Derniers vers (Anna de Noailles)/Souvenirs d’un jardin d’Angleterre


SOUVENIRS D’UN JARDIN D’ANGLETERRE


Mon enfant, mon ami, mon frère,
La nuit descend ;
Je ne vois que tes yeux sur terre
Et que mon sang.

Que le sel de la mer démente
Flagelle enfin
Le corps que le désir tourmente
Plus que la faim !


Que le cordage des navires
Fasse un nœud noir
À ce cœur qui roule et qui vire
Pour te revoir,

Et que l’ancre qui fixe au sable
Les paquebots
M’accorde enfin la douceur stable
D’un froid tombeau.

Près d’un petit temple qu’obsèdent
Les seringas,
Sens-tu comme tout mon corps cède
Aux doux ébats ?

Ô roses ! étouffez l’angoisse,
Les cris ardents
De la volupté qui se froisse
Entre les dents.

Le lierre sur des maisons noires
Frissonne et luit ;
Je meurs de précise mémoire,
D’ardent ennui.


C’est le vent salé de la Manche,
C’est le vent gris,
Qui me soulève et qui me penche
Vers ton esprit.

Le vent qui passe dans les roses,
Ce soir trop doux,
Veut que mon front glisse et repose
Sur tes genoux.

Ces parfums, cette molle vague
D’un soir d’été,
Font que le cœur meurt et divague
De volupté.

Comment demeurer davantage,
Lointains, absents,
Quand ta plus agissante image
Est dans mon sang !