CHAPITRE XIV

VICTOR DURUY


Aucune existence n’a été plus honorable que celle de M. Duruy ; peu de mémoires ont été plus honorées. Pas une note discordante ne s’est mêlée aux éloges qui lui ont été accordés et qu’il méritait tous. On raconte que, pendant le siège de Paris, un membre de l’Institut, l’amiral B..., passant devant le ministère de l’Instruction publique, vit, à la porte, un factionnaire qu’il crut reconnaître.

« C’est vous, Duruy ?

― Oui, amiral.

― En faction devant cet hôtel où vous avez été ministre !

― On ne peut pas toujours être ministre, mais on peut toujours faire son devoir. »

Voilà M. Duruy tout entier. Partout et toujours, dans sa chaire de professeur ou dans son cabinet de ministre, aux Tuileries ou à la tribune, il a été le Soldat du devoir, mais, cette fois, avec d’autant plus de mérite que ce n’était pas son devoir : il avait soixante-deux ans quand son confrère le vit, le fusil sur l’épaule.

M. Duruy est un des rares membres de l’Institut qui aient été élus dans trois classes différentes, à trois titres différents : aux inscriptions et belles-lettres, comme érudit ; aux sciences morales et politiques, comme historien ; à l’Académie française, comme écrivain.

Nos deux fauteuils, à l’Académie, se touchaient ; et les deux voisins devinrent bien vite deux amis intimes.

Je n’ai jamais vu académicien si heureux de l’être. Comme je m’étonnais que cet honneur, venu après tant d’autres, lui causât tant de joie :

« Oh ! mon cher ami, me dit-il, j’ai occupé, en effet, de très beaux postes : inspecteur général de l’Université, membre du gouvernement, voire même membre de l’Institut ; eh bien, aucune de ces distinctions successives ne m’a valu autant de félicitations cordiales que mon titre d’académicien. C’est que, pour le monde, voyez-vous, la seule académie, c’est la vôtre ; il n’y a d’immortels que chez vous. »

L’élévation de Duruy eut quelque chose de tout à fait exceptionnel. Il gravit tous les degrés du pouvoir, comme les jeunes gens montent les marches d’un escalier, quatre à quatre, par un coup de faveur qui s’est trouvé un coup de justice, et cela, sans que cette extraordinaire fortune étonnât ou choquât personne, et lui inspirât à lui le moindre orgueil.

On sait le point de départ de son élévation. L’empereur Napoléon III, s’étant mis en tête d’écrire une vie de César, il lui fallut un collaborateur pour faire les recherches et préparer les documents. On lui indiqua un professeur d’histoire au lycée Henri IV, M. V. Duruy. Quinze jours après, Duruy entrait en fonction ; un mois plus tard, il était en faveur auprès du souverain. Rien de plus explicable. Napoléon III trouvait en Duruy une espèce d’homme qu’il ne connaissait pas, un être absolument simple. Il en fut stupéfait et charmé.

Les opinions politiques de Duruy le mettaient pourtant aux Tuileries dans une position bien délicate ; il était républicain ! Il s’en tira de la façon la plus inattendue, en restant républicain. Il ne cacha, il ne renia, il ne changea rien de ses principes, et comme il eut le tact de ne pas les afficher, comme, en outre, il apporta dans son travail, une conscience, une science, une sûreté de renseignements, une largeur d’idées véritablement rares, le souverain, qui l’avait d’abord pris en goût, le prit bientôt en amitié ; il devina peu à peu dans son collaborateur littéraire un précieux auxiliaire politique, et il le fit entrer dans son gouvernement.

Il n’eut pas lieu de s’en repentir. Peu de ministres de l’Instruction publique ont rendu autant de services que M. Duruy. Il porta, dans une fonction nouvelle pour lui, cette passion du bien qui fait de l’ambition une vertu.

J’allais assez souvent le voir au ministère. Sur une des parois de son cabinet s’étalait, à la première place, une grande carte de France, où les départements étaient teintés de trois couleurs différentes : blanc, gris, noir.

« Voyez-vous, me dit-il un jour. Voilà l’objet perpétuel de mon étude. Voilà mon champ de bataille ! Les départements teintés en blanc sont ceux où l’on sait très bien lire ; les gris, ceux où on lit à peu près ; les noirs, ceux où on ne lit pas. Eh bien ! je suis devant cette carte, comme les conquérants devant le pays qu’ils veulent envahir. Il faut absolument que je conquière ces affreux départements noirs ! que j’en chasse l’ignorance ! je ne serai heureux que lorsque toute ma carte de France sera blanche. »

Les progrès qu’il réalisa dans l’enseignement primaire furent immenses, mais ils ne furent pas les seuls. Il jeta les fondements de l’enseignement moderne, en créant les cours de Cluny ; il préluda à l’éducation publique pour les jeunes filles, en fondant pour elles les cours de la Sorbonne. Dieu sait quelles attaques furieuses lui valut cette innovation ! Mgr Dupanloup le prit violemment à partie, à la Chambre même ; il l’accusa d’arracher les jeunes filles à leurs mères ; et on sait quelle violence impétueuse enflammait la parole de Mgr Dupanloup. M. Duruy n’était pas aussi éloquent que lui ; mais il trouva dans sa conscience d’honnête homme, et dans sa conviction de citoyen, des accents d’une fermeté sincère et mâle, devant lesquels tomba tout l’emportement du fougueux évêque.

Enfin Duruy, vers 1864, eut le courage et la force de nous rendre, en partie, une de nos plus chères libertés, la liberté de la parole publique.

Je puis parler de cet épisode de sa vie ministérielle avec compétence, j’y ai été mêlé, et le fait est assez curieux pour mériter quelques détails.

M. Saint-Marc Girardin professait alors à la Sorbonne ; son succès rappelait ceux de Villemain, de Guizot et de Cousin ; mais il ambitionnait encore quelque chose de plus. Il rêvait un auditoire plus nombreux, plus mêlé, un auditoire populaire. Il me fit part de son projet, me demanda de m’y associer ; et, un jour, nous allâmes, lui et moi, trouver le ministre de l’Instruction publique, M. Duruy, et lui demander l’autorisation d’ouvrir, en plein faubourg, devant un public d’ouvriers, des conférences au profit des exilés polonais. Il nous fallait quelque hardiesse pour faire cette demande, mais il en fallait bien plus au ministre pour l’accueillir. Songez donc ! en 1864 ! quand toutes les plumes étaient muettes ! Un ministre, proposer à l’Empereur de nous rendre la liberté de la parole ! M. Duruy, qui était un vaillant homme et un sincère libéral, nous reçut à merveille, se montra sympathique à notre projet, mais sans nous en cacher les difficultés. « Que dirait le Conseil des ministres ? Que dirait l’Empereur ? Enfin, ajouta-t-il, j’essaierai. Il y a conseil demain, j’exposerai et j’appuierai votre demande. Revenez après-demain ; je vous rendrai réponse. » Nous arrivons à l’heure dite. « La séance, nous dit-il, a été très vive, presque orageuse, mais l’Empereur a tranché la question ; voici l’autorisation ; seulement on y met une condition dont j’ai accepté la responsabilité. Il ne sera pas parlé politique. Acceptez-vous ? Promettez-vous ?

Promesse ! acceptation ! remerciements ! et, un mois après, nos séances commençaient, dans une salle détruite aujourd’hui, la salle Barthélemy, située derrière le Château-d’Eau, et contenant trois mille cinq cents personnes.

Saint-Marc Girardin se chargea du discours d’ouverture, et moi de la conférence proprement dite : J’avais pris pour sujet :


Jean Reynaud


Deux jours avant l’ouverture, Saint-Marc Girardin me fit une singulière confidence :

« Je meurs de peur ! me dit-il.

― Vous ! après dix ans de succès à la Sorbonne !

― Oh ! ce n’est pas la même chose ! ce n’est pas le même public ! nous aurons en face de nous des hommes du peuple. Il ne s’agit pas là d’avoir de l’esprit, du goût, de l’éloquence si vous voulez. Il faut les prendre par les entrailles, comme dit Molière. Est-ce que cela ne vous effraie pas ?

― Non, j’ai bien étudié mon sujet, j’ai la conscience de leur apporter un travail sérieux et sain. A la grâce de Dieu !

― Oh ! conscrit ! me répondit-il en riant ; ces gaillards-là ne doutent de rien, parce qu’ils n’ont jamais été au feu. Eh ! bien, moi, depuis quatre jours, j’ai la colique. »

Notre première séance fut très brillante ; les autres se succédèrent très heureusement, tous les dimanches, pendant trois mois, avec le concours de MM. Jules Simon, Jules Favre, Duc de Broglie, etc. ; une des dernières fut marquée par un fait assez singulier. C’était moi qui devais prendre la parole, et j’avais choisi comme sujet : La femme au dix-neuvième siècle. ― La veille au soir, j’étais dans mon cabinet, travaillant encore pour le lendemain, quand, à dix heures et demie, j’entendis le bruit de la sonnette. Qui pouvait venir me voir à cette heure ? Mon domestique entra avec cette carte :



Secrétaire particulier
de M. le Ministre de l’Instruction publique.

« Faites entrer. »

Un homme, jeune encore, se présente, et non sans un certain embarras.

« Vous venez de la part du ministre, monsieur ?

― Oui, monsieur, et la commission dont je suis chargé par lui n’est pas sans quelque difficulté.

― Qu’est-ce ?

― Ce matin, au Conseil, M. Duruy a été très vivement interpellé par un de ses collègues à cause de vous.

― A cause de moi !

― On a assuré que, dans votre conférence de demain, vous deviez faire l’éloge de Robespierre. M. le ministre a répondu que c’était impossible, attendu qu’il vous tenait pour incapable de manquer à votre promesse. Mais enfin, l’attaque a été si précise, si vive, l’Empereur lui-même en est si frappé, que M. le ministre sent le besoin de répondre demain au Conseil par un mot direct de vous.

― Rien de plus simple, répondis-je très tranquillement, et prenant une feuille de papier, j’écrivis en grosses lettres : « Je hais Robespierre de tout mon amour pour la Liberté, pour la Justice, et pour l’Humanité. »

« Je crois que cela suffira, » repris-je en remettant le papier au jeune secrétaire.

A quelques jours de là, je fus appelé aux Tuileries pour présenter à l’Empereur un nouvel élu académique.

« Eh bien, monsieur, me dit l’Empereur, avec de demi-sourire énigmatique qui le caractérisait, êtes-vous content des conférences de la salle Barthélemy ?

― Très content, sire, permettez-moi d’ajouter, très reconnaissant, et je crois que votre Majesté n’a pas lieu de les regretter. Elles prouvent qu’on peut, sans danger, nous rendre la parole, pourvu que celui qui parle ait une seule préoccupation ; ne rien dire qui ne soit utile à ceux qui l’écoutent. »

Ainsi se termina ce petit événement, qui fit quelque bruit à cette époque, qui honore grandement M. Duruy, et resserra singulièrement notre amitié.

Il m’en donna bientôt une marque que je suis heureux de rappeler en finissant.

Un jour, étant encore ministre, il nous engagea, Gounod et moi, à déjeuner, dans sa petite propriété de Villeneuve-Saint-Georges. Au sortir de table, il nous proposa une promenade sur la Seine. Le temps était splendide ! une délicieuse matinée d’avril ! et nous nous laissons aller au fil de l’eau, quand tout à coup M. Duruy, se retournant vers moi, me dit :

« Il me vient une idée ! Legouvé, il paraît que votre père lisait très bien les vers, et que vous tenez de lui.

― Du moins, repris-je en riant, voilà trente ans que je tâche.

― Eh bien ! si vous nous récitiez un beau morceau de poésie ? Personne ne vous entendra que nous. Les deux rives sont si éloignées, et, en face de ce joli paysage, dans cette solitude, ce sera charmant.

― Très volontiers, repris-je, à une condition, c’est que Gounod nous chantera quelque chose ; vous verrez comme il change !

― Bravo ! bravo ! reprit Duruy. Ah ! mon cher Gounod !...

― Je ne demande pas mieux, reprit Gounod.

― Eh bien ! commençons. »

Ce que je récitai, ce que chanta Gounod, je l’ai oublié. Mais ce que je n’oublierai jamais, c’est la figure de notre hôte ! Je vis là un Duruy que je ne connaissais pas ! Un enfant ! un ingénu ! un enthousiaste ! un poète ! Il débordait de joie et de reconnaissance. » Oh ! mes amis, que je vous remercie ! Vous me faites du bien ! Ce ciel, cette musique, ces vers, cette promenade sur l’eau, tout cela va si bien ensemble ! Un pauvre ministre comme moi a si peu de journées pareilles ! Et j’ai eu une vie si sévère et si sevrée de plaisirs ! »

Quand nous revînmes sur le bord, nous étions émus tous trois, et depuis... depuis que nous avons eu le regret de le perdre, je ne me rappelle jamais ce front mâle, où se peignait son caractère ; ses yeux si vifs, où perçait son intelligence ; cette large bouche cordiale et ouverte, où respirait sa bonté, sans que le souvenir de Villeneuve-Saint-Georges ne vienne jeter pour moi, sur cette physionomie, je ne sais quel reflet d’idéal qui la complète.