Derniers essais de littérature et d’esthétique/Un bon roman historique

Un bon roman historique[1].

La plupart des romanciers russes regardent le roman historique comme un faux genre, comme une sorte de bal travesti littéraire, comme une simple représentation de marionnettes, et non comme une peinture vraie de la vie.

Pourtant, l’histoire de la Russie abonde en scènes et en situations si extraordinaires que nous voyons sans surprise, en dépit des dogmes de l’école naturaliste, M. Stephen Coleridge prendre pour cadre de son étrange récit la Russie du seizième siècle.

Sans doute on peut dire bien des choses en faveur de la préférence donnée à un sujet éloigné des événements actuels.

La passion, elle-même, gagne à être vue dans un milieu pittoresque.

La distance dans le temps, à la différence de la distance dans l’espace, rend les objets plus grands et plus nets.

Les choses ordinaires de la vie contemporaine sont enveloppées d’un brouillard de familiarité qui obscurcit souvent leur signification.

En outre, à certains moments, nous sentons qu’il y a fort peu de plaisir artistique à attendre de l’étude de l’école réaliste moderne.

Ses œuvres sont fortes, mais pénibles, et au bout d’un certain temps, nous nous lassons de leur âpreté, de leur violence et de leur crudité.

Elles exagèrent l’importance des faits et méconnaissent l’importance de la fiction.

Tel est, en tout cas, l’état d’esprit — et la critique est-elle autre chose qu’un état d’esprit ? — qu’a produit en nous la lecture du Démétrius de M. Coleridge.

C’est l’histoire d’un tout jeune homme de naissance inconnue, qui est élevé dans la domesticité d’un noble polonais.

Cet adolescent de haute taille, de physionomie agréable, nommé Alexis, a dans le port, une fierté, dans les manières, une grâce, qui paraissent étranges dans une situation aussi infirme.

Tout à coup il est reconnu par un gentilhomme russe exilé, comme étant Démétrius, le fils d’Ivan le Terrible, qu’on croyait avoir été assassiné par l’usurpateur Boris.

Son identité est confirmée par une singulière croix d’émeraudes qu’il porte au cou et par une indication, en langue grecque, dans son livre de prières, et qui révèle le secret de sa naissance et comment il a été sauvé.

Lui-même sent battre dans ses veines un sang royal et il fait appel à la noblesse de la Diète de Pologne pour qu’elle épouse sa cause.

Sa parole passionnée la décide à le reconnaître pour le véritable Tsar et il envahit la Russie à la tête d’une armée nombreuse.

Le peuple accourt de tous côtés autour de lui, et Marfa, la veuve d’Ivan le Terrible, s’échappe du couvent, où elle a été ensevelie vivante par Boris, pour venir au devant de son fils.

D’abord elle semble ne point le reconnaître, mais par la douceur de sa voix, par l’éloquence de son langage, il la conquiert, et elle l’embrasse, en présence de l’armée et déclare qu’il est son fils.

L’usurpateur, terrifié de ces nouvelles et abandonné par ses soldats, se suicide.

Alexis fait son entrée triomphale dans Moscou et il est couronné au Kremlin. Mais malgré tout, il n’est point le vrai Démétrius.

Il a été trompé lui-même et il trompe les autres.

M. Coleridge a tracé son rôle avec une délicate subtilité, avec une vive pénétration, et la scène, dans laquelle Démétrius découvre qu’il n’est point le fils d’Ivan et n’a aucun droit au nom qu’il réclame, est extrêmement forte et dramatique.

Il y a un point de ressemblance entre Alexis et le véritable Démétrius ; tous deux sont mis à mort, et c’est par la mort de son étrange héros que M. Coleridge termine son remarquable récit.

En somme, M. Coleridge a écrit un roman historique réellement bon, et on peut le féliciter de son succès.

Le style est particulièrement intéressant et les parties narratives du livre méritent un grand éloge pour leur clarté, leur dignité, leur sobriété.


Les discours et les dialogues ne sont point traités avec le même bonheur, car ils ont une tendance maladroite à tourner en mauvais vers blancs.

Voici par exemple un discours, imprimé par M. Coleridge comme de la prose, et dans lequel la véritable musique de la prose est sacrifiée à un faux parti-pris métrique qui est à la fois monotone et fatigant :

But, Death, who brings us freedom from all falsehood,
Who heals the heart, when the physician fails,
Who comforts all whom life cannot console,
Who stretches out in sleep the tired watchers ;
He takes the King, and proves him but a beggar !
He speaks, and we, deaf to our Maker’s voice,
Hear and obey the call of our destroyer !
Then let us murmur not at anything ;
For if our ills are curable, ’tis idle,
and if they are past remedy, ’tis vain.
The worst our strongest enemy can do
Is take from us our life, and this indeed
Is in the power of the weakest also.

Mais la Mort, qui nous apporte l’affranchissement de tout mensonge
qui guérit le cœur quand le médecin échoue,
qui réconforte ceux que la vie ne saurait consoler,
qui plonge dans le sommeil les gardiens fatigués
s’empare du Roi, et prouve qu’il n’est qu’un mendiant,
parle, et nous, sourds à la voix de notre créateur, nous
écoutons l’appel de notre destructeur, et nous y obéissons.
Ne murmurons point contre quoi que ce soit,
car c’est chose superflue, si nos maux sont curables,
et s’ils résistent à tout remède, c’est chose vaine.
Le pis que puisse faire notre plus fort ennemi,
c’est de nous ôter la vie, et vraiment
c’est ce que peut faire aussi l’ennemi le plus faible.

Ce n’est point de la bonne prose, c’est simplement du vers blanc de qualité inférieure et nous espérons que, dans son prochain roman, M. Coleridge ne nous offrira pas de la poésie de second ordre au lieu de prose harmonieuse.

Certes, que M. Coleridge soit un jeune auteur de grand talent, et très cultivé, on ne saurait en douter, et véritablement, en dépit de l’erreur que nous avons signalée, Démétrius reste un des romans les plus attrayants, les plus agréables, qui aient paru cette saison.


  1. Pall Mall Gazette, 8 août 1887.