Derniers vers (Anna de Noailles)/Hommage à Baudelaire


HOMMAGE À BAUDELAIRE


— Vous qu’on ne croit pas mort, tant le cœur vous possède,
Tant chacun de vos chants a le brillant des yeux,
Baudelaire, ange obscur, étincelant, fiévreux,
Dont le verbe nous meut, nous guide et nous obsède,

Se peut-il que l’on soit près de vous ce matin,
Sur le sol funéraire où dort votre silence,
Vous qu’on n’approche point, que jamais on n’atteint,
Et dont le tombeau seul nous permet la présence !

Moi, je ne savais pas où reposaient vos os,
Jamais mon cœur pensif ne crut à l’alliage
De vos pourpres liqueurs, de vos vibrants sillages,
Avec l’humble demeure où vous êtes enclos.


Vous que tout l’univers ressent, contient, propage,
Qui rajoutez à l’air des sons et des parfums,
Se peut-il qu’en ce havre offensant et défunt,
Vos navires dorés aient leur sombre amarrage !

Inventeur de la phrase où chaque mot surprend,
Comme si le langage avait su vous attendre
Pour élancer sa fleur aiguë, amère ou tendre,
Et créer des pays aux rêves odorants,

Donateur torturé qui dotiez la nature,
Et sans qui les humains ignoreraient encor
L’emmêlement du monde avec la créature,
Et l’éclat soupirant des magiques décors,

Ô poète, brûlé par l’azur et les braises
Des climats chaleureux et des vœux pantelants,
Vous dont le rythme songe, onctueux, net et lent,
Comme les calmes pas de la Malabaraise,

Esprit le plus tenté, esprit le plus blessé
Parmi ceux que l’énigme et que le sort offensent,
Nous groupons près de vous, immense descendance,
Les cœurs voluptueux, déçus ou délaissés !


Qui craindrait de dormir dans la nuit sans aurore,
Puisque, pour voisinage et secret compagnon,
Il aurait votre front où brillaient les rayons
Que composait l’abeille embrasée et sonore !

La mort hait les humains ! Les astres refroidis
Que consultent encor les amants et l’augure,
Du moins gardent longtemps leur divine figure
Sous le céleste arceau du menteur paradis !

— Ainsi c’est vraiment vous, porteur d’encens, de myrrhe,
Qui près de nous gisez, abandonné, dissous,
Pareil, dans le néant qui vous capte en dessous,
À ces bijoux perdus de l’antique Palmyre !

— Mais je songe soudain que votre sombre amour
Avait élu l’amante obscure et taciturne.
Vous avez retrouvé la déesse nocturne
Dans le lit éternel où n’entre pas le jour,
Cependant que vos chants, honneur des écritures,
Atteignent, d’âge en âge, aux époques futures !