Derniers vers (Anna de Noailles)/L’ancêtre
III
L’ANCÊTRE
à M. Jean ROSTAND
D’où sommes-nous venus, quel est l’ancêtre étrange,
L’agreste, inconscient et lascif animal,
Qui, séparant un jour le bien d’avec le mal,
Fit naître en nous l’angoisse et la pudeur de l’ange ?
À quel moment du temps, comme en quelle saison,
Le désir, qui guidait ses gambades heureuses,
Fit-il place à l’ardeur pensive et langoureuse
Et fixa-t-il en nous la solide raison ?
Habitant des forêts ou bien des mers fécondes,
Sombre aïeul séculaire, endormi sans remords,
Par qui nous connaissons le plaisir et la mort,
À travers la douleur infuse dans le monde,
Je songe à tes yeux prompts, à tes gais appétits,
À tes crimes prudents, peureux et nécessaires,
Et je lève mon front, hanté de paradis,
Vers la nue où jamais tes vœux ne se posèrent.