Des Agens de la production agricole
Revue des Deux Mondes2e période, tome 29 (p. 705-729).
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DES AGENS
DE
LA PRODUCTION AGRICOLE

I.
LES ENGRAIS MINERAUX.



Dans une série d’études sur l’alimentation publique[1], nous avons successivement fait connaître la composition et les propriétés des diverses substances alimentaires, les procédés industriels qui servent à les préparer, les moyens de constater certaines falsifications dont elles ont parfois été l’objet, enfin le rôle nutritif que chacune d’elles est propre à remplir. Il nous reste à indiquer comment il est possible d’accroître et de rendre plus économique la production du sol, à montrer les rapports étroits qui doivent unir l’industrie manufacturière à l’agriculture, considérées trop longtemps comme rivales, et le mutuel secours qu’elles peuvent se prêter.

Il paraît fort simple au premier abord d’obtenir les produits de la terre. « Semez, et vous récolterez ; » ce sont paroles vraies sans doute, mais à deux conditions, que la terre soit fertile et que la semence soit féconde. Sur ces deux points, la science contemporaine a obtenu d’immenses résultats : elle a réformé les coutumes traditionnelles, montré quelles riches fumures l’industrie et le commerce étaient en état de fournir aux agriculteurs, quels puissans engrais minéraux on pouvait faire surgir du sein de la terre où ils étaient enfouis depuis des siècles, prouvé enfin comment, à l’aide de tant de ressources récemment découvertes, il devenait facile d’éviter l’épuisement du sol, qui s’était déjà déclaré dans plusieurs régions autrefois célèbres pour leur fécondité.

On a fait à ces applications nouvelles quelques objections qui manquent réellement de poids. Dans plusieurs contrées, dit-on, de temps immémorial on cultive la terre sans engrais ; ici l’emploi exclusif d’un seul amendement à faibles doses, la chaux par exemple, permet de doubler les récoltes ; ailleurs encore la production se soutient à l’aide de fumures légères. Il est vrai que certains sols privilégiés, où abondent les substances minérales utiles, riches d’ailleurs en matières organiques, — résidus de végétaux et d’animaux qui s’y sont accumulés pendant des siècles, — semblent pouvoir indéfiniment subvenir à la nutrition des plantes ; mais ce sont là de rares exceptions. De pareils terrains se rencontrent dans notre Limagne d’Auvergne et dans la vaste étendue des terres noires de la Russie ; toutefois il serait encore possible d’accroître la production sur ces fonds exceptionnellement fertiles, si à la couche arable l’on ajoutait des matériaux facilement assimilables qui favoriseraient une végétation plus rapide. Ce sont précisément ces substances, le mieux appropriées à l’alimentation des végétaux, que ceux-ci puisent de préférence dans le sol ; par conséquent chaque récolte en enlève la plus grande partie à la terre, et sans retour, toutes les fois que les produits bruts, tiges, feuilles, graines ou fruits, sont consommés hors du domaine. Il n’est d’ailleurs que trop facile de démontrer par des faits irrécusables la haute influence des engrais sur le rendement plus élevé et plus économique de la production agricole, même dans les meilleurs terrains. Qui ne sait que, dans les terres si fertiles de nos régions du nord, où existent de puissantes couches végétales ayant jusqu’à trois mètres d’épaisseur et formées en grande partie d’alluvions et de débris organiques reposant sur des masses calcaires, les cultivateurs expérimentés trouvent cependant leur compte à répandre d’abondantes fumures, que pour se les procurer ils allaient naguère jusque dans l’Artois acheter à l’année la colombine (fiente des pigeons de colombier), et la ramenaient chez eux avec des frais considérables de transport, qu’ils savent enfin mieux utiliser que partout ailleurs les engrais des villes ? C’est dans ces mêmes contrées qu’on a vu se développer l’alliance si féconde entre les fermes et les fabriques, alliance qui réalise la transformation des récoltes brutes en produits manufacturés transportables à de grandes distances, qui laisse à la disposition du cultivateur divers résidus appliqués à la nourriture des plantes, soit directement, soit après avoir servi d’alimens bien appropriés à l’élevage et à l’engraissement des animaux ou encore à la production du lait. Ainsi ont été augmentés du même coup la fécondité du sol et le revenu net des exploitations rurales.

Pour s’expliquer le rôle des engrais, il est nécessaire de comprendre de quelle façon le végétal les absorbe et se les assimile. Avant d’entrer dans la description des diverses fumures, il faut donc jeter un coup d’œil sur la théorie de la nutrition des plantes telle que la présentent les découvertes de la science contemporaine.


I. — DE LA NUTRITION DES PLANTES.

La seule base solide sur laquelle peut reposer cette théorie de la nutrition végétale est la composition même des plantes. On a été par conséquent amené à rechercher si les milieux où celles-ci devaient se développer contenaient tous les élémens assimilables correspondans à cette composition ; dans le cas où quelques-uns de ces élémens eussent fait défaut ou se fussent montrés insuffisans, il fallait les ajouter au sol en quantité et sous forme convenables : tel devait être, sans aucun doute, le rôle dévolu aux engrais. Il ne restait plus qu’à classer ceux-ci en plusieurs groupes suivant une valeur vénale qu’il devenait facile d’établir en raison de l’abondance ou de la rareté de chacun d’eux et des frais de transport.

Au commencement de ce siècle, les immortelles expériences de Priestley, d’Ingenhousz, de Spallanzani, surtout de Senebier et de Saussure, avaient parfaitement démontré comment, dans les actes de la respiration des feuilles vertes, une grande partie du gaz acide carbonique inspiré abandonnait son carbone fixé dans la plante, tout en dégageant, sous l’influence des rayons du soleil, son oxygène devenu libre. Cette décomposition rendait ainsi à l’air ambiant, par un perpétuel échange, les qualités salubres que la respiration des hommes et des autres animaux avait viciées par un effet contraire, la formation de l’acide carbonique. Se fondant sur ces données, on attribuait dans la nutrition végétale le rôle le plus important à l’acide carbonique et aux matières qui peuvent fournir le carbone. Les végétaux, ajoutait-on, sont formés presque entièrement de carbone et d’eau. Ce n’était guère que par les phénomènes partiels de sécrétions diverses que l’on découvrait dans les plantes certaines substances analogues aux produits de la nutrition chez les animaux. Senebier pensait alors que le principal rôle des engrais était d’occasionner une fermentation qu’il regardait comme le moyen le plus habituel de développer l'acide carbonique, aliment ordinaire des végétaux. De Candolle cependant trouva que « les engrais proprement dits méritaient un plus sérieux examen, qu’ils devaient agir sur la nutrition des plantes : 1° par la quantité de carbone et suivant les divers états sous lesquels ils se présentent, 2° par les matières spéciales qu’ils renferment, telles que l’azote, 3° par la présence de certains sels ou l’influence de certaines propriétés qui leur permettent d’agir, peut-être à titre d’excitans, sur la vitalité des plantes. » Pour mon compte, à la suite de cultures expérimentales comparatives, reconnaissant l’influence prédominante des matières animales dans les engrais, j’avais proposé, dès l’année 1830, le dosage de l’ammoniaque comme le moyen d’en apprécier la qualité. Gay-Lussac, quelques années plus tard, rappelant ce que l’on savait de la présence des matières de nature animale dans plusieurs graines, par exemple du gluten dans le froment, concluait de ses nombreuses analyses que toutes les semences contenaient de l’azote : « La présence de la matière azotée explique, ajoutait cet illustre chimiste, la qualité si nutritive des graines et l’étonnante fécondité, comme engrais, du résidu que laissent les graines oléagineuses après l’extraction de leur huile. » Cette découverte constituait un grand progrès ; toutefois on ne pouvait encore assigner aux substances azotées le véritable rôle qu’elles accomplissent dans la nutrition des végétaux, ni prouver l’indispensable nécessité des moyens d’assimilation que les engrais doivent leur fournir.

Guidé par les premiers faits où j’avais constaté l’action énergique des débris animaux en voie de dissolution sur le développement des plantes, m’aidant en outre d’une curieuse observation de l’effet produit par le tanin d’un chêne abattu sur les spongioles[2] des radicelles d’un arbuste planté au même lieu, je fus amené à élargir de beaucoup le rôle de cette classe de matières organiques dans les organes vivans des végétaux. Puisque les spongioles, toujours très jeunes dans les plantes (car elles se renouvellent sans cesse à mesure que les radicelles s’allongent et pénètrent dans le sol), formées de cellules à minces parois toujours remplies de substances azotées, étaient toujours douées d’une grande énergie vitale, ne pouvait-il en être de même de tous les organismes jeunes et susceptibles d’accomplir les fonctions de la vie aussi bien dans toutes les parties aériennes que dans les parties souterraines des plantes ?

Pour résoudre ce problème, je déterminai la composition des parties centrales blanchâtres des bourgeons. Ces parties, les plus jeunes de l’organe, protégées par plusieurs enveloppes contre l’action de la lumière et la fixation du carbone de l’air atmosphérique, reçoivent leur principale nourriture de la sève qui monte depuis les radicelles jusqu’aux extrémités supérieures des arbres. Mes nombreuses expériences, entreprises dans nos régions plus ou moins fertiles, poursuivies en Toscane sur des sols arides et jusqu’au sommet des monts presque dénudés où la végétation languissante n’offre que des plantes grêles et des arbres rabougris, me prouvèrent que partout les plus jeunes parties, douées de la plus grande vitalité, présentaient les mêmes relations entre leur léger tissu végétal et la matière azotée analogue à celle qui naguère paraissait être l’attribut exclusif des organes des animaux. J’arrivai aux mêmes conclusions après une étude faite au même point de vue sur tous les organes pris isolément et dans les diverses phases de leur croissance, et je me crus autorisé à signaler une immense unité de composition dans la matière vivante des deux règnes de la nature[3].

Si les végétaux, à leurs différens âges, s’éloignent de plus en plus de cette composition qui compte en fortes proportions au nombre de ses parties constituantes les substances azotées et minérales, c’est que les sécrétions diverses purement végétales ou non azotées s’y développent rapidement : d’une part, la cellulose vient constituer la trame organique de toutes les cellules, des vaisseaux, des membranes, ou les enveloppes de la matière vivante ; de l’autre, la matière ligneuse donne la rigidité aux tiges et aux rameaux. Enfin les substances sucrées, gommeuses, résinoïdes, huileuses, etc., s’accumulant sans cesse dans ces tissus, finissent par prédominer à tel point que, dans l’ensemble des végétaux, elles avaient autrefois été seules aperçues.

Pour donner une idée plus complète de la composition des organismes végétaux dépourvus des membranes épaissies de cellulose ou des incrustations ligneuses qui, graduellement développées dans un grand nombre de plantes, dissimulent la présence ou la nature des parties actives de la nutrition nous présenterons ici les résultats de l’analyse immédiate de végétaux rudimentaires, de champignons à texture molle, enfin des jeunes bourgeons qui constituent les extrémités blanchâtres alimentaires des choux-fleurs, qui croissent, on le sait, à l’abri de la lumière, sous les enveloppes multiples superposées que forment les larges feuilles de ces plantes maraîchères.


Levure de bière[4] Morilles Champignons de couche Choux-fleurs
Substances azotées et traces de soufre. 62,7 44 52 66
Substances grasses 2,1 5,6 4,4 4,5
Cellulose et substances congénères non azotées 29,4 36,8 38,4 18,3
Phosphates, sels, silice 5,8 13,6 5,2 11,2
100 100 100 100

On voit que cette composition de végétaux à très minces membranes, — de même que celle des graines et des embryons des plantes phanérogames, — comprend, outre la cellulose, quelques-unes de ses congénères (amidon, dextrine, gomme, glucose, sucre), des substances azotées, des matières grasses, des phosphates, des sels alcalins, de la silice, du soufre et de l’eau. Il n’en saurait être autrement, car ces organes reproducteurs, ces plantes rudimentaires, ces jeunes bourgeons, doivent contenir en proportions convenables les substances nécessaires à leurs premiers développemens, c’est-à-dire les agens et les matériaux propres à toute végétation. C’est ainsi que dans le règne animal, en examinant la composition de l’œuf ou du lait qui doivent subvenir aux premiers besoins du jeune oiseau ou du petit mammifère, on y voit réunies les principales substances nutritives, et, chose remarquable, les quatre classes d’alimens, — azotés, sucrés ou féculens, gras, minéraux, — se montrent ainsi présentes à l’origine de l’évolution des êtres végétaux et animaux.

La levure, que nous avons comprise dans le tableau qui précède, peut nous offrir à la fois un spécimen de la plus simple structure d’une plante vivante et un exemple de la nutrition opérée par les engrais sous différens états, en même temps que la démonstration de la nécessité indispensable de ces agens dans la reproduction des plantes. La levure, ce végétal microscopique formé parfois d’un seul globule dont le diamètre ne dépasse guère la centième partie d’un millimètre, a cependant le pouvoir de transformer en alcool et acide carbonique plus de trente fois son poids de sucre dissous dans dix volumes d’eau, à l’aide d’une douce température. Si cette fermentation a lieu sans qu’aucune substance autre que l’eau, le sucre et le ferment intervienne, le petit végétal, après avoir accompli sa fonction, meurt sans se reproduire, car il ne trouve dans le liquide aucun des alimens azotés et minéraux indispensables à sa constitution ; mais qu’au lieu d’eau pure on emploie une infusion d’orge renfermant ces substances minérales et azotées, comme on le fait dans la fermentation des moûts de bière, et dès lors la levure végète au sein du liquide en fermentation, des bourgeons globulaires se forment, grossissent et se détachent des premiers globules, en sorte que l’on récolte à la fin de l’opération huit ou dix fois autant de levure qu’on en avait employé, de même qu’on aurait récolté. dans un champ fertile huit ou dix fois le poids du froment ensemencé. Or l’analogie entre une semblable végétation microscopique et les développemens de toutes les plantes, au point de vue des conditions générales de la nutrition, peut être poussée bien plus loin encore et manifester un caractère propre à la végétation, le seul sans doute qui puisse maintenir une ligne de démarcation entre les végétaux et les animaux, si tant est qu’à son tour ce caractère distinctif ne puisse lui-même s’effacer un jour. Cette analogie remarquable a été récemment mise en évidence par M. Pasteur ; elle repose sur un fait signalé déjà dans la Revue[5], et que nous devons rappeler pour en montrer la connexion intime avec la théorie des engrais.

Si, dans l’expérience précédente, on substitue à l’infusion d’orge la solution d’un phosphate et d’un sel ammoniacal, les phénomènes de la végétation et de la multiplication des bourgeons globuliformes s’accompliront encore, et, sous l’influence de ces simples engrais salins et inorganiques, on verra l’activité de la vie végétative produire des matières organiques azotées aux dépens de l’ammoniaque, la cellulose et ses congénères se former aux dépens du sucre, qui fournira en outre de la matière grasse en se décomposant, tandis que le phosphate sera assimilé dans ces actes complexes d’une végétation en miniature. C’est là un exemple complet et une élégante démonstration de l’action des engrais et de l’aptitude remarquable des végétaux à transformer les produits ultimes de la décomposition des matières animales et. végétales en substances azotées, grasses, sucrées ou féculentes, propres à entrer de nouveau dans le régime alimentaire de l’homme et de divers autres animaux. Ainsi se maintient, au milieu de ces alternances de décompositions spontanées et de recompositions organiques, le cercle immense dans lequel la matière circule sans jamais se perdre, ni par conséquent s’épuiser à la surface du globe.

Nous venons de dire qu’un seul caractère distinctif, au point de vue qui nous occupe, paraissait aujourd’hui subsister entre les végétaux et les animaux : il consiste essentiellement dans le mode de nutrition particulier aux êtres de chacun des deux règnes, et non dans l’existence d’une cavité digestive (estomac) qui n’appartient à aucun végétal, mais qui ne se trouve pas toujours dans les animaux les plus inférieurs. Les végétaux paraissent seuls jusqu’ici doués de la faculté de se nourrir avec des sels ammoniacaux, dissous ou gazeux, qu’ils absorbent, qu’ils assimilent et réduisent en substances organiques azotées. Quant à la faculté de se mouvoir, considérée autrefois comme appartenant exclusivement aux animaux, on l’a observée chez les spores (appelées aussi zoospores), organes reproducteurs d’un grand nombre de plantes de la famille des algues ; ils sont animés de mouvemens spontanés jusqu’à l’instant où ils se fixent, germent et se développent en un végétal dépourvu alors de toute mobilité propre.

En résumé, les substances qui se rapprochent.des matières animales par la composition se rencontrent abondamment dans tous les organes jeunes des plantes doués de la plus grande énergie vitale ; elles se retrouvent dans tous les tissus, mais en proportions d’autant plus faibles que ces différentes parties sont plus anciennes et devenues graduellement moins puissantes dans leur vie végétative. Les substances minérales puisées dans le sol, et qui accompagnent la sève et les formations organiques, ne sont pas distribuées au hasard dans les plantes, mais au contraire sécrétées avec les membranes et les produits azotés, ou bien accumulées dans des organismes spéciaux préparés d’avance pour les recevoir. Dans ces conditions, une portion assimilable de la matière terreuse remplit donc le rôle d’aliment minéral, engraisse réellement le végétal, et n’agit pas seulement à titre d’amendement du sol, comme on l’avait autrefois supposé. Toutes ces substances, minérales ou organiques, fournies par le sol ou l’atmosphère, sont absorbées exclusivement à l’état liquide ou gazéiforme. Quant à certains élémens impropres à la nourriture des animaux, tels que les composés ammoniacaux et azotiques, ils sont au contraire appropriés à la nutrition des végétaux. Ceux-ci les puisent en cet état dans les engrais pour les transformer et les assimiler aux substances organiques dont la plupart servent d’alimens à l’homme ou aux animaux de nos fermes.


II. — COMPOSITION ET PROPRIETES DES DIVERS ENGRAIS. — LES EAUX NATURELLES. — LE CARBONATE ET LE SULFATE DE CHAUX.

On vient de rappeler les données générales sur lesquelles s’appuie le rôle des engrais dans la nutrition des plantes : il faut maintenant étudier la composition, les propriétés, la préparation et les applications de chacun d’eux. On peut d’ailleurs les ranger méthodiquement en trois classes, comprenant les substances minérales, végétales, animales, bien que les engrais de ces trois classes soient toujours combinés dans les exploitations agricoles.

Dans la première classe se trouvent comprises l’eau, sans laquelle aucun être ne saurait vivre, et les eaux naturelles (plus ou moins chargées de substances minérales et organiques) employées soit en irrigations dans la grande culture, soit en arrosages dans l’horticulture.

L’eau facilite les mouvemens ascensionnels et descendans de la sève, favorise les diverses fonctions des organes des plantes. Les tiges ligneuses des grands arbres, où la vitalité s’amoindrit avec l’âge, renferment cependant encore de 40 à 60 d’eau pour 100 de leur poids, tandis que dans les jeunes organes radicellaires ou foliacés la proportion d’eau s’élève à 80, 90 et même 96 centièmes du poids total. Un fait prouve cette nécessité d’une dose suffisante de ce liquide à travers les tissus végétaux : les plantes qui croissent dans des climats arides offrent des dispositions particulières qui s’opposent à une dessiccation funeste. Ainsi les très jeunes tiges développées au sommet des cactus sont protégées naturellement contre une excessive évaporation spontanée par une sorte de pellicule qui les enveloppe, par les épaisses couches épidermiques sous-jacentes, enfin par le suc visqueux qui baigne les tissus ; ces jeunes tiges verdâtres retiennent jusqu’à 96 d’eau pour 100 de leur poids malgré l’action desséchante de l’air qui les environne.

Jamais d’ailleurs l’eau, qui offre un si puissant concours à la nutrition et au développement des végétaux, ne leur arrive à l’état de pureté : les eaux pluviales elles-mêmes s’imprègnent, en traversant l’atmosphère, de poussières, gaz et vapeurs ; tombées sur le sol, elles ne peuvent le traverser sans se charger de matières minérales et organiques qu’elles ont la faculté de dissoudre, de transmettre aux racines dans un état de dilution convenable. Toutes les eaux naturelles des sources et des rivières contiennent des quantités notables de sels alcalins, calcaires, magnésiens, et de la silice, lors même qu’elles sont limpides. À plus forte raison, lorsqu’elles sont troubles, peuvent-elles fournir en arrosages les engrais qu’elles tiennent en suspension ou en dissolution, et qui concourent à doubler, à quadrupler parfois les récoltes des fourrages ou des plantes légumières. Cependant on a vu des irrigations ou arrosages d’eaux également naturelles produire sur les plantes des résultats tout contraires ou très défavorables, contre lesquels il est bon de prémunir le cultivateur. Lorsque, par exemple, les eaux trop froides de certaines sources sont dirigées sur des prairies pendant les chaleurs de l’été, elles occasionnent un tel changement dans la température des plantes, que la végétation, subitement arrêtée, ne peut reprendre son développement normal, et que la prairie arrosée se montre dès lors moins productive. Il est très simple d’éviter cet inconvénient en laissant séjourner dans de larges fossés ou de grands réservoirs ces eaux de sources trop froides, afin qu’elles puissent acquérir une assez douce température avant d’être versées sur les prairies ; de même en été les horticulteurs ont soin de garder quelque temps les eaux de puits exposées au soleil avant de les répandre en arrosages, particulièrement sur les végétaux herbacés ou sur les plantes délicates.

Certaines eaux naturelles, qui en quantités restreintes exerçaient une favorable influence, ont au contraire produit le singulier effet de dessécher ou de flétrir les plantes, lorsque, pour compenser l’évaporation rapide déterminée par les grandes chaleurs, on multipliait les arrosages. C’est que ces eaux étaient chargées de sels calcaires, qu’abandonnant par l’évaporation à l’air libre une grande partie du carbonate et du sulfate de chaux qu’elles contiennent, elles formaient des incrustations autour des radicelles et de leurs spongioles ; elles les rendaient ainsi imperméables et interceptaient l’infiltration du liquide dans les vaisseaux et les différens tissus : dès lors les plantes se trouvaient abandonnées sans compensation à l’action desséchante de l’atmosphère[6].

C’est à la faveur de l’eau seule, dans laquelle elles peuvent se dissoudre, que les substances solides, minérales ou organiques, puisées dans le sol ou les engrais, pénètrent dans les végétaux. Aucune substance pulvérulente, quelle que fût la ténuité de ses particules, ne saurait passer au travers du tissu des spongioles. Il n’en faudrait pas conclure que réciproquement toute substance soluble dans l’eau dût indistinctement, et dans d’égales proportions, être absorbée par les plantes, comme quelques physiologistes le supposent encore ; s’il en était ainsi, toutes les plantes venues dans le même sol offriraient à l’analyse les composés minéraux dans des proportions semblables. Or les nombreuses incinérations faites par le savant minéralogiste M. Berthier dans ces conditions comparatives ont démontré des aptitudes d’absorption toutes spéciales chez les végétaux de familles ou d’espèces différentes. Deux espèces très rapprochées, vivant dans les mêmes eaux douces, offrent un exemple remarquable de cette faculté essentielle : le chara translucens, ainsi nommé en raison de sa transparence, sécrète à peine des traces invisibles de carbonate de chaux, tandis que le chara hispida reçoit et fixe autour de son tube central et de ses élégantes cellules ramifiées de si nombreux cristaux de carbonate calcaire, qu’ils en deviennent opaques, raides et rugueux. La cause de l’opacité ou de l’aspect terreux du chara hispida est facile à mettre en évidence : il suffit de plonger pendant quelques instans cette plante dans l’acide chlorhydrique étendu ou dans du vinaigre fort pour dissoudre l’incrustation calcaire avec une effervescence gazeuse d’acide carbonique, et rendre la plante transparente et flexible au même degré que le chara translucens.

Voici un autre exemple de la propriété de sélection que possèdent les plantes. Ne trouve-t-on pas dans l’Océan de nombreuses espèces d’algues marines, qui offrent chacune des proportions très différentes des diverses matières salines qu’elles ont cependant puisées dans le même milieu où toutes elles vivent et se développent entremêlées ? Nous verrons, en traitant des engrais mixtes, que ces algues, connues sous le nom vulgaire de varechs, constituent à l’état naturel un engrais végétal très estimé ides cultivateurs dans nos départemens de l’ouest, qu’une grande quantité de ces algues, spécialement récoltées à cet effet, est desséchée, réduite en cendres, afin de faciliter l’extraction des sels, de l’iode et du brome, utiles à l’industrie, à la médecine et aux arts photographiques, qu’enfin les résidus directement insolubles du lessivage de ces cendres fournissent de leur côté un engrais minéral calcaire puissant et très économique.

Si nous insistons sur cette admirable aptitude des plantes à s’approprier les élémens de leur nutrition dans les milieux différens où elles se propagent, c’est que l’agriculture y doit trouver le guide le plus certain dans le choix des engrais minéraux à répandre sur le sol pour en assurer la fertilité ou en accroître la puissance. Voici du reste ce que la science a rendu incontestable. Parmi soixante et un élémens diversement combinés entre eux et inégalement répartis dans l’air, les terrains et les eaux, les plantes cultivées ne s’assimilent, ne livrent en quantités notables à l’alimentation des animaux que quinze seulement de ces corps simples ou élémentaires[7] ; les autres élémens ne se trouvent dans les cendres des végétaux qu’accidentellement, en très faibles dosés, et sans relation aucune avec l’importance ou la valeur des récoltes. Les argiles même, si universellement répandues dans les meilleures terres arables, si utiles aux plantes par la silice et la potasse qu’elles contiennent, ne semblent jouer qu’un très faible rôle dans la nutrition végétale par le métal qui les caractérise, l’aluminium ou son oxyde, l’alumine, qui s’y voit constamment uni avec la silice à l’état d’une si grande ténuité. Quels sont donc parmi les quinze élémens indispensables à l’alimentation des végétaux, ou parmi les composés qui les offrent à leur état naturel, ceux dont l’agriculteur doit se préoccuper ? Quel rang chacun doit-il prendre parmi les entrais minéraux ? Naguère la science demeurait incertaine ; de nos jours, le doute n’est plus permis : tous ces élémens ou plutôt leurs composés se rencontrent soit dans les eaux naturelles, soit dans presque toutes les terres cultivées, en proportions suffisantes, pourvu que l’on fasse usage des fumures ordinaires, des irrigations fécondantes ou des débris d’animaux, qui constituent principalement les engrais organiques, azotés ou mixtes.

Les engrais minéraux, fréquemment employés avec de grands avantages sur les sols où leurs élémens font défaut, comprennent les marnes calcaires, le plâtre ou sulfate de chaux et les phosphates dits fossiles. C’est à l’aide des marnes calcaires qu’on fertilise les terrains sableux, tels que ceux de la Sologne[8], ainsi que les sols argileux ou argilo-sableux, comme on en rencontre dans les départemens du Nord, du Pas-de-Calais, de la Seine-Inférieure, de la Sarthe, de la Mayenne, de la Loire-Inférieure, etc. Ces marnes sont d’autant meilleures qu’elles contiennent une plus grande quantité de carbonate de chaux ; mais, comme on les trouve en abondance dans beaucoup de localités, le prix n’en est jamais très élevé. Elles peuvent encore produire de meilleurs résultats lorsqu’elles contiennent naturellement des matières organiques azotées altérables et susceptibles de hâter la désagrégation, la dissolution et par conséquent l’assimilation de leurs particules. Certains sables de mer présentent ces conditions. On les désigne en Bretagne sous les noms de tangue, de trez et de merl. La tangue est un sable très fin, mêlé de débris de coquillages, offrant une incrustation calcaire azotée et saline à sa superficie. Formé dans les eaux de l’Océan, ce sable se dépose près des embouchures des rivières et dans plusieurs baies, sur les côtes de Bretagne et de Normandie ; les cultivateurs vont charger leurs voitures de tangue, et, suivant qu’elle est plus sableuse ou argileuse, ils la destinent à des terres fortes ou légères. M. Isidore Pierre, qui a publié l’analyse des principales variétés de tangue, évalue à 2 millions de mètres cubes les quantités extraites annuellement. On en emploie tous les trois, quatre ou cinq ans de 6 à 16 mètres cubes par hectare, et toujours après les avoir laissés pendant plusieurs mois exposés à l’air. — Le trez est un sable marin analogue plus grossier, mêlé de débris de coquilles et contenant de 45 à 70 centièmes de carbonate de chaux, des traces de phosphate et de substances azotées ; on le recueille sur les plages du Finistère. — Le merl, le plus riche de ces engrais de mer est formé des débris rameux de petits coraux. On le recueille, à l’aide de dragues, dans les rades de Brest et de Morlaix, du 15 mai au 15 octobre. On rencontre également le merl sur les côtes de Cornouailles et de Devonshire en Angleterre : il contient de 75 à 80 centièmes de carbonate de chaux et environ 3, 25 de substance azotée. On en consomme tous les dix ans de 16 à 20, 000 kilos par hectare. Ces engrais sont si précieux pour les cultivateurs de nos côtes de Bretagne qu’il y a quelques années, la seule annonce des projets de construire des digues sur le littoral breton avait ameuté les populations, ordinairement si paisibles.

On mélange souvent des substances azotées putrescibles avec les marnes calcaires, afin d’en hâter la désagrégation et d’en accroître les effets. Dans ce cas, l’action du carbonate de chaux ne se borne pas à fournir à la nutrition végétale l’élément calcaire, elle s’exerce en outre sur les engrais organiques, en provoque une décomposition plus rapide, mais aussi en accélère la déperdition par la formation du carbonate d’ammoniaque volatil. Il est important de tenir compte de cette influence, soit que l’on veuille obtenir de rapides effets d’une fumure, soit au contraire qu’on se propose de conserver pendant un certain temps les engrais organiques à l’abri des déperditions avant de les répandre sur le sol. On peut de ces recherches déduire plusieurs conclusions pratiques assez importantes : dans les terres abondantes en carbonate de chaux, l’effet des fumures ne devant pas se prolonger beaucoup, il peut être utile de les renouveler tous les ans ; les terres argileuses, conservant mieux les engrais, permettent d’y répandre les fumures à de plus longs intervalles ; enfin les argiles desséchées peuvent être avantageusement employées comme litières terreuses, car elles diminuent beaucoup les émanations ammoniacales dans les étables, et conservent au fumier une plus grande richesse.

Les différentes marnes calcaires soumises dans des fours à une calcination intermittente ou continue donnent lieu, dans la Mayenne et dans plusieurs autres départemens, à de grandes et lucratives exploitations. Au point de vue de la fabrication de la chaux et de son emploi dans la culture des terres, la théorie et les effets remarquables de cette grande pratique agricole méritent de fixer un instant notre attention.

La pierre à chaux (chaux carbonatée), après avoir subi une calcination au rouge dans des fours spéciaux, ayant ainsi perdu l’eau contenue dans ses pores, ainsi que l’acide carbonique qu’elle renfermait à l’état de combinaison, est devenue plus légère et plus poreuse ; elle constitue dès lors la chaux vive, ainsi nommée parce que, humectée avec environ la moitié de son poids d’eau, elle absorbe aussitôt ce liquide s’échauffe vivement, pétille en se dilatant et se gonfle au point de tripler de volume ; l’élévation de la température peut alors atteindre près de 300 degrés et déterminer aisément l’inflammation du soufre lorsqu’on y plonge le bout d’une allumette. Ce phénomène dépend de la combinaison intime de la chaux vive avec l’eau, qui, subitement solidifiée, abandonne au moment même toute la chaleur qui la constituait à l’état liquide. La poudre blanche ainsi obtenue, dite chaux éteinte, pulvérulente, ou hydrate de chaux, est donc un composé de chaux et d’eau, la première substance étant égale à 76 pour 100, la seconde à 24 pour 100 du poids total.

Dans la pratique agricole, on effectue économiquement l’extinction de la chaux vive en la disposant en petits tas d’un tiers d’hectolitre, plus ou moins espacés, mais à des distances égales. On les abandonne à l’action de l’air plus ou moins humide, et souvent l’on favorise cette action en les recouvrant de terre. Dès que l’extinction est complète, c’est-à-dire aussitôt que la chaux est entièrement réduite en une poudre blanche très fine, on la répartit uniformément sur toute la superficie du champ, que l’on soumet ensuite aux façons usuelles des labours, hersages, etc.

Voici comment on explique les effets extrêmement avantageux que l’on réalise par cette méthode de chaulage, à la condition, bien entendu, que l’on continuera d’employer les quantités ordinaires de fumier ou autres engrais organiques équivalens[9]. La chaux, en agissant sur les argiles qui contiennent du silicate de potasse, met cette base en liberté, et lui permet d’exercer son action alcaline, en même temps que cette alcalinité même détermine la combustion lente des débris ligneux des précédentes récoltes, produit ainsi de l’acide carbonique utile aux plantes, et dégage les composés minéraux que ces restes de racines et de chaume avaient puisés dans le sol. La chaux se combine encore soit avec l’acide carbonique retenu dans la terre, soit avec le même gaz que l’air atmosphérique en mouvement lui apporte sans cesse. Le composé calcaire qui se forme alors doit nécessairement agir dans la nutrition des plantes à la manière des carbonates de chaux naturels, mais avec une énergie bien plus grande, en raison de sa division extrême, qui permet aux eaux pluviales, chargées elles-mêmes d’acide carbonique, de dissoudre facilement ce carbonate et de l’introduire par les radicelles dans le courant de la sève montante. Enfin la chaux ainsi carbonatée exerce, comme les marnes calcaires, un effet mécanique sur les terres argileuses, en les empêchant de se fendiller par la dessiccation.

Un autre engrais minéral à base de chaux est généralement connu sous les noms de plâtre, gypse, albâtre gypseux et sulfate de chaux. Les exploitations des carrières à plâtre dans trente-huit de nos départemens le fournissent en abondance. On peut employer le sulfate de chaux destiné à l’agriculture soit à l’état naturel, soit après lui avoir enlevé, par une calcination ménagée, son eau de cristallisation, qui représente 20 pour 100 de son poids. C’est cette dernière méthode que l’on suit de préférence, en raison de la facilité de l’écrasage du plâtre cuit, tandis que le broyage du plâtre cru serait plus dispendieux et ne produirait pas une poudre aussi fine. Quant aux effets produits par le plâtre, les observations nombreuses des chimistes et des agriculteurs constatent que les matières organiques en voie de fermentation réagissent sur ce sulfate, lui empruntent son oxygène, et le réduisent en un sulfure de calcium qui laisse facilement exhaler du gaz hydrogène sulfuré ; d’un autre côté, il abandonne du carbonate de chaux à la terre. Ces réactions sont doublement favorables, soit en fournissant par le gaz sulfhydrique le soufre indispensable au développement des matières azotées, notamment de l’albumine prédominante dans les légumineuses, soit en offrant aux radicelles des plantes du carbonate de chaux très divisé, non moins utile à la constitution des tissus. Sur les terres exposées à une humidité constante et excessive, les effets du plâtre sont défavorables à la végétation ; on le comprendra si l’on se rappelle ce qu’on a lu plus haut des incrustations produites autour des radicelles par les eaux trop chargées de carbonate de chaux. Les quantités de plâtre les plus favorables varient, suivant les terrains, entre 200 et 500 kilos par hectare ; l’expérience seule peut, en chaque localité, offrir un guide certain à cet égard. On ne renouvelle guère le plâtrage qu’à des intervalles de six à dix ans. Il est évident qu’un excès de sulfate de chaux qui s’accumulerait dans les terres cultivées serait en tout cas nuisible.


III. — LES OS ET LE PHOSPHATE CALCAIRE. — EXPLOITATION, GISEMENS, EMPLOI.

Un autre engrais inorganique d’une utilité plus générale attire en ce moment l’attention des agriculteurs. Il y a quelques années, plusieurs savans chimistes avaient sur ce point excité une sorte de panique parmi les agronomes de la Grande-Bretagne. Il ne s’agissait de rien moins, vers 1845, que d’établir, par des calculs sérieux, la réalité d’un appauvrissement du sol dans le royaume-uni, tel que bientôt il devait être frappé d’une stérilité effrayante. On citait comme exemples certaines cultures appauvries des colonies inter tropicales et de plusieurs localités d’Europe et d’Asie. Toute cette agitation reposait principalement sur ce fait : chaque année, les récoltes de froment enlèvent aux terres plusieurs composés minéraux qui ne leur sont jamais complètement restitués ; ces terres, par conséquent, pouvaient devenir, dans un avenir peu éloigné, insuffisantes pour la nutrition végétale. Cette appréhension durait encore en 1850, et j’ai pu en observer les effets durant un voyage agricole que j’avais mission d’accomplir en Angleterre : elle avait amené, par l’exagération de son principe même, quelques bons résultats, mais en même temps occasionné bien des mécomptes et quelques désastres individuels.

On avait signalé avec raison les déficits qui se produisent dans les agens minéraux de la fertilité du sol, mais on s’était préoccupé trop exclusivement sans doute de mettre ces agens à la disposition des fermiers par les nouveaux procédés de fabrication des engrais artificiels. On avait poussé les déductions de cette théorie au point d’engager les agriculteurs à négliger les engrais organiques, plus ou moins riches en substances azotées, pour reporter tous leurs efforts sur les moyens d’assurer leur approvisionnement en engrais minéraux. On avait même prétendu qu’en brûlant les fumiers, on trouverait dans les résidus de cette combustion les principes minéraux extraits du sol par les plantes que l’on considérait comme la seule portion indispensable des alimens d’une végétation nouvelle et d’une abondante récolte, car, ajoutait-on, les gaz et vapeurs ammoniacales, azotiques et autres, répandus dans l’immensité de l’atmosphère, suffisaient aux développemens des composés purement organiques dans les plantes.

Au moment où je visitais les fermes encore sous le charme des lectures publiques sur ce sujet, l’industrie trop exclusive des engrais artificiels était en décadence, et les plus habiles cultivateurs, éclairés par leurs propres essais, parfois à leurs dépens, étaient revenus à des théories plus saines. Des expériences comparatives, faites sur une grande étendue de terrain et jointes aux recherches exactes du laboratoire, avaient été entreprises chez M. Lawes de Rothamsteade, à quelques lieues de Londres. Quelques jours avant ma visite, on avait incinéré 14, 000 kilos de fumier, afin d’en recueillir les cendres et d’en comparer l’action, comme engrais purement minéral, avec l’effet qui serait obtenu d’un poids égal de pareil fumier, mais employé à l’état normal et représentant alors un engrais mixte. Le champ d’un acre qui avait reçu les cendres ne produisit que seize boisseaux de froment, tandis que l’on récolta vingt-deux boisseaux sur le champ normalement fumé qui avait reçu la même semence.

Parmi les notions utiles que cette agitation agricole répandit encore, il faut compter l’extraction, la préparation et l’emploi des phosphates minéraux, ou, pour mieux dire, des engrais minéralisés par la durée des temps. On reconnut que, par diverses causes, l’un des engrais les plus précieux, le phosphate calcaire, tend à s’amoindrir à la superficie du sol ; on alla donc puiser dans les anciennes formations géologiques les résidus phosphatés de cette alimentation primitive, que des plantes inconnues à la flore actuelle de la terre avaient préparée pour les grands animaux également disparus depuis des milliers de siècles. Ainsi l’une des bases de l’alimentation des premiers êtres vivans, après avoir été déjà élaborée par eux, puis rejetée comme inutile, est en ce moment même reprise par l’industrie dans les couches tourmentées de la croûte terrestre, préparée dans de grandes usines et livrée par le commerce aux agriculteurs.

Déjà, il faut le dire, les chimistes du commencement de ce siècle s’étaient émus de la diminution des phosphates, exportés avec les produits des moissons. L’illustre Davy avait attribué à cette fâcheuse influence la stérilité de plusieurs contrées de l’Asie-Mineure, de l’Afrique méridionale et de la Sicile, que leur antique fécondité avait fait considérer comme les greniers de Rome au temps de sa splendeur. De plus, suivant des pratiques traditionnelles, dans quelques cantons de l’Auvergne comme dans un grand nombre de comtés en Angleterre, on faisait usage d’os concassés dans des moulins spéciaux pour compléter la fumure des terres à blé. Bientôt les habiles agriculteurs du nord de la Grande-Bretagne employèrent ainsi tous les os que pouvaient leur fournir les étaux des boucheries anglaises ; puis ils cherchèrent les moyens de s’en procurer des quantités plus grandes en faisant recueillir tous les os des diverses origines que l’on pouvait rencontrer, y compris ceux des baleines et d’autres animaux marins. De nombreuses cargaisons de ce genre furent expédiées de plusieurs ports de la Mer du Nord ; le prix élevé qu’on en offrit excita le zèle des ramasseurs d’os à tel point qu’on a prétendu que des champs de bataille célèbres n’étaient pas demeurés à l’abri des atteintes de la spéculation. En même temps on avait trouvé en France un engrais riche en phosphates et en matières azotées, mélange de charbon, d’os et de sang de bœuf coagulé, constituant un volumineux résidu des raffineries et des fabriques de sucre, et bientôt les champs de la Loire-Inférieure et du Loiret présentèrent les magnifiques résultats que nous avons indiqués ici même en décrivant les perfectionnemens introduits dans les sucreries indigènes et les distilleries[10]. En Angleterre, on mélange les os broyés et humides avec un tiers de leur poids d’acide sulfurique. Après avoir laissé réagir cette masse de six à vingt-quatre heures, on ajoute un volume égal de résidus des raffineries qui saturent l’excès d’acide, et cette sorte d’engrais composé, riche en phosphates assimilables et en matière nutritive azotée, se vend environ 25 francs les 100 kilos. Au dire de tous les agriculteurs anglais, aucun des engrais connus ne s’est montré aussi favorable à la végétation des turneps et à la production de leurs racines tuberculeuses.

Toutes ces données appelaient l’attention des savans, des agriculteurs et des économistes sur les moyens de ramener à la superficie du sol les phosphates enfouis à diverses époques dans ses couches stratifiées[11]. On devait espérer que ces composés fixes et très peu solubles se retrouveraient aux différens étages des formations géologiques. D’ailleurs, en dehors des phosphates qui ont appartenu aux êtres organisés, on trouve des composés plus ou moins riches en acide phosphorique qui n’ont pas encore été engagés dans les organismes vivans, mais que l’homme peut extraire et mettre à la disposition de l’agriculture. La recherche des phosphates de diverses origines a eu pour résultat l’établissement d’exploitations considérables en Angleterre et en France[12]. Près des côtes orientales de la Grande-Bretagne, dans les comtés de Norfolk et de Suffolk, on exploitait depuis plusieurs siècles un dépôt de coquilles fossiles (appelé crag), analogue au falun de la Touraine. Les géologues ont depuis longtemps constaté dans ces dépôts coquilliers des ossemens antédiluviens. On rencontre constamment dans le crag supérieur du Suffolk des os d’éléphans fossiles, de bœufs, de rhinocéros, etc.[13], qui, employés pêle-mêle avec les restes de coquilles, ont dû agir plus efficacement, en raison des plus grandes proportions de phosphates qu’ils renferment. Ces divers débris furent dès lors recueillis, et, après avoir été réduits en poudre dans des moulins particuliers, mélangés, pour 16 ou 24 centièmes de leur poids, avec de l’acide sulfurique qui en facilite la dissolution. Ainsi préparé, cet engrais minéral se vend 15 ou 17 fr. les 100 kilos, et représente, à ce prix, une valeur bien plus grande que la houille. Par conséquent il peut donner lieu à une exploitation plus lucrative.

Dans les petites falaises bordant le canal de Bristol à Austcliff, MM. Buckland et Conybeare avaient signalé dès 1822 une couche de lias inférieur tellement abondante en débris d’ichthyosaurus et d’autres grands sauriens, qu’elle constitue un véritable conglomérat ossifère, désigné en effet sous le nom anglais bone-bed (couche d’os), et qui pourra devenir une carrière abondante de phosphate de chaux. Plus tard M. Buckland, l’illustre auteur des Reliquiœ diluvianae, découvrit dans la caverne de Kirkdale (Yorkshire) des ossemens fossiles d’hyènes et d’autres animaux. Il fit connaître en 1829 un gisement considérable de coprolithes, excrémens fossilifiés de sauriens carnivores ou du moins ichthyophages. Ces détritus de l’ancien monde contenaient de nombreux fragmens d’os, et le phosphate calcaire y occupait jusqu’à 75 centièmes du poids total. Ces observations ont pris rang parmi les plus belles découvertes de la paléontologie ; elles généralisent l’idée d’une grande diffusion du phosphate de chaux d’origine animale dans les couches sédimentaires.

Bien avant que l’on songeât à faire un usage spécial de cet engrais dans l’économie rurale, à la fin du siècle dernier, M. Berthier avait fait connaître la présence des phosphates dans divers minéraux. Récemment M. Meugy, ingénieur des mines, et M. Delanoue, savant géologue français, ont démontré que l’espèce de tuf désigné sous le nom de tun dans le nord de la France, contient de 35 à 40 centièmes de phosphate de chaux. Les gisemens de ce minéral en nodules[14] dans la craie chloritée, près du Havre, dans les argiles des terrains crétacés inférieurs de la Normandie, se retrouvent en Angleterre dans des positions correspondantes, notamment vers l’extrémité occidentale des roches de craie blanchâtre auxquelles la Grande-Bretagne doit son surnom antique d’Albion. Plus récemment encore, M. de Molon est parvenu à dresser une carte géologique qui indique les divers points de la France où se rencontre le phosphate calcaire. Réduit en poudre, il est employé déjà sur un grand nombre de domaines. La Société centrale d’agriculture de France a chargé une commission spéciale prise dans son sein de suivre à cet égard des expériences comparatives entre les différens engrais minéraux phosphatés en poudre, soit à l’état normal, soit acidifiés ou mêlés avec des engrais organiques, et le noir animal vierge ou résidu des raffineries, dont les effets utiles sont si bien constatés aujourd’hui. Pour théâtre de ces expériences, on a choisi d’égales superficies sur un terrain de 20 hectares nouvellement défriché en Sologne dans les cultures de M. le marquis de Vibraye. On connaîtra ainsi exactement le mode d’emploi à l’aide duquel on peut obtenir le maximum d’effet des phosphates minéraux. L’intérêt qui s’attache à ces déterminations est d’autant plus grand que, dans plusieurs des gisemens connus, les nodules riches de 32 à 70 centièmes de phosphate calcaire peuvent dès aujourd’hui être exploités et pulvérisés assez économiquement pour être livrés aux agriculteurs à bien meilleur marché que les phosphates des autres origines.

Quel est enfin le mode d’emploi le plus convenable de cet. engrais ? Quels résultats en peut-on attendre dans des circonstances données ? C’est, en tout cas, à l’état de poudre très fine que l’on en doit faire usage. Plus de 4 millions de kilos employés sous cette forme dans vingt-huit départemens ont été répandus à la volée avant ou après l’ensemencement de la terre sur 8, 000 hectares et dans la proportion de 500 kilos par hectare. C’est principalement dans les terrains argileux, schisteux, sableux ou granitiques, plus particulièrement encore sur les défrichemens de bruyères, que cet engrais, ainsi répandu à l’état normal, a produit les meilleurs effets. Lorsque le sol se trouvait très peu chargé de débris organiques, on a reconnu avantageuse la méthode qui consiste à mélanger les nodules en poudre avec la fumure ordinaire des étables ou avec une demi-fumure, afin de répandre ensemble ces deux engrais, dont les élémens, de nature minérale et organique, se complètent l’un par l’autre.

Dans les terres pauvres en carbonate de chaux, il faudrait se garder de répandre la poudre de nodules préalablement acidifiée, car la réaction acide, dominante en ce cas, serait évidemment nuisible à la végétation. Les terrains calcaires s’accommodent de l’engrais ainsi préparé. Le carbonate de chaux, se trouvant ici en excès, sature complètement l’acidité et maintient une légère réaction alcaline. Toutes les cultures ne sont pas, tant s’en faut, exigeantes en phosphates au même degré. La quantité qu’elles en absorbent doit être en rapport avec celle que l’analyse retrouve ordinairement dans les tissus de leurs végétaux. M. de Molon a remarqué que le froment, le sarrasin et le colza en consomment, pour une égale superficie de terrain, cinq ou six fois autant que les betteraves, les pommes de terre et les turneps.

Le rôle des engrais n’est pas seulement d’exercer sur les cultures une action directe et puissante, de rendre au sol ce que les récoltes lui enlèvent, d’accroître même les élémens assimilables par les plantes et d’élever graduellement ainsi la fertilité des terres : nous démontrerons dans la suite de ces études comment divers engrais mixtes peuvent concourir à restreindre les effets défavorables de certaines intempéries des saisons qui développent outre mesure les tiges herbacées, et les rendent flexibles au point d’être facilement renversées sur le sol par les eaux pluviales. Nous indiquerons comment d’énergiques auxiliaires des engrais, les remarquables opérations du drainage et du colmatage, garantissent les cultures contre les graves inconvéniens des eaux souterraines et stagnantes en excès dans le sol. Jamais peut-être un ensemble de travaux et de précautions de ces divers genres n’a paru plus nécessaire que cette année même, où les influences atmosphériques ont constamment excité les vives appréhensions du public. Sur les points les plus importans de la production agricole, on est aujourd’hui rassuré ; sur quelques autres, le doute subsiste. Ce ne sera pas trop s’écarter du sujet principal de ces recherches que de donner ici une idée exacte de l’état actuel de nos récoltes, des résultats définitifs qu’on en peut attendre.

En tout pays, les phénomènes météoriques plus ou moins variables d’une année à l’autre ont une grande influence sur les produits des diverses cultures. Dans les terres légères et sableuses, la végétation ne peut se développer avec quelque vigueur et se soutenir qu’à la condition de recevoir de l’atmosphère, par des pluies fréquentes, l’humidité qui se dissipe si rapidement à la surface de ces sols arides ; au contraire, dans les terrains argileux, où l’eau se trouve fortement retenue, les eaux pluviales amènent bientôt un excès d’humidité qui nuit à tous les actes des radicelles, noyées en quelque sorte et peu à peu désagrégées par l’eau qui les entoure. Dans les principaux centres de production des céréales, surtout en France, en Angleterre et en Allemagne, les récoltes sont généralement abondantes durant les années sèches, les terres fortes à blé étant plus ou moins argileuses ; mais pendant les années très humides l’accroissement de la récolte sur les terres légères est loin de balancer le déficit qui peut résulter soit des entraves apportées à la végétation sur les terres fortes, soit des causes multiples d’altération de la paille et des grains à l’époque de la moisson. On pouvait donc s’attendre cette année à une déperdition très grande au moment de la récolte, si le plus grand nombre des agriculteurs n’eût enfin adopté les moyens qu’on leur indique depuis longtemps comme propres à combattre ces terribles influences.

L’année 1860 comptera précisément au nombre de celles qui auront été, par nécessité peut-être, le plus fécondes en applications nouvelles. Dans une précédente étude[15] sur la production des céréales, nous avions montré combien il était difficile de décider les cultivateurs à employer un moyen assuré de garantir leurs récoltes contre les altérations profondes qu’occasionnent trop souvent les pluies automnales plus ou moins persistantes à l’époque de la moisson. Cette année, le danger était si grand que presque tous en sont venus à mettre en pratique l’utile méthode de la formation des moyettes[16] au moment même où le blé tombe sous la faux, et ils ont pu reconnaître que les épis se trouvent de la sorte mis immédiatement à l’abri de la germination, des moisissures et de la putréfaction, dont l’humidité est la cause. Les moyettes laissent, malgré la pluie, à l’air ambiant tout le temps nécessaire pour dessécher plus ou moins lentement le grain ; en outre, cette dessiccation progressive facilite une maturation plus complète, qui fait profiter le fruit ou le grain de blé de ce qui reste de sève accumulée dans la partie supérieure de la tige ; le grain se trouve mieux nourri, plus pesant, et la paille plus belle. Cette maturation ultime, sur laquelle on peut compter à la condition de disposer les gerbes de blé en moyettes, permet d’ailleurs de faucher quatre ou cinq jours plus tôt que lorsqu’on laisse les produits étendus sur le sol en andains ou en javelles ; on a donc une latitude plus grande pour effectuer le fauchage en temps utile.

L’humidité de cette année a contribué encore à faire généralement apprécier l’utilité des machines faucheuses, qu’on peut regarder comme définitivement acquises à notre agriculture. On sait que la production du blé, qui dépend des engrais de l’étable, et la production de la viande, proportionnée à la nourriture dont on peut disposer pour le bétail, se trouvent l’une et l’autre liées à la récolte des fourrages ; or ceux-ci perdront considérablement de leurs qualités nutritives, si les prairies ne sont fauchées à temps, si le foin n’est pas fané et rentré ou mis en meules dans un délai assez court pour échapper à la fâcheuse influence des eaux pluviales. La récolte peut même perdre de cette façon les 25 centièmes de sa valeur totale. L’important problème de la récolte des fourrages faite à temps est enfin résolu par le fauchage mécanique.

Au nombre des récoltes menacées en 1860 par les intempéries exceptionnelles, il faut compter encore la première de nos plantes féculentes, la pomme de terre, qui dans une certaine mesure peut remplacer le froment, et qui tous les ans, depuis 1845, a été plus ou moins attaquée par une affection spéciale. Cette année même, quelques journées chaudes qui ont suivi des pluies persistantes ont réuni les conditions de température et d’humidité qui favorisent le développement excessif de toutes les végétations cryptogamiques, en particulier de celles qui sévissent encore sur les pommes de terre et sur la vigne. Aussi a-t-on vu sur divers points de la France et de la Grande-Bretagne, dans les champs de pommes de terre, et surtout parmi les variétés tardives, des surfaces envahies du jour au lendemain ne plus montrer que des tiges et des feuilles flétries, brunies, couchées sur le sol et bientôt en proie à la décomposition spontanée.

Cette année, le mode d’invasion dans les tubercules a présenté des variations remarquables. Le plus souvent les émanations du parasite arrivant des feuilles passaient par les tiges aériennes, puis souterraines, pénétraient dans les tubercules, et se répandaient dans la couche corticale la plus féculente. Enfin, envahissant par degrés toute la masse, cette matière organique étrangère consommait la fécule amylacée, absorbait les substances azotées grasses et salines, jusqu’au moment où, après avoir accompli son œuvre de destruction, elle devenait elle-même sujette aux altérations spontanées et en proie aux attaques d’insectes fungicoles. On a remarqué en outre que l’envahissement des tubercules s’opérait parfois à leur périphérie et sans traverser les feuilles et les tiges.

Dans tous les cas, l’action première du végétal parasite, loin d’être comparable à une sorte de pourriture, comme on l’a pensé, solidifie au contraire les tissus envahis, au point qu’une ébullition d’une ou deux heures dans l’eau rend ces parties plus dures encore, et comme l’ébullition désagrège en même temps, et rend farineuses toutes les parties saines, cette sorte de simple cuisson permet de séparer celles-ci sous la forme d’une pulpe fine qu’on fait passer au travers d’un tamis, tandis que les portions malades demeurent en masses compactes après le tamisage. En un mot, tous les signes distinctifs de cette singulière affection sont identiquement les mêmes que ceux qui ont été observés pendant les années précédentes. D’ailleurs la végétation parasite laisse toujours intactes, par zones irrégulières, de grandes étendues dans nos cultures. Dès lors la pomme de terre conserve tous les caractères d’une parfaite conservation de l’espèce et de ses nombreuses variétés. En somme, le dommage sera cette année peu considérable ; il sera facile de l’amoindrir encore en se hâtant de faire consommer aux bestiaux ou de soumettre au râpage dans les féculeries les tubercules attaqués, avant que les altérations s’y soient propagées davantage, en évitant surtout d’emmagasiner en tas volumineux ou dans des silos les pommes de terre, même très légèrement atteintes, car l’altération y pourrait faire ultérieurement de très grands progrès.

Quant à la vigne, des exemples de plus en plus nombreux semblent enfin avoir entraîné une conviction générale à l’égard du soufrage. Toutefois, dans le plus grand nombre de nos vignobles, ce n’est pas seulement par le cryptogame parasite, par le fatal oïdium, que se trouve menacée la récolte prochaine, c’est surtout par les pluies et la basse température. Partout, si ce n’est dans certains vignobles privilégiés du midi et quelques-uns des principaux crus de la Gironde[17], la maturation du raisin sera trop incomplète ou du moins trop tardive pour que les vendanges puissent donner de bons produits. La quantité même, sur laquelle le nombre inaccoutumé des grappes avait fait naître les plus belles espérances, sera généralement amoindrie, soit en raison de la coulure de la fleur sous l’influence des pluies printanières, soit par les altérations du fruit provenant de l’excès de l’humidité, soit enfin par l’impossibilité d’obtenir des cuvées convenables avec les raisins trop verts. Ce serait autant de motifs pour déterminer les habiles viticulteurs du midi à redoubler d’efforts et de soins dans la préparation de leurs cuvées et de leurs vins ; ils pourraient ainsi se soustraire à la fâcheuse nécessité d’envoyer le vin à la distillerie, car ils en trouveront un emploi bien plus productif, soit dans la consommation intérieure, pour rehausser la force et la couleur des vins faibles, soit dans l’exportation.

On a récolté en extrême abondance la plupart des fruits à noyau, particulièrement les cerises, les prunes et les pêches. À peine pouvait-on en général reprocher à ces fruits une saveur un peu affaiblie. D’un autre côté, si les fruits à pépin destinés à la table ont été obtenus en abondance, et de qualité souvent irréprochable, malgré des retards dans les époques ordinaires de la maturité, une grande quantité n’en a pas été moins atteinte par les diverses causes d’altération de l’humidité, et ils ont dû être prématurément cueillis et livrés à la consommation. Il n’en a pas été de même heureusement des fruits destinés à la fabrication du cidre, des pommes, dont les nombreuses variétés sont rangées en trois classes spéciales, suivant qu’elles sont douces ou sucrées, âpres ou acerbes, aigres ou acides, ainsi que des meilleures poires à cidre. La floraison luxuriante des arbres avait présenté des apparences qui n’ont pas été trompeuses. En certains vergers même, il a fallu soutenir avec des étais les rameaux des pommiers, qui rompaient sous le poids des fruits. les pays à cidre seront donc en 1860 doublement favorisés par l’abondance de leur récolte et par les débouchés plus faciles qui leur seront ouverts par suite d’une moindre concurrence du vin. Ceux même des propriétaires qui s’adonnent à la culture des meilleures variétés de poiriers à cidre trouveront peut-être un placement d’autant plus facile du poiré. En raison de sa limpidité, de sa blancheur, de sa force vineuse et de sa conservation, cette liqueur pourra, en de certaines occasions, être assimilée au vin blanc, si elle n’y est parfois mélangée à l’insu de l’acheteur.

En cherchant à établir les conditions principales de la production du sol, à montrer les limites étendues entre lesquelles peut s’exercer le pouvoir de l’homme pour accroître cette production, nous nous sommes efforcé d’abord de bien définir la nutrition végétale. Cette définition même ne pouvait reposer sur une base plus certaine que la composition générale des végétaux, car évidemment il faut que le sol renferme en élémens assimilables tout ce qui, devant entrer dans cette composition, ne se trouverait pas spontanément fourni par les gaz, vapeurs ou corpuscules de l’atmosphère ambiante. On a pu reconnaître que, dans tous les organismes les plus jeunes et doués des plus actives fonctions vitales, les substances contenues dans les cellules à très minces parois présentaient toujours une composition analogue à celle des substances animales. De là cette donnée acquise à la science, que la base de l’alimentation des plantes se rencontre dans tous les détritus des animaux, et que la fonction providentielle de la végétation est de faire disparaître, en se les assimilant, tous les produits infects, aériformes ou liquides, qui autrement eussent à la longue rendu l’atmosphère insalubre. Or cet agent de la nutrition végétale fourni par les détritus des animaux est celui dont l’agriculteur doit surtout se préoccuper, car tout le surplus, destiné principalement à former le tissu des plantes et la masse relativement énorme de leur charpente ligneuse, est naturellement fourni, soit par le gaz acide carbonique, universellement répandu en doses sensiblement constantes dans l’air atmosphérique sans cesse agité, soit par le même gaz exhalé sans cesse de la décomposition des détritus végétaux presque toujours surabondans sur les terres cultivées. Tandis que la chimie agricole faisait ces importantes découvertes, la géologie indiquait les moyens de reprendre aux plus anciennes formations de la croûte terrestre les élémens d’une vie remontant bien au-delà de l’apparition des hommes, pour faire servir ces élémens, devenus minéraux, à l’alimentation des plantes et aux développement de tous les êtres. En ce moment même, de grandes exploitations manufacturières ont pour but de livrer, comme agens économiques de la production agricole, les principes de la vie éteinte depuis des milliers de siècles dans des êtres à jamais disparus de la surface du globe, où ils ne retrouveraient plus les conditions de leur ancienne existence. Et ces élémens empruntés aux âges les plus reculés vont s’engager dans une vie nouvelle en entrant dans la composition des êtres vivans, qui n’auraient pu, de leur côté, vivre à ces époques lointaines. L’étude des engrais nous a mis ainsi sur la voie des plus graves problèmes de physiologie végétale et de géologie, et les mêmes élémens d’intérêt se retrouvent au même point de vue dans les autres agens de la production agricole.

Payen, de l’institut.

  1. Revue du 15 octobre et 15 novembre 1855, 1er février et 1er septembre 1856, 1er novembre 1857, 15 septembre et 1er novembre 1859, 1er janvier, 1er juin et 1er août 1860.
  2. Sous le nom de spongiole, dérivé du mot éponge, on désigne l’extrémité de chacune des radicelles des plantes phanérogames. C’est par ce bout arrondi, en quelque sorte spongieux, que s’opère l’absorption des liquides que les végétaux puisent dans le sol.
  3. Telle fut la pensée dominante émise sous forme dubitative d’abord, puis explicitement formulée dans une série de mémoires sur les développemens des végétaux, successivement présentés à l’Académie des Sciences, et qui reçurent sa haute approbation ; telle fut aussi la conclusion définitive des recherches spécialement entreprises plus tard en collaboration avec M. de Mirbel. Nous sommes arrivés à reconnaître que la cellule végétale est sécrétée par la substance azotée interne.
  4. Aujourd’hui considérée généralement comme un des végétaux rudimentaires globuleux qui constituent plusieurs espèces de fermens.
  5. Du 1er juin 1860.
  6. En général Il faut préférer, pour les arrosages, les eaux de rivière et les eaux pluviales recueillies dans des réservoirs toutes les fois qu’entre elles et l’eau des puits. le choix est possible.
  7. Ces quinze corps se rangent dans l’ordre suivant : oxygène, hydrogène, azote, carbone, chlore, soufre, phosphore, fluor, silicium, potassium, sodium, calcium, magnésium, fer et manganèse, et les combinaisons de ces corps généralement répandues dans la nature constituent l’eau, l’acide carbonique, les chlorures de potassium et de sodium, les carbonates, sulfates et phosphates de chaux, le carbonate de magnésie, le silicate d’alumine, le fluorure de calcium, les oxydes de fer et de manganèse.
  8. Dans les terres presque entièrement formées de sables, les marnes argilo-calcaires améliorent le sol non-seulement par le carbonate de chaux, mais encore par l’argile qu’elles y introduisent.
  9. Faute de cette précaution, l’influence de la chaux, facilitant l’assimilation des débris organiques contenus dans le sol, ne tarderait pas à l’épuiser ; de là ce proverbe bien connu dans les campagnes : la chaux enrichit le père et ruine les enfans. Quelques fermiers ont parfois mis en usage ce moyen d’obtenir à moine de frais d’abondantes récoltes pendant les dernières années de leur bail.
  10. Voyez la Revue du 1er novembre 1857.
  11. Il est une cause de la déperdition actuelle des phosphates alimentaires dont il ne paraît pas possible d’éviter les résultats, si ce n’est après de nouveaux bouleversemens, présumables peut-être dans un très long avenir, mais qui ne sauraient en tout cas intéresser notre génération. Cette inévitable déperdition, mise en évidence par M. Élie de Beaumont, repose en effet sur le respect des sépultures : un homme de moyenne stature, dont le squelette desséché pèse 4k, 6, contient dans ses os 2k, 44 de phosphate de chaux, et dans sa substance organique molle 0k, 84, en totalité 3k, 28. En réduisant, à cause des femmes et des enfans, cette quantité à 2 kilos, on aura la moyenne de ce que représente un individu dans l’ensemble de la population. Si donc on évalue à un milliard le nombre d’individus qui ont vécu sur le territoire de la France depuis les Celtes jusqu’à nous, on trouve qu’ils ont emporté en mourant 2 milliards de kilos de phosphates, retirés ainsi de la nutrition végétale et animale.
  12. Nous empruntons quelques-unes de ces données à un savant mémoire de M. Elie de Beaumont inséré, dans le recueil de la Société centrale d’agriculture pour l’année 1856.
  13. M. Wiggins annonça en 1848 à la Société géologique de Londres que, sur plusieurs points de la formation du crag dans le Suffolk, on avait trouvé des quantités considérables d’ossemens, de dents et de coprolithes excrémens fossiles. L’extraction sur une superficie de 10 ares a donné 300, 000 kilos de ces débris phosphatés.
  14. Sous cette dénomination de nodules, on désigne des agglomérations minérales arrondies contenant en différentes proportions du phosphate de chaux et parfois du-phosphate de fer.
  15. Revue du 15 septembre 1859.
  16. Les moyettes sont de petites meules formées de dix à douze gerbes placées debout, les tiges écartées par le bus, de façon à former une sorte de cône dont le sommet, réunissant tous les épis, doit être immédiatement recouvert et coiffé pour ainsi dire avec une grosse gerbe fortement liée près du bas des tiges. Cette gerbe, largement couverte, est renversée sur le cône, et les épis qui pendent tout autour laissent facilement écouler les eaux pluviales, qui ne peuvent dès lors endommager les grains.
  17. Cette année en effet les vignobles du Bordelais ont été moins maltraités que les autres et pourront fournir de bons vins dans les crus les plus estimés. Il est peut-être intéressant de rappeler à cette occasion que le commerce de Bordeaux classe ses vins en soixante crus environ, répartis en cinq divisions principales : 1re Château-Margaux, Lafitte-Latour ; — 2e Branne-Cantenac, Cos-Destournel, Durfort de Vivens, Gruau-La-rose, etc. ; — 3e Issan, Desmirail, Philippe Dubignon, etc. ; — 4e Talbot, Beychevelle, Calon-Sestapis, Carnet, Castéja Dubignon, etc. ; — 5e Balailley, de Bedout, Conet, Cante-Merle, Surine, etc. — Parmi les vins de Graves, on distingue le cru hors ligne de Haut-Brion, puis les crus du Haut-Talence, de Mérignac, de Carbonnieux et de Léognan. Les vins des côtes les plus estimés comprennent au premier rang les produits du vignoble de Saint-Emilion. — Quant aux meilleurs vins des Palus, ils sont recherchés surtout pour les expéditions lointaines.