CHAPITRE XV

PREMIÈRE LEÇON D’UN COURS D’HISTOIRE DE FRANCE


J’étais, à la campagne, chez des amis et avec des amis. La réunion était nombreuse. J’y avais remarqué une dame qu’on pouvait appeler une jeune mère, car sa fille semblait à peine une jeune fille. Toutes deux m’avaient charmé par le goût délicat et sobre de leur toilette, et surtout par une distinction de langage, assez rare aujourd’hui. Un jour, après le déjeuner, la mère vint à moi, et me dit :

« Je voudrais bien que ma fille pût profiter de son heureuse rencontre avec vous. Si je vous demandais pour elle une courte causerie sur un sujet quelconque, poésie... histoire... morale, que diriez-vous ?

― Que je ne peux pas refuser, répondis-je en riant, puisque c’est mon état... Mais d’abord, quel âge a votre fille, et où en est-elle de ses études ?

― Elle touche à ses seize ans, et, après les vacances, elle va commencer un cours complet d’histoire de France.

― Il suffit, j’accepte. Je rêve depuis longtemps à un sujet de conférence assez difficile... Je ferai l’épreuve de mon idée pour votre fille et sur votre fille ; à demain ! »


I modifier

Le lendemain, la mère et la fille entrèrent à dix heures dans mon cabinet de travail.

« Ma chère enfant, dis-je à la jeune fille, me voilà donc votre professeur pour une heure ! J’en suis très heureux, et je voudrais m’en montrer digne. Madame votre mère m’a dit qu’à la rentrée des classes vous alliez suivre un cours complet d’histoire de France. Eh bien ! je voudrais que notre entretien fût la première leçon de ce cours, qu’il lui servît de préface, et que son souvenir vous suivît et vous profitât pendant toute la durée de vos leçons. Sur quoi donc portera notre étude ? De quelle époque nous occuperons-nous ? Est-ce des Carlovingiens ? du moyen âge ? de la Renaissance ? du siècle de Louis XIV ? de la Révolution et de l’Empire ?... Nullement. Nous allons commencer par la fin. Ce que nous allons étudier, c’est aujourd’hui... le présent : au lieu de Pharamond, le président de la République. Seulement, expliquons-nous. Je n’entends pas, par le présent, ce qui se passe et ce qui passe, les faits du jour, les événements et les hommes du moment ; non, je parle de ce qui est permanent dans une époque, de ce qui en constitue la vie, de son organisation sociale. » Je m’arrêtai un moment après ce mot, et regardant la mère, j’ajoutai demi-gaîment :

« Je crois voir sur le visage de madame votre mère, que ce mot et la gravité de ce sujet l’effrayent un peu pour une jeune fille, et qu’elle se demande en quoi cette étude, tout abstraite et toute actuelle, pourra vous servir pour l’ensemble de votre cours.

« Je vais vous l’expliquer. Les siècles se suivent, dit-on souvent, on devrait dire qu’ils s’engendrent. Aujourd’hui est le fils d’hier, et de tous les innombrables hier qui le précèdent. Le présent est le résumé du passé. Telle de nos institutions forme à elle seule un chapitre de l’histoire de France tout entier. Donc, étudier ce qui fut, à la lumière de ce qui est, c’est en comprendre le but, c’est en apprécier le développement, c’est en saisir le fil. Beaucoup de faits historiques, étudiés chronologiquement, restent obscurs parce qu’on ne sait pas où ils conduisent. Mais que tels ou tels événements, inexplicables ou monstrueux, vous apparaissent non plus comme une halte dans les ténèbres ou dans le sang, mais comme une étape vers un avenir que vous connaissez, alors tout change, tout s’explique, tout prend de l’intérêt. Comprenez-vous bien ce que je veux dire ? Est-ce clair ?

― Parfaitement, reprit la mère.

― Je veux vous rendre mon idée plus sensible encore, et mon moyen sera bien simple. Je mettrai en pratique l’invention d’une des femmes les plus distinguées de ce temps-ci, et qui a le plus fait pour l’éducation des enfants et des jeunes filles, Mme Pape-Carpentier. Elle a inventé les leçons de choses. Eh bien ! notre leçon d’histoire sera une leçon de choses. Tenez, voyez ce que j’ai mis là sur ma table de professeur. Sont-ce des livres ? des notes ? Non, rien autre chose que cinq petits imprimés : un bulletin d’impositions, une carte d’électeur, une citation devant le juge de paix, un appel de service pour un officier de réserve, une invitation de bal à la Présidence. Or, je vais essayer, à l’aide de ces cinq petits papiers, de vous expliquer, non pas tous les rouages de nos grands ministères, je m’y perdrais et vous aussi, mais de mettre en lumière leur principe, le point qui les distingue du passé. Je veux plus, et, vous l’avouerai-je ? Je n’aurai atteint mon but que si vous sortez de notre entretien, avec le cœur encore plus français, aimant encore un peu plus notre pays... c’est-à-dire plus fière de ce qu’il est, plus intelligente de ce qu’il fut, plus confiante en ce qu’il sera. »


II modifier

« Commençons par les finances.

« Notre hôte vous a certainement fait voir, dans son jardin, une petite machine fort ingénieuse, de date assez récente, et dont il s’amuse beaucoup. C’est un appareil qui, au moyen du pétrole, fait monter l’eau d’une source souterraine dans un réservoir, d’où elle se déverse et se distribue dans toutes les parties du jardin.

« Or, quel est le modèle de cette pompe aspirante et refoulante. C’est le cœur humain, notre cœur. Lui aussi, il attire à lui notre sang par le canal des veines, pour le répandre par les artères dans tout l’organisme. Eh bien ! qu’est-ce que le cœur ? C’est le ministère des finances. Ce bulletin d’impositions force l’argent, qui est le sang du corps social, à venir se remettre lui-même entre les mains qui l’appellent, et d’où il se répand dans tous les services de l’État.

Trois traits caractéristiques distinguent ce petit papier :

« 1°) Il est envoyé directement par l’État ;

« 2°) Il est remis à tous les citoyens, à quelque classe qu’ils appartiennent ;

« 3°) Il répartit l’impôt entre tous, en vertu d’un seul et même principe ;

« 4°) Il agit au nom d’une loi consentie par l’universalité des citoyens.

En d’autres termes :

« L’État est percepteur ;

« Tous les Français sont égaux devant l’impôt ;

« L’impôt est voté par ceux qui le payent ;

« Rien de plus juste, ce semble, et de plus simple que cette organisation.

« Le croiriez-vous, cependant ! il a fallu quinze siècles de luttes pour en arriver là. L’histoire de l’impôt est un martyrologe. Le cours que vous allez suivre à la rentrée des classes vous fera suivre pas à pas toutes les phases ; vous verrez quelle suite effroyable d’extorsions, de violences, d’iniquités, de sanglants combats ont subi nos pères, pour conquérir ce dont nous jouissons aujourd’hui. Me trompé-je en croyant qu’il sortirait de là, pour vous, un double enseignement ? Ce rapprochement perpétuel et forcé entre les deux époques, ne les éclairera-t-il pas toutes deux ? Ne les rendra-t-il pas plus vivantes toutes deux ? N’aurez-vous pas plus de pitié pour le passé, et plus de reconnaissance pour le présent ? Ne vous associerez-vous pas avec plus d’émotion à toutes les souffrances de nos pères et ne saluerez-vous pas avec plus de respect l’ère de justice qui est la nôtre ? Certes, il reste plus d’un progrès à faire, plus d’un danger à éviter, plus d’un ennemi à combattre ; mais nous tenons le principe, et les conséquences légitimes s’en déduiront forcément, par l’exemple même du passé.

« Un dernier mot :

« De cette étude, se dégage, pour moi, un sentiment assez rare et que je voudrais vous voir partager, le respect de l’impôt.

« Qu’il ait été autrefois oppresseur, spoliateur, c’est incontestable ; mais, tel qu’il est établi aujourd’hui, il nous donne bien plus qu’il ne nous prend : la part qu’il prélève sur nos biens nous assure la paisible jouissance du reste. C’est le vrai défenseur de la propriété et de la liberté. Aussi ne puis-je comprendre comment les gens les plus probes du monde se permettent, vis-à-vis de lui, mille improbités de détail. On le fraude sans scrupule par des déclarations fausses et par des contrebandes. Croyez-moi, quand vous serez à l’âge où l’on paye les impôts, soyez honnête avec l’État comme avec tout le monde, et si, ce qui est bien permis, vous trouvez les contributions un peu lourdes, je sais un moyen de les alléger : payez-les gaiement ! »


III modifier

Je n’entrerai pas dans le détail des autres parties de la leçon, ce récit nous mènerait trop loin ; mais je vais tâcher d’en résumer l’esprit sommairement et avec précision, pour bien faire comprendre mon idée.

J’ai appliqué partout la même méthode que pour le ministère des finances.

Chacun des petits bulletins m’a servi à montrer en action, à mon élève, nos principaux ministères, à en marquer nettement le trait caractéristique, ce qui constitue le progrès.

Pour le ministère de la guerre : le service obligatoire, toute la nation armée. Pour le ministère de l’instruction publique : l’enseignement primaire obligatoire, toute la nation instruite. Pour le ministère de la justice : l’institution des justices de paix et l’institution du jury ; l’une datant de l’Assemblée Constituante, et joignant la justice conciliatrice à la justice protectrice des droits ; l’autre datant de 1790, et ajoutant la conscience de tous à la science des juges ; achevant de porter la pleine lumière dans les ténèbres des jugements criminels.

Au palais de la Présidence, le principe de l’élection appliqué même au chef de l’État.

Après chacune de ces explications, j’ai fait sentir à mon élève quel intérêt, pour ainsi dire dramatique, cette connaissance du présent ajouterait, pour elle, à l’étude du passé.

« Les transformations de ces divers services publics, lui ai-je dit, se succéderont devant vous comme les actes d’une pièce de théâtre, qui, s’enchaînant logiquement l’un à l’autre, naissant l’un de l’autre, marchent à un but déterminé et certain.

« Enfin, voici une invitation de bal pour la Présidence, qui me rappelle un fait assez frappant.

« Vers 1883, j’entrais un soir à l’Opéra ; je montais le grand escalier ; devant moi, je voyais, à trois ou quatre marches plus haut, un homme à cheveux grisonnants, donnant le bras à une jeune fille : c’était le président de la République. J’avais eu avec lui, avant sa présidence, quelques relations du monde. Il se retourne, me reconnaît, et s’arrête en m’attendant. ― « Vous ! me dit-il, quand je fus près de lui, je suis heureux de vous rencontrer. Permettez-moi de vous présenter ma fille, et à ma fille. » Il me nomma à elle, et ajouta amicalement : « Voulez-vous me faire un plaisir ? Il y a bal dimanche à l’Élysée ; acceptez une invitation. Vous avez bien, dans votre nombreuse famille, quelque jeune personne qui danse... »

« Est-ce que cette familiarité, cette simplicité, cette cordialité ne vous frappent pas singulièrement en un si haut personnage ? Est-ce que ce souvenir ne rendra pas plus saisissantes pour vous les majestueuses ou redoutables figures de souverains que vous offrira le passé ? Est-ce que vous ne suivrez pas avec plus de curiosité toutes les phases qu’à traversées le pouvoir monarchique, pour en arriver à faire du chef de l’État un simple citoyen, et de ce pouvoir qui était le grand ressort de la machine gouvernementale, un balancier qui ne sert plus qu’à imprimer le mouvement et à le régler.

« Je m’arrête, et je termine en vous disant :

« Au début de notre leçon, je vous ai promis trois choses :

« 1°) De vous faire comprendre et apprécier la France d’aujourd’hui. Je l’ai fait ;

« 2°) De vous intéresser à l’étude de la France d’autrefois. Je l’ai fait ;

« 3°) De vous donner confiance dans la France de demain. Je vais tâcher de le faire :

« Il y a vingt-six ans, en 1871, en quel état se trouvait la France ?

« Vaincue, mutilée, découronnée de sa gloire par la guerre étrangère, dévastée et déshonorée par la plus honteuse des guerres civiles, écrasée sous le poids d’une effroyable rançon, déchirée entre quatre partis, elle voyait s’amonceler sur sa tête les plus sombres pronostics ; on lui prédisait une série de révolutions ; l’impossibilité de payer sa dette ; l’occupation indéfinie de son territoire ; l’isolement en Europe ; sa chute irrémédiable au rang des nations secondaires ; et, à brève échéance, la mort du gouvernement qu’elle s’était donné.

« Qu’est-il arrivé ?

« La France est debout, et ce gouvernement a vécu ! Vécu dix ans de plus que les quatre pouvoirs monarchiques qui l’avaient précédé.

« La rançon a été payé avant le terme fixé.

« Le territoire a été délivré avant le terme espéré.

« Il n’a pas éclaté, dans tout le pays, une seule révolte à main armée.

« Les deux plus grandes souverainetés de notre époque, la plus puissante autocratie morale, et la plus puissante autocratie politique, le pape et le tsar, sont venus spontanément à nous, et nous ont tendu la main en amis.

« Le palais de l’Élysée a changé cinq fois de maître, et ces cinq transmissions du pouvoir présidentiel se sont accomplies avec autant de calme que les plus heureuses successions monarchiques.

« Un simple citoyen français, dont le mérite réel n’était rehausé, ni par l’éclat d’un grand nom, ni par de brillantes actions militaires ou civiles, s’est vu recevoir par un grand souverain, avec autant de pompe qu’un roi, rien que, parce qu’il était le représentant de la France.

« Enfin, chose plus frappante encore, peut-être sans exemple, le traité d’alliance, fait entre les deux chefs d’État, a été contresigné, par acclamation, en face de l’Europe, par les deux nations.

« Qu’en conclure ?

« Qu’un pays qui est sorti ainsi d’une telle crise n’est pas près de voir finir son rôle dans le monde, que Dieu a encore des desseins sur lui ; que ce qui nous reste à faire, pour achever notre relèvement, se fera par la force des choses, et que j’ai le droit de vous dire : Notre leçon d’histoire est une leçon d’espérance. »