Derniers Temps de l’Empire d’Occident/01
Après un interrègne de près de deux ans, pendant lequel l’empire d’Occident sembla vouloir s’abîmer, Rome apprit enfin qu’elle avait un empereur. Le Suève Ricimer, qui, sous le nom de patrice, gouvernait ou pour mieux dire opprimait l’Italie, venait de faire sa paix avec l’empereur d’Orient, Léon. Anthémius fut le produit de leur réconciliation. Parti de Constantinople avec une suite brillante et une petite armée, cadeau fait à l’Occident par l’Orient, il débarqua le 12 avril de l’année 467 dans le port de Ravenne, où Ricimer l’attendait. L’armée d’Italie, réunie par les soins du patrice, le proclama empereur à son débarquement. Anthémius arrivait avec le titre et le manteau de césar que Léon lui avait conférés à son départ comme une recommandation au choix des Occidentaux et un signe de l’unanimité rétablie entre les deux moitiés du monde romain, la collation du titre d’auguste et l’investiture du manteau impérial du premier degré étant réservées au peuple et au sénat de Rome, d’un commun accord entre Ricimer et Léon. Ce retour ta l’imité de l’empire, à la paix intérieure, au gouvernement régulier, après tant de bouleversemens et de princes successivement assassinés, semblait avoir donné aux Italiens une seconde vie, et des transports de joie éclataient de toutes parts. Le mariage prochain de Ricimer avec la fille d’Anthémius, mariage désiré par les Romains dans un intérêt politique, demandé par Léon, consenti par Anthémius, non pourtant sans beaucoup d’hésitations, promettait aux idées de concorde et aux espérances de paix domestique un gage que l’on croyait assuré.
Différentes causes, et en premier ordre une sorte de peste qui sévissait avec assez de rigueur sur le centre et le midi de l’Italie, arrêtèrent dans les murs de Ravenne Anthémius et la jeune fiancée de Ricimer plus longtemps sans doute que celui-ci n’aurait souhaité, plus longtemps surtout que ne voulaient les habitans de Rome, impatiens de placer sur les épaules de leur césar le manteau d’auguste, et sur la tête de sa fille le flammeum des nouvelles mariées. L’empereur grec (c’est ainsi que beaucoup d’Occidentaux prirent l’habitude de le désigner, les uns par une simple constatation de son origine orientale, les autres dans une pensée d’hostilité ou de critique et comme pour faire de cette qualification un titre à la défaveur de l’Occident), l’empereur grec mit à profit ce loisir forcé en étudiant un peu son empire. Il se fit rendre compte des principales affaires dont il aurait à s’occuper dès son début. Parmi les requêtes soumises à sa décision, il s’en trouva une de la grande cité gauloise des Arvernes, qui demandait l’autorisation d’envoyer un député à l’empereur pour l’entretenir d’une affaire municipale grave et embrouillée, à ce qu’il paraît, laquelle, déjà jugée en Gaule, était portée en appel dans la métropole de l’empire, probablement devant le conseil privé du prince. L’envoi des députations, ou, comme disait la loi romaine, des légations adressées au gouvernement par les provinces ou par les villes, devait être préalablement autorisé, soit afin d’épargner le temps de l’empereur, soit afin de ménager l’argent des villes ou celui du trésor impérial, car ces légations, transportées par les chevaux et les voitures de la course publique et hébergées tout le long de la route aux frais de l’état, ne laissaient pas d’être une charge sur laquelle une administration économe faisait bien d’avoir les yeux. L’Auvergne désignait comme son représentant dans cette mission Sidoine Apollinaire, Lyonnais d’origine et de domicile, mais que son mariage avec une fille de l’empereur Avitus avait comme naturalisé Arverne, et dont ses nouveaux compatriotes ne manquaient point d’invoquer le patronage chaque fois qu’un intérêt de quelque importance était en jeu. Tout homme tant soit peu lettré, en Orient comme en Occident, connaissait au moins de nom le poète gaulois, en qui se résumait à cette époque la gloire des lettres latines, et Anthémius crut être agréable à la Gaule en honorant d’une distinction particulière le plus célèbre de ses enfans. Non-seulement la requête des Arvernes fut approuvée, mais un rescrit particulier invita le poète à se rendre en droite ligne à Ravenne, sans attendre le départ de l’empereur pour la ville de Rome.
Caïus Sollius Apollinaris Sidonius était alors dans tout l’éclat d’une gloire littéraire mêlée à tous les événemens politiques de son temps, et que rehaussait encore l’illustration de la naissance et des dignités. Né à Lyon dans les rangs d’une noblesse que l’on estimait la première des Gaules, fils et petit-fils de préfets du prétoire et de maîtres des milices, Sidoine avait reçu l’éducation des jeunes Romains de sa classe. Il avait étudié les lettres, plaidé au barreau, porté les armes, parcouru la carrière des emplois civils; mais une vocation naturelle le ramena toujours à la poésie, qui, tout en satisfaisant le noble penchant de son âme, devint le marchepied de sa fortune. Sa réputation d’homme d’esprit, de correspondant épistolaire élégant et fin, de versificateur habile, était déjà bien établie en Gaule, lorsque Avitus, le personnage le plus important de l’Auvergne, ou pour mieux dire de toute l’Aquitaine, lui accorda la main de Papianilla, sa fille. Bientôt l’élévation inespérée du beau-père, devenu empereur après le meurtre de Maxime, conduisit le gendre, du petit théâtre où sa gloire littéraire était bornée, sur la grande scène du forum romain. Il y prononça le panégyrique d’Avitus aux applaudissemens du peuple et du sénat, charmés de ses vers, et Rome lui décerna l’insigne honneur d’une statue de bronze dans la bibliothèque Ulpienne, à côté de Claudien, qu’il n’égalait assurément point malgré ses saillies spirituelles et son ingénieuse facilité. Il fut dès-lors le panégyriste obligé des empereurs; ce fut un droit que sembla réclamer la puissance, et que Sidoine ne sut jamais refuser. En 458, non-seulement il chanta le vainqueur et le successeur d’Avitus, Majorien, qui du moins était grand par le mérite et par la clémence; il poussa l’oubli de lui-même jusqu’à louer Ricimer, dont l’ingratitude et les noires trahisons avaient précipité la ruine de sa famille. On le blâma, mais beaucoup pardonnèrent au besoin qu’avait le poète de la faveur des puissans, à l’entraînement de sa vanité, à la légèreté innée de son caractère. Au fond, Sidoine était un homme droit, ami sincère de son pays, amoureux de la civilisation romaine, dont il était un des ornemens, et par instinct opposé aux Barbares, qui lui apparaissaient comme un épouvantail pour la civilisation, pour les lettres, pour l’orthodoxie chrétienne; cependant son jour de force et de courage n’était pas venu : Sidoine Apollinaire ne devait arriver au vrai patriotisme que par la religion. La réception du « sacré mandement[1] » (expression officielle pour désigner la dépêche impériale) ne causa pas plus de joie à Sidoine que d’orgueil à la ville de Lyon, sa patrie; chacun voulut le voir, l’embrasser, lui souhaiter un bon voyage et un heureux retour. Sur la route, ce fut la même chose. Ses amis, ses proches, l’attendaient à chaque relais de la course publique, se disputant la faveur de l’héberger et ne le laissant partir qu’à grand’peine. Cet empressement lui fit perdre un temps précieux, qu’il dut regretter plus tard. « J’allais bien lentement, dit-il dans la lettre où il fait le récit de ce voyage, non pas que les chevaux fussent rares, mais les amis étaient trop nombreux[2]. » dans les Alpes, autres embarras, autres délais; les routes se trouvèrent encombrées par une neige si épaisse qu’il fallut y creuser des tranchées. Enfin il gagna les plaines de la Ligurie, puis Pavie, où finissait la voie de terre et commençait la voie fluviale. Un de ces bateaux, à la fois solides et légers, affectés aux transports publics et qu’on appelait cursoriœ le prit à son bord, et les eaux du Tessin le versèrent rapidement dans celles du Pô.
Le Gaulois traversait alors pour la première fois les plaines et les fleuves de l’Italie septentrionale; tout était nouveauté, tout était enchantement pour lui. « L’Éridan m’entraînait, écrivait-il quelques mois plus tard à un de ses amis de Lyon, Héronius, son confident poétique et poète lui-même, et tout en voguant je contemplais ces sœurs de Phaéton aux larmes d’ambre que nous avions chantées si souvent la coupe en main; mais en les voyant je ne pus m’empêcher de rire de nos folies. Je coupai à leur embouchure le Lambro bourbeux, l’Adda azuré, l’Adige indomptable et le Mincio paresseux, fleuves dont les uns descendent des monts liguriens, les autres des collines euganéennes. Mon œil tâchait de sonder au passage leurs gouffres profonds et de les suivre au loin sous les forêts de chênes et d’érables qui bordent leurs lits. De toutes parts s’élevait un doux concert d’oiseaux de rivière cachés sous des abris de roseaux, et dont les innombrables nids, suspendus à la pointe des joncs, se balançaient au moindre souffle connue des édifices aériens[3]. Nous arrivâmes bientôt à Crémone, cette fatale voisine de Mantoue, dont Tityre déplorait la proximité. A Brixillum, nous devions changer de bateau; nos rameurs venètes nous quittèrent pour faire place aux mariniers de la province émilienne. Nous ne fîmes qu’entrer et sortir, car Ravenne nous appelait, Ravenne, où nous nous dirigeâmes en droite ligne de toute la vitesse de nos rames. » Sidoine n’y trouva plus l’empereur, parti pour Rome plus tôt que lui-même n’avait pensé, soit que les ravages de la maladie se fussent ralentis dans le Latium, soit que les autres obstacles qui semblaient devoir le retenir longtemps eussent soudainement cessé. Avant de se remettre en route pour la ville de Romulus, le poète gaulois eut tout le loisir de visiter en détail celle d’Honorius et de Valentinien III.
Cette honteuse capitale des derniers césars, qui n’avaient rien trouvé de mieux pour protéger l’établissement d’Auguste que les lagunes de l’Adriatique et les bourbiers du Pô, Ravenne, ne lui causa que du dégoût. Son air malsain, les cloaques de ses canaux, d’où s’exhalait au mouvement des rames et sous la perche des mariniers une odeur empestée, ses maisons mal assurées sur un sol toujours détrempé, son manque absolu d’eau potable, tout cela lui déplut moins encore que les mœurs de ses habitans, cupides et dissolus, l’amollissement de ses soldats, la licence de son clergé. Cette aversion pour Ravenne ne le quitta plus, et il se venge du séjour qu’il y fit malgré lui par des épigrammes qu’il rend le plus acérées possible. Un Ravennate, originaire de Césennes, nommé Candidianus, lui ayant écrit, à quelque temps de là, qu’il le félicitait d’être à Rome, où du moins il pouvait voir le soleil, spectacle curieux pour un Lyonnais, Sidoine, prenant fait et cause pour sa chère ville de Lyon, n’épargne dans sa réponse ni le mauvais plaisant, ni Césennes, ni surtout Ravenne, dont il fait le tableau le moins flatté. En flagellant son ami Candidianus, il châtiait du même coup la prétention surannée des Italiens, qui ne voulaient voir au-delà des Alpes qu’une terre sauvage et des Barbares. « Tes félicitations, mon cher Candidianus, lui écrit-il, sont bien saupoudrées de sarcasmes. Tu te réjouis de ce que, devenu client de ton pays, j’aperçois enfin le soleil, que nous connaissons à peine, nous autres buveurs des eaux de la Saône, et là-dessus tu me reproches les brouillards où nous vivons, pauvres Lyonnais, et notre jour, dont les vapeurs matinales se dissipent à peine en plein midi. Tu m’oses dire cela, toi Césennate, dont la patrie est un four plutôt qu’une ville. Tu nous as montré du reste quel cas tu fais de ses plaisirs en t’allant réfugier à Ravenne, entre ces nuées de moucherons qui vous percent les oreilles et les grenouilles vos concitoyennes, troupe bavarde et insolente qui mêle si agréablement la danse à ses coassemens. Quelle ville ou plutôt quel marais que ton domicile ! Toutes les lois de la nature y sont perverties. Des murs flottans et des eaux immobiles, des tours qui marchent et des navires à sec, des thermes à la glace et des maisons où l’on brûle, voilà Ravenne. Les vivans y meurent de soif, et les morts y nagent dans leurs fosses. Parlerai-je de ce qui s’y passe? Les voleurs veillent et les magistrats dorment: les clercs font l’usure comme des Syriens, et les Syriens psalmodient comme des clercs; enfin les eunuques y portent les armes, et les Barbares fédérés la plume. La ville où tu as transporté tes lares domestiques a pu trouver un territoire plus facilement qu’un peu de terre. Montre-toi donc plus clément envers ces innocens Transalpins, qui se contentent de jouir des bienfaits de leur ciel et ne cherchent pas à s’en glorifier pour ravaler les autres. Adieu. »
Il en sortit le plus tôt qu’il put pour prendre, à travers les montagnes des Apennins, la route qui conduisait à Rome. La vue du Rubicon lui rappela son pays, il se souvint que ce petit fleuve avait été la limite d’un grand état fondé en Italie par les Gaulois, qui partagèrent pendant plusieurs siècles avec les races italiennes la domination des villes de l’Adriatique. Arrivé sur le revers occidental de cette longue chaîne, il se trouva gravement incommodé par l’air des marais de la Toscane, qu’il qualifie de pestilentiel, et l’alternative de la chaleur du jour et des froids du soir et du matin lui donna la fièvre. « La fièvre s’acharne sur moi, et ne me laisse pas de relâche, écrivait-il à Héronius; une soif ardente me ravage jusque dans les retraites les plus intimes du cœur, jusque dans la moelle de mes os qui bouillonne. J’épuiserais, si j’en croyais mon désir, et le lac Fucin, et le Clitumne, et l’Anio, et le Nar, et le Tibre, et tous les cours d’eau que je traverse, » Quand il atteignit Rome, il était exténué et prêt, dit-il, à rendre l’âme. N’ayant point le courage d’aller chercher un logement dans l’intérieur de la ville et sentant le besoin de se reposer, il s’arrêta hors des portes, dans le faubourg qui touchait au mont Vatican. Sidoine était sincèrement chrétien, en même temps qu’il était avide d’émotions poétiques, et dès que sa faiblesse le lui permit, il courut au tombeau des apôtres saint Pierre et saint Paul, lequel était situé, comme on sait, au pied de la montagne, et y pria prosterné dans une sorte d’extase. Il nous raconte lui-même que, pendant sa prière, il sentit une force vivifiante pénétrer de proche en proche dans tous ses membres, et qu’il se releva guéri. Cette petite scène nous peint au juste le poète gaulois, souvent léger et sceptique dans la vie du monde, mais accessible comme chrétien aux sentimens les plus profonds et à toute la puissance de l’exaltation religieuse.
Sidoine comptait à Rome plus d’un ami; il avait connu, lors de son premier voyage, sous le règne de l’empereur Avitus, plus d’un haut personnage qui lui aurait ouvert son palais de marbre et se serait fait un honneur de l’avoir pour hôte; mais il n’en vit aucun. Il loua dans une auberge modeste un logement où il acheva sa convalescence. Rome semblait sens dessus dessous ; toutes les affaires étaient suspendues, les administrations vaquaient, et le palais impérial était inabordable : l’empereur Anthémius mariait sa fille au patrice Ricimer, et les fêtes avaient déjà commencé. Le Transalpin, comme il nous le dit lui-même, jugea à propos de se cacher jusqu’à ce que toute cette agitation fût passée, partageant le temps des réjouissances entre un repos dont sa santé avait besoin et une correspondance qui nous est restée en partie.
Ricimer, qui, depuis onze ans, tenait l’Italie et Rome sous sa main, était né chez les Suèves d’Espagne, dans une des familles privilégiées où ce peuple puisait ses rois; il avait eu pour mère une fille du roi visigoth Vallia, qui fixa en 418 les bandes d’Alaric dans l’Aquitaine, et sa sœur, mariée jadis à un chef burgonde, était mère de Gondebaud, le plus intelligent et le plus puissant des quatre rois de cette nation qu’on appelait en Gaule les tétrarques. Ricimer figurait donc au premier rang de cette aristocratie barbare qui avait fait invasion dans la société romaine, que la politique et les mœurs étaient forcées de reconnaître, et que la poésie latine elle-même ne rougissait pas de célébrer à l’égal du vieux patriciat étrusque ou sabin. En effet, ces mercenaires, suèves, goths, huns, alains, vandales, qui venaient mettre leur sang au service de Rome, apportaient avec lui sous les aigles toutes les prétentions vaniteuses qu’ils avaient pu nourrir dans leurs forêts, sous leurs tentes de peaux. Lorsqu’ils étaient rois, fils de rois, chefs de haut parage dans leur pays, ils imposaient leur importance au gouvernement romain pour la collation des grades ou des commandemens, et à mesure que l’élément barbare prit une place plus large dans la composition des armées de l’empire, Rome dut compter davantage avec ces généalogies étrangères.
Il finit même par exister au sein de la société romaine deux noblesses d’origine en quelque sorte opposée, mais marchant presque de pair dans la considération publique, — l’une romaine, en possession des hautes charges administratives, et entrant rarement dans l’armée : c’était la noblesse civile, celle de la paix; — l’autre barbare, en possession des hauts emplois militaires et se glissant par eux dans le sénat : c’était la noblesse de la guerre. Si les noms patriciens, ceux des Sulpicius, des Anicius et des Gracques, résonnaient bien aux oreilles du peuple de Rome et conduisaient rapidement ceux qui les portaient aux charges de cour et aux préfectures du prétoire et de la ville, l’armée, à qui ils n’étaient guère connus et qui voyait habituellement des Barbares à sa tête, n’imaginait pas de descendance plus illustre pour un général que celle d’Alaric ou d’Attila. La décadence des mœurs romaines par l’immixtion des Barbares en était venue à ce point qu’un Romain de naissance, pour être estimé du soldat, devait prendre des allures barbares. On semblait plus militaire sous une peau de mouton que sous une cuirasse romaine, et il fallut qu’une loi d’Honorius prohibât sous les peines d’amende et de bannissement la honteuse usurpation du vêtement des Goths par des Romains dans les murs de Rome. En Orient, c’étaient les Barbares d’Asie qui donnaient le ton, et les jeunes élégans de Constantinople adoptèrent le costume des Huns, leurs cheveux rasés, leur lourde chaussure, qui gênait la marche et faisait chanceler d’un pied sur l’autre, leur tunique flottante et à larges manches. Déjà à une époque où l’empire était moins humilié, on avait vu Aétius aller chercher dans une alliance barbare appui et protection pour sa fortune : il avait demandé et obtenu en mariage une Visigothe de sang royal, fière Germaine dont l’histoire et la poésie nous parlent, qui était sorcière comme Véléda, ambitieuse et cruelle comme Agrippine, et rivalisait de hauteur avec les plus nobles matrones romaines. Ce fut dans cette sorte de caste que Ricimer se trouva naturellement placé à son début dans les armées de l’empire.
Il apprit la guerre sous ce même Aétius, à la grande école des généraux de l’Occident, où il eut pour compagnons Égidius, Marcellinus et Majorien. Ricimer s’y fit remarquer par son intelligence et son audace, mais aussi par son caractère ombrageux, dissimulé, féroce même, incapable de souffrir ni supérieurs ni égaux. Lorsqu’à la chute du maître, assassiné par la main de Valentinien, les élèves se dispersèrent, les uns rejetant le service d’un prince si aveugle et si lâche, les autres se rendant indépendans dans leurs provinces, comme Égidius au nord des Gaules et Marcellinus en Dalmatie, le Suève Ricimer, à qui l’honneur romain n’était pas si précieux, continua de servir l’empereur, qui paya bien sa fidélité. Du parti de Valentinien il passa sans hésitation dans celui de Maxime, meurtrier de Valentinien; puis il embrassa la cause de l’empereur gaulois Avitus, envoyé en Italie par les Visigoths. A chaque nouveau règne correspondait pour lui une nouvelle faveur, et on le vit en peu d’années comte, généralissime et patrice. Quelques faits d’armes brillans en Sicile et en Corse contre les pirates vandales semblèrent justifier, sinon expliquer l’engouement dont il était l’objet de la part des princes, et au milieu des divisions de parti qui écartaient les généraux romains, ce Barbare parut un homme nécessaire. Il commandait les troupes d’Italie lorsque Avitus, accumulant fautes sur fautes, s’aliéna l’esprit du sénat et du peuple de Rome. Habile à saisir l’occasion, le patrice fit révolter son armée, attaqua dans Plaisance ce vieillard, peu fait pour les orages d’un pareil trône, le força d’abdiquer le principat, et mit à sa place Majorien. Alors se révéla le plan de domination qu’avait médité Ricimer, et dans lequel il persévéra avec une épouvantable constance. Ne pouvant, en sa qualité de Barbare, aspirer au pouvoir impérial, il rêva le gouvernement de l’empire par l’asservissement de l’empereur, et lorsqu’il fit à son ancien compagnon d’armes Majorien le don inattendu de la pourpre, il comptait bien que celui-ci ne la porterait que sous son bon plaisir. Le grand cœur de Majorien se refusa à ce vil marché ; il voulut régner, il régna, il se rendit populaire, et Ricimer le fit tuer.
Ce meurtre fut suivi d’un interrègne de trois mois pendant lesquels le Suève gouverna seul, se trouva seul en face du sénat comme puissance rivale et armée ; puis il alla prendre on ne sait où, pour le proclamer empereur, un Lucanien nommé Sévère, dont la bassesse d’esprit et de condition semblait garantir la docilité. Pourtant Ricimer se lassa de sa créature, et après un règne insignifiant de moins de quatre années, le poison fit pour Sévère ce que l’épée avait fait pour Majorien. L’interrègne recommença, et ce qui rendait la situation plus critique, c’est que le lien d’unité était rompu entre l’Occident et l’Orient, Ricimer ayant disposé du trône occidental sans l’agrément de Léon, n’ayant manifesté depuis aucun souci de se rapprocher, et gardant au contraire vis-à-vis du gouvernement de Constantinople une attitude d’arrogance et de défi : le Barbare voulait isoler l’Italie pour la maîtriser plus facilement.
Ce berceau du monde romain présenta dès-lors un spectacle étrange et terrible. Un Suève, chef suprême des troupes de l’empire, composées par ses soins et dans son intérêt de Burgondes, de Goths, de Suèves surtout, tenait sous sa main Rome et le sénat, sans leur donner un prince et sans oser l’être. Cette armée romaine, c’était la sienne, ou plutôt c’était son peuple[4]. Il l’avait cantonnée autour de Milan, dans le voisinage des montagnes de Rhétie et de Norique, d’où elle tirait ses recrues de Suèves danubiens, et de là le descendant d’Arioviste, dictateur barbare de Rome, signifiait ses volontés aux descendans de Jules-César, ou venait les exprimer lui-même en plein sénat. Bien que magistrat romain et tenant de Rome son autorité, il dédaignait de porter la toge ou la chlamyde, préférant la toison de pourpre des chefs germains[5]. Ce n’était assurément pas la première fois que Rome avait vu à ses portes un de ses généraux et une de ses armées suspendre les pouvoirs réguliers de l’état et lui parler en maîtres ; mais ce dictateur couvert de peaux était un étranger, cette armée était un peuple barbare, et le jour où le nouveau Sylla voudrait récompenser ses vétérans, la conquête de l’Italie serait consommée. La dictature de Ricimer était comme une dernière halte dans la marche incessante des nations barbares, entre Stilicon et Odoacre.
On pourrait se demander pourquoi Ricimer ne confisquait pas franchement pour lui-même cette souveraineté impériale qu’il prêtait aux autres à si haut prix, ou qu’il laissait vacante pour n’avoir pas à la retirer, et, puisqu’il ne le faisait pas, quel sentiment généreux ou quel préjugé était capable d’arrêter un pareil homme dans la poursuite d’un pareil but? Les faits de l’histoire sont là pour répondre. Pendant cinq cents ans que dura l’empire d’Occident, aucun Barbare n’osa prétendre au trône impérial, si ce n’est en 235 le Goth Maximin, proclamé empereur dans une orgie de soldats en révolte sur les bords du Rhin, après le meurtre d’Alexandre Sévère : Encore ce triste produit de la rébellion, né dans une province romaine, parmi des sujets romains, ne mit jamais le pied en Italie, ne fut jamais reconnu par le sénat; mais dans les temps réguliers les plus grands généraux de race barbare qui aient servi l’empire, Arbogaste, Stilicon, Aspar en Orient, quelle que fût leur passion de dominer, n’élevèrent jamais leurs vœux jusque-là. Un sentiment indéfinissable retenait le Barbare ambitieux prêt à franchir le dernier échelon : on eût dit que les fils des races vaincues tremblaient encore devant cette pourpre romaine, signe de leur sujétion pendant tant de siècles, et qu’ils craignaient de commettre un sacrilège en y portant la main. Ils laissaient à des Romains le soin de l’avilir.
Comme l’interrègne créé par Ricimer se prolongeait de mois en mois, que tout était suspendu dans l’administration des affaires publiques et privées, et que l’Italie n’entrevoyait point la fin de ses souffrances, le sénat prit sur lui d’envoyer une députation à l’empereur Léon pour négocier un retour à l’unité, rompue depuis bientôt six ans, et le prier de donner à l’Occident un empereur, puisque Ricimer n’en trouvait point. Il y avait dans cette démarche quelque chose d’inaccoutumé, de hardi, un indice du réveil possible de l’Italie : Ricimer ne s’y trompa point et se tint prudemment à l’écart, sachant bien qu’après tout le nouvel empereur tomberait sous son pouvoir, comme les autres, et que, quoi qu’on fît, il n’arriverait rien que ce qui lui plairait. Au reste, le sénat se montra publiquement plein de déférence et de respect pour sa personne; l’empereur Léon parut avoir oublié ses anciens griefs, et le patrice, traité en puissance égale au sénat lui-même, laissa la négociation suivre son cours sans essayer de la troubler. Quand Léon proposa le choix d’Anthémius, Ricimer l’agréa. Il agréa de même et avec une sorte d’empressement l’idée de son mariage avec la fille du futur empereur, soit qu’il fût flatté d’une alliance qui mêlerait au sang des rois suèves et visigoths le vieux sang des césars orientaux, de qui la jeune fille descendait, soit que la position qu’on lui livrait si près du trône calmât pour le moment ses ombrages. Qu’importaient d’ailleurs des arrangemens secondaires qui ne changeaient point le fond des choses? Ricimer savait qu’il était et resterait maître en Occident,
Le candidat que l’empire d’Orient offrait à celui d’Occident n’était pas dans le monde romain un mince personnage comme Sévère ou un parvenu de mérite comme Majorien : on eût dit que Constantinople, flattée de la déférence que Rome lui témoignait, avait voulu faire un choix digne de toutes deux. Anthémius, gendre d’empereur, était lui-même de race impériale; sa famille, originaire de Galatie, était alliée à celle du grand Constantin; un de ses ancêtres, Procope, cousin de Julien, avait en 330 disputé le trône d’Orient à Valens; son père et son aïeul tenaient le premier rang à la cour byzantine, et lui-même dès sa jeunesse joignait assez de distinction personnelle à son illustration et à sa fortune pour que le vieil et respectable empereur Marcien lui accordât la main de sa fille. Il fut dès-lors comme le lieutenant de son beau-père, et à la mort de celui-ci il eût pu, dit-on, lui succéder sans beaucoup d’effort, quoiqu’un parti puissant se déclarât pour Léon; il préféra s’abstenir, et non-seulement il ne combattit point son rival, mais il le servit généreusement. Ce bon procédé établit entre eux une amitié sincère, et quand les députés du sénat de Rome arrivèrent à Constantinople, Léon saisit avec bonheur l’occasion de rendre à son ancien protecteur service pour service, ou du moins trône pour trône : il le proposa au choix des Occidentaux.
Anthémius commandait alors la flotte orientale en croisière dans la mer Egée, pour couvrir les côtes de la Grèce et de l’Asie contre les déprédations de Genséric. La négociation marcha donc à son insu, et lorsqu’il rentra dans Constantinople sur un ordre de Léon, tout était arrangé, et il dépendait de lui d’être empereur. Son consentement fut obtenu, à ce qu’il paraît, sans grande difficulté; mais l’idée de donner sa fille en mariage à Ricimer le trouva moins obéissant. Ce qu’on racontait des affaires d’Italie et du caractère du patrice, sans effrayer l’homme d’état, confiant en lui-même et résolu à faire face à la lutte, si la lutte se présentait, pouvait à juste titre émouvoir le père. On peut croire aussi que la jeune Grecque, élevée dans le palais de Constantinople, au milieu des délicatesses et des adulations de l’Orient, n’envisageait pas sans répugnance cette union avec « un Barbare vêtu de peaux, » comme si la fille et la petite-fille du grand Théodose n’avaient pas subi un sort pareil, l’une en épousant de son plein gré le Visigoth Ataülf, l’autre en se résignant à devenir la bru de Genséric. Il est vrai que Ricimer ne paraissait point d’humeur à se laisser adoucir comme le roi des Goths par la tendresse, et à prendre, aux genoux d’une belle Romaine, des leçons de respect pour Rome et d’enthousiasme pour la civilisation. Quoi qu’il en soit, Anthémius balança longtemps, et après son consentement tardif il parlait encore de ce mariage comme d’un sacrifice que lui avait arraché l’intérêt des Romains[6]. Ces hésitations, ces paroles, mal interprétées par un homme ombrageux, purent jeter de la froideur entre le futur gendre et le beau-père.
Un grand projet de Léon se rattachait dans son esprit à l’élévation d’Anthémius et au rétablissement de l’unité romaine, le projet de châtier Genséric, qui, maître absolu des mers de la Grèce et de l’Italie, tenait les deux moitiés de l’empire en état de blocus, détruisait leur commerce et promenait le ravage sur toutes leurs côtes. Affranchir la Grèce de la tyrannie des pirates vandales, les poursuivre dans leurs repaires, en Sardaigne, en Sicile, à Carthage surtout, brûler leurs vaisseaux dans leurs ports, les battre sur terre et les chasser enfin d’Afrique, c’était un vœu que formait Léon, une idée qu’il méditait depuis longtemps, mais à l’accomplissement desquels il sentait bien qu’il devait renoncer sans l’union des deux empires et la mise en commun de leurs armées et de leurs flottes. Anthémius, qui dans cette alliance contre Genséric avait pour mission particulière de venger les injures de Rome, s’y était engagé de grand cœur, et le projet ne rencontrait d’ailleurs aucune opposition de la part de Ricimer, ennemi personnel des Vandales et de leur roi. Tout allait bien jusque-là; mais Léon, sous le prétexte de venir en aide à l’Italie, épuisée de soldats, avait fait accompagner Anthémius par une division de l’armée orientale bien dévouée à ses intérêts, et qui devait servir d’auxiliaire aux Italiens dans les opérations de la guerre d’Afrique : toutefois, dans les circonstances où elle était envoyée, on aurait aisément pu la prendre pour une garde de sûreté, chargée de veiller sur le prince grec au milieu des troupes d’Occident. Cette mesure, prudente peut-être, avait un caractère de défiance qui dut blesser Ricimer et ses soldats. Au reste, ces deux hommes semblaient destinés à se froisser sans cesse par le seul contact de leurs caractères. Ricimer en toutes choses était l’opposé d’Anthémius. Celui-ci, vif, impétueux comme un enfant de l’Asie, s’emportait souvent sans beaucoup de raison, et l’habitude d’être obéi l’avait rendu opiniâtre dans ses avis; Ricimer discutait peu, ne se fâchait point, mais ne voyait jamais que sa volonté, quelle qu’elle fût, et ne souffrait point qu’on en eût une autre. Lorsque plus tard leur mésintelligence éclata au dehors, il ne désignait plus son beau-père que par le sobriquet de Galate furieux, rejetant sur les défauts de ce caractère, qu’il savait irriter à propos, tout ce qu’il préparait fatalement lui-même dans le secret de ses desseins.
Les difficultés de toute sorte qui, pour un œil aussi exercé que celui d’Anthémius, durent se révéler dès son arrivée à Ravenne, concoururent à l’y retenir et à retarder son départ pour Rome; mais, contraint de céder aux appels réitérés du sénat et du peuple, à l’impatience de l’Italie, enfin à la nécessité de prendre un parti, il se mit en route avant que la peste eût cessé complètement de sévir. Rome l’accueillit comme un sauveur. Sa promotion au rang d’auguste eut lieu vers le commencement d’août, dans la plaine de Bontrote, à trois milles de la ville, au milieu d’un concours immense de peuple qui saluait de ses acclamations l’aurore du nouveau principat. L’empressement affectueux dont il se vit l’objet dissipa dans l’esprit d’Anthémius les inquiétudes du père en même temps que les préoccupations de l’empereur; il ne songea plus qu’à poursuivre sa fortune jusqu’au bout, et la cérémonie des noces succéda bientôt à celle de l’intronisation. Sidoine Apollinaire arriva comme les fêtes du mariage commençaient. « Me voici en plein, écrivait-il à son ami Héronius, dans les noces du patrice Ricimer, qui épouse la fille de notre prince toujours auguste, espérance donnée à la sécurité publique. Tu penses bien qu’au milieu de cette joie de chacun et de tout le monde, des ordres, des classes, des individus, ton Transalpin a préféré se cacher, et tandis qu’il trace pour toi ces lignes, il entend au loin l’écho des vers fescennins qui font retentir de leur chant les théâtres, les marchés, les prétoires, les places, les temples, les gymnases. Comme pour contraster avec tout ce fracas, les études se taisent, les affaires se reposent, les juges sont muets, les audiences des légations sont renvoyées indéfiniment; il n’y a plus de brigue d’aucune sorte, et les affaires sérieuses n’ont plus qu’à se promener parmi les bouffonneries des histrions. Déjà la vierge a été livrée par son père; l’époux a pris sa couronne, le consulaire sa robe palmée, les compagnes de l’épouse la cyclade d’usage[7]; le sénateur se pavane sous sa toge, et le plébéien dépouille la vile casaque pour revêtir l’habit de fête. Néanmoins toute la pompe des noces n’a point fait explosion, car l’épousée doit encore passer de la maison du père dans celle du mari. Quand la fête sera terminée, je te tiendrai au courant de mes travaux, si toutefois la fin de la solennité doit clore aussi ces vacances très occupées de toute une ville. »
Le temps des affaires revint, et Sidoine fit ses visites. Il n’eut qu’à se montrer pour retrouver de chauds amis ou de riches patrons qui tinrent à honneur de le loger sous leur toit; il choisit entre toutes la maison d’un ancien préfet de la ville, nommé Paulus, homme aussi savant que respectable. C’était une bonne fortune pour Paulus d’avoir sous sa main le poète illustre dont il apercevait chaque jour la statue sur le forum de Trajan, et dont il enviait sans doute la facile abondance; c’était un égal bonheur pour le Gaulois de pouvoir s’entretenir avec son hôte de ses occupations favorites comme avec un juge compétent, car Paulus lui-même était poète, ou du moins s’efforçait de l’être. On était alors dans cette période d’extrême décadence où la littérature, après avoir passé de l’inspiration à l’art, est descendue de l’art au métier. Une nouvelle rhétorique se crée; la subtilité des pensées ne suffit plus; il faut la recherche du style, les oppositions de mots, les contournemens savamment agencés, les consonnances, les expressions techniques, l’obscurité enfin; la littérature n’est plus que le jargon de quelques adeptes. Sidoine Apollinaire était expert en ce genre, mais il trouva son maître dans Paulus. L’un fit payer, l’autre paya son hospitalité par un échange de jeux d’esprit, d’épigrammes, de vers et de prose sur tous les sujets. « Mon hôte, disait Sidoine dans une de ses lettres à son confident Héronius, est bien le premier homme du monde en tout genre de savoir et d’art. Bon Dieu, comme il sait glisser une énigme dans une proposition, une figure de rhétorique dans un lieu commun, une coupe savante dans un vers! Quel parfait mécanicien, et comme il fait œuvre de ses doigts[8]! » Cet habile homme était en même temps un fort bon homme, qui se prit de goût pour Sidoine, et s’attacha à rendre fructueux, pour l’Auvergne et pour lui, le séjour qu’il faisait dans la ville éternelle. L’empereur, plongé dans les préoccupations de son gouvernement, n’était plus abordable, et, suivant toute apparence, il avait oublié l’affaire des Arvernes et le député mandé par ses ordres à Ravenne. Paulus chercha une combinaison qui pût lui rappeler l’un et l’autre, et obtenir à Sidoine une audience impériale ardemment souhaitée par celui-ci. Il en parla à quelques familiers du palais d’Anthémius, qui étaient aussi ses amis, et il s’organisa autour du Gaulois une petite conspiration innocente, dans laquelle en définitive chacun devait trouver son compte, l’empereur comme le poète, et les protecteurs comme le protégé. Quoique Paulus fût bien en cour, il ne manquait pas d’hommes pour qui l’abord du palais était plus facile, et dont l’intervention, au point de vue des affaires, serait plus efficace près du conseil privé ou des bureaux de la chancellerie impériale. Après avoir passé en revue avec Sidoine tous les membres du sénat, Paulus arrêta son choix sur deux consulaires qui tenaient la tête de l’ordre illustre, et, suivant son expression, étaient, dans le rang des dignitaires civils, princes après le prince qui portait la pourpre. Il introduisit bientôt son ami près de ces deux personnages, qui mirent gracieusement au service des affaires d’Auvergne et du député de cette province leur immense crédit. Grâce à la familiarité qui s’établit entre eux, et dont Sidoine fit la confidence à son correspondant transalpin, nous pouvons nous représenter aujourd’hui deux types curieux d’hommes politiques, pris dans cette Rome qui va périr, qui se débattait si douloureusement sous l’étreinte d’un Barbare, mais où la vie sociale marchait toujours comme le mouvement d’une machine puissante montée pour des siècles par un bras vigoureux.
Ils se nommaient Gennadius Aviénus et Cécina Basilius. Le premier descendait de Valérius Corvinus, le second de Décius, ou du moins ils prétendaient en descendre, ce qu’on leur accordait assez volontiers, car les peuples ne voient pas sans regret disparaître des noms historiques dont la gloire se confond avec celle de la patrie. Ce qui était plus incontestable que la généalogie d’Aviénus, c’était l’honneur insigne que lui avait fait en 452 le sénat romain en l’envoyant, de compagnie avec le pape saint Léon, vers Attila, maître de la Haute-Italie, pour détourner le roi des Huns de son projet d’attaquer Rome. Basilius et lui, égaux en crédit, égaux en dignités, attiraient également tous les regards, et l’on ne parlait jamais de l’un sans penser aussitôt à l’autre. Tous deux étaient parvenus au consulat, la distinction suprême et le faîte des grandeurs. On notait cependant entre ces deux hommes, comparables pour la fortune, de grandes différences de caractère et de considération. Le bonheur avait été pour beaucoup dans la carrière d’Aviénus, le mérite dans celle de son rival, et l’on disait malignement que les dignités étaient accourues au-devant du premier avec un empressement plein de grâce, tandis que le second les avait enlevées de force et tardivement, mais toutes d’un seul coup. Une foule de cliens stationnait aux portes de leurs maisons suivant l’ancien usage, et les précédait, les flanquait, les suivait, dès qu’ils en avaient franchi le seuil; c’était comme une tribu, comme une armée qui leur faisait cortège à travers la ville. Cependant des sentimens bien divers agitaient l’un et l’autre camp; les cliens d’Aviénus n’avaient dans leur patron qu’une confiance timide, ceux de Basilius croyaient fermement en lui. Entouré de fils, de gendres et de frères qu’il poussait de son mieux, Aviénus rendait au favoritisme ce qu’il en avait reçu; mais le soin réclamé par ses candidats domestiques ne lui laissait plus assez de temps ni de crédit pour s’occuper efficacement des autres. Il promettait beaucoup et tenait peu. Basilius, tout entier à ses protégés, guettait l’occasion de les servir et ne la manquait pas : aussi préférait-on la clientèle des Décius à celle des Corvinus. Tous deux d’ailleurs étaient facilement accessibles, affables et sans faste. Près d’Aviénus, on obtenait sans trop de peine une familiarité protectrice; près de Basilius, une protection réelle. Sidoine, après avoir étudié les deux caractères et pesé la double situation, fit son choix en homme sensé : il rendit au descendant de Valérius Corvinus les hommages d’un homme du monde et porta ses affaires chez Basilius. Un jour que ce sénateur et lui parcouraient les pièces jointes à la requête des Arvernes, et dissertaient sur les chances favorables ou contraires d’une affaire qui présentait beaucoup de difficultés, Basilius s’interrompit tout à coup : « Voici, dit-il, les calendes de janvier qui approchent, et notre prince va prendre son consulat d’avènement. Allons, mon cher Sollius, à l’ouvrage! Si intéressant que soit tout ce fatras dont vous vous êtes chargé, il faut le quitter pour quelques instans; il faut réveiller la vieille muse en faveur du nouveau consul, je l’exige de vous, mon ami. Malgré le peu de temps qui vous reste encore pour vous préparer, prenez en main votre lyre et rendez-nous des sons, ne fussent-ils que tumultuaires. Je vous promets pour cela bon accueil près du prince, bonnes dispositions chez les autres, et je me charge du succès. Croyez-en mon expérience, cher Sollius, ce petit jeu peut devenir au fond très sérieux[9]. » Basilius, en protecteur avisé, faisait sa cour à l’empereur en même temps qu’il servait son client : il procurait aux débuts du nouveau règne un éclat littéraire qui n’avait pas manqué à ceux d’Avitus et de Majorien; il fournissait enfin à Anthémius l’occasion ou le prétexte de verser sur un enfant de la Gaule quelque faveur extraordinaire qui glorifierait en même temps ce pays, et, pensait-il, la requête des Arvernes ne s’en trouverait pas plus mal. Sidoine comprit tout cela d’un mot et se mit au travail. Son hôte applaudit à une résolution qu’il avait sans doute préparée; sans doute aussi il aida le poète de sa critique et de ses conseils, et les salles de la maison de Paulus retentirent nuit et jour de la cadence des hexamètres et du fracas des coupes à effet.
Le consulat gardait encore, au milieu de la décrépitude de Rome, quelque chose de ses splendeurs originelles. C’était toujours la suprême magistrature devant laquelle s’inclinait jusqu’à la puissance des césars, car les empereurs populaires se faisaient gloire de suivre à pied la litière des nouveaux consuls lors de leur entrée en charge : Julien et Théodose avaient donné cet exemple. Malheureusement les honneurs du consulat ne duraient qu’un jour; le lendemain, tout rentrait dans l’ordre que des nécessités successives et fatales avaient imposé au monde romain. Ainsi réduite à la valeur d’un pur cérémonial et d’un hommage offert au passé, l’entrée en charge des magistrats consulaires mettait encore en émoi tous les habitans de Rome. Au matin des calendes de janvier, dès que le crépuscule commençait à paraître, grands ou petits sortaient de leurs maisons pour aller saluer dans la sienne l’heureux personnage qui devait attacher son nom à la nouvelle année. Les sénateurs s’y rendaient en corps, vêtus de la toge et précédés de licteurs qui écartaient avec leurs faisceaux la foule, déjà nombreuse dans les rues et sur les places; les soldats partaient de leurs casernes en longues files, sans armes ni insignes militaires, mais costumés de larges robes blanches, dont le bord, relevé et rejeté sur l’épaule gauche, s’attachait par derrière à une ceinture; les hommes qualifiés étalaient les marques de leur rang, la plèbe ses plus belles parures. Une litière de six ou huit porteurs à casaques bariolées stationnait près de la demeure du consul, pour le conduire aux diverses stations qu’il devait parcourir avec son cortège. La première était le Capitole, où s’accomplissait la cérémonie de l’inauguration; de là il passait à la curie, où le sénat siégeait quelques instans sous sa présidence, puis au grand Forum, où il haranguait le peuple du haut des rostres. Au forum de Trajan, il procédait à quelques affranchissemens d’esclaves par la formule du soufflet, et la journée se terminait soit au théâtre, soit au cirque, où le consul payait sa bienvenue par des représentations somptueuses qui souvent dérangeaient sa fortune. Tel était le cérémonial usité encore au Ve siècle. Quand le prince daignait être consul, l’entrée en charge tirait un éclat tout particulier des panégyriques en vers et en prose qui s’y prononçaient, de l’affluence du cortège, de la magnificence du palais où l’on venait saluer le nouveau magistrat, enfin du site même où s’élevait ce palais.
La demeure des césars, bâtie par Auguste et agrandie par ses successeurs, occupait, comme on sait, le sommet du mont Palatin, et de ses portiques de marbre la vue pouvait embrasser toute la ville de Rome. En face et à l’orient, l’œil rencontrait d’abord la roche Tarpéienne et le Capitole; au-dessous, dans la dépression de la vallée, les quatre forums de Trajan, d’Auguste, de César et de la république, celui-ci reconnaissable aux proues de navires qui garnissaient sa tribune; à droite, l’amphithéâtre de Titus, dressant au-dessus des îlots de maisons sa masse imposante; à gauche, le Grand-Cirque, l’aqueduc et les naumachies de Néron; de tous côtés, des théâtres, des temples, des jardins, des thermes, vastes comme des provinces[10], et dans le lointain la ligne de murailles crénelées qui dessinait le cours du Tibre. Les poètes chantèrent fréquemment ce magnifique spectacle comme une des pompes réservées au consulat des césars. « Que cet aspect a de majesté! s’écriait Claudien, célébrant en 404 le sixième consulat d’Honorius. Cette foule de temples rangés en cercle autour du palais ne semblent-ils pas autant de postes avancés qui protègent la demeure du prince?... Contemplez là-bas l’or ciselé des portes du Capitole et sous les autels de Jupiter Tonnant les géans suspendus à la roche Tarpéienne. Aux faîtes superbes de ces temples qui usurpent les plaines de l’air, un peuple de statues semble s’agiter dans les nuages. Que de colonnes rostrales tapissées de l’airain des vaisseaux! que d’arcs de triomphe chargés des dépouilles des nations! Quels travaux audacieux la main de l’homme a jetés sur ces montagnes, comme pour dominer la nature! Partout le reflet de l’or éblouit les regards, et son scintillement continuel fatigue nos paupières tremblantes. »
Bien des choses s’étaient passées depuis le jour où Claudien récitait ces vers, et il eût à peine reconnu cette Rome qu’il peignait si resplendissante. La reine du monde avait été saccagée deux fois; ses richesses étaient dispersées; l’or ne brillait plus sur ses monumens, dépouillés par les Barbares; le Capitole même avait perdu la moitié de son toit de bronze doré, enlevée par Genséric et conduite triomphalement à Carthage. Ce peuple de statues descendu de ses bases gisait mutilé dans tous les recoins de Rome; une partie reposait au fond des mers de Lybie, car le roi vandale, à son départ, en avait chargé un vaisseau que la tempête engloutit en chemin. On ne voyait plus au loin que débris de maisons, toits effondrés, amphithéâtres percés de brèches, colonnes noircies par la fumée; partout s’apercevait la trace des incendies allumés par les Goths, réveillés par les Vandales. Le palais impérial lui-même présentait sur ses marbres plus d’un signe de dévastation. Les églises seules avaient été respectées, et la croix brillait sans insulte. Au couchant du mont Palatin, sur le plateau du Cœlius, la basilique de Latran s’élevait intacte au-dessus de ces ruines, comme le Capitole d’une Rome nouvelle contre laquelle les Barbares ne prévaudraient point. Ces marques de l’abaissement de la patrie contristèrent sans doute plus d’un cœur romain, lorsqu’au matin du 1er janvier 468 le sénat et le peuple se pressaient sous le péristyle du palais pour saluer Anthémius consul. Un autre spectacle non moins douloureux les attendait au dedans, — Ricimer partageant avec Anthémius les hommages de Rome.
Ce fut dans une des salles du palais, en présence de l’empereur, du sénat et des plus illustres citoyens, que Sidoine Apollinaire, introduit par ses patrons, prononça le panégyrique qu’il avait composé. On sait que ce genre d’ouvrage, lorsqu’il était en vers, consistait à encadrer dans une allégorie mythologique, autour de l’éloge du héros, des descriptions de lieux, de peuples, de batailles, des tableaux de mœurs, des digressions historiques ou philosophiques, en un mot tous les hors-d’œuvre élégans dont un talent facile et harmonieux pouvait couvrir la nudité du sujet. La poésie latine nous a laissé à cet égard, dans les panégyriques de Claudien, des modèles parfaits, que l’on admirait et imitait au Ve siècle. Sans doute, au point de vue du goût, une saine critique littéraire condamne ce genre de composition, vide et guindé, qui n’échappe à la froideur que par une inspiration factice ou à la platitude que par l’emphase, et qu’un grand talent fait seul tolérer; mais l’histoire n’a pas le droit de se montrer si sévère. Une grande partie de ce que nous savons sur les mœurs du Ve siècle nous a été fournie par les panégyriques. C’est là surtout que nous pouvons étudier le côté barbare de l’histoire romaine, si l’on me permet une si bizarre alliance de mots. En effet, le panégyriste, obligé de parler du temps présent à ses contemporains, est véridique même quand il travaille à ne pas l’être, et ses réticences sont quelquefois une révélation. À ce titre, Claudien est un historien précieux pour l’étude de son temps. Je dirai la même chose de Sidoine Apollinaire, inférieur en talent à Claudien, mais mêlé plus que lui aux affaires publiques, et par là plus digne encore d’être écouté. Or, des trois panégyriques composés par le poète lyonnais, aucun ne présente plus d’intérêt historique que celui d’Anthémius; aucun ne fut prononcé dans des circonstances générales plus importantes pour le monde romain. Envisagé de cette façon, le panégyrique d’Anthémius n’est peut-être pas le trait le moins saillant du tableau que j’essaie de retracer ici.
Pour bien comprendre ce poème, il faut se mettre au point de vue de l’auditoire auquel il était destiné. Ce que cette foule venait fêter dans la personne d’Anthémius, c’était le retour à l’unité du monde romain, représenté en Occident par l’empereur grec, et dont le mariage de Ricimer semblait le gage. Cette pensée était au fond de toutes les espérances, au fond de toutes les joies; on la retrouve aussi dans le panégyrique, et non-seulement elle en forme pour ainsi dire l’inspiration dominante, mais elle s’y produit sous un aspect très curieux historiquement, sur lequel j’appellerai un moment l’attention.
Rome n’avait jamais aimé Constantinople, en qui elle s’obstinait à voir une rivale plutôt qu’une fille. Les peuples dépendans de ces deux métropoles transformèrent ces rivalités de villes en rivalités d’empires, et le fier sénat du Capitole n’épargna longtemps ni sa colère ni son dédain au sénat grec, qui l’avait dépouillé d’une moitié de ses conquêtes. La jalousie se tourna en humiliation amère pour l’Occident, lorsque celui-ci, entamé sur toutes ses frontières, se vit décliner rapidement, tandis que son rival, favorisé par une situation meilleure et mieux gouverné peut-être, restait paisible et florissant. Rome put même se plaindre que dans plus d’une circonstance Constantinople s’était garantie des invasions qui la menaçaient en les détournant sur l’Italie. Cette secrète désaffection des peuples avait permis à Ricimer d’opérer entre les deux gouvernemens une séparation effective, sans que Rome s’en préoccupât beaucoup. Cependant les malheurs qui suivirent cette rupture de l’unité, l’insolente tyrannie des Suèves, l’empoisonnement de Sévère après le meurtre de Majorien, l’impossibilité de trouver un empereur aux conditions qu’y mettait le dictateur, ramenèrent l’Italie au sentiment de sa vraie situation. Rome tourna ses regards autour d’elle, et son isolement l’épouvanta. Ce fut alors que le sénat fit près de l’empereur d’Orient cette démarche qui lui valut Anthémius, démarche grave, insolite, douloureuse pour l’orgueil des Occidentaux, car elle contenait l’aveu de leur faiblesse, elle proclamait l’impuissance de Rome à se gouverner elle-même. Enfin, la fausse honte surmontée, on n’avait eu qu’à se féliciter de ce qu’on avait fait : la fille s’était montrée secourable à sa mère; elle lui donnait un empereur, une armée; elle s’alliait avec elle pour la destruction de Genséric; elle voulait enfin conquérir jusqu’à Ricimer lui-même à la concorde en l’attachant par un lien d’affection au raffermissement du monde romain. Voilà ce qui ressortait des derniers événemens, ce que tout le monde sentait et disait, et ce que nous retrouvons sous des formes tantôt allégoriques, tantôt parfaitement nettes, dans les vers de Sidoine Apollinaire.
L’intention se révèle dès le début par cette apostrophe à Constantinople :
« Salut, s’écrie le poète, salut appui des sceptres, reine de l’Orient, Rome de ton univers! Tu n’es plus seulement pour le Romain des contrées de l’aurore le siège vénéré de son gouvernement; ton prix est bien plus grand aujourd’hui : en nous donnant pour prince un de tes fils, tu t’es rendue chère à tout le peuple de Quirinus, tu es vraiment la mère de l’empire. La terre qui te porte soutient aussi le Rhodope et l’Hémus, terre de Thrace fertile en héros! Là le froid endurcit les hommes. C’est un berceau de neige qui reçoit l’enfant à sa naissance; c’est la glace qui raffermit ses membres délicats. A peine connaît-il la mamelle de sa mère; la veine d’un coursier le nourrit; il y suce au lieu de lait un sang fortifiant, et avec ce sang la passion de la guerre... Ainsi croissent les enfans de Mars !
« Mais toi qu’environnent, comme une double ceinture, les mers de l’Europe et de l’Asie, tu participes à l’un et à l’autre climat, et le souffle glacé des aquilons de Thrace s’adoucit sur ta plage aux tièdes haleines que t’envoie Chalcédoine. Cependant Suse tremble à ton nom, et le Perse, fils d’Achémenès, prosterné et suppliant, abaisse devant toi le croissant de sa tiare. L’Indien, à la chevelure humide de parfums, travaille pour t’embellir; il désarme à ton profit la gueule de ses nourrissons farouches pour en tirer l’ivoire recourbé, et l’éléphant déshonoré va porter ses défenses en tribut aux rives du Bosphore. En vain ton peuple se déploie dans une vaste enceinte de murailles, il y est encore trop à l’étroit, et il a fallu qu’un môle immense lui ouvrît une voie sur la mer : les flots repoussés au loin mugissent contre une terre qu’ils ne connaissaient pas….. Thétis d’un côté t’ouvre des ports et te sert de défense, de l’autre une contrée fertile t’entoure de ses moissons. Ville heureuse, qui es entrée en partage des triomphes de Rome! Nous ne nous en plaignons plus. Que l’empire reste ainsi divisé : les plateaux de la balance se font équilibre; tu les as rendus égaux en prenant nos poids!... »
Anthémius, né à Constantinople, y avait passé son enfance : le poète part de là pour nous décrire avec détail l’éducation d’un noble romain d’Orient au Ve siècle. Ce morceau est très intéressant au point de vue de l’histoire; il nous donne l’énumération des auteurs qu’Anthémius avait étudiés, ou plutôt était censé avoir étudiés, pour devenir, comme il était, un parfait Romain de Byzance. Nous y voyons qu’un jeune Byzantin de haute classe était tenu de savoir le latin tout aussi bien que le grec, et que malgré sa propension naturelle à étudier les lettres grecques, qui lui fournissaient d’ailleurs les grands modèles de l’art, son éducation politique le portait de préférence vers la littérature latine, l’histoire de Rome étant devenue celle du monde entier. Ainsi les historiens que Sidoine suppose avoir été placés dans les mains d’Anthémius enfant ne sont ni Hérodote, ni Thucydide, ni Xénophon, mais Salluste, Tite-Live et Tacite : « Tacite, qu’on ne peut nommer sans éloge, » ajoute le poète. L’orateur par excellence pour cet élève qui parlait grec, ce n’est pas Démosthènes, mais Cicéron; le poète, c’est Virgile, chantre de César et d’Enée, et Sidoine lui associe Plante, en qui circule la vieille sève latine; ses critiques sont Quintilien et Varron. La littérature grecque est réservée pour l’étude de la philosophie, qu’elle embrasse d’ailleurs tout entière; les chefs d’école sont mentionnés par le poète l’un après l’autre, et cette revue lui inspire parfois des traits d’une mâle vigueur : « L’âme de Socrate, dit-il, revit dans le Phédon, on l’y voit méprisant des fers auxquels elle va échapper. La mort elle-même tremble devant le glorieux coupable, et le bourreau qui lui tend le poison pâlit en contemplant sa sérénité. »
Au sortir des écoles, Anthémius fait ses premières armes sous la direction de son père, puis il épouse la fille de l’empereur Marcien; alors les grands commandemens lui arrivent, et avec eux les occasions de se signaler. Il combat les Goths près du Danube, les Huns dans un vallon de la Thrace, où les bandes d’Hormidac sont détruites. Cette guerre procure au panégyriste une occasion de nous peindre les Huns, et il en use sans discrétion; mais je passe rapidement sur tout cela pour arriver aux affaires d’Occident, la partie délicate de l’ouvrage, celle qui répondait aux préoccupations de l’assemblée, et qu’attendaient sans doute avec impatience et l’empereur et le sénat, et Ricimer lui-même.
Avant d’aborder ce sujet difficile, le poète se recueille; il sent le besoin d’invoquer Apollon et les Muses. Plus les événemens de ce monde sont graves, plus leurs causes sont voilées; plus nous devons nous adresser aux immortels pour en connaître le secret : « Apollon, s’écrie-t-il, assiste-moi, monte ta lyre!... Et vous, vierges de Castalie, apprenez-moi quelle divinité nous a envoyé Anthémius, et par quelle mystérieuse influence l’union refleurit entre deux empires que la discorde avait séparés!... » Disons d’abord que ces formules de mystagogue païen se reproduisent plusieurs fois dans le poème de Sidoine, entièrement composé sur un plan mythologique, et où il serait impossible de distinguer la main d’un chrétien. Pourtant ce chrétien était sincère, il croyait avoir été guéri de la fièvre quatre mois auparavant par une fervente prière au tombeau des apôtres, et le temps n’était pas éloigné où il devait porter lui-même avec gloire et sainteté le pallium des évêques. Ajoutons que cet emploi des formules païennes, considérées comme lieu commun poétique, pouvait bien n’être pas aussi innocent alors qu’il l’est de nos jours, qu’au Ve siècle il répondait à des croyances encore vivaces non-seulement dans le peuple, mais dans les hautes classes de la société, et que beaucoup de membres du sénat de Rome étaient ouvertement ou secrètement polythéistes. La poésie officielle, en dépit du changement de religion, restait païenne, et faisait résonner aux oreilles des empereurs chrétiens, dans les cérémonies de l’état, des paroles que partout ailleurs les lois eussent punies comme des blasphèmes. Elle faisait profession publique d’un culte dont les temples étaient interdits. Le polythéisme, condamné par les lois et de plus en plus chassé des mœurs, conservait un dernier sanctuaire dans les formules de l’école.
Après avoir ainsi recouru aux vieux oracles, éclairé par eux, le poète commence. Sévère, dit-il, cédant aux lois de la nature (n’oublions pas qu’il parlait devant Ricimer), venait d’augmenter le nombre des dieux. À cette nouvelle, l’Italie alarmée quitte les sommets de l’Apennin, où elle réside, et se dirige vers les grottes verdoyantes au fond desquelles le Tibre, couronné de mousse et de roseaux, épanche ses premières ondes. L’Italie que nous dépeint Sidoine n’est plus cette mère jeune et puissante du cygne de Mantoue : Magna parens frugum... magna virûm! Les années et les douleurs l’ont affaiblie : elle marche à pas lents, sans casque et sans cuirasse, le bras appuyé sur un orme couronné de pampres, son bâton de vieillesse; mais jusque dans sa décrépitude l’Italie est toujours féconde. L’abondance la suit; partout où elle pose le pied, la terre se couvre de fruits et de fleurs, le vin coule par ruisseaux. A son aspect, le Tibre étonné laisse tomber sa rame et son urne; il veut parler, mais elle le prévient et lui adresse ces mots :
« Je viens réclamer ton assistance, lui dit-elle. Que mes intérêts soient les tiens! Le chef qui nous gouvernait n’est plus : hâte-toi, va trouver Rome, engage-la par tes prières, par tes pleurs, s’il le faut, à suivre désormais de meilleurs conseils. Dis-lui qu’elle se défasse enfin de cet orgueil fastueux qui nous perd, qu’elle daigne se faire aimer davantage. Apprends-lui quels secours elle doit implorer, dans quelle partie de l’univers elle doit chercher un chef. Tous ceux qu’elle a pris dans mon hémisphère ont vu la fortune de l’empire crouler sous eux! Qu’elle s’adresse aujourd’hui à l’Orient!
« Combien d’ennemis m’assiègent de toutes parts! D’un côté, le Vandale me presse et revient chaque année nous rendre les maux que nous fîmes jadis à Carthage. Par un bizarre renversement des choses, le Caucase, transplanté sous le ciel de Lybie, sert aujourd’hui d’instrument aux fureurs de cette ville jalouse. Sans doute Ricimer est là, mais il est seul... L’invincible Ricimer, chargé de toutes nos destinées, repousse lui seul et avec des troupes qui sont à lui les pirates errans dans nos campagnes; mais à peine les a-t-il chassés, qu’ils reviennent : maîtres d’éviter le combat, ils le rendent éternel, et, fugitifs, ils semblent poursuivre leur vainqueur. Comment souffrir un ennemi qui nous refuse à la fois la paix et la guerre? Car, ne nous abusons point, il ne traitera jamais avec Ricimer, qu’il abhorre, et si tu veux connaître les raisons de sa haine, écoute-moi.
« L’orgueilleux Genséric fait sonner bien haut le nom d’un père incertain : la seule chose certaine, c’est qu’il est né d’une femme esclave; or, pour se trouver le fils d’un roi, il faut qu’il proclame l’adultère de sa mère. De là vient sa noire jalousie contre Ricimer : il lui envie sa naissance, parce que deux royaumes l’appellent à régner, les Suèves du côté de son père, les Goths du côté de sa mère. Il se souvient aussi que dans les veines du guerrier qui me défend coule le sang de Vallia, ce roi fameux, terreur des Vandales et de leurs frères les Alains, celui qui leur infligea un si rude châtiment dans les champs de Tartesse, et couvrit de leurs cadavres les roches de Calpé. Mais, sans remonter aux anciennes déroutes, le pirate aurait-il oublié son désastre récent près d’Agrigente, quand Ricimer lui prouva qu’il était vraiment le petit-fils de ce roi goth qui ne vit jamais que le dos des Vandales? La victoire de Ricimer égale à nos yeux celle de Marcellus, à qui nous dûmes la Sicile...
« Oui, la crainte de Ricimer arrête tous ces Barbares, prêts à faire irruption sur nos frontières. Si l’Ostrogoth se contient encore en Pannonie, c’est qu’il le craint; si le Frank au courage farouche reste enchaîné au bord du Rhin, c’est qu’il le craint. Et quand l’ennemi perpétuel, le Vandale, et son compagnon l’Alain sont venus me piller, me déchirer jusque dans les entrailles, qui m’a vengée? C’est lui. Pourtant Ricimer n’est qu’un homme; seul, il peut retarder mes malheurs, il ne saurait les conjurer. Il nous faut un prince armé, qui ne commande pas la guerre, mais qui la fasse, qui marche lui-même devant ses étendards, et qui, nous rendant nos anciens droits, nous donne les flottes que nous n’avons plus depuis longtemps, et fasse régner notre pavillon où l’on ne connaît plus que celui des Barbares. »
Ce discours, placé dans la bouche de la déesse, contient un tableau exact de la situation de l’Occident. Le poète met à nu ce qu’il y a de plus sensible, de plus irritable dans la politique de ce temps, et il ne craint pas d’y toucher; chacune de ses paroles est un trait qui porte. Il proclame au nom de l’Italie ce qu’elle attend du nouveau prince; il lui enseigne son devoir, et ce devoir, c’est de régner en maître, de ne voir près de lui que des sujets, de restituer à l’empire ses armées qui ont cessé de lui appartenir, de ne point laisser à des mains étrangères le soin de porter l’aigle romaine devant l’ennemi. Adressés à l’empereur en présence de Ricimer, de tels conseils ne manquaient point de courage, quelles que fussent d’ailleurs les flatteries dont le poète savait les envelopper pour adoucir le dictateur. Que demandaient-ils en effet, sinon la fin de la dictature? Ce morceau nous signale encore un des dangers de cette immixtion de rois barbares aux affaires de l’empire, qu’ils prenaient insolemment pour champ clos dans leurs querelles. Enfin Rome y reçoit, pour sa dureté et son orgueil, des leçons d’une juste sévérité. « Consulte les temps, lui dit le poète, laisse là ton faste hors de saison; retiens les lambeaux de ton empire qui s’en va; retiens les deux moitiés du monde romain qui se séparent; sache te faire aimer! » C’était le cri de tout l’Occident.
Le dieu du Tibre va donc trouver le génie de la ville éternelle; la déesse Rome, dea Roma, reposait au milieu de ses vieux symboles, Mars, les jumeaux Romulus et Rémus, la louve Ilia; elle entend de la bouche du fleuve, son vassal, les conseils que lui adresse l’Italie. Son cœur s’émeut; couvrant d’un casque sa tête chargée de tours et revêtant sa cuirasse, elle s’élance dans l’air qui la transporte aux rivages de l’Océan-Indien. Là, dans un palais de cristal et d’or, au milieu des fleurs et des parfums, siège, sur un trône de pourpre, la lampe du jour à la main, l’Aurore, génie de l’empire d’Orient. A l’aspect de Rome, l’épouse de Tithon s’effraie; mais Rome la rassure par des paroles mêlées de douceur et de reproche, car la démarche semble douloureuse au cœur de la déesse.
« Ne crains rien, lui dit-elle, ce n’est pas la guerre qui m’amène ici; je ne viens ni emprisonner l’Araxe sous mes ponts, ni faire boire aux soldats italiens les eaux du Gange. Artaxarte avec ses campagnes peuplées de tigres, le royaume de Porus, l’Hydaspe et Bactres, et les remparts de Sémiramis ne trembleront point au bruit de mes clairons; je n’ambitionne point le palais des Arsacides, et ne veux point donner le mot d’ordre aux portes de Ctésiphon. Cet hémisphère ne m’appartient plus, je te l’ai cédé; mais aussi n’ai-je pas mérité par là que tu protèges ma vieillesse?
« Le pays que bornent le Tigre et l’Euphrate est aujourd’hui ton patrimoine : il fut jadis le mien, je l’avais payé du sang de Crassus. Tu possèdes l’Arménie et le Pont : demande à Sylla ce qu’ils m’ont coûté. Te parlerai-je de la mer Egée, de ses îles et de ses rivages? Tu règnes sur la Crète, que Métellus m’a conquise; sur la Cilicie, que me soumit le grand Pompée; sur les Isaures et les Syriens, domptés par Servilius avec l’épée de mes légions. Crédule que j’étais, j’ai transporté à ton profit le testament d’Attale ! Je t’ai abandonné l’antique Étoile et l’Épire, et les campagnes arrosées par l’Achéloüs; tu dictes des lois à l’Illyrie et à la Macédoine, et les descendans de Paul-Émile vivent encore dans mes murs! L’Egypte t’ouvre ses greniers comme si tu avais gagné la victoire d’Actium; la Judée t’obéit comme si Vespasien et Titus avaient été tes généraux. Et puisque tu domines la terre des Doriens, et l’Achaïe, et l’isthme heureux qui sépare les deux mers de la Grèce, raconte-moi, je te prie, quel Mummius byzantin t’a donné Corinthe! Tu es riche, et tu vois affluer dans tes ports les marchandises de l’île de Chypre, conquête des Catons : je suis pauvre, et n’ai gardé des Catons que leur gloire.
« Mais laissons de côté le passé et ses regrets : si tu veux assoupir nos vieilles querelles, accorde-moi Anthémius. Qu’il règne sur mon univers, comme Léon sur le tien! Que le divin Marcien, dont l’astre brille aujourd’hui dans les cieux, contemple sa fille Euphémie revêtue de la pourpre qu’ont portée ses ancêtres! Fais plus, et qu’une alliance privée raffermisse l’alliance publique! Que Ricimer devienne le gendre de mon empereur! Leur noblesse est pareille, et si la vierge de Byzance est de sang royal, le défenseur de l’Italie l’est aussi. Consens à cet hyménée, l’Afrique recouvrée sera la dot »
Alors l’épouse de Tithon fait entendre ces courtes paroles : « O ma mère, le sacrifice que tu me demandes est grand ! Mais prends, emmène avec toi ce chef dont l’assistance m’était si chère; seulement montre-toi plus douce envers moi, et tenons mieux les rênes du gouvernement en ne les séparant plus ! » C’était la moralité du poème et celle de la situation.
Les deux déesses se donnent la main; Anthémius devient empereur d’Occident, Ricimer épouse sa fille, et de grands préparatifs d’armes vont effrayer Genséric dans Carthage. « O prince, ajoute le poète en terminant, je renvoie à une prochaine époque la suite de mes chants. Quand tu seras consul pour la troisième fois et que ton gendre le sera pour la seconde, mon audace croissant avec vos succès, je dirai en quel nombre sont tes vaisseaux et tes soldats, et tout ce que tu auras accompli de grandes choses, et en combien peu de temps. » Vœux superflus ! ce chant devait être le dernier du poète, et le sort ne réservait point à son héros un troisième consulat.
C’est ainsi que le député de la cité gauloise des Arvernes se trouva mêlé par hasard à une des dernières catastrophes de l’empire d’Occident. Les conseils, les encouragemens, les leçons qu’il adressait aux Romains sous une enveloppe mythologique, furent accueillis avec faveur. On applaudit aux beaux vers dont le poème brille par intervalle; on applaudit peut-être davantage aux mauvais, qui chatouillaient le faux goût du siècle. Le succès dut être bien grand près de l’empereur et près du sénat, puisque le jour même Anthémius consul signait un rescrit qui nommait Sidoine Apollinaire préfet de Rome.
Sa préfecture ne présenta rien de remarquable qu’un incident de nature grave, à la vérité, et qui compromit un instant sa responsabilité de magistrat. Les arrivages de blé ayant manqué à raison des hostilités ouvertes entre les flottes romaine et vandale, la gêne des subsistances se fit sentir dans la ville; déjà la multitude s’agitait, et la peur gagna Sidoine : « Je tremble que la faim du peuple romain n’éclate par quelque tonnerre sous les voûtes de l’amphithéâtre, écrivait-il à un de ses amis, et que la disette publique ne soit attribuée au malheur de mon administration. » On voit qu’il s’agissait là de sa gloire et peut-être de sa vie : les élémens vinrent à son secours. Cinq transports sortis de Brindes avec un chargement de blé et de miel, ayant franchi sans obstacle le détroit de Sicile, furent amenés par les vents du côté d’Ostie. Sidoine, averti à temps, dépêcha un homme de confiance pour mettre la main sur ces bâtimens et leur faire remonter le cours du Tibre : l’apparition des navires calma l’effervescence populaire. L’alimentation de Rome était devenue le soin principal et presque unique des préfets de la ville dans ces derniers temps, et ce soin ne leur permettait pas toujours de dormir en paix. Symmaque nous raconte que, durant sa préfecture, il faisait le guet du haut des collines du Tibre, pour apercevoir le premier les bienheureux navires qui devaient tirer ses administrés d’une disette, et lui d’une mortelle inquiétude. Si les difficultés étaient déjà grandes du temps de Symmaque, elles le devinrent bien davantage lorsque Genséric eut enlevé au peuple romain le premier de ses greniers, Carthage, et que ses flottes purent bloquer le second, Alexandrie.
Quant à l’affaire pour laquelle Sidoine était venu en Italie, et dont il ne parle plus dans ses lettres, on peut croire qu’elle se termina comme il l’avait souhaité. Le crédit d’un préfet de Rome valait bien à cet égard le patronage de Gennadius ou la science de Cécina. Généreux et expansif comme un poète, Sidoine s’empressa de mettre sa nouvelle fortune au service de ses compatriotes transalpins, et non-seulement il secondait leur ambition quand ils en montraient, mais il les aiguillonnait, il les poussait à briguer des charges publiques, persuadé que la patrie gauloise trouverait son compte dans l’activité et dans le succès de ses enfans. Il pensait aussi, non sans raison, qu’une des plaies de ce siècle, c’était le découragement ou la nonchalance des gens de bien, qui laissait le champ libre aux intrigues des aventuriers politiques.
Sidoine avait en Gaule un ami de jeunesse nommé Eutropius, qui, dégoûté du spectacle du monde, était allé s’enterrer dans un coin de sa province, où il partageait son temps entre la culture de ses domaines (il était du reste fort riche) et l’étude du philosophe Plotin. Pendant une partie du jour, Eutropius menait la vie d’un vrai paysan, labourant, semant, fauchant de ses mains, et pendant l’autre celle d’un sophiste, ce qui ne l’empêchait pas d’étaler dans sa demeure rustique une galerie d’images représentant ses aïeux, tous gens titrés et honorés à leur époque des plus hautes dignités de l’empire. Sidoine blâmait cette vie, qu’il traitait de lâche; il écrivit de Rome à Eutropius pour le gourmander, le tirer de sa torpeur et l’appeler vers lui. Oubliant le goût des vieux Romains pour la charrue, il demande à son ami s’il croit honorer cette galerie d’images, toutes vêtues de la toge des sénateurs, en se faisant le compagnon de ses bouviers, ou bien si ces hommes sévères, dont l’activité avait servi l’état aux dépens de leur repos, n’auraient pas flétri son oisiveté philosophique, ou plutôt sa paresse et son abandon de la patrie. « Allons! ajoute-t-il, secoue-moi ce sommeil déshonorant pour ton nom; viens t’enrôler à mes côtés dans la milice palatine, et joins-moi une préfecture à la philosophie! C’est un dicton de nos provinces qu’une bonne année dépend encore plus d’un bon magistrat que d’une bonne récolte : voilà pourquoi je te désire. N’as-tu pas honte de n’avoir aperçu qu’une fois dans ta jeunesse Rome, le domicile des lois, le gymnase des lettres, le centre des dignités, la tête du monde, la patrie de la liberté, — Rome, notre ville à tous, et la seule dans l’univers qui ne tienne pour étrangers que les Barbares et les esclaves? » Les aiguillons du poète tirèrent le philosophe de sa solitude : il vint à Rome, oublia Plotin, s’enrôla, comme disait son ami, dans la milice palatine, devint fonctionnaire, et donna un bon et sage préfet au prétoire des Gaules. Quant à Sidoine, sorti de charge à l’expiration de l’année 468, il reçut d’Anthémius le titre de patrice, titre simplement honorifique dans ce cas, mais qui était pour un Romain de ce temps le couronnement de toutes les dignités.
Cette même année 468 vit naître en Gaule une affaire très-grave, étrangère à Sidoine, mais à laquelle il vint se mêler fort inconsidérément. Cette grande préfecture avait à sa tête en ce moment un Gaulois nommé Arvandus, qui l’avait administrée déjà une première fois pendant quatre années[11] avec une sorte de popularité, et que Ricimer avait replacé sur son siège lors du dernier interrègne, soit pour être agréable à la province, soit pour se délivrer de toute inquiétude à cet égard, pensant avoir fait choix d’un homme habile et expérimenté. Une telle faveur mit le comble à la présomption, déjà fort grande, d’Arvandus; il se crut un de ces personnages avec lesquels les gouvernemens sont obligés de compter dans les temps difficiles, et il afficha très haut son importance. C’était un homme d’une légèreté incroyable, facile dans ses relations, mais sans sûreté, prodigue de paroles qu’il se souciait peu de tenir et d’un argent qui ne lui appartenait pas, du reste infatué de lui-même et traitant avec un hautain mépris les conseillers et les conseils. Déjà criblé de dettes pendant sa première préfecture, il s’abîma tout à fait dans celle-ci, ne s’épargnant aucune folle dépense. Bientôt une armée de créanciers fondit sur lui, le harcelant sans relâche et mettant pour ainsi dire le prétoire des Gaules en état de blocus. Le préfet chercha d’abord à les apaiser au moyen de quelques détournemens de deniers; puis, les dépenses continuant, les exactions se multiplièrent et s’étendirent à tout. Arvandus comptait sur la préoccupation actuelle des esprits et sur les catastrophes à venir pour dérober aux yeux ses méfaits, ou leur assurer l’impunité. Le scandale de ses dilapidations devint bientôt si criant, qu’au défaut de l’autorité centrale les notables de la province commencèrent à se consulter pour dresser contre Arvandus une accusation de péculat. Sur ces entrefaites, le gouvernement se constitue, Anthémius arrive d’Orient, et le préfet des Gaules se voit menacé d’un jugement criminel, ou tout au moins d’une disgrâce.
Dans cette situation, Arvandus prêta l’oreille aux insinuations qui, de la part du roi des Visigoths, Euric, et de ses ministres, assiégeaient incessamment la fidélité des fonctionnaires romains, grands ou petits. Les allées et venues de certains personnages suspects d’intelligence avec les Barbares ayant alarmé les bons citoyens, on observa le préfet, on épia toutes ses démarches, et un jour on parvint à intercepter une lettre sans signature, mais écrite au nom d’Arvandus de la main de son secrétaire et destinée au roi des Goths. Dans cette pièce, remplie d’excitations à la guerre, le correspondant d’Euric lui conseillait d’abord de ne point reconnaître l’empereur grec (c’est ainsi qu’il désignait Anthémius, récemment débarqué), puis de lui déclarer la guerre. Il lui démontrait aussi la nécessité de tomber avant tout sur le petit état breton armoricain, en qui la domination romaine trouvait un auxiliaire utile et dévoué. Enfin il s’efforçait de prouver à un homme qui ne rêvait que conquêtes et invasion de la Gaule qu’en toute sécurité de conscience et d’après le droit des nations, il pouvait se partager ce pays, quand il lui plairait, avec le peuple des Burgondes. D’autres avis, d’une audace non moins criminelle, venaient compléter ceux-ci, provocations dangereuses, capables non-seulement d’aiguillonner la cupidité d’un roi belliqueux, tel qu’était celui de Toulouse, mais de lever les scrupules du Barbare le plus débonnaire. La lettre interceptée resta secrète entre les mains de ceux qui la possédaient jusqu’à ce que le moment fut venu d’en faire usage, de sorte qu’Arvandus put supposer ou qu’elle était perdue pour tout le monde, ou qu’elle était arrivée à son adresse.
Une province mécontente de ses magistrats, fût-ce son gouverneur ou président, fût-ce même le préfet du prétoire, pouvait les mettre en accusation et les poursuivre au siège du gouvernement romain, devant les tribunaux institués pour connaître des crimes publics. C’était l’assemblée représentative de la province, le conseil provincial, comme on l’appelait, qui prononçait, après examen, la mise en accusation du fonctionnaire; puis une députation choisie par le conseil se rendait à Rome pour soutenir devant le tribunal compétent les dires de la province, articuler les preuves, assurer le châtiment du magistrat prévaricateur. Une constitution d’Honorius, rendue en 411, avait réglé la composition et la tenue du conseil des sept provinces gauloises, qui siégeait dans la métropole d’Arles, et remplaçait l’assemblée générale des trois Gaules depuis que le territoire transalpin avait été démembré par les Barbares. Soit que l’époque fixée pour sa session ordinaire et annuelle fût arrivée, soit que le gouvernement central, à la demande des notables habitans, eût accordé une session extraordinaire, le conseil des sept provinces se réunit dans la métropole d’Arles, à l’effet d’examiner la conduite d’Arvandus. Les faits de péculat étaient patens, nombreux, ses accusateurs avaient les mains pleines de pièces d’une évidence irrécusable : Arvandus fut donc décrété d’accusation par un vote unanime; mais l’étonnement fut grand lorsque quelques membres du conseil produisirent la lettre interceptée, où chacun put reconnaître par ses yeux l’écriture du secrétaire du préfet. On s’écria de toutes parts qu’il y avait là trahison infâme et crime de lèse-majesté, et que ce second chef d’accusation devait être joint au premier. On fit venir le secrétaire, qui confessa sans hésiter que la lettre avait été écrite de sa main, mais sous la dictée de son maître. Aussitôt un décret de double accusation fut rendu pour crime de péculat et crime de lèse-majesté; mais on s’engagea par serment à garder le silence sur le second grief dans la crainte qu’Arvandus, se voyant découvert, ne se sauvât chez les Visigoths : le même silence fut imposé au secrétaire sous les menaces les plus terribles. Cela fait, on nomma, pour porter le décret à Rome et soutenir l’accusation devant les juges, trois citoyens notables entre tous, Tonantius Ferréolus, de Lyon, ancien préfet du prétoire des Gaules, l’Arverne Thaumastus, de la famille Avita et parent de Sidoine Apollinaire, et Pétronius, d’Arles, qui passait pour un jurisconsulte consommé. Arvandus, qui crut jusqu’au bout qu’il ne s’agissait que d’une action de péculat, qui pensait d’ailleurs s’être mis à couvert de toutes les preuves, manifestait à peine quelques inquiétudes, quand il se vit arrêter et embarquer pour l’Italie sous la garde de ses propres soldats.
Le préfet des Gaules, tant sa légèreté était grande, ne réfléchit pas un seul moment sur sa situation. Tout le long de la route, on l’entendit plaisanter sur lui-même et sur ses accusateurs, et la traversée, très souvent orageuse des bouches du Rhône aux côtes de la Toscane, s’étant passée sans accident, il répétait à tout propos : « Doutez-vous maintenant de mon innocence, quand vous voyez les élémens s’apaiser en ma faveur et m’obéir comme des esclaves? » A son entrée dans Rome, on le remit à la garde de Flavius Asellus, comte des largesses sacrées, et, en considération de sa dignité, le Capitule lui fut assigné pour prison. Il attendit là fort doucement et en pleine quiétude d’esprit que les députés gaulois arrivassent à leur tour dans la métropole impériale : ils ne tardèrent pas beaucoup, et après les visites et les préliminaires d’usage le procès s’instruisit devant un tribunal de dix membres, chargé alors de connaître des accusations capitales contre les sénateurs.
C’était dans les premiers mois de l’année 469, et Sidoine, sorti de sa préfecture, n’avait pas encore quitté Rome. Il avait connu Arvandus au-delà des Alpes, et faisait profession d’amitié pour lui. La double accusation sous le poids de laquelle le magistrat gaulois était amené en Italie, l’ardeur extrême que manifestaient les provinces transalpines, le choix de leur députation, où figuraient des personnages considérables, amis ou parens de Sidoine, tout cela semblait conseiller à l’ex-préfet de Rome non pas de renier son ami, mais de mettre la plus grande réserve dans sa conduite entre l’accusateur et l’accusé. Cette réserve était simple et naturelle de la part d’un homme honnête que devaient révolter les crimes dont on chargeait Arvandus; mais Sidoine, vaniteux et inconséquent, vit surtout dans ce procès l’occasion de jouer un rôle et de montrer son crédit. « Arvandus est mon ami, se disait-il, et je prouverai que Sidoine dans la prospérité n’abandonne point ses amis malheureux. » Sous l’empire de ce sentiment plus orgueilleux que tendre, il se proclama le patron d’Arvandus et se crut un héros. Le pire de tout cela, c’est qu’il ne se faisait pas d’illusion sur la probité de son ami, dont il qualifie l’administration de dévastatrice. « Je me dois à moi-même de lui rester fidèle, » répétait-il à tout venant, et il ajoutait par une flatterie déguisée sous un faux semblant de liberté : « Je montrerai que sous un bon prince on peut aimer un accusé de lèse-majesté et le dire. » Du moins eût-il pu ne se faire ni le conseil de l’accusé, ni le révélateur de la partie secrète de l’accusation, ni l’instigateur d’un mensonge, mais il ne sut s’abstenir de rien. De compagnie avec un certain Auxanius, jurisconsulte de Rome et qui paraît avoir été l’un des conseils d’Arvandus, il alla trouver l’ancien préfet des Gaules et l’entretint de cette lettre interceptée dont l’accusation ne parlait qu’avec mystère, se proposant d’en faire usage à l’improviste, pour surprendre l’accusé et l’accabler de son propre aveu. C’était en effet là le plan de Ferréolus et de ses deux collègues, la lettre ainsi que les circonstances qui l’avaient fait tomber entre leurs mains étant tenues sous un profond secret, afin d’agir instantanément et énergiquement sur l’accusé et sur les juges. On se bornait à dire qu’il y avait dans cette lettre une accusation de lèse-majesté portée par Arvandus contre lui-même, et que les jurisconsultes qui l’avaient vue regardaient la condamnation comme assurée. Auxanius et Sidoine n’en savaient pas davantage. « Arvandus, lui disaient-ils, écoute-nous : prends bien garde au piège qu’on veut te tendre; abstiens-toi de tout aveu, quel qu’il soit. Le silence et une dénégation absolue peuvent seuls te sauver. » Cette prudence n’était point du goût d’Arvandus. Tantôt souriant de pitié, tantôt s’emportant contre ses amis avec une colère dédaigneuse : « Laissez-moi, s’écriait-il, épargnez-moi de si lâches avis; hommes dégénérés, indignes de pères qui se sont illustrés dans les affaires, laissez-moi les miennes, où vous n’entendez rien : vous n’êtes que de vils procureurs. Arvandus a pour lui sa conscience, et cela lui suffit. Il permettra peut-être à ses avocats de plaider sur les prétendus faits de concussion; quant à l’accusation de lèse-majesté, il la réserve pour lui et ne s’en inquiète guère. » Tel fut le succès de la démarche de Sidoine, juste récompense de sa vaniteuse sollicitude. Il sortit de la demeure d’Arvandus triste et humilié, comme un médecin qui voulait sauver un fou et que le fou a jeté à la porte : c’est lui-même qui nous fournit cette comparaison.
Une coutume des temps républicains, conservée malgré de si nombreuses révolutions, voulait que les accusateurs d’un magistrat, les députés d’une province pillée, d’une ville blessée dans son honneur ou dans son intérêt, se présentassent à Rome dans un attirail fait pour exciter la pitié, et visitassent ainsi leurs juges et les hauts fonctionnaires dont le patronage pouvait les servir. La députation gauloise eut soin de se conformer à l’usage : on la voyait traverser les rues et les places en habit de deuil, la chevelure négligée, le visage triste et sévère, attirant sur elle par l’humilité de son maintien la commisération ou du moins la sympathie publique. Arvandus au contraire affichait à tous les regards une impudente sécurité. Mis en liberté provisoire, il semblait avoir pris domicile au Forum; c’est là qu’on l’apercevait chaque jour, vêtu d’une robe blanche élégamment drapée, courant à droite et à gauche, échangeant des saluts, interpellant les passans, et provoquant tout le premier les félicitations sur son acquittement prochain. Parfois il interrompait sa promenade pour entrer dans les boutiques qui garnissaient la place, marchandait des bijoux, faisait déployer des étoffes de soie, donnait son avis sur quelque belle pièce d’orfèvrerie, touchait à tout, contrôlait, estimait tout, et, entremêlant son dialogue de déclamations contre les temps et les lois, se plaignait des juges, du sénat, du prince lui-même, qui ne prenait point souci de le venger avant de l’avoir entendu.
Cependant arrive le jour du procès, et dans la curie, transformée en cour de justice, les décemvirs prennent place sur leur tribunal, le sénat étant au grand complet. Bientôt on appelle les parties : l’accusé et ses défenseurs devaient être introduits dans la salle par un côté, les accusateurs par l’autre. Arvandus s’élance le premier, et se présente avec un front rayonnant, bien peigné, bien poncé, tandis que les trois Gaulois, à moitié vêtus de noir et le visage triste et pâle, attendaient modestement l’huissier des décemvirs. Avant l’ouverture de l’audience, on autorise ceux des comparans qui étaient de rang préfectoral à prendre place sur les bancs. Aussitôt Arvandus, montant précipitamment les degrés, court avec une effronterie maladroite s’asseoir presque au milieu de ses juges; Ferréolus au contraire, bien que l’égal d’Arvandus en dignité, va se ranger avec ses deux collègues à l’extrémité des derniers bancs, faisant voir par là que, s’ils étaient sénateurs, ils n’oubliaient point pour cela leur rôle d’accusateurs et de députés : tout le monde applaudit à leur sage réserve. Sur ces entrefaites, les débats sont ouverts, et les députés debout exposent l’objet de leur mission; ils lisent d’abord le décret provincial qui les institue, passent à l’énumération des griefs, spécifient les faits de péculat, articulent les preuves, et arrivent enfin à la lettre qui était le coup secret de l’accusation. La lecture en est à peine commencée, qu’Arvandus s’écrie brusquement et sans provocation que c’est lui qui l’a dictée. « Cela est de toute évidence, répondent les députés, c’est Arvandus qui a dicté cette lettre infâme. » Lui, comme frappé de vertige, demande quel crime contiennent ces pages, et répète deux ou trois fois qu’elles sont bien de lui. « O juges, dit alors un des accusateurs en élevant la voix, vous entendez l’aveu du coupable; il se reconnaît criminel de lèse-majesté. » Cette scène parut faire sur les juges une profonde impression. La lecture de la lettre ayant été achevée, on cita les textes de lois qui définissaient le crime de lèse-majesté, qui en précisaient les circonstances, qui en établissaient les peines. Ce fut alors qu’Arvandus se repentit, mais trop tard, de sa loquacité inqualifiable; il pâlit en entendant la loi comme à la découverte d’une chose nouvelle et inattendue. Ce préfet du prétoire des Gaules, vieilli dans les honneurs, ignorait à ce point le droit de son pays, qu’il croyait l’application des lois de lèse-majesté bornée aux attentats contre le prince et à l’usurpation de la pourpre. Le commentaire de Ferréolus ou de Pétronius le tira de son erreur, son enivrement se dissipa; toute cette poussière de futilité et de confiance en soi-même tomba pour ne laisser voir qu’un abattement misérable. Il demandait grâce, il suppliait, et les bras étendus vers l’assemblée il conjurait tout le monde de l’épargner. C’était un triste spectacle que celui de cet homme couvert d’or et de soie, de ce suppliant si soigneusement paré, qu’attendaient la prison publique et pour le moins les latomies et les ergastules d’esclaves. Les décemvirs prirent du temps pour délibérer et prononcer le jugement. Toute audition de témoins devenait inutile par la reconnaissance de la lettre; le crime était constant, il entraînait la peine de mort, et la mort fut décrétée. Un sénatus-consulte, rendu sur la proposition de Tibère, accordait au condamné à la peine capitale un délai de dix jours entre l’arrêt et l’exécution; ce délai avait été successivement étendu à trente : c’était un bénéfice que tout condamné pouvait invoquer, et qu’Arvandus réclama du fond de sa prison. Ces trente jours d’attente furent pour lui une longue et cruelle torture qui lui mettait sous les yeux jusque dans ses rêves le croc, les gémonies, le lacet et l’horrible figure du bourreau[12]. Ici encore Sidoine Apollinaire vint à son secours. Soit mécontentement de l’indocilité de son ami, soit plutôt vergogne de jouer devant le sénat le rôle de patron d’un tel homme dans une telle cause, l’ancien préfet de Rome n’avait point voulu assister au jugement, et sous un prétexte quelconque il avait quitté la ville; mais après la condamnation il écrivit à l’empereur pour obtenir en faveur du coupable, sinon une grâce entière, du moins celle du dernier supplice, et à son retour à Rome il fit près d’Anthémius les plus pressantes démarches : il réussit. Arvandus, après avoir vu ses biens confisqués (ce n’était pas ce qui le gênait le plus), fut frappé du bannissement perpétuel : « Il eût dû mourir de honte, il a la force de vivre, » dit à ce sujet son protecteur, qui ne l’épargne pas trop dans ses lettres. Tout le monde blâma Sidoine de sa nouvelle intervention, moins excusable encore que la première, puisqu’elle sauvait de la mort un traître avéré, un grand coupable, dont la punition eût été salutaire à ses pareils. Qu’importait l’exil à cet homme qui calculait si bien le déclin de l’empire et croyait à sa chute prochaine? Du lieu de son bannissement, il attendrait chaque jour, l’œil fixé sur la mer, qu’un vaisseau d’Arles ou de Carthage vînt lui apporter sa délivrance avec la nouvelle que Rome n’était plus. Dans l’espérance de ces traîtres qui trafiquaient de la patrie au profit des Barbares, un tel châtiment, c’était l’impunité.
Sidoine lui-même dut regretter amèrement sa faiblesse, lorsque, rentré en Gaule, il vit s’agiter autour de lui cette multitude de Gaulois, agens des Visigoths, dont l’issue de ce procès sembla redoubler l’audace. Il quitta Rome vers le milieu de 469, quand déjà l’aspect des affaires s’assombrissait, qu’un échec menaçait les armes d’Anthémius en Afrique, et que la concorde avait cessé d’exister entre le gendre et le beau-père. Il regagna Lyon le cœur plein de tristes pressentimens; il y tomba juste au milieu d’une fête barbare qui ne contribua pas à l’en distraire : c’était le mariage d’un prince frank, nommé Sigismer, avec la fille de celui des quatre rois burgondes qui avait fixé dans cette ville sa résidence et le siège de sa domination. Sidoine vit le jeune fiancé arriver aux portes de la cité, où le reçurent en grand apparat les officiers burgondes. Sigismer était de haute taille, d’apparence vigoureuse et sanguine, avec de longs cheveux d’un rouge ardent qui pendaient en boucles au-dessous de son casque; il avait pour vêtement une tunique de soie blanche brodée d’or, recouverte d’un manteau de pourpre, et le harnais de son cheval étincelait d’or et de pierreries. A son entrée, il voulut descendre de cheval et gagner à pied, par honneur pour son beau-père, le prétoire, où celui-ci l’attendait. Les nobles franks qui lui faisaient cortège étaient, ainsi que leurs suivans, en tenue de guerre complète : justaucorps bariolé descendant à peine au jarret, savon vert garni de franges rouges, jambards de cuir non tanné fixés par des attaches au-dessus de la cheville et au-dessous du genou, et garnissant le devant de la jambe sans couvrir le mollet; leur bras droit, nu jusqu’au coude, tenait une lance à crochets; un bouclier de cuivre doré, à bords d’argent, était passé dans leur bras gauche, et un long sabre pendait aux chaînes de leur ceinturon. Ils traversèrent dans cet équipage les rues de la ville de Lyon, dont le pavé retentissait du cliquetis de leurs armes. Le prétoire où le roi burgonde les attendait n’était autre que l’ancien palais des empereurs romains, celui d’Auguste, de Claude, de Sévère, bâti non loin de l’autel consacré par la Gaule au génie de Rome et des césars. Des hôtes royaux, chevelus et armés, qui n’entendaient point le latin et commandaient aux Romains en langue germanique, y tenaient maintenant leur cour, y donnaient leurs fêtes, y célébraient leurs mariages. Sidoine n’avait quitté les Barbares en Italie que pour les retrouver en Gaule : ils étaient partout.
Ce spectacle lui pesait. Aussi, avant que la cérémonie ne fût terminée, il partit pour l’Auvergne, où il avait résolu de passer le reste de ses jours dans la paisible retraite d’Avitacum, entre son lac et son bois de plus sillonné de cascades, entre sa bibliothèque et une société choisie qui s’occuperait d’études plutôt que d’affaires. Il voulait retravailler ses vers, revoir ses lettres et en donner une édition corrigée à laquelle il attachait sa gloire; il se mit à l’œuvre, et c’est cette édition que nous possédons aujourd’hui. Cependant le travail de correction fut plus d’une fois interrompu, et plus d’une fois les idées du poète furent ramenées vers la politique par les symptômes de dissolution qu’il apercevait autour de lui, et surtout par l’annonce de nouvelles catastrophes au siège de l’empire.
AMEDEE THIERRY.
- ↑ « Sacra mandata, sacri apices. » Sidoi. Apoll., Epist., I, 5.
- ↑ « Moram vianti non veredorum pancitas, sed amicorum multitudo faciebat. »
- ↑ « Nunc in juncis pungeatibus, nunc et in scirpis enodibus, nidorum strues imposita nutabat. » Sid. Apoll., Ibid.
- ↑ « Proprio marte… » Sidon. Apollin., Panegyr. Anthem., v. 353.
- ↑ « Pellitus. » Eunod., Vit. S. Epiphan., p. 340, edit. Schot.
- ↑ On peut consulter dans Ennodius la conversation qu’eut plus tard Anthémius avec saint Épiphane. Vit. S. Epiphan., p. 339 et seqq., édit. Schot.
- ↑ « Jam cyclade pronuba, jam toga senator honoratur. » Sidon. Apoll., Epist. I, 5 ad fin. — La cyclade était une robe arrondie par le bas et garnie d’un galon de pourpre : c’était le vêtement des matrones qui assistaient l’épousée le jour des noces.
- ↑ « Bone Deus, quæ ille propositionibus ænigmata, sententiis schemata, versibus commata, digitis mechanemata facit! » Sidon. Apoll., Epist. I, 9.
- ↑ « Si quid experto credis, multa tibi seria hoc ludo promovebuntur. » Sidon. Apoll., Epist., I, 9.
- ↑ « In modum provinciarum. » Ammian. Marcellin, l. XVI.
- ↑ Au moment de son procès, Arvandus avait été préfet cinq ans en cumulant ses deux préfectures. « Privilegiis geminæ præfecturæ quam per quinquennium repetitis fascibus rexerat, exauguratus. » Sid. Apoll. Epist. I. 7.
- ↑ « Uncum et gemonias, et laqueum per horas turbulenti carnificis horrescens. » Sidon. Apollin., Epist., I, 7.