Derniers Temps de l’Empire d’Occident/02
Un des malheurs attachés aux gouvernemens faibles et le plus grand peut-être, c’est qu’ils ne s’appartiennent plus à eux-mêmes : voisins, amis, ennemis, tout le monde enfin se croit le droit d’intervenir dans leurs affaires intérieures, de leur dicter des conseils qui deviennent des lois, de peser sur leurs institutions, de leur prescrire jusqu’au choix des hommes qui doivent les administrer. Rome l’éprouvait maintenant après l’avoir si rudement et pendant tant de siècles fait sentir au reste de l’univers. C’était le tour des Barbares de faire des empereurs de Rome à la pointe de leurs épées. Alaric avait donné un tyran à l’Italie ; la Gaule en reçut plusieurs de la façon des Alamans et des Burgondes, et le césar légitime Avitus arriva au midi des Alpes comme un élu des Visigoths. Ces ingérences étrangères avaient lieu indépendamment de la pression que pouvaient exercer sur les choix de l’armée, du sénat ou du peuple de Rome, les auxiliaires barbares à la solde de l’empire. Il n’y eut pas jusqu’à Genséric, l’implacable ennemi des Romains, qui osa présenter son candidat au trône romain d’Occident, et sa prétention fut d’autant plus insolente, qu’il la faisait dériver du sac même de Rome.
Le Vandale Ghiseric ou Gheiseric, que nous nommons communément Genséric, bâtard d’une esclave et d’un roi, petit, laid et boiteux, meurtrier de sa belle-sœur et de ses neveux, qu’il avait fait jeter dans une rivière la corde au cou, pour se débarrasser d’une rivalité possible dans l’avenir, était, parmi les Barbares et suivant les idées politiques du Ve siècle, un homme de génie. Carthage reprit au souffle de cet Annibal germain ses deux vieilles passions, l’amour de la piraterie et la haine de Rome. Appelant au secours de la barbarie vandale tout ce qui restait encore de barbarie indigène sur le sol africain, Genséric s’allia aux Maures, leur livra le pillage des villes, les incorpora sur ses flottes et dans ses armées. Les cités municipales, privées de leurs murailles et de tout moyen de protection, furent désertées par leurs habitans. Sans la vitalité surhumaine que montra l’église catholique au milieu des persécutions de tout genre, cette civilisation originale et féconde de l’Afrique romaine, mélange d’élémens latins et puniques, qui avait jeté un si vif éclat sur le christianisme et sur les lettres, aurait infailliblement péri. La spoliation marchait de pair avec la plus cruelle tyrannie, et les meilleures terres des meilleures provinces passèrent des mains des anciens colons dans celles des Vandales ou des Alains, leurs compagnons de conquête. Tel était Genséric au dedans. Au dehors, la nouvelle Carthage devint, grâce à lui, aussi redoutable que l’ancienne : on ne navigua plus en sûreté dans les mers de l’Italie et de la Grèce ; aucun port ne fut à l’abri de l’insulte. Les îles Baléares, la Corse, la Sardaigne, la Sicile elle-même, soumises par ses flottes, reprirent le pavillon carthaginois comme au temps d’Amilcar. On eût dit que l’histoire du monde remontait le cours des siècles ; mais Genséric donna un spectacle que les siècles précédens n’avaient point vu, celui d’une armée partie de Carthage campant sur le Forum et maîtresse de Rome pendant quatorze jours.
La foi vandale valait d’ailleurs la foi punique, si même elle ne la surpassait point en astuce. Nul roi barbare ou civilisé ne fut plus fourbe que Genséric ; c’est là le caractère de sa supériorité sur ses contemporains et sa gloire dans la tradition germaine. « Il était, dit Jornandès, sobre de paroles et profond de pensées, calculateur incomparable quand il s’agissait de provoquer les nations, toujours prêt à semer des germes de discordes et à susciter des haines. » A la fourberie réduite en système, il joignait une avarice insatiable ; l’or était sa seule passion, gagner son seul désir, entasser sa seule volupté. Tout autre sentiment lui était inconnu ; on vantait sa tempérance, et il ne céda jamais ni à la pitié ni à l’amour. C’est cette froideur naturelle, cette absence d’entraînemens et de faiblesses, qui, effrayant les Romains, faisaient comparer ce Barbare, impassible dans ses destructions, à une divinité malfaisante, et lui valurent le renom du plus grand des Barbares.
Si la grandeur de ces sombres héros du Ve siècle consistait dans leur séparation de l’humanité, Genséric serait effectivement au-dessus d’Attila, qui, après tout, avait les penchans bons ou mauvais d’un homme, chez qui l’orgueil nourrissait la passion de la guerre, qui ravageait le monde pour le plaisir de vaincre, d’humilier ses ennemis, de rendre son nom redoutable, de sentir les nations sous ses pieds. Ces instincts dans le roi des Huns dominaient l’amour du pillage et du vol ; il avait l’âme d’un conquérant sauvage, Genséric celle d’un pirate. Le premier eût voulu posséder l’univers, le second le dépouiller. Les cruautés du fils de Moundzukh et ses dévastations avaient souvent pour mobiles la vanité, le besoin de frapper les imaginations : s’il eût pris Rome, il n’en aurait fait qu’un monceau de cendres ; il en aurait déraciné jusqu’aux fondemens, heureux d’attacher son nom à la ruine d’une ville qui osait se dire éternelle ; mais il suffit de la prière d’un prêtre pour l’arrêter. Aucune prière n’aurait fléchi Genséric aux portes de Rome, et quand il s’y fut introduit furtivement à l’aide de la trahison, il ne la détruisit point, il la pilla à loisir, chargeant sur sa flotte jusqu’aux portes de bronze et au toit des temples, puis il regagna précipitamment l’Afrique comme un voleur qui met à l’abri ses larcins. Lorsqu’en 450 il vint proposer au roi des Huns de se jeter en commun sur l’Italie, il choisissait bien son allié : Attila aurait revendiqué pour son lot la gloire des batailles et de l’épouvante, Genséric l’argent.
Dans le butin que Genséric emporta de Rome figurait celle qui lui en avait ouvert les portes, Eudoxie, femme de Maxime et veuve de Valentinien III. Le pirate l’emmenait avec ses deux filles, Eudocie et Placidie, non pour les dérober au juste ressentiment de leur patrie, qu’elles n’avaient pas craint de sacrifier à des vengeances domestiques, mais pour tirer d’elles plus tard une bonne rançon, car il supposait que des veuves et nièces d’empereurs, des petites-filles de Théodose, devaient posséder de grands biens, soit en Occident, soit en Orient. La même pensée lui fit emmener aussi et réduire en captivité tout ce qu’il put saisir dans Rome de jeunes filles et de jeunes garçons du haut patriciat, entre autres Gaudentius, fils du grand et infortuné Aétius.
Quoique mère de deux enfans nubiles, Eudoxie était encore dans tout l’éclat de cette beauté fatale qui lui valut l’amour et les folles confidences de Maxime, et Attila, si elle fût tombée entre ses mains, l’aurait envoyée probablement sur les bords du Danube et de la Theiss grossir le troupeau de ses femmes ; mais Genséric ne lui accorda pas un regard. Il eut soin de marier, dès son débarquement à Carthage, l’aînée des deux princesses à son fils Hunéric, qui devait être son successeur ; puis il calcula par quel moyen il obtiendrait des Romains la dot de sa bru et le rachat des deux autres. En vertu du principe que le bien de l’esclave est la chose du maître, il se mit à réclamer aussi les propriétés d’Aétius au nom de Gaudentius, son captif. Entrant en pourparlers, d’un côté, avec le sénat de Rome, de l’autre avec l’empereur d’Orient, il déclara que si on ne lui restituait pas sans délai ce qu’on lui retenait, disait-il, il irait le chercher lui-même, l’épée et la torche en main, dans tous les ports de l’Italie et de la Grèce. Payer au Barbare cette sorte de tribut ou le lui refuser en laissant entre ses mains l’impératrice et sa fille non mariée étaient deux actes d’une égale ignominie : l’Italie préféra le second, qui la vengeait du moins d’Eudoxie ; mais l’héritier du trône d’Orient ne put rester insensible au malheur de la postérité de Théodose. Il essaya tout pour obtenir par des voies amiables la liberté des princesses : il offrit à Genséric son amitié et la paix, il le menaça d’une expédition en Afrique ; mais avances ou menaces, rien ne toucha le Vandale : « Que nous fassions la paix ou la guerre, répondait-il imperturbablement, il me faut la dot de ma belle-fille et la rançon des deux autres. »
Ces débats durèrent sept ans, et ce furent sept années de désastres pour le commerce du monde entier. Enfin une nouvelle combinaison, sortie du génie de Genséric, mit fin à la captivité d’Eudoxie et de sa seconde fille. Celle-ci, lorsqu’elle habitait encore la maison de son père et qu’elle n’était qu’un enfant, avait été fiancée à un jeune Romain de l’illustre maison des Anices, nommé Olybrius. Rien n’égalait en noblesse cette fière maison Anicia, de qui l’on avait pu dire qu’en prenant au hasard parmi ses membres, on trouvait toujours un consul ; mais la bravoure n’était plus au Ve siècle l’attribut des noms patriciens, et quand les troupes vandales entrèrent dans Rome, Olybrius, au lieu de protéger sa fiancée ou de partager les infortunes de cette famille qui allait être la sienne, quitta la ville et s’enfuit à Constantinople. Il paraît pourtant qu’ils s’aimaient, et Placidie garda en Afrique un souvenir fidèle de son fiancé. Confident de cet amour, Genséric se mit en relation avec Olybrius et le prit pour intermédiaire des réclamations qu’il adressait à l’empereur Léon, lui promettant la liberté et la main de Placidie, si, par ses bons offices, il rentrait en possession des biens de la sœur. Olybrius s’employa tout entier à cette négociation, qui réussit par son entremise. On liquida ce qui restait de la succession de Valentinien III et de Grata-Placidia, soit en Orient, soit en Occident ; les biens immeubles furent vendus ; on joignit au produit de cette vente tout ce qu’il y avait encore de meubles, d’étoffes, de bijoux, d’objets d’art appartenant à cette maison, et le tout, transporté par un navire romain à Carthage, fut livré au roi des Vandales en échange de l’impératrice et de sa fille. Eudoxie reçut à Byzance un accueil digne de son ancienne condition, et Placidie épousa Olybrius.
Alors s’ouvrit le second acte de cette tragi-comédie qui se jouait entre Genséric et l’empire romain. À peine les noces d’Olybrius et de Placidie venaient-elles de se terminer, que des messagers arrivèrent de Carthage à l’empereur Léon et au sénat de Rome. Les lettres dont ils étaient porteurs conseillaient aux deux gouvernemens de choisir pour empereur d’Occident Olybrius, voisin de la pourpre par sa noblesse et gendre du dernier césar héritier du sang de Théodose ; « d’ailleurs, ajoutait Genséric, il est par sa femme le beau-frère de mon fils, et avec lui vous aurez la paix. Que si vous le refusiez, quoique le plus noble d’entre vous, par quelle raison agiriez-vous de cette manière, sinon parce qu’il est mon parent ? Il me resterait alors à venger l’insulte que vous m’auriez faite gratuitement. » On pense bien qu’un double refus suivit ce message impudent soit à Constantinople, soit à Rome ; Genséric accomplit sa menace, et les déprédations vandales recommencèrent de plus belle. La Méditerranée fut infestée de pirates enlevant les plus gros navires qui osaient s’exposer, pénétrant dans les moindres recoins, et criant à ceux qu’ils pillaient et brûlaient : « Faites Olybrius empereur d’Occident ! » C’était le temps des grands embarras de l’Italie, Majorien venait d’être assassiné, et Sévère, à peine assis sur le trône impérial, commençait à chanceler déjà. À sa mort, Genséric redoubla de menaces et de sollicitations, tandis que le lâche Olybrius, qui était entré dans ses vues, semait l’argent à pleines mains pour se créer un parti. Jamais le monde n’avait assisté à un plus déplorable spectacle : deux rois barbares, l’un généralissime des troupes romaines, l’autre le plus cruel ennemi de Rome, bloquant pour ainsi dire le sénat par terre et par mer pour lui dicter la loi, et l’un lui refusant, l’autre lui imposant un empereur. Ricimer et Genséric se retrouvaient encore là avec leur haine de race et leur inimitié héréditaire, se faisant la guerre pour disposer du trône des césars, comme autrefois pour savoir à qui appartiendrait Agrigente ou Alésia.
On ne peut douter que la honte d’une pareille situation n’eût pesé sur les résolutions de la ville de Rome, lorsqu’en 466 elle avait supplié Léon de lui choisir un empereur, et Ricimer, de son côté, coupa court aux intrigues d’Olybrius en agréant le choix fait par Léon. Dans cet état de choses, la première pensée des deux empereurs, le premier désir des deux empires fut de s’affranchir de la dépendance de Genséric, qui, avec la connivence de Romains encore plus odieux que lui, pouvait empêcher tout ordre, tout gouvernement de s’établir en Occident. Léon aurait tenté seul et pour son compte une descente en Afrique, si le bon accord renaissant entre les deux empires et l’amitié personnelle d’Anthémius ne lui eussent assuré le concours de l’Occident.
On prépara donc en commun une expédition dans laquelle naturellement le premier rôle appartint à l’empire d’Orient, comme au plus riche, au mieux fourni de vaisseaux et de soldats et à celui qui avait eu l’idée de la guerre. À l’aspect des arméniens qui s’exécutaient de toutes parts, on ne craignait pas de proclamer cette expédition la plus formidable qui eût jamais paru dans les eaux de la Méditerranée. En effet, au jour marqué pour le départ de la flotte orientale, le port de Constantinople, réputé le plus vaste de l’ancien monde, réunissait onze cent treize navires de haut bord, montés par sept mille marins et disposés pour recevoir, soit immédiatement, soit en route, à des stations déterminées, une armée de plus de cent mille hommes. Quarante-sept mille livres pesant d’or venant des contributions publiques, dix-sept mille tirées de l’épargne du prince et sept cent mille livres d’argent étaient destinées par Léon aux dépenses de la campagne : le gouvernement occidental, suivant toute apparence, devait pourvoir aux frais de sa flotte et de son armée. Ce ne fut pas tout : Léon eut l’habileté d’intéresser le petit état de Dalmatie à une entreprise que ne pouvait répudier sans crime et sans honte aucune province de l’empire, fut-elle actuellement séparée, si elle avait conservé dans sa scission le moindre sentiment romain.
L’histoire de ce petit état, démembré de la Romanie occidentale, est assez curieuse et mérite que nous en parlions quelques instans. Durant les troubles qui suivirent en Italie la mort d’Aétius, un des officiers dévoués à ce grand général, Marcellinus, dont il a été déjà question, secouant l’obéissance de Valentinien qu’il ne voulait plus servir, se retira en Dalmatie et entraîna cette province dans sa révolte. On ignore quel lien existait entre Marcellinus et la Dalmatie, s’il était lui-même Dalmate, s’il avait administré le pays comme gouverneur militaire, ou si sa renommée seule lui avait attiré le dévouement d’une nation belliqueuse et fière, car Marcellinus joignait à la droiture du caractère les talens d’un général consommé, et beaucoup d’Occidentaux voyaient en lui le vrai successeur d’Aétius. Sous ce chef habile et résolu, la Dalmatie, séparée de la communauté romaine et constituée en état indépendant, sut se faire respecter de son ancienne métropole. Cet homme, en révolte contre le gouvernement de l’Italie, avait au fond le cœur tout romain ; il le montra sous les règnes d’Avitus et de Majorien en venant se joindre aux expéditions alors dirigées contre les Vandales. Sa présence en Sicile fut même signalée par quelques exploits brillans ; mais Ricimer le repoussait toujours. Ricimer, son ancien compagnon d’armes et son ennemi, s’interposait entre le gouvernement romain et lui chaque fois qu’ils voulaient se rapprocher, et le chef dalmate mécontent se retira au milieu de son peuple, décidé à oublier cette Rome dont un Barbare écartait les Romains. Pourtant Léon réussit à l’apaiser ; Marcellinus consentit à faire partie de la nouvelle expédition ; il livra sa flotte, sa petite armée, sa personne, pour le service de l’empereur d’Occident, et reçut en récompense le titre de patrice. Ricimer n’osa pas s’opposer de vive force à des arrangemens que tout le monde semblait désirer, mais il en conçut une sourde et profonde colère : laisser s’introduire dans les affaires du gouvernement occidental un homme d’un tel mérite et d’une telle popularité, c’était abdiquer son pouvoir, et il jura de ne le pas souffrir longtemps. Il s’abstint, sous divers prétextes, de toute coopération personnelle à la guerre qui allait s’ouvrir ; Anthémius l’imita, et l’empereur et le patrice restèrent en Italie face à face, occupés de leurs communes affaires, et uniquement soucieux, l’un de veiller sur son trône, l’autre d’observer son maître.
La voix publique en Occident décernait à Marcellinus la conduite de la guerre ; mais les intrigues du palais de Constantinople, et peut-être au fond l’orgueil des Orientaux, lui donnèrent un prompt démenti. Sur les marches du trône d’Orient se trouvait un personnage nommé Basilisque, frère de l’impératrice Vérine, femme de Léon, esprit épais et infatué de lui-même, qui, favorisé par le hasard dans quelques commandemens importans, se regardait comme le premier général de l’empire, et répétait complaisamment que Léon sans lui aurait cessé de régner. À force de se croire ainsi la sauvegarde du trône, il en vint peu à peu à y convoiter une place, à ne voir que disgrâce et noire ingratitude dans les honneurs dont l’empereur le comblait, et à se rapprocher de ses ennemis. Le frère de l’impératrice devint le confident, l’instrument, le complice de quiconque haïssait le prince ou conspirait dans l’ombre contre son pouvoir. L’empire de Constantinople, comme celui de Rome, avait alors son tuteur en la personne d’Aspar, barbare alain ou goth (les historiens ne sont pas d’accord), premier patrice d’Orient et généralissime des armées impériales. L’influence que cette haute position lui donnait, Aspar, lors du décès de l’empereur Marcien, l’avait mise au service de Léon, qui lui dut incontestablement la couronne : nous dirons plus tard à quelles conditions.
La bonne intelligence ne fut pas de longue durée entre le protégé et le protecteur, et Aspar prit vis-à-vis de son nouveau maître une attitude arrogante qui devint peu à peu de l’hostilité ouverte. Heureux de trouver pour ses intrigues un point d’appui dans la famille impériale, il stimula les rancunes et l’ambition de Basilisque. La guerre qui allait commencer pouvait, en cas de réussite, jeter un grand éclat sur le règne de Léon et fortifier sa puissance personnelle, ce qui cadrait mal avec les desseins du Barbare : aussi désirait-il qu’elle ne réussit point, et il ne trouva rien de mieux, pour la faire échouer, que d’en procurer le commandement à Basilisque. Des ressorts mis en jeu avec adresse, surtout la vanité de l’impératrice Vérine, aiguillonnée à propos, menèrent le petit complot à bonne fin, et, malgré les répugnances de Léon, Basilisque fut nommé généralissime. Il en reporta naturellement tout le mérite à Aspar, lequel exigea de lui pour récompense qu’il ménageât par tous les moyens possibles les Vandales et leur roi. Feignant de ne voir dans cette guerre si nationale qu’une querelle religieuse, suscitée par la ferveur catholique de Léon, il recommandait à Basilisque de ne point pousser à bout une nation arienne, attendu que lui, Aspar, était arien, qu’il savait bien que le mauvais vouloir de l’empereur et les persécutions des catholiques, une fois assouvis au-delà des mers, ne s’arrêteraient pas là, et passeraient bientôt de ses coreligionnaires vandales à lui et aux siens. Les instructions d’Aspar, appuyées sur ce singulier raisonnement, n’en étaient pas moins absolues et impératives, et Basilisque dut promettre de ménager l’ennemi qu’il était chargé de combattre. Aspar s’en remettait pour le reste à l’ignorance et à la cupidité bien connues du généralissime ; il s’en remettait aussi à l’habileté de Genséric, auquel il opposait un aussi indigne adversaire. La nomination de Basilisque rejeta donc Marcellinus au second rang ; mais Anthémius le chargea du moins de la conduite des troupes occidentales.
Le plan de campagne concerté entre les deux empires était d’ailleurs hardiment conçu. La flotte occidentale, formant l’aile droite de l’expédition, devait, sous la conduite de Marcellinus, partir d’Italie, descendre dans l’île de Sardaigne, en chasser les Vandales, et rallier ensuite sur les côtes de Sicile le gros de la flotte orientale. Celle-ci se partageait en deux divisions dont la moins forte, composant l’aile gauche et confiée à un officier d’une grande expérience nommé Héraclius, devait toucher au port d’Alexandrie, y prendre les garnisons réunies de l’Égypte, de la Thébaïde et de la Cyrénaïque, pour attaquer Tripoli, qu’on espérait enlever sans combat. Laissant dans le port ses vaisseaux à l’ancre, Héraclius devait marcher par terre droit à Carthage, pendant que Basilisque, avec la division principale, ferait voile sur la Sicile, et de là sur Carthage, en combinant son mouvement avec celui d’Héraclius. L’exécution fut prompte et décisive aux deux ailes. Marcellinus, heureusement débarqué en Sardaigne, eut bientôt balayé l’île de tout ce qu’elle contenait de Vandales et rétabli le drapeau romain. Non moins heureux dans son coup de main sur Tripoli, Héraclius enleva la ville et vit accourir à lui, d’un bout à l’autre de la province tripolitaine, les anciens sujets romains et les indigènes attachés aux souvenirs de Rome. Basilisque de son côté, avec l’escadre du centre, dispersa la flotte vandale qui voulut couvrir l’approche de la Sicile : tout semblait assurer la victoire aux Romains. Genséric lui-même le crut, et, saisi d’une terreur panique, il courut se renfermer dans le port de Carénage, où rien d’ailleurs n’était prêt pour soutenir un siège. Si Basilisque l’avait suivi, si ses troupes de débarquement étaient venues montrer aux Carthaginois les aigles romaines, la ville était prise. Au reste le roi vandale les attendait. Plongé dans un morne abattement, il interrogeait au loin la pleine mer, lorsque les voiles de Basilisque parurent à l’horizon, mais elles s’éloignaient de la direction de Carthage et poussaient au large du côté de l’orient. Genséric sentit qu’il était sauvé, et avec l’espérance il retrouva les ressources inépuisables de son génie.
La ville de Carthage était bâtie, comme on sait, dans l’intérieur de ce vaste golfe que forment, à l’occident le cap Zibib, alors nommé promontoire d’Apollon, à l’orient le cap Bon, qu’on appelait Hermœum, promontoire de Mercure. À l’ouest de ce dernier, et dans une anse voisine de la pointe, se trouvait une petite ville du même nom, offrant un mouillage d’étendue médiocre et exposé en outre aux vents les plus dangereux de la côte. On comptait deux cents quatre-vingts stades ou quatorze de nos lieues entre Carthage et le bourg de Mercure. C’est là que Basilisque vint jeter l’ancre, soit par impéritie, soit par une prudence excessive dans la circonstance actuelle, afin de s’enquérir de la marche d’Héraclius et de, sonder par lui-même les dispositions des habitans. Il était à l’ancre depuis quelques heures seulement, lorsqu’arriva dans son camp un officier vandale porteur d’un message de Genséric. Le message était humble et semblait respirer le plus complet abattement : « Le roi des Vandales, repentant des offenses qu’il avait faites aux Romains, promettait, disait-il, de se soumettre à l’empereur Léon et de vivre en paix avec lui ; mais, tout en se reconnaissant vaincu, il devait consulter son peuple sur les conditions de cette paix : quelque délai était nécessaire pour prendre à cet égard un parti, et il demandait à Basilisque cinq jours de trêve, au bout desquels il lui ferait connaître la résolution commune. » L’envoyé, prenant ensuite à part le général romain, lui remit, au nom de son maître, une somme considérable, qui était comme une première marque de la reconnaissance du roi, un premier acheminement vers une paix que les Vandales semblaient souhaiter avec ardeur. Basilisque se souvint des instructions d’Aspar, et l’armistice fut conclu.
Basilisque passa les cinq jours de trêve dans la plus complète inaction, jouissant d’avance d’une victoire qui lui coûtait si peu, et se proposant de ménager encore Genséric dans le débat des conditions de la paix. Étudier le pays, se mettre en relation avec les habitans, il n’y songea plus. S’il s’enquit du sort d’Héraclius et de sa division, on l’ignore ; mais assurément il ne chercha pas à savoir ce qui se passait du côté de Carthage, car la moindre information à ce sujet l’eût tiré de sa quiétude. Il était en effet question, dans la grande métropole des possessions vandales, non de soumission, mais d’attaque. Genséric réparait à force ses navires, disposait des brûlots, ramassait dans cette intention les moindres barques de la côte, armait tous ses sujets vandales ou maures, et la confiance qu’il avait recouvrée lui-même par le succès de sa ruse animait jusqu’au dernier de ses soldats. Habile à prévoir les variations de temps ordinaires dans ces parages, il avait calculé que la direction du vent, jusqu’alors favorable aux opérations d’une flotte venant sur Carthage, ne tarderait pas à changer au désavantage des Romains, qui étaient à l’ancre dans une crique peu spacieuse et mal garantie. Sa prévoyance ne fut pas trompée. Dans la cinquième journée de la trêve, le vent changea brusquement, et se mit à souffler avec force de Carthage sur le promontoire de Mercure. Aussitôt le roi vandale fit appareiller, et à la tombée de la nuit il sortit du port avec deux flottes, la première de vaisseaux de haut bord, bien fournis d’armes et garnis de troupes, la seconde de petits navires et de barques sans équipage et remplis de matières combustibles, l’une remorquant l’autre. Ils s’avancèrent ainsi avec précaution et dans le plus grand silence comme pour une surprise, précaution d’ailleurs superflue, car Basilisque n’avait ni vedette de terre, ni garde de mer, et quand les Vandales approchèrent du port de Mercure, l’armée romaine, campée sur ses vaisseaux, était plongée dans le sommeil.
Au signal donné par Genséric, la flotte vandale se range en demi-cercle, et les brûlots, détachés de leurs amarres, sont livrés à la mer et aux vents qui les portent sur la flotte romaine. Les premiers vaisseaux atteints par le feu le communiquent aux autres ; les voiles et les cordages s’enflamment, et la lueur d’un immense incendie éclaire tout à coup le golfe et la pleine mer. Cette lueur sinistre tire les Romains de leur assoupissement. En un instant, les ponts sont encombrés par une foule désordonnée ; on se presse, on se heurte, des cris de surprise et d’épouvante se mêlent au sifflement du vent et au pétillement du bois qui s’embrase. Dans ce mouillage trop étroit pour une si vaste flotte, les vaisseaux romains, serrés et comme collés les uns aux autres, ne peuvent se mouvoir et manœuvrer pour éviter le péril. En vain marins et soldats, s’encourageant au travail, repoussent avec des perches les brûlots que le flot amène, l’incendie éclate du côté où l’on ne songe pas à le combattre. Dominé par une peur aveugle, chacun pourvoit à son salut sans s’inquiéter de celui des autres : tout vaisseau romain atteint de la flamme est coulé bas sans plus de pitié qu’un brûlot ennemi. L’escadre vandale mit le comble à la confusion en s’avançant jusqu’à la portée du trait et faisant pleuvoir sur cette flotte eh désarroi une grêle incessante de dards et de flèches. Le feu, l’eau, le fer assaillent de tous côtés les Romains, qui n’ont plus que le choix de leur mort.
Basilisque, détrompé de ses rêves, parvint à s’enfuir à la faveur de l’obscurité ; plusieurs l’imitèrent ; d’autres, plus courageux, affrontèrent la ligne des Vandales et la rompirent après une lutte acharnée. Au nombre de ceux-ci se trouvait le lieutenant de Basilisque, Jean, surnommé Daminec, homme comparable aux anciens Romains, et fait pour accomplir les plus grandes choses, si le sort lui eût donné un autre chef. Enveloppé par les vaisseaux ennemis, il les attaque lui-même à l’abordage, tue ce qui lui résiste et culbute les Vandales à la mer ; mais le nombre croissant de ses ennemis le force à la retraite, et il voit son propre navire assailli à son tour par les Barbares. Dans cette extrémité, il s’approche du bord tout en combattant, et semble sonder de l’œil l’abîme qui s’ouvrait sous ses pieds. Le second fils de Genséric, nommé Ghenz ou Ghenzo, qui se trouvait là et qui avait admiré le courage du Romain, comprit son intention, et d’une voix forte il lui cria d’arrêter, qu’il lui garantissait la vie sauve. « La vie ! répondit celui-ci avec dédain ; sache bien que Jean ne tombera jamais dans la main des chiens ! » Cela dit, il s’élança tout armé dans la mer et disparut. Les fugitifs se rallièrent en Sicile ; mais quand Basilisque passa en revue ce qui lui restait d’hommes et de vaisseaux, il constata que la flotte et l’armée étaient réduites de plus de moitié.
Tout n’était pourtant pas perdu ; Marcellinus venait d’arriver de Sardaigne en Sicile avec la flotte d’Occident, et sous son habile direction la guerre pouvait renaître. Les Occidentaux, habitués à compter beaucoup sur ce général, objet de l’affection populaire, se berçaient peut-être de cette espérance, quand un officier de ses troupes, qui l’approchait souvent, lui tendit une embûche et le tua. On prétendit que cet homme était un familier de Ricimer chargé d’observer son chef, de démontrer au besoin par un coup de poignard que l’armée occidentale n’avait confiance qu’en Ricimer, et que toute expédition non ordonnée ni conduite par le Suève était sûre d’échouer. Si l’on en croit les historiens, cette nouvelle mit le comble à la joie de Genséric : « O Romains, se serait écrié le Barbare, vous venez de vous couper la main droite avec la gauche ! » La même nouvelle arrêta Héraclius en marche sur Carthage. Le prudent général évacua la Tripolitaine, où il n’avait plus rien à faire, et regagna la frontière romaine ; l’armée occidentale rentra en Italie.
Ainsi se termina cette entreprise, commencée sous de si beaux auspices et pour une si juste cause. La perte de soixante mille soldats, les ressources de l’état dissipées, une dette écrasante pour les populations de l’Orient et l’avilissement du nom romain, voilà quel en fut le résultat. Basilisque, rentré en fugitif à Constantinople, n’osa ni paraître devant l’empereur, ni se montrer en public ; il alla se cacher comme un coupable dans l’asile de Sainte-Sophie. Un grand exemple eût été nécessaire en de si grands maux, et Léon le devait aux ambitieux et aux lâches dont les intrigues troublaient son règne ; mais l’impératrice Vérine intervint encore, et Basilisque en fut quitte pour aller vivre tranquillement en Thrace, dans la ville d’Héraclée, où il put rêver de nouvelles lâchetés et de nouveaux complots.
En Occident, les Barbares, qu’avait d’abord intimidés cet immense appareil, ainsi que le bon accord rétabli entre les deux moitiés de la Romanie, reprirent toute leur audace. On en vit en Espagne un exemple singulier. Les Suèves, qui étaient venus témoigner de leur attachement à l’empire par une ambassade solennelle au moment des préparatifs de la campagne, n’en eurent pas plus tôt connu l’issue, qu’ils se jetèrent sur Lisbonne, dont un habitant leur ouvrit les portes ; puis ils envoyèrent en Italie pour se justifier le traître qui leur avait livré la ville. C’était un défi insolent qu’ils adressaient à Rome dans ses revers. À l’intérieur de l’empire, et surtout en Italie, la disparition de Marcellinus dissipa les illusions dont on s’était bercé depuis deux ans. La main invisible qui venait de frapper l’homme destiné peut-être à sauver Anthémius était évidemment la même qui avait dirigé le poignard contre Majorien et préparé le poison de Sévère. Ricimer était toujours là, terrible, implacable ; rien n’avait changé en Occident.
Anthémius aussi ne répondait pas complètement aux espérances de son début. Honnête, éclairé, charitable et au fond chrétien très orthodoxe, il avait apporté en Occident, avec les habitudes d’un patricien grec, l’esprit léger qui distinguait sa nation, le goût des subtilités métaphysiques, des doctrines bizarres, de la thaumaturgie, en un mot de toutes ces spéculations sophistiques si courues au-delà des mers, et qui passaient en-deçà pour curiosité irreligieuse et condamnable. Suivant l’usage des nobles byzantins, il entretenait dans sa maison, parmi ses cliens et ses parasites, de graves représentans des sciences à la mode, philosophes à longue barbe ou à besace, rhéteurs, sophistes, hérésiarques chargés de disputer devant lui et de traiter pour son agrément toutes les questions accessibles à l’esprit humain. Deux surtout qui possédaient son affection particulière, mais qu’il eût dû prudemment laisser à Constantinople, vinrent s’installer avec lui au palais des césars. L’un était un sophiste nommé Sévère, pour lequel il s’engoua jusqu’à le faire consul en 470 ; l’autre était chrétien, mais de l’hérésie de Macédonius, et s’appelait Philothée. Ces deux hommes ayant exercé par leur présence ou par leurs actes une influence fâcheuse sur la popularité d’Anthémius, je dois en dire quelques mots.
Sévère, né dans la ville de Rome, l’avait quittée fort jeune pour aller étudier en Orient les sciences occultes, honorées alors bien gratuitement du nom de philosophie. Alexandrie était le foyer principal de ces folles spéculations ; il s’y fixa. Le disciple devint maître, et sa maison, remplie de livres et de curiosités naturelles ramassées de toutes parts, fut visitée par les thaumaturges de tous les pays. Il y vint jusqu’à des brahmes de l’Inde, qui pratiquèrent chez lui, à la grande stupéfaction des Égyptiens, les rites étranges et les austérités plus bizarres encore en usage près du Gange et de l’Indus. Sévère avait adopté pour monture un cheval dont le poil jetait de grandes étincelles quand on le frottait, et qui passait pour merveilleux. Cette recherche des choses extraordinaires dénotait habituellement un païen livré à la magie, et en effet Sévère était païen. Lorsqu’Anthémius l’eut amené à Rome, le thaumaturge se mit à exposer, sous l’autorité du prince et avec une liberté qui n’existait pas en Italie, les doctrines mystérieuses où se réfugiait le polythéisme expirant, ce qui accrédita le bruit que l’empereur lui-même était païen, ou du moins penchait secrètement vers l’ancien culte, et qu’il voulait se servir de Sévère pour restituer à la ville du Capitole sa splendeur passée, avec sa religion abolie. Voilà ce qu’était l’hôte favori du palais d’Anthémius.
Philothée, chrétien, comme je l’ai dit, appartenait à l’école subtile des pneumatomachiens, branche éloignée de l’arianisme, qui considéraient le Saint-Esprit comme une énergie divine répandue dans l’univers, et non point comme une personne distincte du Père et du Fils : hérésie frappée d’anathème en 381 parle concile de Constantinople, mais professée toujours en Orient comme doctrine philosophique. S’appuyant sur la même amitié et le même crédit, Philothée prêchait dans Rome à tout venant ses dogmes en horreur aux orthodoxes, suscitait des disputes, appelait à son aide tout ce que la ville contenait de chrétiens dissidens, et les engageait à tenir des assemblées où l’on discuterait toutes les doctrines ; l’inquiétude gagna l’église romaine. Non-seulement le pape Hilaire adressa là-dessus à l’empereur des observations particulières ; mais il l’interpella publiquement dans l’église de Saint-Pierre, et lui fit promettre avec serment, en présence des fidèles, qu’il n’autoriserait point de pareilles nouveautés dans la ville des apôtres. Ces faits, qui n’avaient réellement que peu d’importance, en prirent beaucoup dans l’esprit du peuple, parce qu’ils venaient d’un Grec, et qu’ils choquaient les mœurs occidentales.
Anthémius fit un meilleur emploi des lumières et de la libéralité de son esprit en améliorant les lois. Il arrivait fréquemment, dans l’état de trouble perpétuel où vivait la société, que des biens dévolus au fisc impérial, à titre de confiscation ou de déshérence, étaient reconnus tôt ou tard appartenir à des maîtres, certains qu’on en avait dépouillés. Quand ces biens se trouvaient toujours entre les mains de l’état, la restitution pouvait s’en faire aisément sous un prince équitable ; mais s’ils avaient été concédés à des tiers par la libéralité des empereurs, la question présentait plus de difficulté. Une loi de Constantin prononçait que, dans ce cas, la donation subsisterait, sauf au prince à dédommager les intéressés comme bon lui semblerait. Frappé de l’injustice de cette décision, Anthémius consulta Léon sur la convenance qu’il y aurait à la réformer. La question se posait entre le droit de la propriété et le respect dû aux actes du prince ; Léon n’hésita pas à se prononcer en faveur du premier. Il jugea que les particuliers devaient être reçus à poursuivre la restitution de leur chose, nonobstant toute donation qui en aurait été faite par un empereur. « En effet, dit-il (et ce sont les termes de la loi), l’équité et la justice devant toujours accompagner les actions des souverains, rien ne convient mieux à la majesté du prince que de conserver à chacun ce que le droit commun lui assure. Un bon prince ne se croit permis que ce qui est permis aux simples particuliers ; il ne doit point transformer en droit une libéralité contraire aux lois, de peur que l’un ne se réjouisse d’être enrichi de ce qui ne lui appartient pas, et que l’autre ne pleure de se voir privé de ce qui est légitimement à lui. » Nobles paroles qui caractérisent bien la législation du temps, empreinte généralement d’un grand esprit d’équité, comme si la société près de se dissoudre songeait à fortifier le droit individuel. L’humanité, chassée des faits par la spoliation et la violence, cherchait un asile dans les lois.
Cependant le mauvais succès de l’expédition d’Afrique et avant tout vraisemblablement l’assassinat de Marcellinus jetèrent entre le beau-père et le gendre de nouveaux fermens de discorde. Avec ce caractère irascible qui gâtait les bonnes qualités d’Anthémius, avec le sombre et cruel ressentiment qu’inspirait à Ricimer la moindre offense, les querelles sur de pareils sujets purent devenir des injures irréparables que la tendresse de l’épouse et de la fille ne suffisait plus à pacifier. L’histoire oublie même, dans ce déchirement de la famille impériale, la jeune Byzantine dont l’union avec Ricimer avait semblé le gage assuré de la paix. Aucun contemporain ne la mentionne plus, soit que, forcée de choisir entre son père et son mari, elle se fût rangée du côté du père, soit qu’une destinée plus douce, en l’enlevant prématurément au monde, lui eût épargné le triste spectacle dont l’empire allait être témoin. Des confidences faites imprudemment au dehors envenimèrent les divisions intérieures, qui se transformèrent en divisions politiques. Anthémius, avec peu de mesure, exprimait publiquement son regret d’avoir pris un Barbare pour gendre, et on l’entendit plus d’une fois reprocher à l’Italie ce sacrifice de son sang, qu’il avait fait pour la sauver ; Ricimer, avec plus d’habileté, exploitant les préjugés de l’Occident contre l’Orient, ne désignait plus l’empereur que par les surnoms de Galate et de Petit-Grec, qu’on répétait autour de lui pour lui plaire. Le peuple, les soldats, le sénat étaient partagés, mais l’armée penchait en masse pour le patrice. Un jour enfin, Ricimer quitta Rome et se retira dans Milan, près des campemens des fédérés barbares ; Anthémius, resté à Rome avec les corps de l’armée qu’il supposait fidèles, et dont le principal était la division qu’il avait amenée d’Orient, envoya demander des renforts au maître des milices des Gaules. Cette brusque séparation, accompagnée de pareilles circonstances, parut la fin des hésitations mutuelles. Tout le monde se dit que la guerre civile commençait.
L’émotion fut grande, surtout en Ligurie, où l’on pouvait s’attendre à supporter les premiers désastres de la guerre. Les villes se concertèrent ; elles tinrent conseil, et il fut décidé qu’une députation de la noblesse ligurienne irait à Milan demander audience à Ricimer, lui faire entendre la prière de l’Italie, et lui arracher, s’il était possible, une promesse de paix. Admis près du patrice, les députés l’abordèrent dans une attitude suppliante, prosternés à ses genoux, et tous pleurant à chaudes larmes. « Que la modération vienne de vous ! lui disaient-ils d’une commune voix ; ouvrez le chemin à la concorde ! » Ricimer les releva avec bienveillance. Habile à déguiser ses sentimens, il leur parut dans ses explications aussi désireux de la paix qu’ils pouvaient l’être eux-mêmes, aussi effrayé des conséquences de sa rupture avec son beau-père, aussi disposé à saisir tous les moyens d’accommodement. « N’insistez pas près de moi, qui ne veux et n’ai voulu que la paix, leur dit-il ; c’est à Rome qu’il faut vous adresser, afin d’obtenir que là-bas on en fasse autant. Mais qui osera se charger d’une telle ambassade ? qui essaiera de ramener à la raison un Galate furieux, surtout quand ce Galate est un prince ? Celui qui ne sait pas modérer sa colère, plus on le prie, plus il éclate. — Donnez-nous seulement votre consentement à la paix, lui répondent les Liguriens, et nous nous chargeons du reste. Nous avons à Pavie un homme, élevé récemment à l’épiscopat, devant qui s’inclineraient jusqu’aux bêtes les plus sauvages. Lui montrer une bonne œuvre à faire, c’est le gagner à son désir sans qu’il soit besoin de le prier. Son visage reflète son âme et inspire le respect. Tout catholique le vénère, tout Romain l’aime ; un Grec même l’aimerait, s’il eût mérité de le voir. Parlerons-nous de son éloquence ? L’enchanteur thessalien qui enchaîne les serpens ne connaît pas de charmes plus puissans que ceux qui découlent de ses lèvres : on ne peut lui rien refuser. Son auditeur lui appartient dès qu’il parle, et nulle défaite n’est possible, si on lui permet de répliquer. »
Ce fut dans ces termes, fortement empreints d’exagération et de recherche suivant le goût du temps, que les nobles Liguriens proposèrent à Ricimer d’accepter l’évêque de Pavie pour négociateur entre Anthépius et lui. Fidèle à son rôle, qui était de mettre de son côté dans cette circonstance décisive l’apparence de la modération, et de faire pencher vers lui, s’il était possible, l’opinion des Italiens, Ricimer n’eut garde de repousser l’intervention d’un prêtre que l’Italie vénérait. « Cet homme merveilleux dont vous me parlez m’est déjà connu, leur dit-il, et sa plus grande merveille selon moi, c’est qu’il n’a que des admirateurs et des amis. La nouveauté de sa fortune, contre l’habitude, ne lui a, que je sache, suscité aucun envieux. Allez donc vers lui ; priez l’homme de Dieu de venir me voir, et joignez, s’il le faut, mes prières aux vôtres. » L’audience finie, la députation, sans perdre un instant, se mit en route pour Pavie, ou plus exactement Ticinum, car Pavie portait encore dans le Ve siècle ce nom, emprunté au Tessin, qui en baigne l’extrémité occidentale : elle n’adopta que plus tard celui de Papia ou Pavia, sous lequel elle devint la capitale fameuse des Lombards et du royaume frank d’Italie.
Cet évêque, que les peuples venaient chercher pour en faire l’arbitre des princes, n’était point un fier patricien comme Ambroise, rompu aux affaires dans les préfectures du prétoire, ni, comme Augustin, un rhéteur expérimenté et sûr de sa parole, ni, comme Jérôme, un écrivain irrésistible, remplissant le monde de sa science et de ses débats ; c’était un prêtre grandi dans l’église à l’ombre de l’autel, et qui ne connaissait guère du monde que l’enceinte de Pavie, où il était né. On racontait des prodiges de cette vie obscurément passée aux yeux du siècle, mais qu’avaient illuminée, aux yeux de l’église, de rares vertus rehaussées par de grands talens. Une auréole éclatante répandue autour de son berceau, lorsqu’il était encore dans les langes, avait annoncé sa vocation future, assurait-on, et c’était alors que son père l’avait nommé Épiphane, c’est-à-dire le révélé, promettant de le consacrer au service de Dieu aussitôt qu’il serait en âge. À huit ans, Épiphane était lecteur dans l’église épiscopale de Pavie, à douze ans notaire du vieil évêque Crispinus, autrement son secrétaire, chargé de recueillir, au moyen de signes abrégés qu’on appelait notes, les discours et les délibérations, et de tenir les registres de l’évêché. Ordonné sous-diacre à dix-huit ans, il reçut pour occupation principale l’administration des biens ecclésiastiques. Ce fut l’école modeste où se formèrent cette intelligence pratique des affaires et ce don céleste de la persuasion qui firent plus tard d’Épiphane l’ambassadeur en quelque sorte obligé des princes et des peuples.
Pavie, devenue plus tard une cité si vaste et si renommée, était alors une fort petite ville, qui ne comptait que deux églises desservies par un clergé peu nombreux. Les chefs de ce clergé, assistans ordinaires de l’évêque, étaient : l’archidiacre Sylvestre, gardien des vieilles traditions et de la vieille discipline, mais meilleur pour le conseil que pour l’action ; un noble Gaulois, nommé Bonosus, excellent prêtre, de qui l’on disait ce mot touchant, « que si son corps avait eu la Gaule pour berceau, son âme venait de la patrie d’en haut ; » enfin Épiphane, le plus utile des trois, quoique le plus jeune. C’était sur lui que tombaient la plupart des travaux, et il y en avait de rudes dans cette société en dissolution, qui se rattachait à l’église comme à la seule colonne qui soutînt encore l’édifice prêt à crouler. Fallait-il aller trouver le magistrat et plaider devant lui la cause de l’église ou celle des pauvres, c’était Épiphane qu’on en chargeait. Une famille commençait-elle à se désunir, ou la zizanie à pénétrer parmi les citoyens ; était-il besoin de soutenir ou de prévenir un procès, l’esprit de conciliation arrivait avec Épiphane. Les mœurs de ce jeune homme étaient irréprochables. Toujours maître de ses penchans, il imposait aux autres, par sa modération et sa souveraine équité, la puissance qu’il exerçait sur lui-même. Il donna un jour de son mépris des injures et de son sang-froid un exemple éclatant qu’on se plaisait souvent à rappeler. L’église de Pavie possédait sur les bords du Pô des terres qu’elle avait à défendre à la fois contre les érosions du fleuve et contre les empiétemens des voisins. Le Pô, à chaque crue, changeait la configuration de la rive, donnant à l’un, prenant à l’autre, et ce n’était qu’à force de visites, de mesurages contradictoires et aussi de contestations que les riverains parvenaient à reconnaître et à fixer les limites de leur patrimoine. Or l’église comptait dans son voisinage un adversaire avide, injuste, emporté, toujours prêt à appuyer ses fausses prétentions par la violence. Au milieu d’un débat pendant lequel Épiphane avait opposé la plus froide raison aux emportemens de Bauco (c’était le nom de cet adversaire), celui-ci, devenu furieux, leva son bâton sur le mandataire de l’église et le frappa si fort à la tête que le sang jaillit. Le jeune homme, qui était agile et vigoureux, se contenta de lui saisir le bras et de le désarmer sans lui faire aucun mal ; mais les témoins de cette scène odieuse accourent, armés à leur tour, et Banco n’aurait pu échapper à la mort, si sa victime n’eût intercédé pour lui. On vit Épiphane, libre de ressentiment, comme si cette cause n’eût pas été la sienne, placer sa tête ensanglantée entre ses vengeurs et l’indigne qui l’avait si grossièrement outragé.
Arrivé au terme de l’âge et sentant la mort approcher, Crispinus prit avec lui Épiphane, et tous deux se rendirent à Milan, près du métropolitain : « Mes jours sont comptés, lui dit l’évêque, je vous recommande ma ville et mon église ; je vous recommande encore celui-ci, à qui je dois d’avoir vécu jusqu’à ce moment, faible que j’étais et charge d’années. » Il visita ensuite l’un après l’autre les hauts personnages de Milan, où résidait la fleur de la noblesse ligurienne, les suppliant de ne point contrarier, quand le moment serait venu, l’élection d’Épiphane, qu’il se choisissait pour successeur, mais de favoriser plutôt près des citoyens de Pavie l’accomplissement de son désir. « Mes enfans, leur répétait-il, je m’en vais, moi, et ce jeune homme, plein de vigueur et d’âme, a de longues années à courir (Épiphane avait alors vingt-cinq ou vingt-six ans) ; il y a bien longtemps déjà que je ne suis évêque que par lui ; il était ma tête, mes jambes, mes yeux, ma parole, ou plutôt nous étions un évêque à nous deux. » À Pavie, de pareilles recommandations eussent été inutiles, on y connaissait trop bien Épiphane. Au bout de quelque temps, Crispinus mourait, et le jeune homme, élu à Pavie, ordonné à Milan, prit sa place. Il se montra sous la mitre épiscopale ce qu’il avait été dans les plus humbles fonctions de l’église, calme, ferme, juste et charitable pour les autres, dur envers lui-même jusqu’aux pratiques les plus austères, simple de cœur, mais gardant comme un dépôt sacré la dignité de l’épiscopat, sobre de paroles, mais d’une éloquence irrésistible dès qu’il avait rompu le silence. Tel est le portrait que nous en a tracé un homme qui fut élevé près de lui, comme lui-même l’avait été près de Crispinus, et qui lui succéda également sur le trône des évêques de Pavie[2]. Sa réputation fut bientôt aussi grande hors de sa ville que dans son troupeau. Il n’y eut pas d’affaires privées ou publiques sur lesquelles on ne le consultât, pas de magistrat dont le tribunal fût plus fréquenté du pauvre et du riche, pas de loi mieux exécutée qu’une décision d’Épiphane. Voilà ce qui fit que les notables de la Ligurie, voyant la guerre civile près d’éclater, songèrent naturellement à lui comme au conciliateur de tous les différends.
Épiphane les écouta dans un profond silence, et, sans paraître étonne de leurs propositions, il leur dit brièvement : « Ce sont là de graves affaires, bien au-dessus de mon expérience et de mes forces ; néanmoins ce que vous désirez sera fait. Quoi que ma patrie me demande, mon devoir est de ne lui rien refuser. » Prenant aussitôt congé d’eux, il partit pour Milan, vit le patrice et reçut ses explications. Le rusé Barbare protesta sans doute qu’il n’avait jamais voulu que la paix, qu’il la voulait encore, et que ce n’était pas lui qui la rompait le premier ; il prit le ciel à témoin de son horreur pour cette guerre qu’il provoquait depuis deux ans, qu’en réalité il avait rendue inévitable. À la suite de ces protestations et de ces sermens, il engagea le prêtre à en porter l’assurance à Rome, se réservant le droit de proclamer plus tard que le Galate furieux, incapable d’entendre la raison, n’avait voulu écouter ni ses explications sincères, ni les conseils d’un homme par la bouche duquel la grâce céleste semblait parler. Quelles que fussent la perspicacité d’Épiphane et son habitude de lire au fond des cœurs, il accepta les engagemens de Ricimer comme des armes qu’on pourrait invoquer au besoin contre lui ; il jugeait d’ailleurs avec raison qu’en de telles crises la chose importante était de gagner du temps, afin de laisser aux événemens une chance pour de nouvelles combinaisons, et aux passions humaines le loisir de se calmer.
On entrait alors en carême, et, désireux de présider lui-même aux préparations de la fête de Pâques dans son église, l’évêque voulut accomplir son voyage aussi promptement que possible ; mais, quelque hâte qu’il mît, sa renommée le devançait toujours. Partout le peuple accourait pour le saluer ; les paysans se pressaient sur les routes, les gens des villes aux approches des stations ; nul ne doutait du succès de sa démarche. Une paix ainsi demandée paraissait une paix accordée. Aussi, quand la nouvelle de sa mission parvint au palais impérial, Anthémius s’était montré embarrassé et soucieux. « Je reconnais bien là Ricimer et ses ruses, s’était-il écrié ; tout est calcul chez lui jusqu’au choix de ses ambassadeurs. A-t-il blessé quelqu’un par ses offenses, il l’achève par des supplications qu’on ne peut repousser. Cependant qu’on introduise près de moi l’homme de Dieu lorsqu’il se présentera : s’il me demande des choses possibles, je l’exaucerai ; s’il m’en demande d’impossibles, je ferai en sorte qu’il m’excuse. » Puis, comme répondant à des doutes intérieurs, il avait ajouté : « Non, non, ce qu’on me proposera au nom de Ricimer, je ne pourrai pas l’accepter : je connais trop bien cet homme : il est insatiable dans ses désirs, sans raison ni justice dans ses conditions ; mais que le prêtre qu’il m’envoie soit néanmoins admis, sa présence me sera agréable. » À l’arrivée d’Épiphane, un détachement de la garde palatine alla l’attendre près des portes de la ville, et lui fit cortège à travers les rues. Rome entière était debout. On voulait toucher ses vêtemens, on l’arrêtait dans sa marche pour embrasser ses genoux ; on n’entendait de tous côtés que ce cri poussé vers le ciel : « Saint évêque, conseille, ordonne ! »
Introduit devant le prince, qui le reçut avec tous les honneurs dus aux envoyés publics, assis sur son trône, vêtu de la pourpre, et le diadème au front, il obtint la permission d’exposer son message. Il le fit dans un discours préparé dont son disciple Ennodius nous a conservé le sens, sinon les paroles, et ce discours est tel qu’on pouvait l’attendre d’un homme si prudent dans une négociation si délicate. Épiphane laisse discrètement de côté les griefs domestiques d’Anthémius, ces plaies de famille qu’on irrite en les touchant ; il n’excuse ni n’accuse Ricimer, et ne s’érige point en juge entre le beau-père et le gendre. Il n’est point seulement l’ambassadeur du patrice, il est celui de l’Italie ; il vient solliciter du prince l’oubli de ses ressentimens au nom du Dieu des miséricordes ; il vient demander au Romain la paix qu’un Barbare accepte.
« Prince vénérable, lui dit-il, il a été réglé dans les suprêmes desseins de l’ordonnateur céleste que celui à qui était confié le soin d’un si grand empire reconnût, comme nous l’enseigne la foi catholique, pour son maître et son modèle le Dieu d’amour et de merci, ce Dieu par qui la furie des guerres se brise contre les armes de la paix, qui foule aux pieds l’orgueil, qui fait prévaloir la concorde et la rend victorieuse du courage même. C’est ainsi que David, tenant sous sa main son ennemi désarmé, est devenu plus illustre par le pardon que par la vengeance. Ainsi encore les rois, à qui appartient le gouvernement du siècle, ont appris, par un art divin, à se laisser fléchir aux supplications. En effet, exercer l’autorité avec miséricorde, c’est l’élever au-dessus de la terre, c’est l’égaler presque à la domination du ciel.
« L’Italie, confiante en vos sentimens, ô prince, et le patrice Ricimer m’ont envoyé vers vous, moi si petit, vers vous si grand, pour vous prier au nom de ces saintes vérités, conjecturant sans doute qu’un Romain accorderait la paix, don précieux de Dieu, quand un Barbare la demande. Ce sera dans les annales de votre vie un triomphe signalé d’avoir vaincu sans verser le sang, et puis je ne sais quelle guerre est plus belle que la lutte de la bonté contre la colère, quel plus noble succès peut être ambitionné que celui d’amener, à force de bienfaits, la fierté d’un Goth intraitable à rougir d’elle-même. Croyez-moi bien, vous ferez sentir plus fortement à Ricimer sa propre défaite en cédant à la première demande d’un homme qui n’a jamais supplié.
« Songez encore, prince très auguste, aux incertitudes de la guerre. Quel qu’en soit l’événement, ce que chacun de vous deux aura perdu sera perdu pour votre empire, tandis que si Ricimer est votre ami, ce qu’il possède est à vous, vous en êtes les maîtres communs. Réfléchissez enfin qu’il s’est donné sur vous un grand avantage en offrant la paix. »
Après ces mots, l’évêque garda le silence. Le prince aussi se taisait comme embarrassé de sa réponse et de l’attention favorable dont les paroles d’Épiphane avaient été l’objet. Tirant bientôt de sa poitrine un profond soupir, il commença en ces termes :
« Mes sujets de plainte contre Ricimer ne sauraient s’expliquer, ô saint pontife. Il ne m’a servi de rien jusqu’ici de l’avoir comblé de bienfaits : mes bienfaits, je les ai poussés jusqu’à cet excès (j’en rougis pour l’empire et pour mon sang) de le recevoir dans ma famille, me sacrifiant à la république, sans m’inquiéter du blâme ou de la haine des miens. Lequel des césars, mes prédécesseurs, a jamais consenti à mettre sa propre fille au nombre des présens qu’il fallait payer à un Gète couvert de peaux pour assurer la tranquillité publique ? Mais nous ne savons pas épargner notre sang quand il s’agit de conserver celui des autres. Qu’on n’aille pas croire pourtant que ce sacrifice nous a été imposé par une crainte personnelle : dans notre préoccupation du salut de tous, nous n’avons pas encore appris à trembler pour nous ; toutefois nous croyons qu’un empereur ne mérite guère la gloire du courage, s’il ne sait pas trembler un peu pour les autres.
« Mais je veux mettre à nu devant vous, vénérable père, la perversité de celui dont vous me parlez : ses efforts ont été en sens inverse des miens ; plus je me suis montré son bienfaiteur, plus il s’est montré mon ennemi. Par combien de manœuvres et de guerres n’a-t-il pas cherché à troubler la république ! N’a-t-il pas soufflé chez les nations étrangères la haine de Rome et la furie de la destruction ? Ne les a-t-il pas aidées dans leurs entreprises ? Et quand il n’a pas pu nous nuire directement, il suggérait à d’autres le moyen de le faire. Et nous lui donnerions la paix ! Et sous le voile d’une menteuse amitié nous soutiendrions cet ennemi domestique que ni l’alliance jurée, ni les liens de la parenté n’ont pu contenir dans le devoir ! C’est avoir pris l’avance sur un adversaire que de connaître son âme, et le sentir votre ennemi, c’est déjà l’avoir vaincu, car la haine dévoilée perd l’aiguillon empoisonné qu’elle avait armé dans l’ombre. Mais si un personnage aussi respectable que vous, très saint pontife, se porte médiateur et caution, lui qui saura lire au fond de cette âme perverse les complots dont elle est capable saura également les réprimer quand ils apparaîtront à ses yeux ; alors je n’ose plus refuser une paix que vous-même aussi vous demandez.
« Pourtant s’il vous trompait, comme il a fait de tant d’autres ; si cette démarche n’était qu’une feinte pour profiter de votre bonne foi et la rendre complice de ses trahisons… Oh ! qu’il recommence la guerre avec ce crime de plus, il la recommencera blessé à mort ! En tout cas, je remets dans vos mains et ma personne et la république ; la grâce que j’avais résolu de refuser à Ricimer, même suppliant, même prosterné à mes pieds, je vous la donne. Je crois agir sagement en dirigeant, d’après l’avis d’un bon pilote, le navire incertain de sa route et battu par les tempêtes. Et d’ailleurs comment se refuser, à vos prières, quand on voudrait avoir prévenu jusqu’à vos moindres désirs ? » — « Grâces soient rendues au Dieu tout-puissant qui a fait descendre sa paix dans le cœur du prince, son vicaire sur la terre ! » s’écria le vénérable prêtre, les bras levés vers le ciel et l’âme tout émue. L’assistance était troublée comme lui.
Afin de rendre plus irrévocables les paroles qu’il venait de prononcer, Anthémius voulut les confirmer par serment ; puis l’évêque se retira. Aucune prière ne put le retenir plus longtemps à Rome ; il lui tardait d’aller reprendre dans son église, avec la direction de son troupeau, les austérités auxquelles il se soumettait d’habitude durant la semaine sainte. On n’était plus qu’à vingt jours de la solennité de Pâques, mais Épiphane fit une telle diligence qu’il rentrait dans sa ville le quatorzième à l’improviste, ayant laissé sur la route, fatigués ou malades, une partie de ceux qui l’avaient accompagné. Pavie célébra en même temps son retour et la conclusion de la paix. La bonne nouvelle passant rapidement de ville en ville, la Ligurie tout entière fut dans la joie, et le nom d’Épiphane se mêlait aux actions de grâces qui s’élevaient de toutes parts vers le ciel. Milan eût voulu féliciter son ambassadeur, et elle l’invita à venir dans ses murs recevoir les témoignages de la reconnaissance publique ; mais Épiphane ne revit ni Milan ni Ricimer. Quant au patrice, si l’on en croit l’auteur contemporain que nous suivons dans ce récit, il ne fut pas le moins étonné et du succès du saint évêque et de la promptitude de ce succès : il se flattait d’avoir rendu la paix impossible.
Forcé de mettre bas les armes, le patrice eut recours à ses manœuvres, ordinaires, si nettement qualifiées par Anthémius dans sa réponse à l’évêque de Pavie. Toute cette barbarie qui des Pyrénées aux Alpes noriques, maîtresse des montagnes et de leurs défilés, tenait l’Italie comme emprisonnée dans ses serres commença bientôt à remuer. Ce furent d’abord les compatriotes de Ricimer qui, renouvelant leurs courses eh Pannonie, ou les continuant en Espagne, semblèrent donner le signal d’un pillage universel. Euric, réconcilié avec l’empereur depuis un an, reprit la guerre sans raison ni prétexte, ravageant plus cruellement que jamais les provinces centrales de la Gaule. Il n’y eut pas jusqu’aux Franks qui, descendant de leurs cantonnemens de l’Escaut jusqu’à la Basse-Loire, ne vinssent attaquer l’empire ; ils tuèrent un comte romain nommé Paulus et enlevèrent Angers d’assaut. Comme pour mettre le comble au désordre, une tentative d’usurpation eut lieu en Italie de la part d’un Italien nommé Romanus : un souffle malfaisant amoncelait à plaisir toutes les tempêtes sur le trône d’Anthémius, qui put reconnaître encore une fois ce que valait la paix de Ricimer. Romanus, saisi et remis aux mains des décemvirs, fut puni du dernier supplice. Quant à la Gaule, abandonnée sans secours aux dévastations d’Euric, soupçonnant d’ailleurs ses principaux fonctionnaires de connivence avec le roi barbare, elle suppliait Anthémius de lui donner pour patrice et généralissime un noble Arverne en qui elle mettait sa confiance, Ecdicius, beau-frère d’Apollinaire et fils de l’empereur Avitus ; mais Anthémius, occupé de ses propres embarras et peu soucieux du reste, gardait le silence.
Dans cette extrémité la Gaule fit appel à sa propre énergie ; les nobles armèrent leurs cliens, les citadins se formèrent en milices ; on élut des chefs, et par des correspondances, par une police spontanée et volontaire, par des ligues formées entre les personnes et entre les villes, on se mit en mesure d’arrêter d’une part le progrès des Goths, de l’autre la trahison des fonctionnaires. Sidoine, enlevé de nouveau au repos de ses livres, se trouva l’un des chefs les plus ardens et les plus accrédités de ce mouvement patriotique, qui consistait à conserver la Gaule aux Romains en quelque sorte malgré Rome. Chargé d’enrôler pour la cause de la patrie tout ce qui restait encore de cœurs généreux, il écrivait à un de ses amis : « Accours à nous, toi et tous ceux qui te ressemblent ; venez au secours de la cité d’Auvergne, menacée dans sa liberté. Si la république est sans force, si nous n’avons plus de secours à attendre, si, comme il ne paraît que trop vrai, le prince Anthémius est réduit à l’impuissance, aidez-nous au moins de vos conseils. La noblesse arverne doit-elle s’expatrier ou se faire couper les cheveux, pour aller s’enterrer dans les cloîtres ? Vous nous aiderez à choisir entre ces deux partis, les seuls qui nous restent. »
L’Italie était perdue, si les Burgondes, qui tenaient pour la cause de l’empire, s’étaient déclarés contre lui, et ils l’eussent fait sans doute tôt ou tard à l’instigation de Ricimer ; mais heureusement pour Anthémius une guerre domestique vint à propos détourner ces barbares de la guerre étrangère. Il éclata entre leurs quatre rois, qu’on appelait vulgairement les tétrarques, une de ces divisions, si cruelles dans les familles royales des Barbares, qui ne s’apaisaient que par le meurtre des pères et l’extermination des enfans. On vit plus tard chez les Franks des exemples de cette haine de bêtes féroces entre proches parens ; on en voyait alors chez les Visigoths, qui passaient pour les plus civilisés des Germains, et dont le trône pourtant ne se transmettait plus que de fratricide à fratricide. La guerre de famille prit encore chez les Burgondes un plus haut degré d’atrocité ; les tétrarques s’assaillirent mutuellement, et leur lutte avec des vicissitudes diverses se prolongea pendant plus de dix ans, au milieu d’horreurs qui révoltaient les Barbares eux-mêmes. En 470, Chilpéric et Godomar, coalisés contre Gondebaud, le chassèrent de Lyon, sa résidence royale, et le forcèrent à se réfugier au-delà des Alpes avec quelques fidèles qui refusèrent de l’abandonner. Accompagné de sa petite troupe, Gondebaud se rendit près du patrice, dont il était le neveu, et aux côtés duquel nous le trouvons en 472. Les exilés burgondes grossirent le parti d’Anthémius de bras vigoureux et dévoués à sa personne.
Tandis que la paix rétablie par l’autorité personnelle d’Epiphane allait ainsi se minant elle-même, une révolution importante s’accomplissait à Constantinople. Cette révolution, par ses rapports d’analogie avec ce qui se passait alors en Occident, mit toute l’Italie en émoi, et parut ouvrir carrière d’un côté ou de l’autre à des événemens décisifs. L’influence très considérable de cette cause lointaine sur le dénoûment des affaires occidentales me met dans la nécessité de m’y arrêter quelques instans ; j’en exposerai l’origine, la marche, les accidens divers aussi clairement et en aussi peu de mots que je pourrai.
J’ai déjà parlé d’Aspar, cet Alain, premier patrice de la Romanie orientale, dont les conseils firent échouer en 469 l’expédition d’Afrique : son mauvais vouloir contre Léon ne se borna pas là. Fils d’un Ardabure déjà tout-puissant au temps de Théodose II, il avait reçu de son père le pouvoir qu’il exerçait, et il voulait le transmettre à ses enfans ; c’était comme une dynastie barbare placée à côté du trône électif de Constantinople, et destinée à le dominer. Au moment où Marcien mourut, Aspar, maître des troupes, les fit pencher pour la candidature de Léon, et celui-ci reconnut qu’il devait en grande partie à sa protection le trône impérial ; mais le protecteur ne prétendait point rendre un service gratuit, et Léon s’était engagé, sous la foi du serment, à nommer césar un des fils du patrice, si luimême devenait auguste. Quand il le fut, il s’effraya à bon droit de ce qu’il avait promis. Les trois fils d’Aspar, Ardabure, Patricius et Hermenaric, joignaient à leur qualité de barbares celle d’ariens, d’ariens passionnés, quoique médiocrement convaincus, et d’autant plus suspects, soit au peuple de Constantinople, soit au clergé catholique. Leur élévation au rang de césar devait rencontrer dans la métropole surtout une opposition qu’il serait dangereux de braver ; puis lequel choisir des trois ? Ardabure, l’aîné, avait la réputation d’un soldat courageux et d’un général habile ; mais il était cruel, plein d’un mépris hautain pour les croyances romaines et cynique dans son impiété. On raconte qu’un jour, dans un accès de gaieté féroce, il banda son arc contre le vénérable Stylite Siméon, et fit mine de tirer le saint sur sa colonne comme on tire un oiseau au vol. Un pareil sacrilège ne pouvait pas être césar, et Hermenaric, le troisième des frères, n’était encore qu’un enfant. Voilà les objections que faisait Léon, Quant à Patricius, ce choix présentait moins d’obstacles, soit qu’il eût quelques bonnes qualités, soit qu’il ne fût barbare qu’à moitié, ayant eu pour mère une Romaine, comme semble l’indiquer son nom latin. Léon, sans vouloir nier l’engagement qu’il avait pris, l’éludait sous mille prétextes, et promenait Aspar de délai en délai, balancé entre le remords de sa conscience et sa répugnance légitime à une action qu’il jugeait mauvaise pour la religion et pour lui-même. Aspar, se croyant joué, sommait avec hauteur le prince de payer une dette sacrée, et l’on dit qu’un jour, saisissant le manteau impérial que portait Léon, il s’écria : « Il n’est pas vraisemblable que celui qui revêt cet habit veuille manquer à sa parole ! — Non, répartit vivement Léon, mais il ne l’est pas davantage qu’il se laisse forcer et traiter comme un valet ! »
Au fond, la conscience de l’empereur devait l’emporter sur la politique, car il se croyait obligé, quelles qu’en pussent être les conséquences, à l’acte qui lui répugnait tant. Il essaya de faire reculer Aspar en exigeant pour suprême condition que Patricius, dont il ferait choix comme césar, abjurerait l’arianisme. S’il supposait que des ariens en apparence si zélés refuseraient une pareille condition, il se trompait, elle fut acceptée. Poussé alors dans ses derniers retranchemens, Léon parla de fiancer Patricius à sa seconde fille, Léoncie, qui était encore un enfant : c’était un nouveau retard qu’il gagnait malgré ses scrupules ; mais en attendant les fiançailles de Léoncie, il maria sa première fille, Ariadne, qui n’était point née dans la pourpre, comme disaient les Grecs, parce qu’il l’avait eue avant son principat, il la maria, disons-nous, à un Isaurien très considérable dans son pays et qui disposait à son gré de ce petit peuple turbulent, belliqueux, le seul des peuples d’Orient qu’on pût opposer aux fédérés barbares. Il fut évident pour tout le monde, pour Aspar surtout, que Léon prenait ses précautions contre son ancien protecteur, et une lutte sourde, mais persévérante, semblable à celle qui divisait l’Occident entre Ricimer et Anthémius, s’établit entre l’empereur et le grand patrice d’Orient. On eût cru voir sous des noms différens la même tragédie se jouer en même temps des deux côtés de la Méditerranée.
Patricius fut enfin proclamé césar et fiancé à la jeune Léoncie ; mais on blâma Léon, et en quelques lieux le mécontentement public alla jusqu’à l’émeute. C’était une grande humiliation pour cette famille altière. Elle s’en prit à Léon des répugnances du peuple, et le patrice, levant le masque, se mit à conspirer presque ouvertement. On découvrit qu’il tentait sous main la fidélité des isauriens, l’appui le plus sûr de l’empereur, et qu’il s’était vanté de renverser Léon tout aussi facilement qu’il l’avait élevé : ses fils et leurs créatures dévouées semblaient même préparer en secret quelque coup décisif. Ces bruits arrivèrent de toutes parts à l’empereur, que l’on commençait à plaindre, et on les accompagna d’avertissemens, de conseils, de prophéties, qui toutes avaient pour but de le pousser lui-même à un acte de vigueur. Les exhortations de ce genre, assez mal déguisées sous des formes mystiques, retentissaient jusque dans les églises et dans les cloîtres. « J’ai eu une vision, disait un solitaire alors très renommé, Marcel, abbé des Ascœmètes ; je prenais un peu de repos après la prière de la nuit, quand la vision se dressa devant moi. J’aperçus un lion et un dragon qui se battaient ensemble, et comme le dragon était d’une grandeur prodigieuse, il tourmentait le lion, l’enlaçant de sa queue et cherchant à l’étouffer. Le lion le fouettait de la sienne, en poussant des rugissemens d’angoisse ; mais ses efforts étaient vains, parce qu’ils ne portait aucun coup contre le dragon. Je le vis enfin perdre ses forces avec son sang, s’abattre et rester couché par terre sans mouvement ; puis tout à coup il se relève, il se dégage des plis du monstre, il le terrasse, l’étrangle, et le laisse inanimé le ventre contre terre. » La vision du solitaire était bien transparente, et personne n’eut besoin de lui en demander l’explication, car le nom même de l’empereur signifiait lion, et celui d’Aspar avait une grande analogie avec le mot grec qui désignait un serpent venimeux.
Un dénoûment ne pouvait tarder, de quelque côté qu’il vînt : Aspar se laissa prévenir. Un jour qu’il entra dans le palais, seul et sans les précautions ordinaires, parce qu’il n’apercevait aucun signe menaçant, les eunuques s’approchèrent de lui comme pour lui faire cortège, et, découvrant tout à coup des armes cachées sous leurs longues robes, ils l’assaillirent, le percèrent d’outre en outre et le laissèrent pour mort sur la place. Pendant ce temps-là, Ardabure et Patricius étaient saisis par des soldats dans le lieu où ils se trouvaient ; Ardabure, ayant résisté, fut mis en pièces ; Patricius reçut de nombreuses blessures, dont il ne mourut point, et Léon se contenta de le bannir après avoir rompu ses fiançailles avec Léoncie, qui n’était point encore sa femme. Un grand trouble suivit ces exécutions. Nombre de Barbares et d’officiers romains du parti d’Aspar se présentèrent en armes devant le palais ; il y eut même un comte Goth nommé Ostro ou Ostroui, qui, avec quelques autres Goths, força l’entrée et pénétra jusque dans l’intérieur des appartemens, où ils déchargèrent leurs flèches. Contraints de faire retraite après un grand carnage, puis chassés de la ville, ils allèrent exciter la révolte parmi les Barbares riverains du Danube. Telle fut la nouvelle qui arriva de Grèce à Rome dans les derniers mois de l’année 471 ; elle y causa presque autant d’émotion que l’événement lui-même en avait pu produire à Constantinople. Léon voulut l’annoncer à son collègue par une lettre de sa main, comme on annonce un triomphe : « Je me suis défait de ces deux hommes, lui dit-il sans ambages, afin que personne ne prétende élever sa domination en face de la mienne. » À cette leçon facile à comprendre, il joignit une sorte de proposition d’alliance, en offrant à Anthémius, pour le fils aîné qu’il avait laissé à Constantinople, la jeune Léoncie, dégagée de ses liens de fiançailles : ligue singulière entre deux empereurs qui se passaient mutuellement le poignard pour dégager les approches du trône contre les entreprises de patrices étrangers. La barbarie la plus redoutable n’était plus à la frontière, elle était au sein de l’empire, à la tête des troupes romaines, à côté des césars.
La leçon, puisque c’en était une, ne fut pas perdue pour Ricimer, qui, peu désireux de jouer jusqu’au bout le rôle d’Aspar, se hâta de devancer Anthémius. Son premier soin fut de se réconcilier avec Genséric, lui promettant de préparer la voie au trône impérial pour son protégé Olybrius, si Olybrius était homme à saisir l’occasion qui allait se présenter en Occident. Le rapprochement de ces deux ennemis, qu’on croyait irréconciliables, s’accomplit sans bruit, à l’insu de Léon comme à l’insu d’Anthémius, et le monde romain en eut le premier indice par l’apparition d’Olybrius dans la Haute-Italie au commencement de l’année 472. Depuis près de dix ans que le descendant des Anices avait épousé Placidie, il vivait avec elle à Constantinople paisiblement et obscurément, et semblait avoir mis de côté pour jamais ses rêves ambitieux, quand les excitations réunies de Genséric et de Ricimer réveillèrent dans son cœur un feu mal éteint. Sollicité par ce dernier de se rendre sans éclat et sans retard en Italie, il prit ses mesures pour que Léon, qui ne se doutait de rien, n’empêchât point et même en quelque sorte parût approuver son départ pour l’Occident ; mais, dès son débarquement sur les côtes de l’Adriatique, Olybrius courut rejoindre le patrice, qui l’accueillit comme un candidat à l’empire, le présenta à ses troupes, et le fit enfin proclamer auguste dans les derniers jours de mars. La guerre était déclarée. Anthémius réunit autour de lui tout ce qu’il avait de troupes fidèles dans l’armée d’Italie ; elles étaient peu nombreuses, et sa principale force consista dans la petite armée que le maître des milices des Gaules (c’était un Goth nommé Bilimer) amena d’Arles sur sa demande, au risque de livrer à un coup de main d’Euric la métropole des provinces transalpines. Anthémius chargea ce Barbare de la garde de Rome et de sa propre défense.
Ricimer se mit en marche, traînant derrière lui l’indigne césar qu’il avait fait de moitié avec Genséric. Ni la Ligurie, ni la Toscane, n’essayèrent de l’arrêter. On eût dit qu’à la vue d’une guerre en laquelle se résumaient toutes les fureurs publiques et privées, les populations italiennes, glacées d’effroi, laissaient passer librement, comme l’instrument de la fatalité, ce gendre qui allait tuer son beau-père, ce patrice assassin de tant d’empereurs. Dans l’intérieur de Rome, la plupart des habitans restaient fidèles à Anthémius ; mais les fauteurs de Ricimer imposaient par leur ton hardi et menaçant, et la ville semblait être divisée en deux camps. Ricimer vint prendre position près du Ponte-Mole, et entoura la ville d’une ligne de blocus. Pendant deux mois, toute entreprise de vive force fut vigoureusement repoussée ; mais les subsistances étant interceptées, la famine se fit sentir, et à sa suite le découragement et les maladies. Bilimer voulut tenter une action décisive, il offrit la bataille au-delà du pont d’Adrien, près du tombeau qui renfermait les cendres de cet empereur. Après, une lutte acharnée, il fut battu et tué, son armée fut mise en déroute. Ricimer, poursuivant les fuyards l’épée dans les reins, pénétra dans la ville, et s’empara de deux quartiers où ses troupes se fortifièrent.
Ce fut dès-lors une guerre de quartier à quartier, de rue à rue, de maison à maison. Le pavé était encombré de cadavres qui pourrissaient sur les places, et dont l’air était infecté. Du haut du mont Palatin, Anthémius pouvait suivre chaque jour les progrès de son ennemi et l’affaiblissement de ses défenseurs. Quand il jugea sa cause perdue sans ressource, il résolut d’évacuer la ville en faisant une trouée dans la ligne de siège, probablement par la route d’Ostie, avec l’espoir d’atteindre cette ville, et de se réfugier sur la flotte ; mais Ricimer se tenait sur ses gardes, Anthémius fut tué pendant cette retraite. Sa mort arriva le 11 juillet. Quelques mots d’un chroniqueur donneraient à penser que Ricimer le frappa de sa propre main, et plus d’un historien l’a répété depuis ; le fait n’est pas vraisemblable : Ricimer se contentait de désigner ses victimes ; les exécuteurs dévoués ne lui manquaient pas. Rome fut mise au pillage, et le patrice n’épargna que ceux qui dès le commencement s’étaient déclarés de son parti. C’était le troisième saccagement que la ville éternelle éprouvait depuis soixante ans ; mais ce dernier lui venait d’un général romain et d’une des armées de l’empire.
Olybrius s’installa dans le palais désert et dévasté. Le sénat tremblant vint le reconnaître à cette même place où quatre années auparavant il complimentait Anthémius sur son deuxième consulat, et le beau-père et le gendre sur leur concorde. Il paraît que durant les derniers jours du siège, les sénateurs, afin d’épargner à la cité romaine une ruine complète, suggérèrent au malheureux empereur la résolution de partir, et l’y décidèrent peut-être malgré lui. Cette conduite prudente dans des circonstances si désespérées donna lieu, en Orient, à des interprétations malveillantes : les Byzantins crurent y voir une trahison du sénat de Rome contre un prince qui lui venait de Constantinople, et au bout de plusieurs années Zenon, successeur de Léon, s’en plaignait encore avec amertume. Ricimer ne profita pas longtemps de sa victoire. Quarante jours après son beau-père, il mourut lui-même, en proie à des souffrances cruelles que les historiens du temps, habituellement peu retenus dans leurs conjectures, n’attribuent pourtant pas au poison. Ce ne fut pas la main des hommes, mais celle de Dieu qui frappa ce monstre souillé de sang, dans la joie du plus odieux de ses forfaits. Le 23 octobre de cette même année, soixante-cinq jours après la mort de Ricimer, trois mois et douze jours après celle d’Anthémius, arriva le tour du nouveau césar, qui, dit-on, mourut à Rome de mort naturelle. La même destinée avait fait disparaître presque à la fois tous les acteurs de ce lugubre drame, les vainqueurs après le vaincu, les bourreaux après la victime.
Il en resta cependant un, le plus obscur et le dernier venu, ce roi Gondebaud, neveu de Ricimer, que celui-ci, à ce qu’il semble, avait pris pour lieutenant dans la dernière guerre. Après la mort du patrice, et par reconnaissance pour sa mémoire, Olybrius avait transféré son titre à Gondebaud, avec le commandement général des armées romaines. Ainsi, quand Olybrius lui-même alla rejoindre ses aïeux dans les tombeaux des Anices, l’empire d’Occident, sa capitale, son sénat, ses armées restèrent entre les mains d’un petit roi burgonde chassé de ses états, et qui ne possédait d’autre titre au gouvernement des Romains que d’avoir été le neveu de leur tyran.
AMEDEE THIERRY.