Derniers essais de littérature et d’esthétique/Les beautés de la Reliure

Les Beautés de la Reliure[1].

« L’art commença, dit hier soir, M. Cobden-Sanderson dans sa charmante conférence sur la Reliure, quand l’homme pensa à l’Univers ».

Il désire donner une expression à la joie et à la surprise qu’il éprouve devant les merveilles qui l’entourent, et il invente une forme de beauté par laquelle il exprime la pensée ou le sentiment qui est en lui.

Et la reliure a sa place parmi les arts : « par elle un homme s’exprime lui-même ».

Cet exorde élégant et plaisamment exagéré précéda quelques démonstrations des plus pratiques.

« Le tablier de cuir est le drapeau de l’avenir » s’écria le conférencier, qui ôta son habit et ceignit son tablier.

Il dit quelques mots des reliures anciennes pour le rouleau de papyrus, des cylindres d’ivoire ou de cèdre autour desquels on enroulait les manuscrits d’autrefois, des enveloppes teintes, les cordons soignés, jusqu’au temps où enfin la reliure, au sens moderne, commença, sous forme de feuilles pliées, avec la littérature en pages.

Une reliure, comme il le fit remarquer, se compose de deux plaques, jadis en bois, aujourd’hui deux feuilles de carton, couvertes de soie, de cuir ou de velours.

Le rôle de ces plaques est de protéger la fortune écrite du monde.

La matière la meilleure est le cuir orné d’or.

On faisait jadis présent de forêts aux relieurs, pour qu’ils eussent toujours sous la main une provision de peaux de bêtes fauves. Le relieur moderne doit se contenter d’importer du maroquin, sorte de cuir bien meilleur que tout autre et bien préférable au veau.

M. Sanderson mentionna par leurs noms quelques-uns des grands relieurs, comme Le Gascon, et quelques-uns des protecteurs de la reliure, comme les Médicis, Grolier, et les femmes admirables qui aimèrent tant les livres, qu’elles leur donnèrent quelque chose du parfum et de la grâce de leurs étranges existences.

Toutefois la partie historique de la conférence fut fort écourtée et le fut peut-être forcément à cause du temps limité.

La partie vraiment soignée de la conférence fut l’exposé pratique.

M. Sanderson expliqua et démontra les différentes opérations qui consistent à lisser, presser, couper, rogner, etc.

Il divisa les reliures en deux classes, selon l’utilité ou la beauté.

Parmi les premières, il mit les couvertures en papier, comme celles qu’on emploie en France, le carton recouvert de papier ou recouvert de toile, les demi-reliures en cuir ou en veau.

Il dédaigna le drap comme une pauvre matière, sur laquelle la dorure ne tarde pas à s’effacer.

Quant aux belles reliures, en elles, « la décoration s’élève jusqu’à l’enthousiasme ».

Elle a sa valeur éthique, son effet spirituel.

« En faisant de bon travail, nous élevons l’existence à un plan plus haut » dit le conférencier, et il insista avec une sympathie affectueuse sur ce fait qu’« un livre est d’un naturel sensitif », qu’il est fait par un être humain pour un être humain, que le dessin doit venir de l’homme lui-même et exprimer les états de son imagination et la joie de son âme.

Il faut donc qu’il n’y ait point de division du travail :

« Je fabrique moi-même ma colle, et j’y prends plaisir, » dit M. Sanderson, en parlant de la nécessité où se trouve l’artiste de faire tout son travail de ses propres mains.

Mais avant que nous ayons de la reliure vraiment bonne, il faut que nous ayons une révolution sociale.

Dans l’état présent des choses, l’ouvrier, réduit au rôle de machine, est l’esclave du patron, et le patron enflé en millionnaire est l’esclave du public, et le public est l’esclave de son dieu favori, le Bon Marché.

Le relieur de l’avenir devra être un homme éduqué qui apprécie la littérature et a de la liberté pour sa fantaisie et du loisir pour sa pensée.

Tout cela est fort bon, fort juste.

Mais quand il traite la reliure en art imaginatif, expressif, humain, nous devons avouer qu’à notre avis M. Sanderson s’est un peu trompé.

La reliure est essentiellement décorative, et la bonne décoration est suggérée plus fréquemment par la matière et par le genre de travail que par le désir quelconque de l’homme qui conçoit l’idée de nous exprimer sa joie en ce monde.

De là vient que la bonne décoration est toujours traditionnelle.

Partout où elle est l’expression de l’individu, elle est ordinairement fausse et capricieuse.

Ces métiers-là ne sont point des arts avant tout expressifs : ils sont des arts impressifs.

Si un homme a quelque chose à dire au monde, il ne le dira point au moyen d’une matière qui suggère et conditionne toujours sa propre décoration.

La beauté de la reliure est de la beauté décorative abstraite.

Au premier coup d’œil, elle n’est point mode d’expression pour une âme humaine.

A vrai dire, le danger de ces hautes prétentions pour un métier manuel consiste en ce qu’ils laissent voir un désir de donner à des métiers le domaine et la raison d’être qui appartiennent à des arts, comme la poésie, la peinture et la sculpture.

Ce domaine, ce motif, ils ne le possèdent point.

Leur but est tout autre.

Entre les arts qui visent à réduire à rien leur matière et les arts qui tendent à la glorifier, il y a un abîme.

Néanmoins M. Cobden Sanderson a eu parfaitement raison d’exalter son art, et bien qu’il ait paru confondre les modes expressifs de la beauté, il a toujours parlé avec grande sincérité.

La semaine prochaine, M. Crane fera la dernière des conférences de cette admirable série des Arts et Métiers, et sans doute il aura bien des choses à dire sur un sujet auquel il a consacré toute sa belle existence d’artiste.

Pour nous, nous ne pouvons faire autrement que de sentir que l’art de la reliure exprime, avant toute chose, non point ce qu’éprouve l’ouvrier, mais simplement ce qu’il est, la propre beauté qu’il a en soi, ce qu’il a d’admirable.


  1. Pall Mall Gazette, 23 novembre 1888.