Derniers vers (Anna de Noailles)/La musique
LA MUSIQUE
Ma mère, que les dieux formèrent dans l’Attique,
Moi qui suis votre esprit persistant et grandi,
Faut-il que jamais plus, dans le soir romantique,
Quand la fraîcheur du lac au chaud azur réplique,
Je n’entende, les yeux par les pleurs attiédis,
Sur le clavier soudain pareil au paradis,
Plus beaux que ce qu’on sent, plus beaux que ce qu’on dit,
Les oiseaux délivrés par vos mains pathétiques ?
Sereine alacrité de Bach, courtois Mozart,
Ruses, pleurs, invective, urbanité céleste,
Colombes s’échappant de la voix et des gestes !
Schumann, Venise errante, et puissants étendards
Plantés sur le plaisir, plantés sur la défaite !
Sanglots, brillant autant qu’un lustre dans la fête,
Puis ce vague, confus et délirant départ !
— Beethoven, conscience et tumulte de l’être,
Solitude où la foule abonde, front baissé,
Et, toujours, sous vos pas saignants ou délaissés,
Le sommet, et le cri de vos anges champêtres !
Schubert, forêt où rêve un rosier puéril.
Chopin, explorateur d’un ciel mélancolique,
Clairon de la langueur, gémissement viril,
Moissonneur de l’orage et des soleils obliques,
Dans la captivité d’un spacieux exil.
Liszt, forcené, fringant. Villa d’Este. Et la neige
Sous le trépignement hongrois. — Rêves romains. —
Wagner, tout ruisselant de liquides arpèges,
Parmi l’appel du cor et les chants surhumains !
— Charmant Bizet, avec sa bacchante espagnole,
Arrogante et tragique avec un air français.
Italie, où le flot, le cyprès, la gondole,
Sur le cœur du passant font de chantants essais !
— Et vous, valses de Strauss, facilité de vivre,
Rose au calice rond, mobile et pur dessin,
Breuvage dont Musset et dont Heine étaient ivres,
Romanesque blancheur de l’épaule et du sein !
— Et puis, cette sournoise, âpre et stridente horde,
Que l’on croit mendiante et qui ruisselle d’or !
Fulgurante Russie, où, dans le jeu des cordes,
Pâques fait tressaillir son gigantesque effort !
— Je vous ai tous connus, sources, oiseaux, tonnerre,
Atomes infinis du sonore océan !
Musique : aile et parfum, balancement d’encens,
Vous enivrez les pas que capture la terre,
Vous sauvez ce qui gît, ce qui tombe et descend,
Vous qui créez des dieux où je vois le néant,
Et, répandant la haute et secrète lumière,
Allez joindre les morts comme un aigle son aire !