Des bienfaits, livre IV
Traduction par Joseph Baillard.
Œuvres complètes de Sénèque le PhilosopheHachettevolume 1 (p. 399-427).
LIVRE IV.

I. De tous les points que nous avons traités, Æbutius Liberalis, aucun peut-être ne semblera aussi essentiel, ou méritant, comme dit Salluste, un plus grand soin d’exposition, que celui qui vient sous ma plume : l’acte qui opère le bienfait, et la gratitude qui paye de retour sont-ils par eux-mêmes choses désirables ?

Il se trouve des hommes qui ont pour l’honnête un culte intéressé : la vertu gratuite ne saurait leur plaire, la vertu, qui n’a plus rien en soi de magnifique, dès qu’elle a quelque chose de vénal ! Quoi de plus honteux en effet que de supputer à quel taux on se ferait homme de bien ? Il n’est pour la vertu ni gain qui séduise, ni perte qui décourage : elle est si loin d’employer la corruption des promesses et de l’espérance, qu’elle exige au contraire que pour elle on se sacrifie, elle qui souvent se donne en tributs volontaires. C’est en foulant aux pieds nos intérêts qu’il faut marcher à elle, n’importe où elle nous appelle, où elle nous envoie, sans égard pour notre fortune ; au besoin même, ne soyons pas avares de notre sang pour la suivre, et que jamais ses ordres ne soient discutés par nous.

« Que gagnerai-je, dira-t-on, à faire tel acte de courage, de reconnaissance ? » La conscience de l’avoir fait. On ne te promet rien au delà ; s’il t’en advient par suite quelque avantage, compte-le comme une gratification du hasard. L’honnête porte son salaire en lui-même. Si l’honnête est en soi désirable, et si le bienfait est chose honnête, sa condition ne sera pas autre, dès que sa nature est identique. Or que par lui-même l’honnête soit désirable, c’est ce qu’on a mainte fois et amplement prouvé.

II. Ici nous avons à combattre les épicuriens, voluptueux qui vivent à l’ombre de leurs jardins, philosophes de table chez qui la vertu n’est que le ministre des voluptés. Elle leur obéit, elle les sert, elle les voit au-dessus d’elle. « Il n’est, disent-ils, point de volupté sans vertu. » Pourquoi vient-elle avant la vertu ? Ne crois pas qu’il y ait là simple dispute de rang : le principe tout entier et son autorité sont en cause. Ce n’est plus la vertu, si elle se résigne à suivre. Le premier rôle lui appartient : à elle à conduire, à commander, à se tenir au poste le plus élevé ; et vous voulez qu’elle prenne le mot d’ordre ! « Mais, répliquent-ils, que vous importe ? Comme vous je nie que le bonheur puisse exister sans la vertu. Cette même volupté, dont je me fais le suivant et l’esclave, sans la vertu je la réprouve et la condamne. Rien qu’un point nous divise : la vertu contribue-t-elle au souverain bien, ou est-elle le souverain bien lui-même ? » Quand le problème se réduirait là, n’y voyez-vous donc qu’une transposition d’étiquette ? Non, c’est une confusion réelle, un aveuglement manifeste que de placer en tête ce qui doit marcher en dernier. Je m’indigne, non pas que la vertu soit mise après la volupté, mais qu’on les associe le moins du monde. Cette volupté qu’elle méprise, elle en est l’ennemie, se cabre devant-elle et fuit au plus loin, et s’apprivoise mieux au travail, à la douleur, dignes épreuves de l’homme, qu’à ce vil bien efféminé.

III. Cette digression, cher Libéralis, était nécessaire, parce que les bienfaits, dont nous traitons maintenant, étant des actes de vertu, il est ignominieux d’avoir, quand on donne, tout autre but que de donner. Si l’on donnait dans l’espoir de recouvrer, ce serait aux plus opulents, non aux plus dignes ; or nous voyons au riche insolent préférer le pauvre. Ce n’est plus être bienfaisant que d’avoir égard à la fortune. D’ailleurs si, pour servir les hommes, nous n’avions de mobile que l’intérêt, nul ne devrait faire moins de largesses que ceux qui ont le plus de facilités pour en faire, comme les riches, les grands, les rois qui n’ont pas besoin qu’on les assiste. Tout ce que nous prodigue, la nuit comme le jour, l’intarissable bonté des dieux, ne nous arriverait plus ; car leur nature leur suffit pour toutes choses, leur garantit la plénitude du bonheur, la sécurité, l’inviolabilité. Ils ne feraient donc de bien à personne, si l’on ne considérait, pour en faire, que soi et son propre avantage. Je n’appelle point libéralité, j’appelle usure cette circonspection qui cherche, au lieu des plus honorables placements, les prêts les plus lucratifs et les rentrées les plus faciles. Comme les dieux sont loin de faire un pareil calcul, la libéralité est une de leurs vertus. Car si la bienfaisance avait pour unique motif son avantage, Dieu n’ayant nul avantage à espérer de nous, nul motif pour lui de nous faire du bien.

IV. Je sais ce qu’ici l’on va me répondre : « Dieu en effet ne nous fait aucun bien : tranquille et ne songeant point à nous, détournant sa face de ce monde, il s’occupe d’autre chose ou, ce qui semble à Épicure la plus haute félicité, ne s’occupe de rien ; et les hommages non plus que les injures ne le touchent. »

Celui qui parle ainsi n’entend donc pas la voix de nos prières1 et ces vœux qu’élèvent de toutes parts, les mains tendues vers le ciel, les hommes dans leurs foyers, les nations dans leurs temples. Pareille chose certes ne se verrait pas, et les mortels ne se seraient point accordés dans l’unanime délire d’implorer des divinités sourdes et des cieux impuissants, s’ils n’avaient reconnu des bienfaits venus d’en haut qui tantôt préviennent, tantôt suivent leurs prières, bienfaits dont l’à-propos égale la grandeur, dont l’intervention dissipe les plus terribles menaces. Eh ! quel est l’être assez misérable, assez rebuté des hommes ou du sort et tellement né pour la souffrance, qu’il n’ait rien éprouvé de la munificence divine ? Regarde autour de toi : ceux mêmes qui vont pleurant leur destinée et ne savent que gémir, vois s’ils sont tout à fait exclus des faveurs célestes, s’il en est un seul vers lequel ne se soient détournées quelques gouttes de cette inépuisable source. Est-ce donc peu que ces faveurs distribuées également à tous ceux qui naissent ? Et pour ne pas parler des biens qui plus tard nous sont dispensés à dose inégale, la nature a-t-elle donné peu en se donnant elle-même ?

V. Dieu ne fait aucun bien aux hommes ! D’où vient donc ce que tu possèdes2, Ce que tu donnes, ce que tu refuses, ce que tu entasses, ce que tu ravis ? D’où viennent ces enchantements sans nombre créés pour tes yeux, pour ton oreille, pour ta pensée ? Et cette profusion de richesses où ton luxe même trouve ses éléments ? Car ce n’est pas à nos besoins seulement qu’on a songé : on nous aime jusqu’à soigner notre superflu. Et tous ces arbres si diversifiés par leurs fruits, tous ces végétaux salutaires, toutes ces variétés d’aliments, répartis sur, l’année entière3, au point qu’à l’oisif même le hasard offre ici-bas sa subsistance ; et ces animaux de tous genres naissant sur la terre ferme ou au sein des eaux, ou dispersés dans les champs de l’air, pour que chaque élément nous apporte son tribut ; ces fleuves aux mille détours, riantes ceintures de nos campagnes, dont les uns, larges et navigables, sont faits pour prêter aux relations des peuples des chemins qui marchent[1], qui courent ; dont quelques autres, aux jours marqués, s’en viennent, avec leurs crues merveilleuses, rafraîchir de leur subite irrigation un sol sur lequel pèse le ciel dévorant des étés ; et ces sources médicinales si abondantes ; et ces torrents d’eaux chaudes qu’on voit jaillir jusque sur nos rivages ?

Et toi, Laris, et toi, Benacus, quand ton onde
S’élève en frémissant comme une mer qui gronde[2].

VI. Si quelqu’un t’eût fait don de quelques arpents, tu appellerais cela un bienfait, et ces espaces sans bornes que la terre ouvre au loin devant toi, ce n’est pas là un bienfait, dis-tu ? Que l’on te donne une somme d’argent, que l’on remplisse ton coffre-fort, action à tes yeux vraiment grande, tu appelleras cela un bienfait ; et tant de métaux mis à ta portée, tant de fleuves sortis de la terre et charriant l’or pur à sa surface[3] ; cet argent, cet airain, ce fer ensevelis dans toute contrée par énormes masses, la faculté de les découvrir que Dieu t’a donnée, les signes qu’il a disposés à la superficie du sol pour te révéler ces trésors, toutes ces choses ne sont pas des bienfaits pour toi ? Que l’on te donne une maison où brillera quelque peu de marbre, et dont le plafond plus riche que d’autres sera parsemé d’or ou de peintures, ce présent ne te semblera pas médiocre ; et l’immense domicile construit pour toi, sans nul risque ni d’incendie, ni d’écroulement, où tu contemples non de frêles placages, plus minces même que la lame qui les divise, mais des blocs massifs des pierres les plus précieuses, des masses énormes de telle substance si variée, si bien nuancée, dont le moindre fragment te frappe d’admiration ; ce domicile dont la voûte, resplendissante pendant le jour, s’éclaire la nuit de nouveaux feux ne serait pas pour toi un bienfait ? Toi qui mets tant de prix à ce que tu possèdes, ingrat que tu es, tu prétends ne le devoir à personne ! De qui te vient cet air que tu respires ; cette lumière qui te permet de distribuer et de régler les actes de ton existence ; ce sang, dont le cours entretient chez toi la chaleur et la vie ; ces exquises saveurs qui provoquent ton palais4 quand déjà l’appétit n’est plus ; ces stimulants, qui réveillent tes sens fatigués de jouir ; ce calme où tu croupis et où tes jours se flétrissent ? Si peu que tu aies de reconnaissance, ne diras-tu pas :

  C’est un dieu qui m’a fait ce loisir :
Il sera toujours dieu pour moi ; j’irai choisir,
Bien souvent, pour l’autel où je lui sacrifie,
Un des tendres agneaux de notre bergerie.
Grâce à lui, mes troupeaux errent comme tu vois,
Et ma flûte à mon gré s’anime sous mes doigts[4].

Oui, c’est à un dieu que nous devons, non pas quelques génisses, mais ces troupeaux de toute race qu’il a semés sur le globe entier où, errants de toutes parts, ils trouvent leur pâture préparée par lui, et les pacages de l’été qui viennent après ceux de l’hiver ; nous lui devons non pas seulement d’enfler un chalumeau et de moduler des airs informes et rustiques, bien que non sans charme et soumis à une certaine harmonie, mais tous ces secrets de l’art, toute cette diversité de voix, tous ces sons partis et de la bouche humaine et des instruments pour former des accords dont l’idée nous fut inspirée par lui. Car ce n’est pas à nous que nos découvertes doivent s’attribuer, pas plus que la croissance de nos corps et les fonctions de nos organes correspondantes à des périodes fixes, et la chute des dents de l’enfance, et l’époque où, adulte déjà, l’homme pubère entre dans l’âge de la force, et cette dernière dent qui pose sa limite au développement de la jeunesse. Tous les âges de la vie, ainsi que tous les arts, existent en germe chez l’homme ; et c’est notre maître, c’est Dieu qui fait sortir de principes cachés toutes nos aptitudes5. VII. « C’est de la nature, dis-tu, que me vient tout cela. » Ne vois-tu pas que ce mot de nature n’est qu’un autre nom que tu donnes à Dieu ? Qu’est-elle cette nature, sinon Dieu[5], sinon la raison divine incorporée à l’univers et à ses diverses parties ?Tu peux, si tu le veux, appliquer à l’auteur des choses toute autre désignation. Tu le nommeras aussi dignement Jupiter souverainement bon et souverainement puissant, Jupiter tonnant, Jupiter stator, non, comme disent les historiens, pour avoir, selon le vœu de Romulus, arrêté son armée en fuite ; mais c’est parce que sa tutelle bienfaisante donne au grand tout la stabilité, qu’il est stator et stabilitor. Que tu l’appelles destin, tu ne te tromperas encore pas : car le destin n’étant que l’enchaînement et la complication des causes, il est, lui, la cause universelle et première, de laquelle dérivent toutes les autres. Quelques noms que tu choisisses, ils lui seront propres et convenables6, s’ils offrent quelque idée dé l’action et de l’influence d’un pouvoir céleste. Ses dénominations peuvent être aussi multipliées que le sont ses bienfaits.

VIII. C’est en lui que nos stoïciens voient Bacchus-pater, Hercule, Mercure. Bacchus-pater, parce qu’il est père de tous les hommes et qu’il a institué le premier cette faculté génératrice qui veille à conserver le monde par la volupté ; Hercule, parce que sa force est invaincue, et qu’après que ses travaux l’auront lassée, elle s’évaporera dans les flammes ; Mercure, parce qu’en lui est la raison, le nombre, l’ordre, la science7. Tu ne saurais tourner les yeux ni faire un pas sans le trouver devant toi : rien n’est vide de lui8 : il remplit de sa présence toute la création.

Tu ne gagnes donc rien, ô le plus ingrat des mortels ! à nier ta dette envers Dieu pour l’attribuer à la nature, puisque sans Dieu point de nature et sans nature point de Dieu ; puisque tous deux sont même chose et n’ont pas de rôles séparés.

Si tu avais reçu quelque chose de Sénèque, tu te dirais redevable à Annæus ou bien à Lucius : ce ne serait pas une substitution de créancier, mais de nom ; car que tu cites le prénom, le nom ou le surnom, l’identité subsistera. C’est ainsi que tu appelles Dieu, la nature, le destin, la fortune, toutes désignations du même être usant diversement de sa puissance. De même la justice, la probité, la prudence, le courage, la frugalité sont les trésors d’une même âme : que l’une d’elles te séduise, c’est cette âme qui te séduit.

IX. Mais de peur que la discussion ne dévie et ne change d’objet, je le répète, Dieu nous prodigue d’innombrables et immenses bienfaits, sans espoir de retour, puisqu’il n’a nul besoin des nôtres et que nous ne saurions lui en rendre aucun. La bienfaisance donc est par elle-même chose désirable. L’utilité de l’obligé est son seul but : rapprochons-nous-en et laissons de côté nos propres avantages. «Vous conseillez, me dira-t-on, de choisir avec soin qui l’on veut obliger, attendu que l’agriculteur ne confie pas de semence à un sable stérile. Or, si vous parlez juste, c’est votre intérêt que vous suivez en faisant le bien, ainsi que l’homme qui laboure et qui sème ; et vraiment, semer n’est pas chose désirable en soi. Outre cela, vous cherchez à qui vous donnerez, ce qu’il ne faudrait pas faire, si par elle-même la bienfaisance était désirable ; car enfin, n’importe en quel lieu et de quelle manière elle s’exercerait, elle serait toujours bienfaisance. » Je réponds que nous ne pratiquons l’honnête pour aucun autre motif que pour lui-même. Cependant, quoique tel doive être notre unique but, nous examinons ce que nous voulons faire, quand et comment nous le ferons : car tout cela constitue le bienfait. Quand donc je choisis l’homme qui doit le recevoir, c’est que je veux que le bienfait soit réel, parce que si je donne à un infâme, il n’y a plus là ni acte honnête, ni bienfait.

X. Restituer un dépôt est en soi une chose qu’on doit désirer de faire : je ne le rendrai pas toujours, ni en tout lieu, ni en tout temps. Souvent il n’y a pas de différence entre nier et rendre publiquement. Je consulterai les intérêts du déposant ; et si la restitution doit lui nuire, je refuserai. De même, en matière de bienfaits, je verrai quand, à qui, comment, pourquoi je veux donner. Rien en effet ne doit se faire sans l’aveu de la raison ; il n’y a de bienfaits que ceux que la raison avoue, parce qu’elle est toujours compagne de l’honnête.

Que d’hommes n’entendons-nous pas se reprocher leur don irréfléchi et dire : « J’aimerais mieux l’avoir perdu, que d’avoir donné à cet homme ! » La plus humiliante façon de perdre, c’est de donner inconsidérément ; et il est cent fois plus triste de mal placer ses largesses que de ne pas les recouvrer. Car c’est la faute d’autrui si on ne nous rend point ; si nous choisissons mal, c’est la nôtre. Pour choisir, je ne m’arrêterai à rien moins qu’à ce que tu penses, je veux dire à l’homme qui doit rendre. Je préférerai la reconnaissance à la restitution. Souvent, sans jamais rendre, on est reconnaissant, tout comme ingrat, après avoir rendu. C’est sur le cœur que portera mon estimation. Ainsi je laisserai le riche non méritant, pour donner au pauvre homme de bien. Car ce dernier montrera sa gratitude au sein de l’extrême misère et, tout lui manquant, son cœur lui restera. Ce n’est ni profit, ni plaisir, ni gloire que j’attends de mon bienfait. Content de plaire à celui-là seul que j’oblige, je donnerai pour remplir un devoir. Or tout devoir implique un choix : quel sera-t-il ? Tu veux le savoir ?

XI. Il tombera sur l’homme intègre, candide, qui se souvient et qui le prouve, qui respecte le bien d’autrui, qui n’est pas attaché au sien en avare, qui a bon cœur. Et après que je l’aurai choisi, si la Fortune lui refuse tout moyen de s’acquitter, je n’en aurai pas moins atteint mon but. Si l’intérêt, si de sordides calculs me font généreux, si je ne suis serviable qu’afin d’être servi, je ne ferai rien pour l’homme qui va voyager au loin en divers pays, rien pour celui dont l’absence sera sans retour, rien pour le malade désespéré, ni si moi-même je me vois mourant, car alors je n’ai plus le temps de recouvrer mes avances. Et pourtant, ce qui prouve que la bienfaisance est chose désirable pour elle-même, l’étranger brusquement poussé dans nos ports et qui doit partir tout à l’heure, se voit assisté par nous. A l’inconnu, au naufragé, le bâtiment qui le ramènera chez lui est offert tout équipé. Il nous quitte, sans presque connaître l'auteur de son salut, sans que nos yeux doivent le revoir jamais ; il nous délègue les dieux pour garants de sa dette, il les charge de sa reconnaissance et nous laisse satisfaits par la seule conscience d’un service désintéressé9.

Et lorsque, arrivés aux limites de la vie, nous rédigeons nos volontés dernières, que faisons-nous qu’une répartition de bienfaits dont nous ne tirerons aucun fruit ? Que de temps nous mettons à combiner dans le secret de notre âme combien et à qui nous donnerons, quand nul ne nous rendra ! Or jamais nos dons ne sont plus circonspects, jamais nos délibérations plus soucieuses que le jour où nos intérêts s’évanouissant, l’honnête seul apparaît devant nous, mauvais juges du devoir tant que l’image en est altérée par l’espoir et la crainte et par le plus lâche de tous les vices, la volupté. Sitôt que la mort nous vient isoler de tout, et nous appelle à prononcer une incorruptible sentence, nous cherchons les plus dignes pour leur transmettre nos biens, nous n’apportons à aucun acte un soin plus religieux qu’à celui dont les clauses ne nous concernent plus[6].

XII. Et certes alors quelle vive satisfaction de se dire : « Voilà un homme que je ferai plus riche : sa dignité recevra de cet accroissement de biens un nouveau relief. » Si l’on ne donnait que pour recevoir, il faudrait mourir intestat, « Vous appelez, dit-on, le bienfait une créance non remboursable : or une créance n’est pas chose par elle-même désirable. » Si nous parlons de créance, c’est au figuré et par métaphore. De même nous disons que la loi est la règle du juste et de l’injuste, ce qui ne fait pas qu’une règle soit désirable par elle-même.Nous sommes réduits à user de ces mots pour mieux faire entendre les choses. Quand je dis créance, on comprend une quasi créance. Veut-on savoir plus ? j’ajoute non remboursable, parce que toute vraie créance peut ou doit être remboursée. Il est si vrai que le bien ne doit pas se faire dans des vues d’intérêt, que souvent, comme je l’ai dit, nous devons le faire à nos dommages et périls. Ainsi je défends le voyageur entouré de brigands lorsque je pourrais passer mon chemin sans risque ; ainsi je soutiens l’innocent qui succombe sous l’accusateur en crédit, et je détourne sur moi les attaques d’une puissante cabale : le sombre costume dont je le débarrasse, je m’expose à le prendre à mon tour en face des mêmes adversaires, moi qui pouvais me ranger à l’écart, et contempler avec sécurité des débats qui ne me touchaient point. Ainsi je cautionne un condamné ; je fais tomber l’écriteau fatal cloué aux propriétés d’un ami, et je m’oblige envers ses créanciers ; ainsi, pour délivrer un proscrit, j’affronte moi-même la proscription. Quiconque veut acheter une maison à Tusculum ou à Tibur, afin de jouir d’un air salubre et d’une retraite d’été, ne dispute guère sur le revenu : l’a-t-il achetée, il faut l’entretenir. La bienfaisance n’a pas d’autre calcul ; tu me demandes ce qu’elle rapporte ? Je réponds : une bonne conscience. Ce qu’elle rapporte ? Dis-moi à ton tour ce que rapportent la justice, l’innocence du cœur, la grandeur d’âme,la chasteté,la tempérance ? Si tu cherches autre chose au delà d’elles-mêmes, ce n’est pas elles que tu cherches.

XIII. Que gagnent les cieux à accomplir leurs révolutions, et le soleil, à prolonger, à raccourcir les jours ? Tous ces phénomènes sont autant de bienfaits, car ils s’opèrent pour notre utilité. De même que les cieux ont pour tâche d’entretenir la rotation des sphères ; le soleil, de changer tous les jours le lieu de son lever et de son coucher, et de nous verser gratuitement ses faveurs salutaires ; ainsi l’homme, entre autres devoirs, doit pratiquer la bienfaisance. Pourquoi donne-t-il ? Pour ne pas manquer de donner, pour ne pas perdre l’occasion d’une bonne œuvre. Chez vous[7] le plaisir consiste à efféminer vos organes dans une léthargique indolence, à vous procurer cette absence de soucis qui est le sommeil de l’âme, à vivre cachés sous d’épais ombrages, dans cette mollesse de pensées que vous appelez le calme et qui chatouille à peine l’engourdissement d’un cœur affadi, à ne pas sortir du mystère de vos jardins où vous engraissez de boissons et de mets vos corps pâlis d’inaction ; notre plaisir à nous est de rendre des services, même pénibles, pourvu qu’ils soulagent les peines des autres ; même périlleux, pourvu qu’ils tirent leurs personnes du péril ; même onéreux à notre fortune, pourvu qu’ils allègent le joug de la détresse et du besoin. Que m’importe que mes bienfaits me rentrent ? Une fois rentrés[8], ne faut-il pas qu’ils sortent de nouveau ? Le bienfait envisage l’utilité de qui le reçoit, non la nôtre : sans quoi, c’est nous que nous obligerions. Voilà pourquoi tant de choses, éminemment utiles à autrui, perdent leur mérite en se faisant payer. Le commerçant est utile aux cités, le médecin aux malades, le marchand d’esclaves aux esclaves qu’il vend ; mais, comme tous ces hommes font l’affaire d’autrui dans leur intérêt, ils n’obligent pas ceux qu’ils servent.

XIV. Il n’y a plus bienfait quand c’est au gain qu’on sacrifie. Je donnerai ceci, on me rendra cela : véritable encan. Je n’appelle point chaste la femme qui repousse un amant pour mieux l’enflammer, ni celle qui craint la loi ou son mari. Car, selon le mot d’Ovide :

En disant non, par peur, elle a vraiment dit oui[9].

C’est avec raison qu’on met au nombre des coupables celle qui n'a de vertu que par crainte et non par conscience ; de même qui n’a donné que pour recevoir n’a point donné. Suis-je donc le bienfaiteur de l’animal que je nourris pour m’en servir ou pour le manger ? Suis-je le bienfaiteur de l’arbuste que je cultive pour que la sécheresse ou la dureté d’un sol non remué ne le fassent point pâtir ? Ce n’est jamais par bienveillance et par équité qu’on va travailler à son champ, non plus qu’à aucune chose dont le fruit est autre qu’elle-même. On est amené à exercer la bienfaisance non point par une pensée cupide ou sordide, mais par esprit d’humanité, de générosité, par le désir de donner encore après avoir donné, d’ajouter aux anciens services des services récents qui les renouvellent, sans se rien proposer que le plus grand bien possible de ceux qu’on oblige : hors de là, c’est chose mesquine, sans honneur, sans gloire, d’être utile parce que cela profite. Quelle noblesse y a-t-il à s’aimer soi-même, à épargner, à acquérir pour soi ? Tous ces calculs, la vraie passion de la bienfaisance nous en détourne : elle nous entraîne impérieusement aux plus grands sacrifices et laisse là tout intérêt, trop heureuse de ses seules bonnes œuvres.

XV. N’est-il pas hors de doute que l’injure est le contraire du bienfait ? Or, de même que faire l’injure est en soi une chose qu’il faut éviter et craindre, le bienfait en est une dont la pratique est par elle-même désirable. Pour empêcher l’une, la honte prévaut sur toutes les récompenses qui poussent au crime ; ce qui invite à l’autre, c’est l’image de l’honnête, assez entraînante à elle seule. Non, je ne mentirai pas si je dis que tout mortel aime le bien qu’il a fait, que par une disposition naturelle il voit avec un plaisir plus vif l’homme qu’il a comblé de ses grâces, et qu’un motif pour lui d’obliger derechef, c’est d’avoir obligé une fois, ce qui n’arriverait pas, si les bienfaits par eux-mêmes n’avaient pour leur auteur un grand charme. Que de fois n’entends-tu pas dire : « Je n’ai pas le courage d’abandonner un homme à qui j’ai sauvé la vie, que j’ai arraché au péril. Il me prie de plaider sa cause contre d’influents personnages. J’y répugne : mais que faire ? Je l’ai assisté dans tant d’occasions ! » N’est-il pas clair que la générosité porte en soi je ne sais quelle puissance secrète qui nous force à la perpétuer, d’abord par l’ascendant du devoir, puis par l’impulsion d’un premier bienfait ? Tel qui, dans le principe, n’avait nul droit à notre obligeance, l’obtient par cela seul qu’il l’a déjà obtenue. Et nous sommes si loin d’avoir ici pour mobile l’intérêt, que nous continuons nos soins et notre affection aux œuvres même les plus stériles, parce que nos bienfaits seuls nous y attachent : ces bienfaits fussent-ils malheureusement placés, on a pour eux la même indulgence qu’un père pour ses enfants contrefaits10.

XVI. Nos mêmes adversaires avouent que, pour eux, ils payent de retour non en vue de l’honnête, mais parce que cela est utile. Autre mensonge dont nous les convaincrons avec moins de peine que du premier, car les arguments qui ont démontré que la bienfaisance est désirable par elle-même s’appliqueront aussi à la reconnaissance.

Il est bien établi, et nos preuves ultérieures découlent de là, que l’honnête ne se pratique par nul autre motif que parce qu’il est l’honnête. Qui donc osera contester que la reconnaissance soit une chose honnête ? Qui ne déteste l’ingrat, nuisible à tous, comme à lui-même ? Eh quoi ! si l’on te parle d’un homme qui aux plus grands bienfaits d’un ami répond par l’ingratitude, qu’éprouves-tu ? Ne vois-tu là, au lieu d’un acte infâme, que l’omission d’une chose qui eût pu lui être utile et profitable ? Je m’assure que dans ta pensée c’est un méchant homme, qui a plus besoin de châtiment que de curateur ; et cette pensée, tu ne l’aurais pas, si la gratitude n’était par elle-même désirable et honnête.

D’autres vertus peut-être ont leur mérite moins en dehors, et pour y reconnaître l’honnête on a besoin de les interpréter : celle-ci se montre sans voile, trop belle pour ne reluire que d’un faible et douteux éclat. Est-il rien d’aussi louable, et qui parle aussi également au cœur de tous les hommes que cette vertu qui répond aux bienfaits par la reconnaissance ?

XVII. Quel motif, dis-moi, nous y porte ? L’appât du gain ? Qui ne le méprise point est ingrat. La vanité ? Peut-on tirer gloire d’avoir payé ce qu’on devait ? La crainte ? Elle est nulle chez l’ingrat. Son crime est le seul contre lequel on n’ait pas fait de loi ; la nature semblait l’avoir suffisamment prévenu. Comme aucune loi ne prescrit l’amour filial, la tendresse paternelle, puisqu’il est superflu qu’on nous pousse où nous allons spontanément ; comme il n’est besoin d’exhorter personne à cet amour de soi que l’on contracte tout en naissant, ainsi l’amour pur de l’honnête peut se passer de mobiles étrangers. L’honnête plaît par sa propre nature ; et tel est l’ascendant de la vertu, qu’il est dans le cœur même des méchants d’approuver le bien qu’ils ne font pas. En est-il un qui ne veuille paraître bienfaisant ; qui au sein du crime et de l’iniquité n’ambitionne de passer pour bon ; qui ne colore ses actes les plus tyranniques d’un certain vernis de justice ; et qui ne se donnerait même, s’il osait, pour protecteur de ceux qu’il a lésés ? Aussi souffrent-ils avec complaisance les remercîments de leurs victimes, d’autant plus jaloux qu’on les croie humains et généreux, qu’ils sont moins capables de l’être. Ils ne joueraient pas ce rôle, n’était cet amour de l’honnête qui, désirable pour lui-même, les fait courir après un renom que dément leur conduite et déguiser une perversité dont on aime le fruit, mais qui elle-même fait honte et horreur ; car nul mortel n’a renoncé aux lois de sa nature et dépouillé l’homme jusqu’à se faire méchant pour le plaisir de l’être11. Demande en effet à quelqu’un de ces hommes de rapine, si, ce qu’il doit aux brigandages et aux vols, il ne préférerait pas l’obtenir légitimement. Celui qui fait métier de détrousser et d’assassiner les passants aimerait bien mieux trouver ce qu’il ravit. Tu n’en verras pas un qui ne préfère jouir des profits de l’iniquité sans la commettre. Grâces soient rendues mille fois à la nature pour avoir voulu surtout que la vertu pénétrât d’avance toutes les âmes de sa lumière : ceux même qui ne la suivent plus la voient encore.

XVIII. Une preuve que le sentiment de la reconnaissance est désirable par lui-même, c’est que par elle-même l’ingratitude est une chose à fuir ; car rien ne brise et ne dissout les liens de la communauté humaine comme le fait ce vice. Notre sûreté en effet a-t-elle d’autre base qu’un échange mutuel de services ? Notre unique ressource en cette vie, notre seul rempart contre les attaques imprévues, repose sur ce commerce de bienfaits. Suppose l’homme isolé : qu’est-il ? La proie des bêtes sauvages, la victime la plus désarmée, le sang le plus facile à verser. Les autres animaux sont assez forts pour se protéger eux-mêmes : chez eux les races vagabondes, et qui doivent vivre solitaires, naissent toutes armées. L’homme n’est environné que de faiblesse12: il n’a ni la puissance des ongles ni celle des dents pour se faire redouter ; nu, sans défense, l’association est son bouclier. Dieu lui a donné deux choses qui d’un être précaire l’ont rendu le plus fort de tous : la raison et la sociabilité13. Il n’eût été l’égal d’aucun dans l’état d’isolement, et le voilà maître du monde. La société le constitue dominateur de tout ce qui respire ; né pour la terre, la société le fait passer en souverain sur un élément qui n’est pas le sien et lui livre par surcroît l’empire des mers. Elle écarte de lui l’invasion des maladies, prépare de loin des appuis à sa vieillesse, apporte des soulagements à ses douleurs ; elle nous rend courageux, car elle nous permet d’en appeler contre la Fortune. Détruis la société, et l’unité de l’espèce humaine, par laquelle subsistent les individus, se rompra. Or on la détruit, si l’on veut que l’ingratitude ne soit pas abhorrée pour elle-même, mais, pour d’autres périls qu’elle court. Que d’hommes en effet peuvent être ingrats impunément ? En un mot j’appelle ingrat, quiconque, n’est reconnaissant que par crainte.

XIX. Nul homme sensé n’a peur des dieux. Car c’est folie de craindre des êtres qui ne peuvent que le bien ; et jamais on n’aime ceux que l’on redoute. Toi, Épicure, tu fais pis : tu désarmes la divinité, tu lui enlèves tous ses traits, toute sa puissance ; et pour qu’elle n’effraye plus personne, tu la relègues hors de tout mouvement[10]. Ainsi confinée comme dans une immense et impénétrable enceinte, bien loin de l’approche et de la vue des mortels, elle n’a plus rien d’imposant pour toi : tous moyens de servir comme de nuire lui manquent. Au centre de l’espace qui s’étend de ce ciel à l’autre, vide d’animaux, d’hommes et de choses, elle gît là délaissée, heureuse d’esquiver la chute des mondes qui s’écroulent autour et au-dessus d’elle, elle n’entend pas nos vœux, elle n’a de nous nul souci. Et tu affectes de l’honorer comme un père, apparemment par reconnaissance ; autrement, si tu ne veux point paraître reconnaissant, vu que tu ne tiens d’elle nul bienfait, et que tes atomes, tes fameux corpuscules se sont au hasard et sans dessein agglomérés pour te produire, pourquoi l’honores-tu ? À cause, dis-tu, de sa sublime majesté, de sa nature incomparable. Je le veux bien ; mais enfin tu le fais sans qu’aucun espoir ni salaire t’y engagent. Il y a donc quelque chose qui en soi-même est désirable, qui t’entraîne par sa propre beauté : ce quelque chose c’est l’honnête. Or quoi de plus honnête que la gratitude, cette vertu dont le champ est aussi étendu que la vie ?

XX. « Mais, poursuis-tu, elle comporte aussi quelque utilité. » Eh ! quelle vertu n’a la sienne ? On n’en dit pas moins qu’une chose est recherchée pour elle-même lorsque, bien qu’elle offre en dehors d’elle quelques avantages, elle plaît à part de ces avantages et quand même on l’en prive. La reconnaissance est utile ; mais j’en aurai, dût-elle me nuire. Quel but poursuit-elle ? Veut-elle, en se montrant, s’attirer de nouveaux amis, de nouveaux bienfaits ? Et si c’est l’injure qu’on va susciter contre soi ? Si l’on reconnaît que, loin d’y rien gagner, on va même beaucoup perdre de ce qu’on avait obtenu et mis en réserve, descendra-t-on volontiers à de tels sacrifices ? Ingrat est celui qui s’acquitte en vue d’un nouveau don, et qui espère alors qu’il rend. Ingrat celui qui assiège le lit d’un malade parce qu’un testament va s’écrire, et qui a le loisir de songer à un héritage, à un legs. Vainement ferait-il tout ce qu’un ami fidèle et consciencieux doit faire, dès qu’un vil espoir brille à ses yeux, dès que sa cupidité est à l’affût et que ses soins sont une amorce, comme ces oiseaux qui se repaissent des corps qu’ils déchirent, et qui épient d’un lieu voisin la chute de la brebis vaincue par la contagion, lui aussi plane sur la mort et vole autour d’un cadavre.

XXI. Un cœur reconnaissant n’est séduit que par la pureté même de ses intentions. En veux-tu la preuve, veux-tu voir que l’intérêt ne le corrompt point ? Il y a deux manières d’être reconnaissant : on donne ce titre à l’homme qui rend quelque chose pour ce qu’il a reçu. Peut-être aura-t-il de l’ostentation ; il a quelque acte à faire valoir, à mettre en avant. Ce même titre on le donne encore à celui qui reçoit de bon cœur, qui de bon cœur avoue sa dette. Ce dernier est réduit à sa conscience : quel avantage peut-il attendre d’un sentiment resté secret ? Toutefois cet homme, fût-il hors d’état de rien faire de plus, est reconnaissant : il aime, il est obligé, il brûle de payer sa dette. Ce qu’on pourrait désirer encore ne manque pas par sa faute. On ne cesse point d’être artisan, pour n’avoir pas sous la main les instruments de son art ; on n’en est pas moins bon chanteur pour ne pouvoir faire entendre sa voix qu’étouffent les frémissements de la foule. Je veux payer ma dette : outre ce vouloir, il me reste à faire quelque chose non pour être reconnaissant, mais pour être quitte. Souvent en effet qui a payé sa dette est ingrat, qui ne l’a pas payée est reconnaissant. Comme toute autre vertu, celle-ci s’apprécie entièrement par le for intérieur. S’il fait ce qu’il doit, ce qui reste inachevé doit s’imputer à la Fortune. Un homme peut être éloquent sans parler ; robuste, les bras croisés ou même enchaînés ; bon pilote, quoique en terre ferme : car, une fois consommé dans son art, il ne peut rien perdre aux obstacles qui l’empêchent de le mettre en œuvre ; ainsi on est reconnaissant rien qu’en voulant l’être, sans avoir de cette volonté que soi-même pour témoin.

Je dirai plus : on peut être reconnaissant même en paraissant ingrat, et quand l’opinion, aveugle interprète, nous signale faussement comme tels. Quel autre guide suit-on alors que cette conscience même qui, refoulée en nous, fait encore notre joie, qui crie plus haut que la multitude et que la renommée, qui est à elle seule notre univers, et qui, ayant en face d’elle une immense foule de contradicteurs, ne compte pas les voix, mais l’emporte par son seul suffrage14. Que si elle voit infliger à sa loyauté les châtiments de la trahison, loin qu’elle descende de sa hauteur, elle s’élève au-dessus même de son supplice.

XXII. « J’ai, se dit-elle, ce que je voulais, ce que je demandais. Je ne m’en repens point, je ne m’en repentirai jamais ; et jamais l’injuste Fortune n’entendra[11] de moi cette parole : « Qu’ai-je été chercher ? À quoi me sert mon dévouement ? » Il me sert, fussé-je sur le chevalet, fussé-je au milieu des flammes qui envahiraient chacun de mes membres et viendraient à m’envelopper vivant ; quand tout ce corps, soutenu d’une bonne conscience, fondrait sur le bûcher, j’aimerais cette flamme à travers laquelle ma foi brillerait dans tout, son éclat[12].

Et pour ramener ici l’argument énoncé plus haut, dans quel but veut-on témoigner sa gratitude à l’heure de la mort ? Pourquoi pèse-t-on si bien alors les services de chacun ? Pourquoi craint-on, en balançant les souvenirs de toute une vie, qu’aucun bon office ne semble nous avoir échappé ? Il ne reste plus rien où puisse s’étendre notre espoir. Et pourtant, placés sur le seuil fatal, nous voulons quitter la scène du monde avec le plus de reconnaissance possible. C’est qu’elle est grande, la récompense que porte en soi l’accomplissement de cette vertu ; c’est que l’honnête a pour captiver l’âme humaine un ascendant immense, une beauté qui nous pénètre tout entiers et nous entraîne, sous le charme de l’admiration, vers sa lumière éblouissante.

Sans doute l’honnête devient la source d’une foule d’avantages. La vie a moins d’écueils pour l’homme vertueux ; l’amour et le suffrage des bons le secondent ; et l’on jouit d’un plus tranquille destin quand on a pour soi son innocence et un cœur plein de gratitude. Car la nature eût été la plus injuste des marâtres, si à ce devoir sacré elle n’eût attaché que misères, inquiétudes et stérilité. Mais consulte-toi bien : cette vertu, qui souvent est d’un sûr et facile accès, voudras-tu gravir jusqu’à elle à travers les rocs et les précipices, par des voies assiégées de monstres et de serpents ?

XXIII. Il ne s’ensuit pas qu’une chose cesse d’être en elle-même désirable, parce que du dehors un bénéfice quelconque vient s’y joindre. Presque toujours les plus belles vertus sont accompagnées d’avantages nombreux, mais tout accessoires, qu’elles traînent après elles, qu’elles ont précédés. Qui doute que les révolutions périodiques du soleil et de la lune n’agissent sur ce globe, domicile du genre humain ; que l’un, par sa chaleur, n’entretienne la vie des corps, ne dilate le sein de la terre, n’arrête l’envahissement de l’élément humide, ne brise les entraves dont le triste hiver enchaîne la nature ; que l’autre, par ses tièdes et pénétrantes rosées, ne hâte efficacement la maturité des fruits : que la fécondité de notre race ne corresponde à ses phases diverses ; que le soleil, dans son cours circulaire, ne nous donne une mesure pour l’année, et la lune pour le mois, dans la sphère moindre qu’elle décrit ? Eh bien, sans tenir compte de tout cela, le soleil par lui-même ne serait-il pas un spectacle assez beau pour nos yeux et assez digne de nos hommages, quand il ne ferait que passer sur nos têtes ? La lune ne mériterait-elle pas notre admiration, quand elle traverserait l’espace dépourvue d’influence ? Et la voûte céleste, lorsque la nuit elle étale ses feux et s’illumine de ses innombrables étoiles, quel est l’homme dont elle ne captive l’attention ? Et qui, en l’admirant, songe à son utilité ? Regarde glisser dans leur muette harmonie tous ces astres, qui sous l’apparence du repos, et comme d’immobiles ouvriers, nous dérobent leur vitesse. Que de faits s’accomplissent dans cette nuit que tu observes, toi, pour distinguer et calculer tes jours ! Quel nombre infini de choses se déroule sous ce silence15 ! Quel enchaînement de destinées fatalement tracées dans ces lignes de feu ! Ces globes, que tu considères comme semés pour l’ornement, travaillent chacun à leur tâche. Car ne crois pas qu’il n’y en ait que sept qui cheminent, et que le reste demeure fixe. Si les mouvements de quelques-uns nous sont perceptibles, des dieux innombrables, par delà toute portée de nos yeux, et à l’écart des autres, vont et reviennent sans cesse. Et parmi ceux qui veulent bien souffrir nos regards, la plupart vont d’un pas inaperçu et suivent leur marche mystérieuse. Eh bien ! n’es-tu donc pas saisi par l’aspect d’un si vaste ensemble, quand même tu n’y verrais point ton guide, ton protecteur, le foyer de la chaleur et de l’être, le souffle qui te pénètre tout entier ?

XXIV. Bien que ces merveilles soient pour nous de la première utilité, et absolument nécessaires à la vie, leur majesté toutefois s’empare exclusivement de la pensée ; il en est de même de toute vertu, et notamment de la reconnaissance, dont les avantages sont grands, mais qui ne prétend pas qu’on l’aime à ce titre : elle a en elle quelque chose de plus noble, et c’est peu la comprendre que de la mettre au rang des choses utiles. Est-on reconnaissant par intérêt ? On ne l’est alors qu’en proportion de cet intérêt même. La vertu n’admet point d’amant au cœur sordide : n’ayons pas de bourse à remplir si nous venons à elle. L’ingrat se dit : « Je voulais m’acquitter ; mais je crains la dépense, je crains les risques, j’appréhende d’être mal venu : agissons plutôt selon ma convenance. » Le même principe ne peut faire l’homme reconnaissant et l’ingrat. Comme leurs œuvres sont diverses, leurs mobiles le sont également. L’un est ingrat en dépit du devoir, parce que tel est son intérêt : l’autre est reconnaissant malgré son intérêt, parce que tel est son devoir.

XXV. Nous nous sommes proposé de vivre selon la nature et de suivre l’exemple des dieux : or les dieux, en tout ce qu’ils font, que suivent-ils, sinon le but pour lequel ils le font ? À moins que tu ne regardes comme un digne prix de leurs œuvres des entrailles fumantes et la vapeur de l’encens16. Vois tout ce que chaque jour ils élaborent pour nous, leurs largesses sans fin, ces productions sans nombre dont ils couvrent la terre, ces vents qui soufflent si à propos et qui, ébranlant au loin les mers, nous transportent sur tous les rivages, ces pluies soudaines et abondantes qui ramollissent le sol, renouvellent les veines épuisées des fontaines, et par de secrètes infiltrations les ravivent et les alimentent. Ils font tout cela sans récompense, sans que nul avantage leur en revienne. Que la raison humaine, si elle ne veut s’écarter de son modèle, observe la même loi : n’allons jamais en mercenaires où l’honneur nous appelle. Rougissons de vendre un seul de nos bienfaits : les dieux nous servent gratuitement.

XXVI. « Si Vous voulez imiter les dieux, nous dit-on, l’ingrat lui-même a droit à vos bienfaits : car le soleil luit aussi pour les scélérats, et les mers ne se ferment point aux pirates. » Ici l’on demande si l’homme vertueux fera du bien à l’ingrat qu’il connaît pour tel ? » Souffre qu’au préalable j’oppose quelques mots pour éviter le piège d’une objection captieuse. D’après le système stoïcien, tu dois admettre deux classes d’ingrats. Dans la première est l’insensé[13], car il est en outre méchant. Le méchant n’est pur d’aucun vice ; il a donc aussi celui de l’ingratitude. Ainsi nous disons de tout méchant qu’il est intempérant, avare, voluptueux, envieux ; non que tous ces vices soient saillants et notoires en lui, mais parce qu’ils peuvent le devenir, et qu’ils y sont, quoique non développés. La seconde classe d’ingrats comprend ceux que le vulgaire désigne sous ce nom et qui sont portés à l’être par une propension de leur nature. Quant à l’ingrat qui n’a ce vice que comme il a tous les autres, l’homme généreux lui fera du bien : car à qui pourrait-il en faire, s’il excluait cette classe d’hommes ? Mais celui qui fait banqueroute aux bienfaits et qui cède en cela au penchant de son âme, on ne l’assistera pas plus qu’on ne livre de l’argent à un débiteur en faillite ou un dépôt à l’homme qui en aura nié plusieurs. Tel est appelé timide parce qu’il est insensé ; et la peur s’attache aussi au méchant, puisque tous les vices indistinctement assiègent son cœur. Mais l’homme timide proprement dit, c’est l’homme qu’effrayent naturellement les bruits les plus inoffensifs. L’insensé a tous les vices, sans que son naturel l’entraîne aussi fortement vers tous : il est plus enclin soit à l’avarice, soit à la mollesse, soit à la témérité.

XXVII. C’est donc à tort qu’on interpelle ainsi les stoïciens : « Qu’est-ce à dire ? Achille est un peureux ? Quoi ! Aristide, à qui la justice a donné son nom, est un homme injuste ? Quoi ! Fabius, dont les sages délais ont sauvé l’État, est un téméraire ? Quoil Décius craint la mort ? Mucius est un traître ? Camille un transfuge ? » Nous ne prétendons pas que tous les vices soient chez tous aussi prononcés que tel vice chez quelques-uns : nous disons que le méchant et l’insensé ne sont exempts d’aucun vice ; l’audacieux même n’est point à nos yeux absous de la peur, ni le prodigue libre d’avarice. De même que l’homme a tous les sens qu’il doit avoir, sans que pour cela tout homme ait la vue de Lyncée ; de même l’insensé n’a pas pour tous les vices l’ardeur et la fougue de certaines gens pour certains vices. Ils se trouvent tous chez tous les hommes, mais tous ne dominent pas dans chaque homme. L’un est par caractère porté à l’avarice ; l’autre est voué à l’incontinence ou au vin, ou, s’il ne l’est pas encore, il est formé de manière que tout en lui l’y prédispose. Donc, pour revenir à ma thèse, point de méchant qui ne soit ingrat, car tous les germes de dépravation sont en lui : toutefois on appelle proprement ingrat quiconque est plus enclin à ce vice ; voilà l’homme dont je ne me ferai pas le bienfaiteur. Si c’est mal prendre les intérêts de sa fille que de l’unir à un malfamé contre lequel furent obtenus maints divorces ; si l’on répute mauvais gardien de son patrimoine celui qui en commet le soin à un homme condamné pour mauvaise gestion ; si c’est tester contre tout bon sens que de laisser pour tuteur à son fils un spoliateur de pupilles, ainsi passerait pour faire le pire usage de la bienfaisance quiconque choisirait de ces ingrats chez lesquels doit se perdre tout ce qu’on y place.

XXVIII. « Les dieux même, a-t-on dit, accordent aux ingrats mille faveurs. » Mais elles étaient préparées pour les bons : si elles arrivent jusqu’aux ingrats, c’est qu’on ne peut faire d’eux un peuple à part. Or il vaut mieux rendre service même aux méchants à cause des bons, que de manquer aux bons à cause des méchants17. Ainsi les biens dont tu parles, le jour, le soleil, ces périodes d’hiver et d’été tempérées par les transitions du printemps et de l’automne, ces pluies, ces sources où chacun puise, ces vents qui soufflent à époques fixes, tout cela fut institué pour l’universalité des hommes : les exceptions étaient impossibles. Le souverain donne au mérite des honneurs, et aux indignes même leur part des largesses publiques. Le voleur y reçoit sa mesure de froment, et aussi le parjure, l’adultère, et, sans distinction de moralité, tous ceux dont les noms sont inscrits. Quel que soit le don, si on le reçoit comme citoyen et non à titre d’honnête homme, l’honnête comme le malhonnête homme en emportent une part égale. Dieu aussi a versé à la race humaine de ces largesses qui sont pour tous et dont il n’a exclu personne : car il ne pouvait faire que le même vent fût propice aux bons et contraire aux autres ; c’était pour la communauté un bien que la mer s’ouvrit aux relations des peuples et que l’empire de l’homme vit ses limites élargies. Et Dieu ne pouvait dire aux pluies qui devaient tomber de ne pas descendre sur les terres de l’injuste et du méchant18.

Il est des choses de domaine public. C’est pour les bons comme pour ceux qui ne le sont point que se fondent les villes ; les monuments du génie se transcrivent et se publient pour tomber même en d’indignes mains ; la médecine indique ses remèdes aux plus grands coupables. Les recettes salutaires n’ont jamais été supprimées pour empêcher de guérir ceux qui ne le méritaient pas. Exigeons un contrôle : que l'on apprécie les personnes pour toute faveur donnée comme prix spécial du mérite, mais non pour ces choses qui admettent le pêle-mêle et la foule. Il y a loin entre choisir et ne pas exclure. On fait droit même au larron ; l’homicide aussi jouit de la paix publique ; et celui-là revendique son bien , qui a ravi la chose d’autrui. Le sicaire, l’homme qui dans nos villes fait métier du meurtre, nos remparts le défendent de l’ennemi : l’égide des lois protège leurs plus grands prévaricateurs. Il est des faveurs qui ne pouvaient se donner aux individus sans aller aux masses. N’arguez donc pas de ces avantages auxquels nous sommes invités en commun : mais ce qui d’après mon jugement, doit échoir à tel particulier, je ne le donnerai pas sciemment à l’ingrat.

XXIX. « Ainsi, poursuit-on, vous ne lui donnerez pas même un conseil dans ses perplexités, ni ne lui permettrez de puiser de l’eau, ni ne lui montrerez sa route s’il s’égare ; ou bien vous vous prêterez à cela, mais vous ne lui ferez aucun don. » Distinguons ici, ou du moins tâchons de distinguer. Un bienfait est une œuvre utile, mais toute œuvre utile n’est pas un bienfait. Il est des choses de si mince valeur que la qualification de bienfait ne saurait leur appartenir. Il faut deux conditions pour le constituer. D’abord la grandeur de l’objet, car il en est de trop petits pour atteindre à un pareil titre. A-t-on jamais appelé bienfait un morceau de pain, une vile pièce de cuivre, la permission d’allumer du feu, choses néanmoins plus utiles parfois que les plus grands dons ? Leur peu de valeur intrinsèque, même quand la circonstance en faisait des nécessités, leur ôte tout mérite. La seconde condition, et la plus essentielle, c’est que le bienfait s’opère à l’intention de celui-là même auquel je veux qu’il parvienne, que je l’en juge digne, que je donne de bon cœur, que j’éprouve de la joie à donner. Rien de tout cela dans les actes indifférents dont je viens de parler. Car nous n’y voyons pas des tributs offerts au mérite, mais des bagatelles qu’on laisse prendre : ce n’est pas à l’homme que nous donnons, c’est à l’humanité.

XXX. Quelquefois même, je l'avoue, j’accorderai certaines choses à qui n’en serait pas digne, en considération d’autres hommes, comme dans la poursuite des honneurs souvent la noblesse d’un infâme est préférée au mérite sans nom. Ce n’est pas sans raison qu’on a consacré la mémoire des grandes vertus, et plus de gens sont heureux de bien faire, si la reconnaissance du bien ne meurt pas avec eux. Qui a fait consul le fils de Cicéron, si ce n’est le nom de son père ? Qui fit naguère passer d’un camp hostile à la même dignité et Cinna, et Sextus Pompée, et les autres Pompée, sinon la grandeur d’un seul homme, grandeur telle que sa chute même élevait encore assez haut tous les siens19 ? Tout récemment Fabius Persicus, dont même les bouches impures évitaient le baiser[14], à qui dut-il d’être promu au sacerdoce dans plus d’un collège, sinon à ce Verrucosus, à cet Allobrogicus et à ces trois cents qui, pour sauver la république, opposèrent une seule famille à l’invasion de l’ennemi ? C’est notre dette envers toute vertu que de la révérer vivante et après même qu’elle a disparu de nos yeux. Comme elle s’est efforcée non-seulement d’être utile à l’âge contemporain, mais d’étendre ses services jusque dans ceux où elle ne serait plus, que de même notre gratitude ne se borne pas à une seule génération. Cet homme a donné le jour à de grands citoyens : nos bienfaits lui sont dus ; quel qu’il puisse être, il mérite par ses fils. Cet autre est issu d’illustres aïeux : quel qu’il soit, laissons-le s’asseoir à l’ombre de leurs noms. Comme les lieux les moins purs rayonnent alors qu’ils reflètent le soleil, il est bon que d’obscurs neveux tirent quelque éclat de leurs ancêtres.

XXXI. Ici, cher Libéralis, je crois devoir justifier les dieux. Souvent en effet on se demande à quoi songeait la Providence en mettant sur le trône un Aridée. Crois-tu que ce fut à lui qu’elle donnait ce trône ? Non, mais bien à son père, mais à son frère. Pourquoi établit-elle maître du monde Caligula, cet homme si altéré du sang des hommes et qui le faisait couler sous ses yeux avec autant[15] de délices que si sa bouche eût dû le boire ? Est-ce donc à lui, penses-tu, que fut donné l’empire ? N’est-ce pas à son père Germanicus, et à son aïeul, et à son bisaïeul et à d’autres qui, antérieurs à ceux-ci, ne leur ont pas cédé en gloire, bien que restés dans la vie privée et dans l’égalité commune ? Toi, Libéralis, quand tu faisais[16]consul Mamercus Scaurus, ignorais-tu qu’il recueillait bouche béante les menstrues de ses servantes ? Lui-même en faisait-il mystère ?Cherchait-il à paraître pur de ces horreurs ? Voici un mot de lui sur lui-même, qui circulait, je m’en souviens, et qu’on louait en sa présence. Trouvant un jour Asinius Pollion couché, il s’offrit, usant d’une équivoque obscène, à lui faire ce qu’il aimait le mieux qu’on lui fît ; et comme le front de l’autre se rembrunissait : « Si j’ai dit quelque chose de mal, s’écria-t-il, que tout retombe sur moi, sur ma tête ! » Et ce mot-là, lui-même le racontait. Est-ce bien cet homme, cet effronté cynique que tu as admis aux faisceaux et au siège de justice ? Non : mais au souvenir de Scaurus son grand ancêtre, le prince du sénat, il te répugne que sa race demeure dans l’obscurité.

XXXII. Les dieux, ce me semble, traitent avec plus de faveur certains mortels en considération de leurs pères, de leurs aïeux, et certains autres, pour les vertus à venir de leurs neveux, arrière-neveux et descendants encore plus reculés. Car les dieux savent quelles phases doit subir leur ouvrage : la science de tout ce qui doit sortir de leurs mains se dévoile incessamment à eux : pour nous tout sort d’une source cachée, et l’événement que nous jugeons inattendu était prévu et familier pour eux. « Cet homme-ci sera roi, parce que ses aïeux ne l’ont pas été, et qu’à leurs yeux la plus belle couronne fut la justice et le désintéressement, et qu’ils voulurent non que l’État se dévouât pour eux, mais se dévouer à l’État. Cet autre sera roi, parce que l’un de ses ancêtres fut un homme juste qui porta son âme plus haut que sa fortune, et qui, dans les discordes civiles, consultant le bien du pays, aima mieux être vaincu que vainqueur. S’acquitter envers lui devint impossible dans de si longs troubles : qu’en mémoire de lui son petit-fils soit à la tête du peuple, non qu’il ait expérience ou capacité, mais l’aïeul a mérité pour le descendant. Celui-ci est difforme de corps, hideux d’aspect, il rendra ridicules les insignes royaux ; on va m’en faire un crime, me taxer d’aveuglement, de témérité et de ne pas savoir où je place ce qui n’est dû qu’aux plus hautes supériorités : mais je sais, moi, que c’est à un autre que je donne tout cela, à un autre que je paye une dette ancienne. D’où mes censeurs le connaîtraient-ils, cet homme[17] d’autrefois qui, fuyant la gloire obstinée à le suivre, allait aux périls de l’air dont en reviennent les autres, ne séparant jamais son intérêt de l’intérêt public ? Où est cet intrus, dites-vous ? Qui est-il ? D’où vient-il ? « Vous l’ignorez ; mais chez moi se relèvent les comptes de ce qui a été reçu et donné. Je sais ce que je dois et à qui : je solde les uns à long terme, je suis en avance avec d’autres, selon que la circonstance et les ressources de mon gouvernement le comportent. »

XXXIII. Ainsi je donnerai parfois à l’ingrat, non à cause de lui. « Et quand tu ne sauras si l’on est reconnaissant ou non, attendras-tu que tu le saches, ou craindras-tu de perdre l’occasion du bienfait ? Attendre est long : car, comme dit Platon, le cœur humain est difficile à deviner ; ne pas attendre est téméraire. » Nous répondrons que jamais l’homme n’attend pour ses desseins une certitude complète, le vrai se trouvant trop au-dessus de sa portée ; mais il va où le conduit le vraisemblable. C’est de la sorte qu’on procède en toute démarche. Ainsi l’on sème, ainsi l’on s’embarque, ainsi l’on combat, ainsi l’on devient époux et père, quoiqu’en tout cela l’événement soit incertain. On se décide pour les choses dont on croit pouvoir bien augurer. Car qui garantit au semeur sa moisson, au navigateur le port, au guerrier la victoire, à l’époux une chaste compagne, au père de dignes enfants ? On se guide sur le raisonnement, non sur l’évidence absolue. Attendre afin de n’agir qu’à coup sûr, ne se mouvoir jamais que sur des données infaillibles, c’est vouloir20 que la vie s’arrête privée de toute action. Puisque la probabilité me sert de mobile pour tant de cas, à défaut de certitude, je n’hésiterai pas à obliger l’homme dont la reconnaissance est probable.

XXXIV. « Mille incidents, dit-on, donneront au vice les moyens de simuler la vertu, et la vertu elle-même te déplaira comme vice ; car les apparences sont trompeuses et nous y croyons. » Qui le nie ? Mais je ne trouve rien autre chose pour régler mes calculs. C’est par cette voie que je dois poursuivre le vrai : je n’en ai pas de plus sûres. J’aurai soin de me livrer au plus rigoureux examen et ne me rendrai pas de prime abord. Il en est ici comme d’une mêlée, où il peut se faire que ma main, par l’effet de quelque méprise, dirige mon dard contre un camarade et épargne l’ennemi que je croirais des nôtres. Mais ces cas seront rares et n’arriveront point par ma faute, mon but étant de frapper l’ennemi et de défendre le compatriote.

Si je sais que tel est ingrat, je ne l’obligerai point. « On m’a circonvenu, on m’en a imposé ! » Le bienfaiteur n’a là aucun tort : c’est à l’homme supposé reconnaissant que j’ai donné. « Mais si tu as promis d’obliger quelqu’un qu’ensuite tu saches n’être qu’un ingrat, l’obligeras-tu ou non ? Si tu le fais, tu pèches sciemment : tu donnes à qui tu ne dois pas donner. Si tu refuses, tu pèches encore en ne donnant pas à qui tu as promis. Ici chancellent votre assurance et cette orgueilleuse prétention : que le sage ne se repent jamais de ses actes, ne corrige jamais ce qu’il a fait et ne change point de résolution. » Non, le sage ne change point de résolution, toutes choses demeurant ce qu’elles étaient lorsqu’il l’a prise. Jamais le repentir ne le gagne, parce qu’on ne pouvait à ce moment faire mieux que ce qu’on a fait, décider mieux que ce qu’on a décidé. Du reste il ne s’engagera qu’avec cette restriction : s’il n’arrive rien qui empêche. Et si nous disons que tout lui réussit, que rien n’arrive contre son attente, c’est qu’il prévoit dans sa pensée que tel incident peut s’offrir qui mette obstacle à ses desseins. Au sot vulgaire cette présomption qui compte avoir pour soi la Fortune ; le sage raisonne l’une et l’autre chance. Il sait tout ce que peut l’erreur, que d’incertitude ont les choses humaines, que d’oppositions traversent nos projets. Il suit d’une marche circonspecte la double et changeante face du sort, et ses résolutions sont certaines devant un avenir incertain. Or la restriction sans laquelle il ne projette, il n’entreprend rien, est encore ici sa sauvegarde.

XXXV. J’ai promis mon bienfait, sauf le cas éventuel où je devrais ne rien donner. Car que direz-vous si ce que j’ai promis à cet homme la patrie l’exige de moi pour elle-même ; si l’on porte une loi qui défende à tous de faire ce à quoi je m’étais engagé envers mon ami ? Je t’ai promis ma fille en mariage : j’ai reconnu ensuite que tu es étranger ; je ne puis m’allier à un étranger : mon excuse est cette même loi qui me l’interdit. Je n’aurai trahi mon engagement, on ne m’accusera d’infidélité que si, toutes choses étant dans le même état qu’au moment de mon obligation, je manque à l’exécuter. Un seul point changé me laisse libre de délibérer de nouveau et me dégage de ma parole. J’ai promis de t’assister en justice, mais je viens à découvrir que par ton procès tu cherchais à nuire à mon père ; j’ai promis de partir avec toi pour l’étranger, mais on m’annonce que la route est infestée de brigands ; je devais pour toi comparaître en personne, mais la maladie de mon fils, mais les couches de ma femme me retiennent. Tout doit être dans le même état que lorsque je t’ai promis, pour que tu puisses dire que tu as ma parole. Et peut-il s’opérer changement plus complet que si je découvre en toi un méchant homme, un ingrat ? Ce que je donnais à ton mérite supposé, je le refuserai à ton démérite, et j’aurai encore droit de t’en vouloir pour m’avoir abusé.

XXXVI. Toutefois j’examinerai aussi de quelle importance est la chose : je prendrai conseil de ce que vaut celle que j’ai promise. Si c’est une bagatelle, je donnerai, non que tu le mérites, mais parce que j’ai promis ; non à titre de présent, mais pour racheter ma parole, et je me tancerai à part moi, et je m’infligerai ce petit sacrifice comme peine de mon irréflexion. Voilà, me dirai-je, pour qu’il t’en souvienne, pour qu’à l’avenir tu sois plus réservé à promettre ; je payerai, suivant le dicton, pour le trop parlé. Si la somme est trop forte, je me garderai d’encourir un blâme multiplié, comme disait Mécène, par dix millions de sesterces. Je ferai cette comparaison : c’est quelque chose d’être constant dans sa promesse, c’est beaucoup aussi de ne pas donner à un indigne. Toutefois considérons la valeur de l’objet : s’il est léger, fermons les yeux ; mais s’il doit me causer un dommage ou une honte sensibles, j’aime mieux avoir à justifier une seule fois mon refus, que perpétuellement ma condescendance. Je le répète, tout est dans la portée des termes de mon engagement. Non content de retenir ce que j’aurai étourdiment promis, je redemanderai ce que j’aurai donné mal à propos. C’est folie de se croire lié par un malentendu.

XXXVII. Philippe, roi de Macédoine, avait un soldat, homme d’action, dont en plus d’une expédition il avait éprouvé les utiles services : de temps à autre, pour prix de sa valeur, il lui donnait part dans le butin et encourageait cette âme vénale par de fréquentes gratifications. Ce soldat fut jeté par un naufrage sur les terres d’un Macédonien qui à cette nouvelle s’empresse d’accourir, rappelle ce qui lui reste de vie, le transporte en sa demeure, lui cède son lit, le réconforte brisé qu’il était et demi-mort, le soigne trente jours à ses propres frais, le guérit et lui donne de quoi se remettre en route ; et le soldat de répéter à tout instant : « Je te prouverai ma reconnaissance ; que j’aie seulement le bonheur de revoir mon général.» Il va en effet conter à Philippe son naufrage, sans dire un mot de son bienfaiteur, et le prie tout aussitôt de lui accorder la ferme d’un particulier qu’il désigne. Ce particulier, c’était son hôte, celui-là même qui l’avait recueilli, qui l’avait sauvé. Souvent les rois, surtout en temps de guerre, donnent les yeux fermés. L’équité d’un seul homme ne peut tenir contre tant de passions sous les armes : nul ne saurait être en même temps honnête homme et bon chef d’armée. Comment rassasier tous ces milliers d’insatiables ? Qu’auront-ils, si on laisse à chacun le sien ? Ainsi pensait Philippe, en envoyant le soldat en possession des biens qu’il demandait. Mais l’exproprié ne souffrit pas sans mot dire l’iniquité en pauvre campagnard trop heureux qu’on ne l’eût pas donné lui-même avec sa terre : il écrivit au roi une lettre laconique et franche. Philippe en la recevant fut si indigné qu’il manda sur-le-champ à Pausanias de rendre les biens à leur premier maître ; et quant à celui que l’honneur militaire, que le naufrage, que l’hospitalité n’avaient pu guérir de la plus ingrate convoitise, il voulut qu’on lui imprimât sur le front ces stigmates : Hôte ingrat. Il méritait bien que ces stigmates lui fussent non pas imprimés, mais gravés dans les chairs, l’homme qui jetait son sauveur, dépouillé de tout et dans l’état d’un naufragé, sur le rivage où lui-même avait été gisant. Mais sans vouloir discuter ici quelle mesure était à garder dans le châtiment, toujours est-il qu’il fallait reprendre à ce monstre ce qu’il avait envahi par le plus grand des crimes. Et qui eût en pitié de son supplice, après un acte fait[18] pour glacer la compassion dans l’âme la plus compatissante ?

XXXVIII. Philippe donnera-t-il parce qu’il a promis, quoiqu’il agisse contre son devoir, contre la justice, quoique ce soit commettre un crime et par ce fait seul fermer aux naufragés tout rivage ? Non : il n’y a pas légèreté à revenir d’une erreur qu’on reconnaît et qu’on maudit. Il faut avouer noblement qu’on a mal jugé, qu’on a été dupe. C’est le fait d’un stupide orgueil de vouloir à toute force que notre parole, quelle qu’elle soit demeure fixe et irrévocable. Ce n’est pas une honte quand la chose change, de changer d’avis. Dis-moi : si Philippe eût laissé le soldat possesseur du rivage que son naufrage lui avait conquis, n’était-ce pas interdire le feu et l’eau à toute victime de la tempête ? « Ah plutôt, se dit-il, tu iras dans l’intérieur de mon royaume portant sur ton front endurci ces caractères que je voudrais pouvoir te graver dans les yeux. Montre combien c’est chose sacrée que la table hospitalière. Fais lire sur ta face ce décret préservateur qui ne veut pas que recevoir des malheureux sous son toit soit un crime capital. Ce décret-là sera mieux sanctionné que si je l’eusse inscrit sur l’airain.

XXXIX. « Pourquoi donc, va-t-on me dire, votre chef Zénon, ayant promis de prêter cinq cents deniers à quelqu’un qu’il découvrit ensuite n’être pas sûr, s’obstina-t-il, bien que ses amis l’en dissuadassent, à prêter cette somme parce qu’il l’avait promise ? » D’abord un prêt est de nature tout autre qu’un bienfait. Je puis, quand j’aurais mal placé, exiger ma créance, assigner le débiteur, et s’il a failli, j’en tirerai un dividende : quant au bienfait, il se perd tout entier, à l’instant même. Ici d’ailleurs c’est le fait d’un méchant homme ; là, d’un mauvais administrateur. Ensuite Zénon lui-même, si la somme eût été plus forte, n’eût point persisté à prêter. Cinq cents deniers[19], ce n’est, comme on dit, que ce que coûte un caprice : était-ce la peine de rétracter sa parole ? J’irai souper en ville, parce que je l’ai promis, quand même il ferait froid, mais non pas s’il tombe de la neige. Je quitterai la table pour assister à des fiançailles, parce que je m’y suis engagé, et n’attendrai pas que ma digestion soit faite, mais je n’irai point si j’ai la fièvre. Je cautionnerai, parce que je l’ai promis, pourvu qu’on n’exige pas une caution indéterminée, une obligation envers le fisc.

Il y a, ai-je dit, la restriction tacite : si je le puis, si je le dois, si c’est alors comme aujourd’hui. Faites que les choses, quand vous me sommez de ma parole, soient les mêmes qu’au moment où je l’ai donnée : si j’y manque, ce sera légèreté[20]. Qu’il survienne quelque chose de nouveau, serez-vous surpris, quand la condition du garant change, de voir changer ses dispositions ? Remettez tout dans le même état, et je suis le même. J’ai promis de comparaître pour vous, et je fais défaut. Il n’y a pas d’action contre tout défaillant : la force majeure m’excuse.

XL. Attends-toi à la même réponse sur cette autre question : la nécessité de s’acquitter est-elle absolue, et le bienfait doit-il toujours se rendre ? Témoigner de la reconnaissance est pour moi un devoir ; mais quelquefois je suis empêché de rendre la pareille soit par ma misère, soit par la fortune de mon bienfaiteur. Car que rendre à un roi ; que rendre à un riche si je suis pauvre, quand surtout certains hommes prennent la restitution d’un bienfait pour une offense et vont toujours accumulant de nouvelles largesses sur les premières21 ? Pour de tels personnages puis-je rien de plus que vouloir ? Dois-je en effet repousser un nouveau don, parce que je n’ai pas rendu encore le premier ? J’accepterai d’aussi bonne grâce qu’on me donnera, et mon ami trouvera en moi matière toute prête pour exercer sa munificence22. Ne vouloir pas d’un nouveau bienfait, c’est s’offenser de ceux qu’on a reçus. Je ne m’acquitte point, qu’importe ? Suis-je cause du retard, si l’occasion ou la faculté me manque ? Lui ne m’a obligé que parce qu’il a eu l’une et l’autre. Est-il bon ou méchant ? S’il est bon, ma cause est bonne ; s’il ne l’est pas, je ne la défends point.

Je ne pense pas non plus qu’il faille s’acquitter, même au déplaisir de nos bienfaiteurs, en toute hâte, et les poursuivre alors qu’ils reculent. Ce n’est point payer de retour que de rendre contre leur gré quand tu n’as point reçu contre le tien. Au plus mince cadeau qu’on leur envoie, certaines gens ripostent vite et mal à propos par un autre, puis vont protestant qu’ils sont quittes. C’est une sorte de refus que ce brusque retour de politesse : c’est effacer un présent par un présent.

Quelquefois même je ne rendrai pas, quoique je le puisse. Quand cela ? Lorsque je devrais m’ôter à moi plus que je ne donnerais à mon ami, et qu’il ne sentirait pas s’il gagne rien à une restitution qui me dépouillerait de beaucoup. S’empresser de rendre à toute force est moins d’un cœur reconnaissant que d’un débiteur. En deux mots : qui désire trop tôt se libérer doit à contre-cœur ; qui doit à contre-cœur est ingrat23.

LIVRE IV.

1. Ce magnifique mouvement rappelle celui de Chateaubriand, Gén. du Christian., V, ii. «L’homme seul a dit :Il n’y a point de Dieu. — Il n’a donc jamais celui-là, dans ses infortunes, levé les yeux vers le ciel…, etc. »

2. Ici Sénèque l’emporte en éloquence sur Cicéron traitant le même sujet : Nat. Deor., I, ii. Voir Saint August., Civit. Dei., XXII , xxiv. Fénel., Exist. de Dieu. Racine fils. Bernar. de Saint-Pierre, et Génie du Christ., V, Ire partie.

3.

Dans la diversité des arbres et des fruits
Avec tant d’abondance à la foule produits,
Il admire de Dieu les soins et les tendresses
Qui vont jusqu’aux plaisirs, jusqu’aux délicatesses,
Et préparent à l’homme avec luxe et sans frais
Des festins à son goust, à ses yeux toujours prêts.
Et l’homme cependant, ingrat à ce bon père,
Compte pour rien sa grâce et pour moins sa colère :
Et sans lever l’esprit, sans tourner les regards
Vers la main d’où le bien lui pleut de toutes parts,
Il n’en use pas mieux que l'animal immonde
Qui, se gorgeant de glands, contre le chêne gronde.

(Le P. Lemoyne, Entret.)
4.

Et ce café, dont après cinq services
Votre estomac goûte encor les délices ?
Par le Seigneur il me fut destiné.

(Voltaire, Déf. du Mondain.)

5. « Le zèle des anciens pour les découvertes, leur libéralité à les transmettre est un présent des dieux. Si quelqu’un s’imagine que l’homme a pu inventer toutes ces choses, c’est un ingrat qui méconnaît la munificence divine. » (Pline, Hist., XVII, i.)

6. Omnia possunt dici de Deo, et nihil digne dicitur de Deo ; nihil latius hac inopia. (Saint August., Tr. XIII in Joan.)

7. Voir Quest. natur., i, Préface, et II, xiv. Saint Augustin (Civit. Dei), IV, xix) avoue que le polythéisme des anciens se réduisait à l’unité d’un seul principe. « Jupiter, dit-il, est, selon les philosophes, l’âme du monde qui prend des noms différents selon les divers effets qu’elle produit. » (Voir saint Clément d’Alex., Strom., VI ; Lactance, I, xvi ; Pline, Hist., II, vii ; Chaulieu ; Od XVI à Lafare.)

8. Voir lettres XLI et LXXXIII.

Jupiter est quodeumque vides, quocumque moveris. (Lucain.)

9. Voir Livre VII, xix et lettre XVIII. « Le riche se persuade que tout ce qu’on fait pour lui est dû à sa qualité et à son mérite, et qu’en l’obligeant on attend de lui de plus grands services. Le pauvre n’a de reconnaissance à nous offrir que ses bénédictions ; et c’est Dieu lui-même qu’il charge de notre récompense. » (Saint Ambr., Offi., II.)

C’est un penchant si doux qu’il est involontaire :
Pour prix d’avoir bien fait on veut encor bien faire.

(Ducis, Abufar., sc. i.)

10. « La vue d’un bienfaiteur importune souvent ; celle d’un homme à qui on a fait du bien est toujours agréable : nous aimons notre ouvrage en lui. » (Pensées de Joubert.)

11. Nec enim quisquam tam malus, ut malus videri velit. (Quintil.) Et Rousseau : « Nul ne fait le mal pour le mal… » (Émile, liv. IV.)

12. Hominem imbecillitas cingit. Ainsi saint Augustin au début des Confessions : Homo circumferens mortalitatem suam.

L’instinct de sa faiblesse est sa toute-puissance ;
Pour lui l’insecte même est un objet d’effroi ;
Mais le sceptre du globe est à l’intelligence :
L’homme s’unit à l’homme, et la terre a son roi.

(Lamart., Harmon. II, x.)

14. Mea mihi conscientia pluris est quam hominum sermo. (Cic.) Conscientia, mille testes. (Quintil., V, ii.)

15. Quanta rerum turba sub hoc silentio evolvitur ! C’est presque la magnifique phrase de Pascal : « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraye. » (Pensées. Art. xxv.)

Quel fruit me revient-il de tous vos sacrifices ?
Qu’ai-je besoin du sang des boues et des génisses ?

(Athalie.)
17. « Il vaut mieux s’exposer à l’ingratitude que de manquer aux misérables. » (La Bruyère, du Cœur.)

18. Solem suum oriri facit super bonos et malos ; et pluit super justos et injustos. (Saint Matt., v, 45.)

Sa terre les nourrit, son soleil les éclaire,
Sa grâce les attend, sa bonté les tolère ;
Ils ont part à ces dons qu’il nous daigne épancher ;
Pour eux le ciel répand sa rosée et son ombre,
Et de leurs jours mortels il leur compte le nombre
Sans en rien retrancher.  (Lamart., Harm., I, vi.)

19. Ainsi Racine a dit :

Au-dessus de son trône un naufrage élevé
Que Rome et quarante ans ont à peine achevé. (Mithrid.)

20. Voir livre I, I ; VIII, xxxi. Lettre LXXXI, et Pascal, Pensées, IIe part., art. 17, § 107.

21. Nouvelle allusion à Néron, qui refusa la restitution des libéralités que Sénèque tenait de lui.

22. « Il faut quelquefois se contraindre pour ceux qu’on aime et avoir la générosité de recevoir. Celui-là peut prendre qui goûte un plaisir aussi délicat à recevoir que son ami en sent à lui donner. » (La Bruyère, du Cœur.)

23. « Le trop grand empressement à s’acquitter d’une obligation est une espèce d’ingratitude. » (La Rochef., Max., ccxxvi.)

  1. Flumina præbitura viam cursu vadentia. Voilà le mot fameux de Pascal : Les rivières sont des chemins qui marchent. Si Sénèque eût mis vildentem, que j’ai cru pouvoir risquer dans ma version, le mot de Pascal était un pur plagiat.
  2. Géorg., II, 159.
  3. Les Mss. : decurrunt sola (ou solum) aurum vehentia. Les éditeurs : solum aurum. Je crois qu’il faut lire : solidum aurum.
  4. Virg., Églog, i, 6.
  5. Voy. Questions naturelles, II, xlv
  6. Voy. plus bas, chap. xxii.
  7. Ceci s’adresse aux épicuriens qu’il réfute.
  8. Je lis avec tous les mss. quum recepero. Ruhkopf et Lemaire : cum non…
  9. Amorum, III, Eleg, iv, v. 4.
  10. Tous les Mss. extra motum. Muret et Lemaire : extra mundum.
  11. Je lis avec J. Lipse: hanc vocem audiat. Lemaire: audiam.
  12. Voy. Lettre lxvi
  13. C’est-à-dire, quiconque n’est pas entièrement sage.
  14. Je lis, comme Pincianus : cujus osculum etiam impuri vitabant. Texte vulgaire, altéré : cujus osculum etiam impediret viri vota boni.
  15. Au texte : jubebat. Je crois qu’il faut lire : juvabat.
  16. Il faut lire avec Fickert faceres et non faceret. Voy. en effet la fin du chapitre.
  17. Je lis avec deux Mss. : illum quondam au lieu de quemdam, Lemaire.
  18. Il faut lire avec presque tous les mss. nemo misereri misericors… au lieu de miserari miseros, Ed. Lemaire.
  19. Environ 400 fr.
  20. Presque tous les mss. : levitas erit. Lemaire : non erit.