre eux une étroite amitié. Déjà Sabinus recherchait lui-même Latiaris, allait chez lui, lui confiait ses douleurs comme à l’ami le plus sûr. Les hommes que j’ai nommés délibèrent alors sur le moyen de faire entendre ces discours à plusieurs. Il fallait conserver, au lieu de la réunion, l’apparence de la solitude. Cachés derrière les portes, ils craignaient d’être découverts par un regard, un bruit, un soupçon. Entre le toit et le plafond, retraite non moins honteuse que la fraude était détestable, se cachent les trois sénateurs ; ils approchent l’oreille des trous et des fentes. Cependant Latiaris ayant trouvé Sabinus dans la ville, et comme pour lui raconter des choses qu’il venait d’apprendre, l’amène dans sa maison, dans sa chambre, Là, il l’entretient (le sujet était riche) des maux passés, des maux présens ; il accumule de nouvelles alarmes. Sabinus se livre et d’autant plus que les douleurs, quand elles ont éclaté une fois, sont plus difficiles à réprimer. L’accusation est portée en toute hâte ; et les sénateurs, en écrivant à César, publient, avec leur artifice, leur propre déshonneur [1]. » Sabinus fut aussitôt condamné.

Je vais retrancher tout ce qu’il y a d’odieux dans l’époque, d’illustre dans la victime, de fameux dans les délateurs, de pathétique dans le récit. J’efface Tibère, Séjan, Sabinus, Latiaris, Tacite. Je me transporte dans un pays libre, sous un roi bon et sage. Je prends une affaire sans éclat, un accusé qui n’inspire aucun intérêt particulier, qui n’a point subi une condamnation capitale. Il ne me reste absolument qu’un homme en présence de la justice. Voici les faits :

Millard revient du Champ d’Asile. On peut le croire aigri, mécontent, violent, ennemi même, si l’on veut. On peut admettre ses désordres, sa mauvaise conduite privée, ses mauvais propos. On peut le regarder comme devant être l’objet de la surveillance de la police. Tout cela accordé, certes, ce n’est point encore un conspirateur. Il va le devenir.

Deux hommes se lient avec lui. Il les a rencontrés dans un estaminet. Ces hommes se disent d’anciens officiers. Leurs sentimens, leurs discours sont les mêmes que ceux de Millard. Ils boivent ensemble. Ils signent ensemble le serment de « mourir l’un pour l’autre et pour la vraie liberté sans royauté. » Millard est traduit en justice comme prévenu de complot contre le gouvernement du roi et l’ordre de successibilité au trône. Nul autre fait n’est allégué, que le serment dont je viens de parler. Nul autre témoin ne se présente que les deux hommes qui l’ont signé avec lui.

Que sont ces hommes ? Ils s’appellent Chignard et Vauversin. L’acte d’accusation de Millard les qualifie agens de police. L’avocat général, sans s’expliquer, ne s’oppose point à ce qu’ils soient pris pour tels. La cour elle-même les désigne ainsi en rendant un arrêt pour déclarer qu’elle recevra leur témoignage.

D’ailleurs ces hommes sont connus. Ils ne débutent point dans leur métier. Je lis dans le rapport de M. de Bastard à la cour des pairs sur le procès de Louvel :

« On assurait que le nommé Chignard avait dit le 7 mars : « Il y a encore trois Louvel ; nous n’avons qu’à mettre la main dessus, et dans dix jours, il n’y aura plus de Bourbons. » Le nommé Anversin [2], désigné comme ayant entendu ce propos, avait été appelé et allait être interrogé, lorsque l’on apprit que ces individus étaient tous deux agens de police, et que, cherchant, sans se connaître, à pénétrer réciproquement leur opinion, ils avaient, par un zèle mal entendu et dans l’intention répréhensible de s’exciter l’un l’autre, tenu chacun, des propos extrêmement condamnables en eux-mêmes, mais qui, dans cette circonstance, ne devaient mériter en aucune façon l’attention de la justice [3]. »


Voilà toute la conspiration que Millard a faite. Voilà les hommes qui la lui ont fait faire. Voilà les seuls témoins qui l’aient prouvée.

Ces hommes ont reparu avec d’autres dans l’affaire des troubles du mois de juin. Là aussi leur qualité et leurs actes ont été en évidence. On a même eu lieu de croire qu’ils dataient de loin dans leur profession, et que l’un d’entre eux avait fait son apprentissage sous le régime de la terreur.

Je poursuis l’histoire récente des agens de cette sorte. Les faits sont aussi variés que nombreux, et méritent d’être recueillis.

On n’a pas toujours, comme dans l’affaire Millard, accepté avec empressement la présence et la déposition de ces hommes. Dans le procès de Gravier et Bouton, les accusés ont voulu rejeter la responsabilité du crime sur le nommé Leydet, qui, disaient-ils, les y avait provoqués et presque conduits. Ils ont demandé qu’il parût devant la cour. Leydet n’a été ni amené, ni entendu.

A Toulouse, en juillet 1820, les nommés Picard et Escudé, dit Castelnau, proposent au sieur Blaignan, capitaine en demi-solde d’entrer dans un complot dont ils lui expliquent toute la contexture. Blaignan, révolté de leurs offres, en rend compte à l’autorité. Les provocateurs sont arrêtés et traduits en jugement. Ils font connaître leur qualité d’espions et l’allèguent comme leur seul moyen de défense. Mais le président des Assises, M. Dubernard, et les jurés, n’admettent point cette infâme excuse. Le 11 décembre dernier, Escudé est condamné à cinq ans de bannissement, comme coupable de proposition de complot non agréée. Les journaux ont rapporté, mais sans détails, l’affaire et le jugement [4].

Il faut qu’il soit connu, et qu’on essaie du moins de décourager, par cet exemple, les hommes qui font ailleurs le même métier.

Voilà donc les agens provocateurs légalement constatés en trois occasions différentes ; et tantôt on admet leur témoignage contre un accusé qui proteste, tantôt on le refuse à des accusés qui le demandent ; une fois ils sont condamnés, mais, par malheur, le fait se passe au fond d’un département.

J’ai honte moi-même de ce que je rapporte. Cependant il convient de s’y arrêter, et de rechercher tout ce que contiennent de tels faits.

Il me faut des espions, dit l’autorité ; comment puis-je préserver l’ordre public si j’ignore ce qui le menace ? comment le saurai-je si je n’emploie de tels hommes, à la découverte des projets criminels ?

Je ne conteste point. Le mal existe dans la société, et c’est contre le mal qu’est institué le pouvoir. Lui interdire toute relation avec les parties honteuses de la nature humaine, tout emploi du vice contre le crime, c’est méconnaître sa condition et la nôtre ; l’erreur, pour être généreuse, n’en serait pas moins fatale. Point de chimère, point d’utopie ; elles sont la ruine de la liberté comme de l’ordre. C’est le reproche banal adressé aux amis du bien que le titre de rêveurs. Qu’ils le repoussent ; qu’ils demeurent constamment dans le vrai ; qu’ils acceptent les choses humaines telles que la Providence les a voulues, imparfaites, mêlées, toujours impures en tendant toujours à s’épurer. Sur ce terrain seulement ils seront inattaquables, et pourront hardiment reprocher au pouvoir ses corruptions de luxe, ses gratuites iniquités.

Or, si l’espionnage est nécessaire, qui osera le dire de la provocation ? qui soutiendra que la nécessité de découvrir le crime donne le droit d’aller en chercher le germe au fond des cœurs, de le couver, de le faire éclore ? Le pouvoir s’arroge-t-il donc la mission de Satan ? Et la pauvre nature humaine n’est-elle sous sa main que pour avoir à se défendre de ses tentations ?

Mais de l’espionnage à la provocation, l’intervalle est court et le chemin glissant, à ce qu’on assure. Cela est vrai ; aussi les espions ont-ils à répondre de leur conduite à des fonctionnaires qui répondent de leur emploi. Quand l’autorité descend dans la boue, la responsabilité y descend avec elle. L’autorité ne peut être nulle part que la responsabilité ne la suive, toujours attachée à ses pas ; et plus l’usage de l’autorité a de périls, plus la responsabilité est impérieuse. Il serait trop étrange que la honteuse nature de certains services, de certains agens, affranchît le pouvoir de sa condition permanente, et frustrât la société de sa seule garantie.

Lors donc que les espions deviennent provocateurs, lorsqu’ils prennent l’initiative du crime, tendent des pièges devant les faibles, et cherchent une pâture à leur infâme habileté, le pouvoir qui s’en sert en répond, et c’est à lui qu’on en doit demander compte.

Que sera-ce si, après leur avoir laissé enfanter un crime qui peut-être n’eût jamais vu le jour sans eux, il les avoue et les produit devant les tribunaux comme témoins du crime qui sans eux ne pourrait être prouvé ?

Que sera-ce encore si, selon ses convenances ou celles de l’occasion, il les avoue ou les renie, les produit ou les cache, quoi que puissent dire et réclamer les accusés ?

Je sais où le pouvoir ainsi poussé cherche un rempart et un asile. Je sais qu’il se prévaut de la bassesse même de, ses agens pour se soustraire à la nécessité de défendre leurs actes. ―― Que voulez-vous ? dit-il ; j’ai besoin d’espions ; les espions sont de misérables ; pris eux-mêmes dans la lie de la société, c’est là qu’ils vivent, qu’ils traitent. Qu’y puis-je faire ? c’est un mal qu’il faut accepter avec ses conséquences. La responsabilité que vous m’imposez est impossible ; si elle pesait sur moi, je serais hors d’état d’agir.

Cela n’est pas vrai, et le pouvoir se trompe ou nous trompe quand il parle ainsi.

Le temps est passé, j’en conviens, où les agens provocateurs, d’un nom fameux, d’un rang élevé, exerçaient dans les conditions supérieures de la société leur art infernal. Il n’y a plus de Latiaris qui s’appliquent à perdre les Sabinus ; plus de Séjan qui donnent aux Latiaris le consulat pour récompense. Grâce aux progrès de la morale publique et de l’ordre social, la provocation a été dégradée ; c’est un vil métier pratiqué par de vils espions, et qui s’adresse à des malheureux obscurs. Mais le pouvoir ne gagne, à ce nouvel état de choses, nul privilège, nulle exemption de responsabilité.

Et d’abord je voudrais savoir comment l’obscurité peut être un titre à la ruine, et la bassesse à l’impunité. Qui a reçu le droit d’aller poursuivre et faire naître dans les classes inférieures ces crimes qu’on n’ose plus provoquer dans les conditions élevées ? Ces expériences, pour être tentées in anima vili, sont-elles moins funestes et moins coupables ? Qu’a fait ce peuple pour être ainsi la matière de si perfides tentations ? On redoute les dispositions des masses ; elles exercent aujourd’hui, dans les mouvements de l’ordre politique, une plus grande influence. Mais est-ce donc par des projets individuels, par des tentatives obscures et isolées, que procède l’action des masses ? Elles se soulèvent quelquefois et se livrent aux plus furieux excès. Rarement elles ont conspiré. Les complots s’ourdissent dans une autre sphère. Ils exigent des existences plus grandes et des combinaisons plus savantes. Je comprends Tibère craignant Agrippine, et employant des sénateurs pour provoquer les amis de Germanicus. Mais le pouvoir poussant à la conspiration quelques malheureux sans nom, sans crédit, qui vivent dans les cabarets et se laissent induire, par un verre de vin, à risquer leur tête pour renverser l’état, en vérité c’est avilir la provocation elle-même, c’est prodiguer le crime sans mesure et hors de saison.

Et ces espions si obscurs eux-mêmes, qu’il faut empêcher de devenir provocateurs, s’agit-il de les surveiller individuellement, partout, dans toutes leurs démarches, d’attacher d’autres espions à leurs pas ? Non ; c’est par d’autres voies et à moins de frais que le but peut être atteint. Que l’autorité n’ait pas besoin de chercher, dans les condamnations judiciaires, la force perdue par une mauvaise politique ; que les complots lui soient inutiles, les provocations seront bientôt supprimées. Un bon médecin sait l’hygiène, et en entretenant la santé, il se dispense de recourir aux remèdes violents. Les gouvernemens sont tenus de savoir l’hygiène du corps social ; leur institution n’a pas d’autre fin ; et c’est quand ils ne la savent pas qu’ils sont contraints de convertir l’espionnage en provocation, le mécontentement en complot, la justice en politique.

Je retrouve donc toujours la même cause produisant le même mal, et le même mal révélant la même cause. Conspirations fréquentes, faits généraux, agens provocateurs, tout atteste l’envahissement de la justice par la politique, et l’envahissement de la justice par la politique atteste partout l’égarement de la politique elle-même. Sans cesse ramené a ce triste résultat, je veux le poursuivre encore. Pour que la nécessité de la guérison soit évidente, il faut que le mal soit connu par tous ses symptômes et dans tous ses effets.

  1. Tac., Annal., L.4., c.68.
  2. Les journaux l’ont appelé depuis Vauversin ; mais, on ne conteste point que ce soit le même individu.
  3. Rapport fait à la Cour des Pairs dans le procès suivi contre Louis-Pierre Louvel ; par le comte de Bastard pair de France ; no. 237, page 368.
  4. Voyez à la fin les Pièces justificatives de cette affaire. (Note de la troisième édition, 1821)