Questions naturelles (trad. Baillard)/Livre 1
LIVRE I.
PRÉFACE.
Autant il y a de distance, vertueux Lucilius, entre la philosophie et les autres sciences, autant j’en trouve, dans la philosophie même, entre la partie qui s’occupe de l’homme et celle qui a les dieux pour objet. Celle-ci plus relevée, plus aventureuse, s’est permis davantage : les yeux du corps n’ont pu lui suffire ; elle a pressenti quelque chose de plus grand et de plus beau, placé par la nature au delà de nos regards. En un mot il y a de l’une à l’autre philosophie tout l’intervalle de Dieu à l’homme. La première enseigne ce qu’il faut faire ici-bas ; la seconde, ce qui se fait dans le ciel. L’une dissipe nos erreurs, et nous présente le flambeau qui éclaire les voies trompeuses de la vie ; l’autre plane fort au-dessus du brouillard épais où s’agitent les hommes et les arrache aux ténèbres pour les conduire à la source de la lumière. Oui, je rends surtout grâce à la nature, lorsque, non content de ce qu’elle montre à tous, je pénètre dans ses plus secrets mystères ; lorsque je m’enquiers de quels éléments l’univers se compose ; quel en est l’architecte ou le conservateur ; ce que c’est que Dieu ; s’il est absorbé dans sa propre contemplation, ou s’il abaisse parfois sur nous ses regards ; si tous les jours il crée ou s’il n’a créé qu’une fois ; s’il fait partie du monde, ou s’il est le monde même ; si aujourd’hui encore il peut rendre de nouveaux décrets et modifier les lois du destin, ou si ce ne serait pas descendre de sa majesté et s’avouer faillible que d’avoir à retoucher son œuvre. Il doit en effet aimer toujours les mêmes choses, celui qui ne saurait aimer que les choses parfaites ; non qu’il soit pour cela moins libre ni moins puissant ; car il est lui-même sa nécessité1. Si l’accès de ces mystères m’était interdit, aurait-ce été la peine de naître ? Pourquoi alors me féliciterais-je de compter parmi les vivants ? Pour n’être qu’un filtre à passer des aliments et des boissons2, pour étayer ce corps maladif et inconsistant qui périt, si je cesse de le remplir ; faut-il vivre en garde-malade, et craindre la mort, pour laquelle nous naissons tous ? Ôtez-moi l’inestimable jouissance de ces études, l’existence vaut-elle tant de sueurs, tant d’agitations ? Oh ! que l’homme est petit, s’il ne s’élève pas au-dessus des choses humaines3 ! Tout le temps qu’il lutte contre ses passions, que fait-il de si admirable ? sa victoire même, s’il l’obtient, a-t-elle rien de surnaturel ? A-t-il le droit de s’admirer lui-même, parce qu’il ne ressemble pas aux plus dépravés ? Je ne vois pas qu’on doive s’applaudir d’être le plus valide d’une infirmerie. Il y a loin d’une certaine force à la santé parfaite. Tu t’es soustrait aux faiblesses de l’âme ; ton front ne sait point mentir ; la volonté d’autrui ne te fait ni composer ton langage, ni déguiser tes sentiments ; tu fuis l’avarice, qui ravit tout aux autres pour tout se refuser ; la débauche, qui prodigue honteusement l’argent qu’elle regagnera par des voies plus honteuses ; l’ambition, qui ne mène aux dignités que par d’indignes bassesses. Et jusqu’ici tu n’as rien fait : sauvé de tant d’écueils, tu n’as pas échappé à toi-même. Elle est magnifique cette vertu où nous aspirons, non que ce soit proprement un bien d’être exempt du vice, mais parce que cela agrandit l’âme, la prépare à la connaissance des choses célestes, et la rend digne d’être associée à Dieu même.
La plénitude et le comble du bonheur pour l’homme, c’est de fouler aux pieds tout mauvais désir, de s’élancer dans les cieux, et de pénétrer les replis les plus cachés de la nature. Avec quelle satisfaction, du milieu de ces astres où vole sa pensée, il se rit des mosaïques de nos riches, et de notre terre avec tout son or, non pas seulement de celui qu’elle a rejeté de son sein et livré aux empreintes monétaires, mais de celui qu’elle garde en ses flancs pour la cupidité des âges futurs ! Pour dédaigner ces portiques, ces plafonds éclatants d’ivoire, ces forêts pendantes sur nos toits[1], ces fleuves contraints de traverser des palais4, il faut avoir embrassé le cercle de l’univers, et laissé tomber d’en haut un regard sur ce globe étroit, en grande partie submergé, tandis que ce qui surnage est au loin sauvage, brûlant ou glacé. Voilà donc, se dit le sage, le point que tant de nations se partagent le fer et la flamme à la main ! Voilà les mortels avec leurs risibles frontières ! Le Dace ne franchira pas lister ; le Strymon fermera la Thrace, et l’Euphrate arrêtera les Parthes ; le Danube séparera la Sarmatie de l’empire romain5 ; le Rhin sera la limite de la Germanie ; entre les Gaules et les Espagnes, les Pyrénées élèveront leurs cimes ; d’immenses déserts de sables s’étendront de l’Égypte à l’Éthiopie ! Si l’on donnait aux fourmis l’intelligence de l’homme, ne partageraient-elles pas aussi un carré de jardin en plusieurs provinces ? Quand tu te seras élevé aux objets vraiment grands dont je parle, chaque fois que tu verras des armées marcher enseignes levées, et comme si tout cela était chose sérieuse, des cavaliers tantôt voler à la découverte, tantôt se développer sur les ailes, tu seras tenté de dire :
Ce sont des évolutions de fourmis : grands mouvements sur peu d’espace. Quelle autre chose les distingue de nous, que l’exiguïté de leur corps6 ? C’est sur un point que vous naviguez, que vous guerroyez, que vous vous taillez des empires, à peine visibles, n’eussent-ils de barrière que les deux Océans. Il est là-haut des régions sans bornes, que notre âme est admise à posséder, pourvu qu’elle n’emporte avec elle que le moins possible de ce qui est matière, et que, purifiée de toute souillure, libre d’entraves, elle soit assez légère et assez sobre en ses désirs pour voler jusque-là. Dès qu’elle y touche, elle s’y nourrit et s’y développe : elle est comme délivrée de ses fers et rendue à son origine. Elle se reconnaît fille du ciel7 au charme qu’elle trouve dans les choses célestes ; elle y entre, non comme étrangère, mais comme chez elle. Elle voit avec sécurité le coucher, le lever des astres, leurs voies si diverses et si concordantes. Elle observe le point d’où chaque planète commence à nous luire, son plus haut degré d’élévation, le cercle qu’elle parcourt, la ligne jusqu’où elle s’abaisse. Avide spectatrice, il n’est rien qu’elle ne sonde et n’interroge. Eh ! qui l’en empêcherait ? Ne sait-elle pas que tout cela est son domaine ? Qu’alors elle juge mesquin le séjour étroit qu’elle a fui ! Qu’est-ce en effet que l’espace qui s’étend des rivages les plus reculés de l’Espagne jusqu’aux Indes ? Une traversée de quelques jours, si un bon vent enfle la voile8. Et les plaines du ciel ouvrent une carrière de trente années à la plus rapide de toutes les planètes, qui, sans jamais s’arrêter, va constamment de la même vitesse ! Là enfin l’homme apprend ce qu’il a si longtemps cherché ; là il apprend à connaître Dieu ? Qu’est-ce que Dieu ? L’âme de l’univers. Qu’est-ce que Dieu ? Tout ce que tu vois et tout ce que tu ne vois pas. On rend enfin à l’être suprême sa grandeur, qui passe toute imagination, si l’on reconnaît que seul il est tout, qu’au dedans comme au dehors, son œuvre est pleine de lui. Quelle est donc la différence entre la nature de Dieu et la nôtre ? C’est que dans l’homme la plus noble partie est l’âme, et qu’il n’y a rien en Dieu qui ne soit âme. Il est tout raison ; tel est, au contraire, l’aveuglement des mortels, qu’à leurs yeux cet univers si beau, si régulier, si constant dans ses lois, n’est que l’œuvre et le jouet du hasard d’où vinrent l’orageuse région des tonnerres, des nuées, des tempêtes, et les autres phénomènes qui tourmentent le globe et son atmosphère. Et ce délire ne s’arrête pas au vulgaire ; il a gagné jusqu’à des hommes qui se donnent pour sages. Il en est qui, tout en reconnaissant en eux une âme, et une âme prévoyante, laquelle embrasse les moindres détails, ce qui les touche eux et les autres, refusent au grand tout, dont ils font partie, toute espèce d’intelligence, et le supposent emporté par je ne sais quelle force aveugle, ou par une nature ignorante de ce qu’elle fait9. Combien, dis-moi, n’importe-t-il pas d’être éclairé sur toutes ces choses, et d’en bien déterminer les limites ?
Jusqu’où va la puissance de Dieu ; forme-t-il la matière dont il a besoin, ou ne fait-il que la mettre en œuvre ; l’idée préexiste-t-elle à la matière, ou la matière à l’idée ; Dieu accomplit-il tout ce qu’il veut, ou trop souvent le sujet ne manque-t-il pas à l’exécution ; et des mains du suprême artisan ne sort-il pas maintes fois des ouvrages défectueux, non point faute d’art, mais parce que les éléments qu’il emploie sont rebelles à l’art ? Admirer, étudier, creuser ces grands problèmes, n’est-ce point franchir la sphère de sa mortalité et s’inscrire citoyen d’un monde meilleur ? « À quoi, diras-tu, te serviront ces études ? » Dussé-je n’y gagner rien de plus, au moins saurai-je que tout est borné, quand j’aurai pris Dieu pour mesure. Mais ces réflexions viendront plus tard.
I. J’aborde maintenant mon sujet. Écoute ce que la philosophie veut qu’on pense de ces feux que l’air fait mouvoir transversalement. Ce qui prouve avec quelle force ils sont lancés, c’est l’obliquité de leur course, et leur extrême vitesse ; on voit qu’il y a là, non un mouvement propre, mais une impulsion étrangère. Ils sont aussi nombreux que variés dans leurs formes. Il y en a une espèce qu’Aristote appelle Chèvre. Si tu m’en demandes la raison, explique-moi d’abord pourquoi on les nomme aussi Boucs. Si, au contraire, ce qui est plus expéditif, nous convenons entre nous de nous épargner ces questions sur le dire des auteurs, nous gagnerons plus à rechercher la cause du phénomène qu’à nous étonner de ce qu’Aristote appelle Chèvre un globe de feu. Telle fut la forme de celui qui, pendant la guerre de Paul Emile contre Persée, apparut grand comme le disque de la lune. Nous-mêmes avons vu plus d’une fois des flammes qui offraient l’aspect d’un ballon énorme, mais qui se dissipaient dans leur course. Vers le temps où Auguste quitta la vie, pareil prodige se renouvela ; nous le revîmes lors de la catastrophe de Séjan, et le trépas de Germanicus fut annoncé par un semblable présage. « Quoi ! me diras-tu, serais-tu enfoncé dans l’erreur au point de croire que les dieux envoient des signes avant-coureurs de la mort, et qu’il soit rien d’assez grand sur la terre pour que la chute en retentisse jusqu’au ciel ? » Je traiterai ce point dans un autre temps. Nous verrons si les évéments se déroulent tous dans un ordre fatal ; s’ils sont tellement liés les uns aux autres, que ce qui précède devienne la cause ou le présage de ce qui suit. Nous verrons si les dieux prennent souci des choses humaines, si la série même des causes révèle par des signes certains quels seront les effets. En attendant, j’estime que les feux dont nous parlons naissent d’une violente compression de l’air qui s’est rejeté d’un côté, mais sans faire retraite, et en réagissant sur lui-même. Cette réaction fait jaillir des poutres, des globes, des torches, des incendies. Si la collision est plus faible, si l’air n’est, pour ainsi dire, qu’effleuré, l’éruption lumineuse est moindre,
Alors de minces étincelles tracent dans le ciel un sillon peu perceptible et prolongé. Aussi n’y a-t-il point de nuit qui n’offre ce spectacle : car il n’est pas besoin pour cela d’une grande commotion de l’air. Pour tout dire, en un mot, ces feux ont la même cause que les foudres, mais moins énergique : ainsi, un léger choc des nuages produit l’éclair ; un choc plus violent, la foudre. Voici l’explication d’Aristote : « Le globe terrestre exhale quantité de vapeurs de tout genre, les unes sèches, les autres humides, quelques-unes glacées, d’autres inflammables. » Il n’est pas étonnant que les émanations de la terre soient de nature si multiple et si variée, puisque les corps célestes mêmes ne se montrent pas tous sous la même couleur. La canicule est d’un rouge plus vif que Mars, et Jupiter n’a d’autre éclat que la netteté d’une lumière pure. Il faut donc que de cette infinité de molécules que la terre rejette et envoie vers la région supérieure , les nuages attirent des parties ignifères, susceptibles de s’allumer par leur choc mutuel, et même par la simple action des rayons solaires ; comme chez nous la paille enduite de soufre s’allume même à distance du feu. Il est donc vraisemblable qu’une matière analogue, concentrée dans les nuages, s’enflamme aisément et produit des feux plus ou moins considérables, suivant qu’ils ont plus ou moins d’énergie. Car il est fort absurde de croire que ce sont des étoiles qui tombent, ou qui traversent le ciel, ou des parcelles qui s’enlèvent et se séparent des étoiles ; si cela était, depuis longtemps il n’y aurait plus d’étoiles : car il n’y a pas de nuit où l’on ne voie plusieurs de ces feux courir, entraînés en sens divers. Or, chaque étoile se retrouve à sa place et leur grandeur ne varie point. Il suit de là que ces feux naissent au-dessous d’elles, et ne s’évanouissent sitôt dans leur chute que parce qu’ils n’ont ni foyer, ni siége assuré. « Mais pourquoi ne traversent-ils pas aussi l’atmosphère pendant le jour ? » Et si tu disais que de jour il n’y a pas d’étoiles parce qu’on ne les voit pas ? Elles disparaissent, effacées par l’éclat du soleil : de même alors des feux parcourent le ciel, mais la clarté du jour absorbe leur lumière. Si pourtant il en est parfois dont l’explosion soit assez distincte pour ressortir au milieu même de l’éclat du jour, ceux-là sont visibles. Il est certain que l’âge présent en a vu plusieurs de cette sorte, les uns se dirigeant d’orient en occident, les autres dans le sens contraire. Les gens de mer voient un signe de gros temps dans le grand nombre des étoiles filantes : si elles annoncent des vents, elles se forment dans la région des vents, c’est-à-dire dans l’espace intermédiaire de la terre à la lune. Dans les grandes tempêtes, on voit comme de vraies étoiles posées sur les voiles des vaisseaux. Le matelot en péril se croit alors sous la protection de Castor et de Pollux. Mais ce qui doit le rassurer, c’est qu’elles se montrent quand l’ouragan faiblit et que le vent tombe. Autrement ces feux voltigeraient et ne se reposeraient pas[4]. Gylippe, voguant vers Syracuse, en vit un s’arrêter sur le fer même de sa lance. Dans les camps romains, des faisceaux d’armes parurent s’enflammer de ces étincelles qui venaient les effleurer, et qui souvent frappent comme la foudre les animaux et les arbustes. Lancées avec moins de force, elles ne font que glisser et tomber mollement, sans frapper ni blesser. Elles jaillissent tantôt d’entre les nuages, tantôt d’un air pur, s’il déborde en principes inflammables. Et même ne tonne-t-il pas quelquefois dans le ciel le plus serein, comme il arrive en un temps couvert, par une collision atmosphérique ? L’air, si transparent, si sec qu’il puisse être, est pourtant compressible ; il peut former des corps analogues aux nuages, et qui, choqués, fassent explosion. De là les poutres, les boucliers ardents, les cieux qui semblent tout en feu, lorsque des causes semblables, mais plus actives, agissent sur les mêmes éléments.
II. Voyons maintenant comment se forment les cercles lumineux qui entourent quelquefois les astres. On rapporte que le jour où Auguste revint d’Apollonie à Rome, on vit autour du soleil un cercle empreint des couleurs variées de l’arc-en-ciel. C’est ce que les Grecs nomment Halo et que nous pouvons très-justement appeler Couronne. Voici comme on en explique la formation : qu’on jette une pierre dans un étang, on voit l’eau s’écarter en cercles multipliés, dont le premier, fort rétréci, est successivement enveloppé par d’autres de plus en plus larges, tant qu’enfin l’impulsion se perde et meure dans la plaine immobile des eaux. Il faut supposer dans l’air des effets analogues. Quand ce fluide condensé est susceptible de percussion, les rayons du soleil, de la lune, d’un astre quelconque, le forcent, par leur action, à s’écarter circulairement. L’air, en effet, comme l’eau, comme tout ce qui reçoit une forme d’un choc quelconque, prend celle du corps qui la frappe. Or, tout corps lumineux est sphérique ; donc l’air qui en sera frappé prendra la forme ronde. De là le nom d’Aires donné par les Grecs à ces météores, parce que les lieux destinés à battre le grain sont ronds généralement. Du reste, il n’y a pas la moindre raison de croire que ces cercles, quelque nom qu’on leur donne, se forment dans le voisinage des astres. Ils en sont fort éloignés, bien qu’ils paraissent les ceindre et leur faire une couronne. C’est près de la terre que se dessinent ces apparitions ; et l’œil de l’homme, toujours faible et trompé, les place autour des astres mêmes. Rien de pareil ne peut se former dans le voisinage du soleil et des étoiles, où règne l’éther le plus subtil. Car les formes ne peuvent absolument s’imprimer que sur une matière dense et compacte ; sur des corps subtils elles n’ont pas de prise ou ne tiennent pas. Dans nos bains mêmes, on observe un effet semblable autour des lampes, au milieu de cet air dense et obscur, surtout par le vent du midi, qui rend l’atmosphère lourde et épaisse. Ces cercles parfois se dissolvent et s’effacent insensiblement, parfois se rompent sur un point, et les marins attendent le vent du côté du ciel où la rupture s’est faite : l’aquilon, si c’est au nord ; si c’est au couchant, le zéphyre. C’est une preuve que ces couronnes prennent naissance dans la même région que les vents. Au delà, les vents ne se forment plus, ni par conséquent les couronnes. À ces preuves ajoute que jamais ces météores ne s’engendrent que dans un air immobile et stagnant ; le contraire ne se voit pas. En effet, un air tranquille peut recevoir une impulsion, prendre une figure quelconque ; un air agité se dérobe à l’action même de la lumière, car il n’a ni forme ni consistance ; les molécules frappées les premières sont aussitôt disséminées. Ces cercles donc qui couronnent les astres n’auront jamais lieu qu’au sein d’une atmosphère dense et sans mouvement, et par là propre à retenir le faisceau conique de lumière qui vient la frapper. Et en effet, reviens à l’exemple que je citais tout à l’heure. Une pierre jetée dans un bassin, dans un lac, dans toute eau dormante, y produit des cercles sans nombre ; ce qu’elle ne fait pas dans une eau courante. Pourquoi ? Parce que toute figure est brisée par la fuite de l’eau. 11 en est de même pour l’air : tranquille, il peut recevoir une forme : impétueux et agité, il se dérobe et brouille toutes les empreintes qui veulent s’y appliquer. Quand les couronnes se dissolvent également sur tous les points, et s’évaporent sans déplacement, c’est une marque que l’air est tranquille ; et ce calme universel annonce de l’eau. Se rompent-elles d’un côté seulement, le vent soufflera du côté de la rupture ; se déchirent-elles en plusieurs endroits, il y aura tempête. Tous ces accidents s’expliquent par ce que j’ai exposé plus haut. Car, que l’ensemble du phénomène se décompose à la fois, cela démontre l’équilibre, et, partant, le calme de l’air. Si la fracture est unique, c’est que l’air pèse de ce côté, et que de là doit venir le vent. Mais si le cercle est déchiré et morcelé de toutes parts, évidemment il subit le choc de plusieurs courants qui tourmentent l’air et l’assaillent tous à la fois. Cette agitation de l’atmosphère, cette lutte et ces efforts en tous sens signalent la tempête et la lutte imminente des vents. Les couronnes ne paraissent guère que la nuit autour de la lune et des autres astres ; de jour elles sont si rares, que quelques philosophes grecs prétendent qu’on n’en voit jamais ; ce que toutefois l’histoire dément. La cause de cette rareté, c’est que le soleil, ayant trop de force, agite, échauffe et volatilise trop l’air : l'action de la lune, moins vive, est plus aisément soutenue par l’air ambiant ; il en est de même des autres astres, également incapables de le diviser. Dès lors leur figure s’imprime et peut s’arrêter sur cette vapeur plus consistante et moins fugace. En un mot, l’air ne doit être ni tellement compacte qu’il éloigne et repousse l’immersion de la lumière, ni tellement subtil et délié, qu’il n’en retienne aucun rayon. Telle est la température des nuits, alors que les astres, dont la lumière douce ne vient pas heurter l’air d’une façon brusque et violente, se peignent dans ce fluide, plus condensé qu’il ne l’est d’ordinaire pendant le jour.
III. L’arc-en-ciel, au contraire, n’a pas lieu de nuit, si ce n’est très-rarement, parce que la lune n’a pas assez de force pour pénétrer les nuages et y répandre ces teintes qu’ils reçoivent quand le soleil les frappe. Cette forme d’arc et cette diversité de teintes viennent de ce qu’il y a dans les nuages des parties plus saillantes et d’autres plus enfoncées ; des parties trop denses pour laisser passer les rayons, et d’autres trop ténues pour leur fermer accès. De ce mélange inégal et alternatif d’ombre et de lumière résulte l’admirable variété de l’arc-en-ciel. On l’explique encore autrement. Quand un tuyau vient à se percer, on voit l’eau qui jaillit par une étroite ouverture offrir à l’oeil les couleurs de l’iris, si elle est frappée obliquement par le soleil. Pareille chose peut se remarquer dans le travail du foulon, lorsque sa bouche, remplie d’eau, fait pleuvoir sur l’étoffe tendue au châssis une rosée fine et comme un nuage d’air humide, où brillent toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Nul doute que la cause de ce phénomène ne réside dans l’eau ; car il ne se forme jamais que dans un ciel chargé de pluies. Mais examinons comment il se forme. Suivant quelques philosophes, il y a dans les nuages des gouttes d’eau perméables aux rayons du soleil, et d’autres, plus denses, qu’ils ne peuvent traverser : les premières renvoient la lumière, les autres restent dans l’ombre ; et de leur interposition se forme un arc, dont une partie brille et reçoit la lumière, tandis que l’autre la repousse et couvre de son obscurité les points adjacents. D’autres nient qu’il en soit ainsi. L’ombre de la lumière, disent-ils, pourrait ici passer pour cause unique, si l’arc n’avait que deux couleurs, s’il n’était composé que de lumière et d’ombre.
Mais ses mille couleurs, abusant l’œil séduit.
Mêlent le ton qui cesse à la teinte qui suit :
La nuance n’est plus et semble encor la même ;
Le contraste n’a lieu qu’à chaque point extrême[5].
On y voit un rouge de flamme, du jaune, du bleu, et d’autres teintes si finement nuancées, comme sur la palette du peintre, que, suivant le dire du poète, pour discerner entre elles les couleurs, il faut comparer les premières aux dernières. Car la transition échappe, et l’art de la nature est tellement merveilleux, que des couleurs qui commencent par se confondre, finissent par contraster. Que font donc ici vos deux seuls éléments d’ombre et de lumière pour expliquer des effets sans nombre ? D’autres donnent de ces mêmes effets la raison suivante : dans la région où il pleut, toutes les gouttes sont autant de miroirs, toutes peuvent réfléchir l’image du soleil. Ces images, multipliées à l’infini, se confondent dans leur chute précipitée, et l’arc-en-ciel naît de la multitude confuse de ces images du soleil. Voici sur quoi on base cette conclusion. Exposez au soleil des milliers de bassins, tous renverront l’image de cet astre ; placez une goutte d’eau sur chaque feuille d’un arbre, il y paraîtra autant de soleils qu’il y aura de gouttes, tandis que dans le plus vaste étang on n’en verra qu’un seul. Pourquoi ? Parce que toute surface luisante, circonscrite, si étendues que soient ses limites, n’est qu’un seul miroir. Supposez cet étang immense coupé par des murs en plusieurs bassins, il s’y formera autant d’images du soleil qu’il y aura de bassins. Laissez l’étang dans son entier, il répétera toujours une image unique. Il n’importe que ce soit un pouce d’eau ou un lac ; dès qu’il est circonscrit, c’est un miroir. Ainsi, ces gouttes innombrables, qui se précipitent en pluie, sont autant de miroirs, autant d’images du soleil. L’œil placé en face n’y voit qu’un confus assemblage, et l’intervalle de l’une à l’autre s’efface par le lointain. De là, au lieu de gouttes distinctes, on n’aperçoit qu’un brouillard formé de toutes les gouttes. Aristote porte le même jugement. Toute surface lisse, dit-il, renvoie les rayons qui la frappent. Or, quoi de plus lisse que l’eau et l’air ? L’air condensé renvoie donc vers nos yeux les rayons qui en sont partis. Nos yeux sont-ils faibles et souffrants, la moindre répercussion de l’air les trouble. Il est des malades dont l’affection consiste à se figurer que partout c’est en face d’eux-mêmes qu’ils arrivent, et qui voient partout leur image. Pourquoi ? Parce que leur rayon visuel, trop faible pour pénétrer l’air le plus voisin, se replie sur lui-même. Ainsi, ce que l’air dense fait sur les autres, un air quelconque le fait sur eux, puisque le moins opaque l’est assez pour repousser leur vue débile. Mais une vue ordinaire est repoussée par l’air, s’il est assez dense, assez impénétrable pour arrêter et refouler le rayon visuel sur son point de départ. Les gouttes de pluie sont donc autant de miroirs, mais tellement petits qu’ils réfléchissent seulement la couleur et non la figure du soleil. Or, ces gouttes innombrables et qui tombent sans interstice, réfléchissant toutes la même couleur, doivent produire non pas une multitude d’images distinctes, mais une seule image longue et continue. « Comment, diras-tu, supposer des millions d’images où je n’en vois aucune ? Et pourquoi, quand le soleil n’a qu’une couleur, ses images sont-elles de teintes si diverses ? » Pour répondre à ton objection, ainsi qu’à d’autres qu’il n’est pas moins nécessaire de réfuter, je dois dire que la vue est le juge le plus faux, non-seulement des objets dont la diversité de couleurs s’oppose à la netteté de ses perceptions, mais de ceux même qui sont le plus à sa portée. Dans une eau transparente la rame la plus droite semble brisée. Les fruits vus sous le verre paraissent bien plus gros. L’intervalle des colonnes entre elles est comme nul à l’extrémité d’un long portique, et, pour revenir à mon texte, le soleil même, que le calcul nous prouve être plus grand que toute la terre, est tellement rapetissé par nos yeux, que des philosophes ne lui ont pas donné plus d’un pied de diamètre. L’astre que nous savons le plus rapide de tous, aucun de nous ne le voit se mouvoir ; et l’on ne croirait pas qu’il avance, s’il n’était clair qu’il a avancé. Ce monde qui tourne, incliné sur lui-même, avec tant de vitesse, qui roule en un moment de l’orient à l’occident, nul de nous ne le sent marcher. Qu’on ne s’étonne donc pas si notre œil n’aperçoit point les intervalles des gouttes de pluie, et ne peut distinguer à une telle distance cette infinité d’images si ténues. Il est hors de doute que l’arc- en-ciel est l’image du soleil, reçue dans une nuée concave et gonflée de pluie. La preuve en est qu’il se montre toujours à l’opposite du soleil, au haut du ciel ou à l’horizon, suivant que l’astre s’abaisse ou s’élève, et en sens contraire. Le soleil descend-il ? le nuage est plus haut ; monte-t-il ? il est plus bas. Souvent il se trouve latéral au soleil ; mais, ne recevant pas directement son empreinte, il ne forme point d’arc. Quant à la variété des teintes, elle vient uniquement de ce que les unes sont empruntées au soleil, les autres au nuage même. Ce nuage offre des bandes bleues, vertes, purpurines, jaunes et couleur de feu, variété produite par deux seules teintes, l’une claire, l’autre foncée. Ainsi du même coquillage ne sort pas toujours la même nuance de pourpre. Les différences proviennent d’une macération plus ou moins longue, des ingrédients plus épais ou plus liquides dont on a saturé l’étoffe, du nombre d’immersions et de coctions qu’elle a subies, si enfin on ne l’a teinte qu’une fois. Il n’est donc pas étrange que le soleil et un nuage, c’est-à-dire un corps et un miroir, se trouvant en présence, il se reflète une si grande variété de couleurs qui peuvent se diversifier en mille nuances plus vives ou plus douces. Car, autre est la couleur que produit un rayon igné, autre celle d’un rayon pâle et effacé. Partout ailleurs nous tâtonnons dans nos recherches, quand nous n’avons rien que la main puisse saisir, et nos conjectures doivent être plus aventurées : ici on voit clairement deux causes, le soleil et le nuage ; l’iris n’ayant jamais lieu par un ciel tout à fait pur ou assez couvert pour cacher le soleil, il est donc l’effet de ces deux causes, puisque l’une manquant, il n’existe pas.
IV. Il suit de là, chose non moins évidente, qu’ici l’image est renvoyée comme par un miroir, car elle ne l’est jamais que par opposition, c’est-à-dire, lorsque en face de l’objet visible se trouve l’objet répercutant. Des motifs non de persuasion, mais de conviction forcée, en sont donnés par les géomètres ; et il ne reste douteux pour personne que si l’iris reproduit mal l’image du soleil, c’est la faute du miroir et de sa configuration. À notre tour, essayons d’autres raisonnements qu’on puisse saisir sans difficulté. Je compte, entre autres preuves du développement défectueux de l’iris, la soudaineté de ce développement : un moment déploie dans l’espace ce vaste corps, ce tissu de nuances magnifiques ; un moment le détruit. Or, rien n’est aussi vite renvoyé qu’une image l’est par un miroir ; en effet, le miroir ne fait pas l’objet, il le montre. Artemidore de Paros détermine en outre quelle forme doit avoir le nuage pour reproduire ainsi l’image du soleil. « Si vous faites, dit-il, un miroir concave d’une boule de verre coupée en deux, en vous tenant hors du foyer, vous y verrez tous ceux qui seront à vos côtés, plus près de vous que le miroir. Même chose arrive quand nous voyons par le flanc un nuage rond et concave : l’image du soleil s’en détache, se rapproche et se tourne vers nous. La couleur de feu vient donc du soleil, et celle d’azur du nuage ; le mélange de l’une et de l’autre produit toutes les autres. »
V. À ces raisonnements on répond : il y a sur les miroirs deux opinions ; on n’y voit, d’après les uns, que des simulacres, c’est-à-dire les figures de nos corps, émanées et distinctes de ces mêmes corps ; selon d’autres, l’image n’est pas dans le miroir, ce sont les corps mêmes qu’on voit par la réflexion du rayon visuel qui revient sur lui-même. Or, ici l'essentiel n’est pas de savoir comment nous voyons ce que nous voyons, mais comment l’image renvoyée devrait être semblable à l’objet, comme elle l’est dans un miroir. Qu’y a-t-il de si peu ressemblant que le soleil et un arc où ni la couleur, ni la figure, ni la grandeur du soleil ne sont représentées ? L’arc est plus long, plus large, la partie rayonnante est d’un rouge plus foncé que le soleil, et le reste présente des couleurs tout autres que celle de l’astre. Et pour prétendre que l’air est un miroir, il faut le donner comme surface aussi lisse, aussi plane, aussi brillante. Mais aucun nuage ne ressemble à un miroir ; nous traversons souvent les nues, et n’y voyons pas notre image. Quand on gravit le sommet des montagnes, on a sous les yeux des nuages, et cependant on ne peut s’y voir. Que chaque goutte d’eau soit un miroir, je l’accorde ; mais je nie que le nuage soit composé de gouttes. Il renferme bien de quoi les produire, mais elles n’y sont pas toutes produites ; ce n’est point la pluie qui compose le nuage, c’est la matière de ce qui sera pluie. Je vous concéderai même qu’il y a dans un nuage d’innombrables gouttes, et qu’elles réfléchissent quelque objet ; mais toutes ne réfléchissent pas le même, chacune a le sien. Rapprochez plusieurs miroirs, ils ne confondront pas leurs reflets en un seul ; mais chaque miroir partiel renfermera en soi l’image de l’objet opposé Souvent, d’une quantité de petits miroirs, on en forme un seul : placez un homme vis-à-vis, il vous semble voir tout un peuple, parce que chaque fragment renvoie une figure distincte. On a eu beau joindre et adapter ensemble ces fragments, ils n’en reproduisent pas moins à part leurs tableaux, et font d’un homme une multitude. Mais ce n’est pas un entassement confus ; les figures sont réparties une à une entre les diverses facettes. Or, l’arc-en-ciel est un cercle unique, continu ; il n’offre en tout qu’une seule figure. Mais, dira-t-on, l’eau qui jaillit d’un tuyau rompu, ou sous les coups de la rame, ne présente-elle pas quelque chose de pareil aux couleurs de l’arc-en-ciel ? Cela est vrai ; mais non par le motif qu’on prétend faire admettre, à savoir que chaque goutte reçoit l’image du soleil. Elles tombent trop vite pour pouvoir s’empreindre de cette image. Il faut un objet arrêté, pour saisir la forme à reproduire. Qu’arrive-t-il donc ? Elles retracent la couleur, non l’image. D’ailleurs, comme l’empereur Néron le dit fort élégamment :
Le cou des pigeons de Cypris
Brille en se balançant des couleurs de l’iris :
de même le cou du paon, à la moindre inflexion, les reflète. Faudra-t-il donc appeler miroirs ces sortes de plumes auxquelles chaque mouvement donne de nouvelles nuances ? Eh bien ! les nuages, par leur nature, diffèrent autant des miroirs que les volatiles dont je parle, que les caméléons et autres animaux qui changent de couleur, soit d’eux-mêmes, quand la colère ou le désir les enflamme, et que l’humeur, répandue sous la peau, la couvre de taches ; soit par la direction de la lumière, qui modifie la couleur en les frappant de face ou obliquement. En quoi des nuages ressemblent-ils à des miroirs, ceux-ci n’étant pas diaphanes, et ceux-là laissant passer la lumière ? Les miroirs sont denses et compactes, les nuages, vaporeux ; les miroirs sont formés tout entiers de la même matière ; les nuages, d’éléments hétérogènes assemblés au hasard, et par là même sans accord et sans cohésion durable. Et puis, nous voyons au lever du soleil une partie du ciel rougir ; nous voyons des nuages parfois couleur de feu. Qui donc empêche, s’ils doivent cette couleur unique à l’apparition du soleil, qu’ils ne lui en empruntent pareillement plusieurs, bien qu’ils n’aient pas la propriété d’un miroir ? Tout à l’heure, dira-t-on, un de vos arguments pour prouver que toujours l’arc-en-ciel surgit en face du soleil, était qu’un miroir même ne réfléchit que les objets qu’il a devant lui ; ce principe est aussi le nôtre. Car comme il faut opposer au miroir ce dont on veut qu’il reçoive l’image, de même, pour que le nuage soit coloré, il faut que le soleil soit dans une position convenable : l’effet n’aurait pas lieu, si la lumière brillait sur tous les points ; il faut, pour le produire, une direction propre des rayons solaires. Ainsi parlent ceux qui veulent qu’on admette la coloration du nuage. Posidonius, et les auteurs qui jugent que le phénomène s’opère comme sur un miroir, répondent : « S’il y avait dans l’iris une couleur quelconque, elle serait persistante, et paraîtrait d’autant plus vive qu’on en serait plus près. Mais la lueur de l’arc, vive dans le lointain, meurt à mesure qu’on s’en approche. » Je n’admets pas cette réponse, tout en approuvant le fond de l’idée, et voici pourquoi. Le nuage, il est vrai, se colore, mais de telle sorte que la couleur n’est pas visible de tous côtés, pas plus que ne l’est le nuage lui-même ; ceux qui sont dedans ne le voient pas. Est-il donc étrange que la couleur soit inaperçue de ceux pour qui le nuage même n’est pas visible ? Cependant, quoique inaperçu, il existe ; par conséquent la couleur aussi. Ne concluons donc pas qu’elle est imaginaire, de ce qu’elle ne paraît plus la même quand on en approche ; car cela arrive même pour les nuages, qui n’en sont pas moins réels pour n’être pas vus. Quand on vous dit aussi qu’un nuage est teint du soleil, ce n’est pas vous dire que cette teinte le pénètre comme corps résistant, immobile et qui dure, mais comme corps fluide et volatil, qui ne reçoit autre chose qu’une très-passagère empreinte. Il y a, au surplus, telles couleurs dont l’effet ne frappe les regards qu’à distance. Plus la pourpre de Tyr est belle et richement saturée, plus il la faut tenir haut, pour qu’elle déploie tout son éclat. Est-ce à dire qu’elle soit sans reflet, parce que l’excellence de sa teinte ne se fait pas voir sous quelque jour qu’on l’étale ? Je suis du même sentiment que Posidonius : j’estime que l’arc-en-ciel se forme sur un nuage qui figure un miroir concave et rond, ayant l’aspect demi-sphérique. Le démontrer, sans l’aide des géomètres, est impossible : ceux-ci enseignent, par des arguments qui ne laissent pas de doute, que c’est l’image du soleil, non ressemblante. Tous les miroirs, en effet, ne sont pas fidèles. Il en est où l’on craint de jeter les yeux, tant ils déforment et altèrent le visage de ceux qui s’y regardent ; la ressemblance s’y retrouve en laid. On pourrait, à voir certains autres, prendre une haute idée de ses forces, tant ils grossissent les muscles et amplifient outre nature les proportions de tout le corps. D’autres placent à droite ce qui est à gauche, et réciproquement ; d’autres contournent ou renversent les objets. Faut-il s’étonner qu’un miroir de ce genre, qui dénature en le reflétant le disque du soleil, puisse se former aussi dans un nuage ?
VI. À toutes ces preuves ajoutons que jamais l’iris ne forme plus d’un demi-cercle, lequel est d’autant moindre que le soleil est plus haut. Si Virgile a dit :
…Et l’arc-en-ciel immense
Boit l’eau des mers[6],
c’est quand la pluie est imminente ; mais il n’apporte pas les mêmes pronostics, sur quelque point qu’il se montre. Au midi il amène des pluies abondantes, que n’a pu dissiper le soleil dans toute sa force, parce qu’elles sont trop considérables. S’il brille au couchant, il y aura rosée et pluie fine. Paraît-il à l’orient ou à peu de distance de l’orient, il promet un temps serein. Mais pourquoi, si l’iris est un reflet du soleil, se montre-t-il beaucoup plus grand que cet astre ? Parce qu’il y a tel miroir dont la propriété est de rendre les objets bien plus considérables qu’il ne les voit, et de donner aux formes un prodigieux développement, tandis que tel autre les rapetisse. À votre tour, dites-moi pourquoi l’iris se courbe en demi-cercle, si ce n’est pas à un cercle qu’il répond ? Vous expliquerez peut-être d’où vient cette variété de couleurs ; mais cette forme de l’iris, vous ne l’expliquerez pas, si vous n’indiquez un modèle sur lequel il se dessine. Or, il n’en est pas d’autre que le soleil, auquel vous avouez qu’il doit sa couleur ; donc il lui doit aussi sa forme. Enfin, vous convenez avec moi que ces teintes, dont une partie du ciel se colore, viennent du soleil. Un seul point nous divise : vous croyez ces teintes réelles, je les crois apparentes. Réelles ou apparentes, elles viennent du soleil ; et vous n’expliquerez point pourquoi elles s’évanouissent tout d’un coup, tandis que toute vive couleur ne s’efface qu’insensiblement. J’ai pour moi cette apparition subite et cette subite disparition. Car le propre d’un miroir est de réfléchir l’objet non successivement, pièce à pièce , mais par un calque instantané du tout. Et l’objet n’est pas moins prompt à s’éclipser qu’à se dessiner : car pour qu’il paraisse ou s’évanouisse, il ne faut que le montrer ou l’ôter. L’iris n’est pas une substance, un corps essentiel du nuage ; c’est une illusion, une apparence sans réalité. En veux-tu la preuve ? L’arc s’effacera, si le soleil se voile. Qu’un second nuage, par exemple, intercepte le soleil, adieu les couleurs du premier. « Mais l’iris est quelque que peu[7] plus grand que le soleil. » Je viens de dire qu’on fait des miroirs qui grossissent tout ce qu’ils représentent. J’ajouterai que tous les objets, vus à travers l’eau, semblent bien plus considérables. Des caractères menus et peu distincts, lus au travers d’un globe de verre plein d’eau , sont plus gros à l’œil et plus nets. Les fruits qui nagent dans le cristal paraissent plus beaux qu’ils ne sont ; les astres, plus grands à travers un nuage , parce que la vue de l’homme manque de prise dans un fluide, et ne peut saisir exactement les objets. Cela devient manifeste si tu remplis d’eau une coupe, et que tu y jettes un anneau ; l’anneau a beau demeurer au fond, son image est répercutée à la surface. Tout ce qu’on voit à travers un liquide quelconque est beaucoup plus gros que nature. Est-il étonnant que l’image du soleil grossisse de même, vue dans l’humidité d’un nuage, puisque deux causes y concourent à la fois, la transparence en quelque sorte vitrée du nuage et sa nature aqueuse ? Car, s’il ne contient pas l’eau toute formée, le nuage en élabore les principes, et c’est en eau qu’il doit se convertir.
VII. « Puisque, va-t-on me dire, vous avez parlé de verre, je prends texte de là même pour argumenter contre vous. On fabrique des baguettes de verre cannelées ou à plusieurs angles saillants, comme ceux d’une massue, lesquelles, si elles reçoivent transversalement les rayons du soleil , présentent les teintes de l’iris, preuve que ce n’est pas là l’image du soleil, mais une imitation de couleurs par répercussion.» Cet argument milite en grande partie pour moi. D’abord il démontre qu’il faut un corps poli et analogue au miroir pour répercuter le soleil ; ensuite, que ce ne sont nullement des couleurs qui se forment alors, mais de faux-semblants comme ceux qui, je l’ai dit, paraissent ou s’effacent sur le cou des pigeons, selon qu’ils se tournent dans tel ou tel sens. Or, il en est de même du miroir qui, on le voit, n’a pas de couleur à lui, mais simule une couleur étrangère. Un seul fait pourtant reste à expliquer : c’est qu’on ne voit pas dans cette baguette l’image du soleil, parce qu’elle n’est pas disposée pour la bien reproduire. Il est vrai qu’elle tend à le faire, vu qu’elle est d’une matière lisse et propre à cet effet ; mais elle ne le peut, parce qu’elle est irrégulièrement faite. Convenablement fabriquée, elle réfléchirait autant de soleils qu’elle aurait de faces. Ces faces n’étant pas assez détachées les unes des autres, et n’ayant pas assez d’éclat pour faire l’office d’un miroir, elles ébauchent la ressemblance, elles ne la rendent point ; les images trop rapprochées se confondent et n’offrent plus qu’une seule bande colorée.
VIII. Mais pourquoi l’iris n’est-il pas un cercle complet, et n’en laisse-t-il voir que moitié dans le prolongement si étendu de sa courbe ? Suivant l’opinion de quelques-uns, le soleil étant bien plus élevé que les nuages, et ne frappant qu’à la partie supérieure, la partie inférieure n’est pas atteinte par ses rayons. Et comme ils ne reçoivent le soleil que d’un côté, ils n’en réfléchissent qu’une partie, qui n’excède jamais la moitié. Cette raison est peu concluante ; en effet, le soleil a beau être plus élevé, il n’en frappe pas moins tout le nuage, et par conséquent le colore, puisque ses feux le traversent et le pénètrent dans toute son épaisseur. Ces mêmes auteurs disent une chose qui va contre leur proposition. Car, si le soleil donne d’en haut, et, partant, ne colore que la partie supérieure des nuages, l’arc ne descendra jamais jusqu’à terre. Or, il s’abaisse jusque-là. De plus, l’arc est toujours opposé au soleil, peu importe qu’il soit plus bas ou plus haut ; car tout le côté qui est en face se trouve frappé. Ensuite le soleil couchant produit quelquefois des arcs, et certes c’est le bas du nuage qui est frappé, l’astre rasant la terre[8]. Et pourtant alors il n’y a qu’un demi-cercle, quoique le nuage reçoive le soleil dans sa partie la plus basse et la plus impure. Nos stoïciens, qui veulent que la lumière soit renvoyée par le nuage comme par un miroir, supposent la nue concave et semblable à un segment de sphère, qui ne peut reproduire le cercle entier, n’étant lui-même qu’une partie de cercle. J’admets les prémisses, sans approuver la conclusion. Car, si un miroir concave peut représenter toute la circonférence d’un cercle, rien n’empêche que la moitié de ce miroir ne reproduise un globe entier. Nous avons déjà parlé de cercles qui paraissent autour du soleil et de la lune en forme d’arcs : pourquoi ces cercles sont-ils complets, et ceux de l’iris ne le sont-ils jamais ? Ensuite, pourquoi sont-ce toujours des nuages concaves qui reçoivent le soleil, et non des nuages plans ou convexes ? Aristote dit qu’après l’équinoxe d’automne, l’arc-en-ciel peut se former à toute heure du jour, mais qu’en été il ne se forme qu’au commencement ou au déclin de la journée. La raison en est manifeste. D’abord c’est qu’au milieu du jour, le soleil, dans toute sa chaleur, dissipe les nuages dont les éléments qu’il divise ne peuvent renvoyer son image. Le matin, au contraire, et lorsqu’il penche vers son couchant, il a moins de force, et ainsi les nuages peuvent résister et le répercuter. Ensuite, l’iris ne se formant d’ordinaire que quand le soleil fait face au nuage, dans les jours courts l’astre est toujours oblique. Ainsi, à toute heure de la journée, il trouve, même au plus haut de son cours, d’autres nuages qu’il frappe directemont. En été, il est vertical par rapport à nous, et à midi surtout il est trop élevé et trop perpendiculaire, pour qu’aucun nuage puisse se trouver en face ; ils sont tous au-dessous.
IX. Parlons maintenant de ces verges lumineuses qui brillent, comme l’iris, de teintes variées, et que nous regardons aussi comme pronostics de pluie. Elles ne sont pas difficiles à expliquer, n’étant autre chose que des arcs-en-ciel imparfaits : elles sont colorées, mais n’ont point la forme demi-circulaire ; c’est en ligne droite qu’elles s’allongent. Communément elles se forment près du soleil dans un nuage humide, qui commence à se résoudre en pluie. Elles ont par conséquent les mêmes teintes que l’arc-en-ciel ; leur figure seule diffère, parce que celle des nuages où elles s’impriment est différente.
X. La même variété de couleur existe dans les couronnes ; seulement les couronnes se forment partout, autour de tous les astres ; l’iris ne brille qu’à l’opposite du soleil, et les verges lumineuses dans son voisinage. On peut encore marquer ainsi les différences : la couronne, partagée en deux, sera un arc ; ramenée à la ligne droite, c’est une verge. Les couleurs variées de ces trois météores sont des combinaisons de l’azur et du jaune. La verge avoisine toujours le soleil ; l’arc-en-ciel est solaire ou lunaire ; la couronne peut se former autour de tout astre.
XI. Il y a encore une autre espèce de verges : ce sont des rayons déliés qui traversent les nues par les étroits intervalles qui les séparent, et s’échappent en lignes droites et divergentes ; ils présagent pareillement la pluie. Or, ici, quel parti prendre ? Comment les appellerai-je ? Images du soleil ? Les historiens les nomment des soleils, et rapportent qu’on a en vu jusqu’à deux et trois à la fois. Les Grecs les appellent parhélies[9], parce que d’ordinaire ils se montrent dans le voisinage du soleil, ou qu’ils ont avec cet astre une sorte de ressemblance. Car elle n’est pas complète ; elle se borne à l’image et àla figure. Du reste, ils n’ont rien de sa chaleur ; ce sont des rayons émoussés et languissants. Comment donc les qualifier ? Faut-il faire comme Virgile qui, balançant sur le choix d’un nom, finit par adopter ce nom sur lequel il hésitait d’abord :
Et quel nom te donner, ô nectar de Rhétie ?
Du Falerne pourtant ne te crois pas rival[10].
Ainsi rien n’empêche de leur conserver la qualification de parhélies. Ce sont des images du soleil qui se peignent dans un nuage dense, voisin de cet astre, et disposé en miroir. Quelques-uns définissent le parhélie un nuage circulaire, brillant et semblable au soleil ; il suit cet astre à une certaine distance, qui est toujours la même qu’au moment de son apparition. Sommes-nous surpris de voir l’image du soleil dans une source, dans un lac paisible ? Non, ce me semble. Eh bien ! son image peut être réfléchie dans l’air aussi bien que sur la terre, quand il s’y trouve une matière propre à produire cet effet.
XII. Pour observer une éclipse de soleil, on pose à terre des bassins remplis d’huile ou de poix, parce qu’un liquide onctueux se trouble moins facilement et retient mieux les images qu’il reçoit. Or, une image ne peut se laisser voir que dans un liquide immobile. Alors nous remarquons comment la lune s’interpose entre nous et le soleil ; comment ce globe, bien plus petit que le soleil, venant à lui faire face, le cache tantôt partiellement, s’il ne lui oppose qu’un côté de son disque, et parfois en totalité. On appelle éclipse totale celle qui fait paraître les étoiles en interceptant le jour ; elle a lieu quand le centre des deux astres se trouve pour nous sur le même axe. Comme l’image de ces grands corps s’aperçoit sur la terre, elle peut de même s’apercevoir dans l’air, quand il est assez dense, assez transparent pour recevoir l’image solaire que les autres nuages reçoivent aussi, mais laissent échapper s’ils sont trop mobiles, ou trop raréfiés, ou trop noirs : mobiles, ils dispersent les traits de l’image ; raréfiés, ils la laissent passer ; chargés de vapeurs impures et grossières, ils ne reçoivent pas son empreinte, comme nous voyons que les miroirs ternis ne renvoient plus les objets.
XIII. Souvent deux parhélies se montrent simultanément ; ce qui s’explique de même. Rien n’empêche en effet qu’il ne s’en forme autant qu’il se trouve de nuages propres à réfléchir l’image du soleil. Suivant quelques auteurs, de deux parhélies simultanés, l’un est produit par le soleil et l’autre par l'image. Ainsi plusieurs miroirs opposés les uns aux autres nous offrent tous des images dont une seule pourtant reproduit l’objet réel ; les autres ne sont que des copies de ces images. Peu importe en effet ce qu’on met en présence du miroir ; il répète tout ce qu’on lui montre. De même, dans la haute région de l’air, lorsque le hasard dispose deux nuages de telle sorte qu’ils se regardent l’un l’autre, celui-ci reflète l’image du soleil, celui-là l’image de l’image. Mais il faut, pour produire cet effet, des nuages denses, lisses, brillants, d’une nature analogue à celle du soleil. Tous ces météores sont de couleur blanche et ressemblent au disque de la lune, parce qu’ils reluisent des rayons que le soleil leur darde obliquement. Si le nuage est près de l’astre et au-dessous, la chaleur le dissipe ; s’il est trop loin, il ne renvoie pas les rayons, et l’image n’est pas produite. Il en est de même de nos miroirs : trop éloignés, ils ne nous rendent pas nos traits, le rayon visuel n’ayant plus la force de répercussion. Ces soleils, pour parler comme les historiens, annoncent aussi la pluie, surtout s’ils paraissent au midi, d’où viennent les nuages les plus gros et les plus chargés. Quand ils se montrent à droite et à gauche du soleil, si l’on en croit Aratus, une tempête va surgir.
XIV. Il est temps de passer en revue les autres météores, si variés dans leurs formes. Ou ce sont des étoiles qui brillent soudainement, ou des flammes ardentes, les unes fixes et stationnaires, les autres qui roulent dans l’espace. On en remarque de plusieurs genres. Les bothynes sont des cavités ignées du ciel, entourées intérieurement d’une espèce de couronne, et semblables à l’entrée d’une caverne circulaire. Les pithies ont la forme d’un immense tonneau de feu, tantôt mobile, tantôt se consumant sur place. On appelle chasmata ces flammes que le ciel en s’entr’ouvrant laisse apercevoir dans ses profondeurs. Les couleurs de ces feux sont aussi variées que leurs formes. C’est, par exemple, un rouge des plus vifs, ou une flamme légère prompte à s’évanouir ; quelquefois une lumière blanchâtre, quelquefois un éclat éblouissant, d’autres fois une lueur jaunâtre et uniforme qui ne scintille ni ne rayonne. Ainsi nous voyons
Fuir en longs traits d’argent l’étoile pâlissante[11].
Ces prétendues étoiles s’élancent, traversent le ciel, et semblent, par leur vitesse incalculable, une longue traînée de feu ; notre vue, trop faible pour distinguer chaque point de leur passage, nous fait croire que toute la ligne parcourue est une ligne de feu. Car la rapidité de leurs mouvements est telle, qu’on ne peut en suivre la succession ; on n’en saisit que l’ensemble. On voit, plutôt l’apparition que la marche du météore ; et s’il semble marquer toute sa route d’un seul trait enflammé, c’est que notre œil trop lent ne peut suivre les divers points de sa course ; nous voyons du même coup d’où, il part et où il est arrivé. Telle nous paraît la foudre : nous croyons qu’elle trace une longue ligne de flamme, parce qu’elle fournit sa course en un clin d’oeil, et que nos regards sont frappés à la fois de tout l’espace qu’elle parcourt dans sa chute. Mais ce corps igné n’occupe pas toute la ligne qu’il décrit ; une flamme allongée et si ténue n’a point d’élan si vigoureux. Mais comment jaillissent ces étoiles ? C’est le frottement de l’air qui les allume, et le vent accélère leur chute ; cependant elles ne proviennent pas toujours de ces deux causes. Parfois l’état de l’atmosphère suffit pour les produire. Les régions supérieures abondent en molécules sèches, chaudes, terreuses, parmi lesquelles ces feux prennent naissance ; c’est en courant après les substances qui les alimentent qu’ils se précipitent avec tant de rapidité. Mais pourquoi sont-ils de diverses couleurs ? Cela tient à la nature de la matière inflammable et à l’énergie du principe qui enflamme. Ces météores présagent le vent, et il vient de la région d’où ils partent.
XV. Tu demandes comment se forment les feux que nous appelons, nous, fulgores, et les Grecs, sela. De plus d’une manière, comme on dit. La violence des vents peut les produire, comme aussi la chaleur de la région éthérée. Car ces feux, qui de là se disséminent au loin, peuvent se porter en bas, s’ils y trouvent des aliments. Le mouvement des astres dans leur cours peut réveiller les principes inflammables et propager l’incendie au-dessous de leur sphère. En un mot, ne peut-il pas arriver que l’atmosphère lance jusque dans l'éther des molécules ignées qui produisent cet éclat, cette flamme ou cette sorte d’étoile excentrique ?De ces fulgores, les uns se précipitent comme des étoiles volantes ; les autres, fixes et immobiles, jettent assez de lumière pour dissiper les ténèbres et donner une sorte de jour, jusqu’à ce que, faute d’aliments, ils s’obscurcissent, et, comme une flamme qui s’éteint d’elle-même, finissent après une constante déperdition par se réduire à rien. Quelquefois ces feux apparaissent dans les nuages, d’autres fois au-dessus : ce sont alors des corpuscules ignés, couvés près de la terre par un air condensé qui les fait jaillir jusqu’à la région des astres. Il en est qui ne peuvent durer ; ils passent, ils s’éteignent à l’instant presque où ils s’allument. Voilà les fulgores proprement dits, parce que leur apparition est courte et fugitive, et qu’ils sont dangereux dans leur chute, aussi désastreuse parfois que celle de la foudre. Ils frappent des maisons, que les Grecs désignent sous le nom d’astrapoplecta. Ceux dont la flamme a plus de force et de durée, qui suivent ou le mouvement du ciel, ou une marche qui leur est propre sont regardés par nos stoïciens comme des comètes ; nous en parlerons plus tard. De ce genre sont les pogonies, les lampes, les cyparisses, et tout corps qui se termine par une flamme éparse. On doute si l’on doit ranger dans cette classe les poutres et les pithies, dont l’apparition est fort rare, et qui exigent une grande agglomération de feux pour former un globe souvent plus gros que n’est le disque du soleil levant. On peut rapporter au même genre ces phénomènes fréquemment cités dans l’histoire, tels qu’un ciel tout en feu, où l’embrasement parfois s’élève si haut qu’il semble se confondre avec les astres, et parfois s’abaisse tellement qu’il offre l’aspect d’un incendie lointain. Sous Tibère, des cohortes coururent au secours de la colonie d’Ostie, qu’elles croyaient en feu, trompées par un météore de cette sorte qui, pendant une grande partie de la nuit, jeta la lueur sombre d’une flamme épaisse et fuligineuse. Nul ne met en doute la réalité des flammes qu’on aperçoit alors ; bien certainement ce sont des flammes. Il y a contestation pour les météores dont j’ai parlé plus haut, je veux dire l’arc-en-ciel et les couronnes. Sont-ce des illusions d’optique et de fausses apparences, ou doit-on y voir des réalités ? À notre avis, les arcs et les couronnes n’ont effectivement point de corps, tout comme en un miroir nous ne voyons rien que simulacre et mensonge dans les représentations de l’objet extérieur. Car le miroir ne renferme pas ce qu’il montre ; autrement cette image n’en sortirait point, et ne serait pas effacée à l’instant par une autre ; on ne verrait pas des formes innombrables paraître et s’évanouir tour à tour. Que conclure de là ? Que ce sont des représentations, des imitations vaines d’objets réels. Même certains miroirs sont construits de manière à défigurer ces objets : quelques-uns, comme je l’ai dit ci-dessus, représentent de travers la face du spectateur ; d’autres le grandissent hors de toute mesure, et prêtent à sa personne des proportions surhumaines.
XVI. Ici je veux te conter une histoire, où tu verras combien la débauche est peu dédaigneuse de tout artifice qui provoque au plaisir ; combien elle est ingénieuse à stimuler ses propres fureurs. Hostius Quadra était d’une impudicité qui fut même traduite sur la scène. C’est ce riche avare, cet esclave de ses cent millions de sesterces, qu’Auguste jugea ne pas mériter de vengeance quand ses esclaves le tuèrent ; et peu s’en fallut que le prince ne déclarât cette mort légitime. Il ne bornait pas aux femmes ses jouissances contre nature ; il était avide de l’un comme de l’autre sexe. Il avait fait faire des miroirs comme ceux dont je viens de parler, lesquels reproduisaient les objets bien plus grands qu’ils n’étaient, et où le doigt excédait en longueur et en grosseur les dimensions du bras. Or il disposait ces miroirs de telle sorte que, s’il se livrait à un homme, il voyait sans tourner la tête tous les mouvements de ce dernier ; et les énormes proportions que figurait le métal trompeur, il en jouissait comme d’une réalité. Il allait dans tous les bains recrutant ses hommes, les choisissant à sa mesure[12] ; et il lui fallait encore l'illusion pour complaire à son insatiable maladie. Qu’on dise maintenant que c’est à une propreté raffinée qu’est due l’invention du miroir ! On ne peut rappeler sans horreur ce que ce monstre, digne d’être déchiré de sa bouche impure, osait dire et exécuter, lorsque entouré de tous ces miroirs, il se faisait spectateur de ses turpitudes ; ce qui, même demeuré secret, pèse sur la conscience ; ce que tout accusé nie, il en souillait sa bouche, il le touchait de ses yeux. Et pourtant, ô dieux ! le crime recule devant son propre aspect ; les hommes perdus d’honneur et voués à toutes les humiliations, gardent comme dernier scrupule la pudeur des yeux. Mais lui, comme si c’était peu d’endurer des choses inouïes, sans exemple, il conviait ses yeux à les voir ; et non content d’envisager toute sa dégradation, il avait ses miroirs pour multiplier ces sales images et les grouper autour de lui ; et comme il ne pouvait tout voir aussi bien quand pris à dos par l’un, et tête baissée, il appliquait sa bouche aux plaisirs d’un autre, il s’offrait à lui-même les tableaux répétés de son double rôle. Il contemplait l’œuvre infâme de cette bouche ; il se voyait possédant tout ce qu’il pouvait admettre d’hommes. Partagé quelquefois entre un homme et une femme, et passif de toute sa personne, il se plaisait à voir ce qu’il est horrible de dire. Que restait-il que cet être immonde eût pu réserver pour les ténèbres ? Loin que le jour lui fît peur, il s’étalait à lui-même ses monstrueux accouplements, il se les faisait admirer. Que dis-je ? Ne doute pas qu’il n’eût souhaité d’être peint dans ces attitudes. Les prostituées même ont encore un reste de retenue, et ces créatures, livrées à la brutalité publique10, tendent à leur porte un voile qui cache leur triste obséquiosité : il n’est pas jusqu’aux repaires du vice qui ne gardent quelque vergogne. Mais ce monstre avait érigé son ignominie en spectacle ; il se mirait dans ces actes que la plus profonde nuit ne voile pas assez. « Oui, se dit-il, homme et femme m’exploitent à la fois : et de ce qui me reste libre, je veux en flétrissant autrui faire acte encore de virilité[13]. Tous mes membres sont pollués, envahis : que mes yeux aussi aient part à l’orgie, qu’ils en soient les témoins, les appréciateurs ; et ce que la position de mon corps m’empêche de voir, que l’art me le montre ; qu’on ne croie pas que j’ignore ce que je fais. Vainement la nature n’a donné à l’homme que de chétifs moyens de jouir, elle qui a si richement pourvu d’autres races. Je trouverai moyen de donner le change à ma frénésie, et de la satisfaire[14]. Que me sert mon coupable génie, s’il ne va pas outre nature ? Je placerai autour de moi de ces miroirs qui grossissent à un point incroyable la représentation des objets. Si je le pouvais, j’en ferais des réalités ; ne le pouvant pas, repaissons-nous du simulacre. Que mes appétits obscènes s’imaginent tenir plus qu’ils n’ont saisi, et s’émerveillent de leur capacité. » Lâcheté indigne ! C’est à l’improviste peut-être, et sans la voir venir, que cet homme a reçu la mort. C’était devant ses miroirs qu’il fallait l’immoler.
XVII. Qu’on rie maintenant des philosophes qui dissertent sur les propriétés du miroir, qui cherchent pourquoi notre figure s’y représente ainsi tournée vers nous ; dans quel but la nature, tout en créant des corps réels, a voulu que nous en vissions encore les simulacres[15] ; pourquoi, enfin, elle a préparé des matières aptes à recevoir l’image des objets. Ce n’était pas certes pour que nous vinssions devant un miroir nous épiler la barbe et la face, et lisser notre visage d’hommes. En aucune chose elle n’a fait de concession à la mollesse ; mais ici qu’a-t-elle voulu d’abord ? Comme nos yeux, trop faibles pour soutenir la vue directe du soleil, auraient ignoré sa vraie forme, elle a, pour nous le montrer, amorti son éclat. Bien qu’en effet il soit possible de le contempler alors qu’il se lève ou se couche, cependant la figure de l’astre lui-même, tel qu’il est, non d’un rouge vif, mais d’un blanc qui éblouit, nous serait inconnue, si à travers un liquide il ne se laissait voir plus net et plus facile à observer. De plus, cette rencontre de la lune et du soleil, qui parfois intercepte le jour, ne serait pour nous ni perceptible, ni explicable, si en nous baissant vers la terre nous ne voyions plus commodément l’image des deux astres. Les miroirs furent inventés pour que l’homme se vît lui-même. De là plusieurs avantages : d’abord la connaissance de sa personne, puis quelquefois d’utiles conseils11. La beauté fut prévenue d’éviter ce qui déshonore ; la laideur, qu’il faut racheter par le mérite les attraits qui lui manquent ; la jeunesse, que le printemps de l’âge est la saison de l’étude et des énergiques entreprises ; la vieillesse, qu’elle doit renoncer à ce qui messied aux cheveux blancs, et songer quelquefois à la mort12. Voilà dans quel but la nature nous a fourni les moyens de nous voir nous-mêmes. Le cristal d’une fontaine, le poli d’une pierre réfléchit à chacun son image.
J’ai vu mes traits naguère au bord de l’onde.
Quand la mer et les vents sommeillaient[16]…
Que penses-tu qu’était la toilette quand on se parait devant de tels miroirs ? À cet âge de simplicité, contents de ce que leur offrait le hasard, les hommes ne détournaient pas encore les bienfaits de la nature au profit des vices, ne faisaient pas servir ses inventions au luxe et à la débauche. Le hasard leur présenta d’abord la reproduction de leurs traits ; puis, comme l’amour-propre, inné chez tous, leur rendait ce spectacle agréable, ils revinrent souvent aux objets où ils s’étaient vus une première fois. Lorsqu’une génération plus corrompue s’enfonça dans les entrailles du globe, pour en extraire ce qu’il y faudrait replonger, le fer fut le premier métal dont on se servit ; et on l’aurait impunément tiré des mines, si on l’en avait tiré seul. Les autres fléaux de la terre suivirent : le poli des métaux offrit à l’homme son image, qu’il ne cherchait pas ; l’un la vit sur une coupe, l’autre sur l’airain préparé dans quelque autre but. Bientôt après on façonna des miroirs circulaires ; mais, au lieu du poli de l’argent, ce n’était encore qu’une matière fragile et sans valeur. Alors aussi, durant la vie grossière de ces anciens peuples, on croyait avoir assez fait pour la propreté quand on avait lavé au courant d’un fleuve les souillures contractées par le travail, quand on avait peigné sa chevelure et réparé le désordre d’une longue barbe ; tous soins que l’on prenait soi-même ou qu’on se rendait réciproquement. C’était la main d’une épouse qui démêlait cette épaisse chevelure qu’on avait coutume de laisser flottante, et que ces hommes, assez beaux à leurs yeux sans le secours de l’art, secouaient comme les nobles animaux secouent leur crinière. Par la suite, le luxe ayant tout envahi, on fit des miroirs de toute la hauteur du corps ; on les cisela d’or et d’argent, on les orna même de pierreries ; et le prix auquel une femme acheta un seul de ces meubles, excéda la dot qu’anciennement le trésor public donnait aux filles des généraux pauvres. Te figures-tu un miroir étincelant d’or chez les filles de Scipion, dont la dot fut une pesante monnaie d’airain ? heureuse pauvreté, qui leur valut une pareille distinction ! Elles ne l’eussent pas reçue du sénat, si leur père les avait dotées. Or, quel que fût celui à qui le sénat servit ainsi de beau-père, il dut comprendre qu’une telle dot n’était pas de celles qu’on peut rendre[17]. Aujourd’hui, de simples filles d’affranchis n’auraient pas assez pour un seul miroir de ce que le peuple romain donna pour Scipion. Le luxe a poussé plus loin l’exigence, encouragé par le progrès même des richesses : tout vice a reçu d’immenses développements, et toutes choses sont tellement confondues par nos raffinements criminels, que l’attirail des femmes, tout un monde, comme on le nommait, a passé dans les bagages d’hommes, je dis peu encore, d’hommes de guerre13. Voilà que le miroir, appelé dans l’origine au seul service de la toilette, est devenu pour tous les genres de vices le meuble indispensable.
1. Semel jussit, semper paret, a dit Sénèque, de la Provid., v. Voir au début de l'Esprit des lois, où Montesquieu a pris de notre auteur cette grande pensée : « Dieu est lui-même sa nécessité , et il n’est jamais limité que par lui-même. » (Lettres Persanes, lxix.)
2. Percolarem. Voir Lettre lxxvii : Per vesicam mille amphoræ transeant : saccus es.
3. « Ô la vile créature que l’homme, et abjecte, s’il ne se sent soulever par quelque chose de céleste ! » (Montaigne.) Voir aussi Lettre lxv.
4. Voir Cicéron, la République, I, xvii.
5. L’Ister, le Danube, deux noms du même fleuve que les anciens confondaient à cause du mélange des races qui en habitaient les parties supérieures et les parties inférieures.
6.
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Il voit comme fourmis marcher ces légions |
(Racan , à M. de Bellegarde.)
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Voy. Consol. à Helvia, ix. Cic, Républ., I, xvii. Pline, Hist., II, lxviii. La Bruyère, des Jugem. Télémaq. liv. IX. Jérusal. délivr., IV. Le P. Lemoyne, Saint Louis, liv. IX. Lebrun, la Nature. Delille, Dithyrambe.
7. Nostra conversatio in cœlis est. (Saint Paul, Philipp., iii, 20.)
8. Peut-être ne parle-t-il que des îles Canaries et des îles Fortunées, où Sertorius voulait aller s’établir. L’ignorance des Romains en géographie maritime appelait Indiens tous les peuples à peu près inconnus. Le baron de Zach (Corresp. astronom. , 1826) voyait dans cette phrase de Sénèque la preuve que dès lors on allait souvent, et assez vite, d’Espagne en Amérique.
9. Voir Cic., pro Milone, vers la fin ; de Legib. II, et le début de l'Esprit des lois.
10.
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Ignoto meretrix corpus junctura Quiriti |
(Ovide, Amor., III, 13.)
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11. Le miroir, chez les anciens, était l’emblème de cette connaissance de soi-même qu’ils regardaient comme le principe de la sagesse. De cette connaissance venait la prudence , qu’ils figuraient par un serpent replié vers un miroir où il se regarde.
12. Voir Phèdre, Fab., III, viii. Imité par Richer. Fable du miroir; Boursault, les Fables d’Ésope, coméd. , act. III, sc. viii. Tel est aussi le conseil de Socrate. (Apul., Apolog. Socr.)
Si mihi difficilis formam natura negavit,
ïngénio formas damna rependo meæ.
13.
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Ille tenet speculum pathici gestamen Othonis. |
(Juvén., Sat. II, 99.)
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- ↑ Un manusc. : Pensiles, préférable à tonsiles. Voy. Lettre cxxii.
- ↑ Éneid., IV, 404.
- ↑ Éneid., V, 628.
- ↑ Je lis avec un manusc. : alioquin ferrentur ignes, non sederent. Lemaire : aliquando feruntur.
- ↑ Ovid. Métam. VI, 65.
- ↑ Géorgiq., I, 380,
- ↑ Trois manusc. aliquanta. Lemaire : aliquando.
- ↑ Je lis avec Fickert : terris propinquus. Lemaire : propinquas.
- ↑ Sénèque parle encore des parhélies, liv. II, ii.
- ↑ Géorgiq., II, 95
- ↑ Georg., I, 367.
- ↑ Lemaire : apta mensura legebat viros. Fickert : aperta.
- ↑ Alicujus contumelia maremn exerceo, Fickert. Lemaire : contumeliam majorem.
- ↑ Morbo meo et imponam, Fickert. Lemaire : et potiar.
- ↑ (c) Voir Lettre xc.
- ↑ Virg., Eglog., II. 25.
- ↑ C’est-à-dire, qu’il eût été impie de répudier les filles de Scipion. La répudiation entraînait la remise de la dot.