Dernières pensées/Chapitre 7

Ernest Flammarion (p. 195-220).

CHAPITRE VII

LES RAPPORTS DE LA MATIÈRE ET DE L’ÉTHER[1]

Lorsque M. Abraham est venu me demander de clore la série des conférences organisées par la Société française de Physique, j’ai d’abord été sur le point de refuser ; il me semblait que chaque sujet avait été entièrement traité et que je ne pourrais rien ajouter à ce qui avait été si bien dit. Je ne pouvais que chercher à résumer l’impression qui semble se dégager de cet ensemble de travaux, et cette impression est tellement nette que chacun de vous a dû l’éprouver tout aussi bien que moi et que je ne saurais lui donner aucune clarté nouvelle en m’efforçant de l’exprimer par des phrases. Mais M. Abraham a insisté avec tant de bonne grâce que j’ai fini par me résigner à des inconvénients inévitables dont le plus grand est de redire ce que chacun de vous a depuis longtemps pensé et dont le moindre est de traverser une foule de sujets divers sans avoir le temps de m'y arrêter.

Une première réflexion a dû frapper tous les auditeurs ; les anciennes hypothèses mécanistes et atomistes ont pris dans ces derniers temps assez de consistance pour cesser presque de nous apparaître comme des hypothèses ; les atomes ne sont plus une fiction commode ; il nous semble pour ainsi dire que nous les voyons, depuis que nous savons les compter. Une hypothèse prend du corps et gagne en vraisemblance quand elle explique de nouveaux faits ; mais cela arrive de bien des façons ; le plus souvent elle doit s'élargir pour rendre compte des faits nouveaux ; mais tantôt elle perd en précision en s'élargissant, tantôt il est nécessaire de greffer sur elle une hypothèse accessoire qui s'y adapte d'une façon plausible, qui ne jure pas trop avec le porte-greffe, mais qui n'en est pas moins quelque chose d'étranger, d'imaginé tout exprès en vue du but à atteindre, qui est en un mot une sorte de coup de pouce ; dans ce cas on ne peut pas dire que l'expérience a confirmé l'hypothèse primitive, mais tout au plus qu'elle ne l'a pas contredite. Ou bien encore, il y a entre les faits nouveaux et les faits anciens, pour lesquels l'hypothèse avait été primitivement conçue, une connexion intime et de telle nature que toute hypothèse qui rend compte des uns doit par cela même rendre compte des autres, de telle sorte que les faits vérifiés ne sont nouveaux qu'en apparence.

Il n'en est plus de même quand l'expérience nous révèle une coïncidence que l'on aurait pu prévoir et qui ne saurait être due au hasard et surtout quand il s'agit d'une coïncidence numérique. Or, ce sont des coïncidences de ce genre qui sont venues dans ces derniers temps confirmer les idées atomistes.

La théorie cinétique des gaz a reçu pour ainsi dire des étais inattendus. De nouvelles venues se sont exactement calquées sur elle ; ce sont d'une part la théorie des solutions, et d'autre part la théorie électronique des métaux. Les molécules des corps dissous, de même que les électrons libres auxquels les métaux doivent leur conductibilité électrique, se comportent comme les molécules gazeuses dans les enceintes, où elles sont enfermées. Le parallélisme est parfait et on peut le poursuivre jusqu'à des coïncidences numériques, Par là ce qui était douteux devient probable ; chacune de ces trois théories, si elle était isolée, ne nous apparaîtrait que comme une hypothèse ingénieuse, à laquelle on pourrait substituer d'autres explications à peu près aussi vraisemblables ; mais, comme dans chacun des trois cas il faudrait une explication différente, les coïncidences constatées ne pourraient plus être attribuées qu'au hasard. ce qui est inadmissible, tandis que les trois théories cinétiques rendent ces coïncidences nécessaires. Et puis la théorie des solutions nous fait passer tout naturellement à celle du mouvement brownien où il est impossible de regarder l'agitation thermique comme une fiction de l'esprit, puisqu'on la voit directement sous le microscope.

Les brillantes déterminations du nombre des atomes faites par M. Perrin ont complété ce triomphe de l'atomisme. Ce qui entraîne notre conviction, ce sont les multiples concordances entre des résultats obtenus par des procédés entièrement différents. Il n'y a pas très longtemps, on se serait estimé heureux pourvu que les nombres trouvés eussent le même nombre de chiffres ; on n'aurait même pas exigé que le premier chiffre significatif fût le même ; ce premier chiffre est aujourd'hui acquis ; et ce qui est remarquable c'est qu'on s'est adressé aux propriétés les plus diverses de l'atome. Dans les procédés dérivant du mouvement brownien, ou dans ceux où l'on invoque la loi du rayonnement, ce ne sont pas les atomes que l'on a comptés directement, ce sont les degrés de liberté ; dans celui où l'on se sert du bleu du ciel, ce ne sont plus les propriétés mécaniques des atomes qui entrent en jeu, ils sont regardés comme des causes de discontinuité optique ; enfin quand on se sert du radium, ce que l'on compte, ce sont les émissions de projectiles. C'est à tel point que, s'il y avait eu des discordances, on n'aurait pas été embarrassé pour les expliquer, mais heureusement il n'y en a pas eu.

L'atome du chimiste est maintenant une réalité ; mais cela ne veut pas dire que nous sommes près de toucher les éléments ultimes des choses. Quand Démocrite a inventé les atomes, il les considérait comme des éléments absolument indivisibles et au delà desquels il n'y a plus rien à chercher. C'est cela que cela veut dire en grec ; et c'est d'ailleurs pour cela qu'il les avait inventés ; derrière l'atome, il ne voulait plus de mystère. L'atome du chimiste ne lui aurait donc pas donné satisfaction, car cet atome n'est nullement indivisible, il n'est pas un véritable élément, il n'est pas exempt de mystère ; cet atome est un monde. Démocrite aurait estimé qu'après nous être donné tant de mal pour le trouver, nous ne sommes pas plus avancés qu'au début ; ces philosophes ne sont jamais contents.

Car, et c'est là la seconde réflexion qui s'impose à nous, chaque nouvelle découverte de la physique nous révèle une nouvelle complication de l'atome. Et d'abord les corps que l'on croyait simples, et qui, à bien des égards, se comportent tout à fait comme des corps simples, sont susceptibles de se décomposer en corps plus simples encore. L'atome se désagrège en atomes plus petits. Ce qu'on appelle la radioactivité n'est qu'une perpétuelle désagrégation de l'atome. C'est ce qu'on a appelé quelquefois la transmutation des éléments, ce qui n'est pas tout à fait exact, puisqu'un élément ne se transforme pas en réalité en un autre, mais se décompose en plusieurs autres. Les produits de cette décomposition sont encore des atomes chimiques, analogues à bien des égards aux atomes complexes qui leur ont donné naissance en se désagrégeant, de sorte que le phénomène pourrait s'exprimer comme les réactions les plus banales, par une équation chimique, susceptible d'être acceptée sans trop de souffrances par le chimiste le plus conservateur.

Ce n'est pas tout, dans l'atome nous trouvons bien d'autres choses : nous y trouvons d'abord des électrons ; chaque atome nous apparaît alors comme une sorte de système solaire, où de petits électrons négatifs jouant le rôle de planètes gravitent autour d'un gros électron positif qui joue le rôle de soleil central. C'est l'attraction mutuelle de ces électricités de nom contraire qui maintient la cohésion du système et qui en fait un tout ; c'est elle qui règle les périodes des planètes, et ce sont ces périodes qui déterminent la longueur d'onde de la lumière émise par l'atome ; c'est à la self-induction des courants de convection produits par les mouvements de ces électrons que l'atome qui en est formé doit son inertie apparente et que nous appelons sa masse. Outre ces électrons captifs, il y a des électrons libres, ceux qui obéissent aux mêmes lois cinétiques que les molécules gazeuses, ceux qui rendent les métaux conducteurs. Ceux-là sont comparables aux comètes qui circulent d'un système stellaire à l'autre et qui établissent entre ces systèmes éloignés comme un libre échange d'énergie.

Mais nous ne sommes pas au bout : après les électrons ou atomes d'électricité, voici venir les magnétons ou atomes de magnétisme qui nous arrivent aujourd'hui par deux voies différentes, par l'étude des corps magnétiques et par l'étude du spectre des corps simples. Je n'ai pas à vous rappeler ici la belle conférence de M. Weiss et les étonnants rapports de commensurabilité que ces expériences ont mis en évidence d'une façon si inattendue. Là aussi il y a des rapports numériques que l'on ne saurait attribuer au hasard et dont il faut chercher l'explication.

En même temps il faut expliquer les lois si curieuses de la répartition des raies dans le spectre. D'après les travaux de Balmer, de Runge, de Kaiser, de Rydberg, ces raies se répartissent en séries et dans chaque série obéissent à des lois simples. La première pensée est de rapprocher ces lois de celles des harmoniques. De même qu'une corde vibrante a une infinité de degrés de liberté, ce qui lui permet de donner une infinité de sons dont les fréquences sont les multiples de la fréquence fondamentale ; de même qu'un corps sonore de forme complexe donne aussi des harmoniques, dont les lois sont analogues, quoique beaucoup moins simples, de même qu'un résonateur de Hertz est susceptible d'une infinité de périodes différentes, l'atome ne pourrait-il donner, pour des raisons identiques, une infinité de lumières différentes ? Vous savez que cette idée si simple a fait faillite, parce que, d'après les lois spectroscopiques, c'est la fréquence et non son carré dont l'expression est simple ; parce que la fréquence ne devient pas infinie pour les harmoniques de rang infiniment élevé. L'idée doit être modifiée ou elle doit être abandonnée. Jusqu'ici elle a résisté à toutes les tentatives, elle a refusé de s'adapter ; c'est ce qui a conduit M. Ritz à l'abandonner. Il se représente alors l'atome vibrant comme formé d'un électron tournant et de plusieurs magnétons placés bout à bout. Ce n'est plus l'attraction électrostatique mutuelle des électrons qui règle les longueurs d'onde, c'est le champ magnétique créé par ces magnétons.

On a quelque peine à accepter cette conception qui a je ne sais quoi d'artificiel; mais il faut bien qu'on s'y résigne, au moins provisoirement, puisque jusqu'ici on n'a rien trouvé d'autre et que cependant on a bien cherché. Pourquoi des atomes d'hydrogène peuvent-ils donner plusieurs raies ? Ce n'est pas parce que chacun d'eux pourrait donner toutes les raies du spectre de l'hydrogène, et qu'il donne effectivement l'une ou l'autre suivant les circonstances initiales du mouvement ; c'est parce qu'il y a plusieurs espèces d'atomes d'hydrogène, différant entre eux par le nombre des magnétons qui y sont alignés, et que chacune de ces espèces d'atomes donne une raie différente ; on se demande si ces atomes différents peuvent se transformer les uns dans les autres et comment. Comment un atome peut-il perdre des magnétons (et c'est ce qui semble arriver quand on passe d'une variété allotropique du fer à une autre) ? Est-ce que le magnéton peut sortir de l'atome ou bien une partie des magnétons peut-elle quitter l'alignement pour se disposer irrégulièrement ?

Cette disposition des magnétons bout à bout est aussi un trait singulier de l'hypothèse de Ritz ; les idées de M. Weiss doivent toutefois nous le faire paraître moins étrange. Il faut bien que les magnétons se disposent sinon bout à bout, au moins parallèlement, puisqu'ils s'ajoutent arithmétiquement ou au moins algébriquement, et non pas géométriquement.

Qu'est-ce maintenant qu'un magnéton ? Est-ce quelque chose de simple ? Non, si l'on ne veut pas renoncer à l'hypothèse des courants particulaires d'Ampère ; un magnéton est alors un tourbillon d'électrons et voilà notre atome qui se complique de plus en plus.

Toutefois ce qui, mieux que toute autre chose, nous fait mesurer la complexité de l'atome, c'est la réflexion que faisait M. Debierne à la fin de sa conférence. Il s'agit d'expliquer la loi de la transformation radioactive ; cette loi est très simple, elle est exponentielle ; mais, si on réfléchit à sa forme, on voit que c'est une loi statistique ; on y reconnaît la marque du hasard. Or le hasard n'est pas dû ici à la rencontre fortuite d'autres atomes et d'autres agents extérieurs. C'est à l'intérieur même de l'atome que se trouvent les causes de sa transformation, je veux dire la cause occasionnelle aussi bien que la cause profonde. Sans cela nous verrions les circonstances externes, la température par exemple, exercer une influence sur le coefficient du temps dans l'exposant ; or ce coefficient est remarquablement constant, et Curie propose de s'en servir pour la mesure du temps absolu.

Le hasard qui préside à ces transformations est donc un hasard interne ; c'est-à-dire que l'atome du corps radioactif est un monde et un monde soumis au hasard ; mais qu'on y prenne garde, qui dit hasard, dit grands nombres ; un monde formé de peu d'éléments obéira à des lois plus ou moins compliquées, mais qui ne seront pas des lois statistiques. Il faut donc que l'atome soit un monde complexe ; il est vrai que c'est un monde fermé (ou tout au moins presque fermé), il est à l'abri des perturbations extérieures que nous pouvons provoquer ; puisqu'il y a une statistique et par conséquent une thermodynamique interne de l'atome, nous pouvons parler de la température interne de cet atome ; eh bien ! elle n'a aucune tendance à se mettre en équilibre avec la température extérieure, comme si l'atome était enfermé dans une enveloppe parfaitement adiathermane. Et c'est précisément parce qu'il est fermé, parce que ses fonctions sont nettement tracées, gardées par des douaniers sévères, que l'atome est un individu.

Au premier abord, cette complexité de l'atome n'a rien de choquant pour l'esprit ; il semble qu'elle ne doive nous causer aucun embarras. Mais un peu de réflexion ne tarde pas à nous montrer les difficultés qui nous échappaient d'abord. Ce qu'on a compté, en comptant les atomes, ce sont les degrés de liberté ; nous avons implicitement supposé que chaque atome n'en a que trois ; c'est ce qui nous rend compte des chaleurs spécifiques observées ; mais chaque complication nouvelle devrait introduire un degré de liberté nouveau, et alors nous sommes loin de compte. Cette difficulté n'a pas échappé aux créateurs de la théorie de l'équipartition de l'énergie ; ils s'étonnaient déjà du nombre des raies du spectre ; mais, ne trouvant aucun moyen d'en sortir, ils ont eu la hardiesse de passer outre.

Ce qui semble l'explication naturelle, c'est justement que l'atome est un monde complexe, mais un monde fermé ; les perturbations extérieures n'ont aucune répercussion sur ce qui se passe en dedans et ce qui se passe en dedans n'agit pas sur le dehors ; cela ne saurait être tout à fait vrai, sans cela nous ignorerions toujours ce qui se passe en dedans, et l'atome nous apparaîtrait comme un simple point matériel ; ce qui est vrai, c'est qu'on ne peut voir le dedans que par une toute petite fenêtre, qu'il n'y a pas pratiquement d'échange d'énergies entre l'extérieur et l'intérieur et par conséquent pas de tendance à l'équipartition de l'énergie entre les deux mondes. La température interne, comme je le disais tout à l'heure, ne tend pas à se mettre en équilibre avec la température extérieure, et c'est pour cela que la chaleur spécifique est la même que si toute cette complexité interne n'existait pas. Supposons un corps complexe formé d'une sphère creuse dont la paroi interne serait absolument imperméable à la chaleur, et au dedans une foule de corps divers ; la chaleur spécifique observée de ce corps complexe sera celle de la sphère, comme si tous les corps qui sont enfermés dedans n'existaient pas.

La porte qui ferme le monde intérieur de l'atome s’entr'ouvre pourtant de temps en temps ; c'est ce qui arrive quand, par l'émission d'une particule d'hélium, l'atome se dégrade et descend d'un rang dans la hiérarchie radioactive. Que se passe-t-il alors ? En quoi cette décomposition diffère-t-elle des décompositions chimiques ordinaires ? En quoi l'atome d'uranium, formé d'hélium et d'autre chose, a-t-il plus de titres au nom d'atome que la demi-molécule de cyanogène, par exemple, qui se comporte à tant d'égards comme celle d'un corps simple, et qui est formée de carbone et d'azote ? C'est sans doute que la chaleur atomique de l'uranium obéirait (je ne sais si elle a été mesurée) à la loi de Dulong et Petit et qu'elle serait bien celle d'un atome simple ; elle devrait doubler alors au moment de l'émission de la particule d'hélium et quand l'atome primordial se décompose en deux atomes secondaires. Par cette décomposition, l'atome acquerrait de nouveaux degrés de liberté susceptibles d'agir sur le monde extérieur, et ces nouveaux degrés de liberté se traduiraient par un accroissement de chaleur spécifique. Quelle serait la conséquence de cette différence entre la chaleur spécifique totale des composants et celle des composés? C'est que la chaleur dégagée par cette décomposition devrait varier rapidement avec la température ; de sorte que la formation des molécules radioactives, très fortement endothermique à la température ordinaire, deviendrait exothermique à température élevée. On s'expliquerait mieux ainsi comment les composés radioactifs ont pu se former, ce qui ne laissait pas d'être un peu mystérieux.

Quoi qu'il en soit, cette conception de ces petits mondes fermés, ou seulement entr’ouverts, ne suffit pas pour résoudre le problème. Il faudrait que l'équipartition de l'énergie régnât sans contestation en dehors de ces mondes fermés, sauf au moment où l'une des portes s’entr’ouvrirait, et ce n'est pas ce qui arrive.

La chaleur spécifique des corps solides diminue rapidement quand la température s'abaisse, comme si quelques-uns de leurs degrés de liberté s’ankylosaient successivement, se gelaient pour ainsi dire, ou, si vous aimez mieux, perdaient tout contact avec l'extérieur et se retiraient à leur tour derrière je ne sais quelle enceinte, dans je ne sais quel monde fermé.

D'autre part, la loi du rayonnement noir n'est pas celle qu'exigerait la théorie de l'équipartition.

La loi qui s'adapterait à cette théorie serait celle de Rayleigh, et cette loi, qui d'ailleurs impliquerait contradiction, puisqu'elle conduirait à un rayonnement total infini, est absolument contredite par l'expérience. Il y a dans l'émission des corps noirs beaucoup moins de lumière à courte longueur d’onde que ne l'exigerait l'hypothèse de l'équipartition.

C'est pour cela que M. Planck a imaginé sa théorie des Quanta, d'après laquelle les échanges d'énergie entre la matière ordinaire et les petits résonateurs dont les vibrations engendrent la lumière des corps incandescents, ne pourraient se faire que par sauts brusques ; un de ces résonateurs ne pourrait acquérir d'énergie ou en perdre d'une manière continue ; il ne pourrait acquérir une fraction de quantum, il acquerrait un quantum tout entier ou rien du tout.

Pourquoi alors la chaleur spécifique d'un solide diminue-t-elle à basse température, pourquoi certains de ses degrés de liberté semblent-ils ne pas jouer ? C'est parce que la provision d'énergie qui leur est offerte à basse température n'est pas suffisante pour leur fournir un quantum à chacun ; certains d'entre eux n'auraient droit qu'à une fraction de quantum ; mais, comme ils veulent tout ou rien, ils n'ont rien et restent comme ankylosés.

De même dans le rayonnement, certains résonateurs, qui ne peuvent avoir le quantum entier, n'ont rien et restent immobiles ; de sorte qu'il y a beaucoup moins de lumière rayonnée à basse température qu'il n'y en aurait sans cette circonstance ; et comme le quantum exigé est d'autant plus grand que la longueur d'onde est plus petite, ce sont surtout les résonateurs à courte longueur d'onde qui demeurent muets, de sorte que la proportion de lumière à courte longueur d'onde est beaucoup plus petite que ne l'exigerait la loi de Rayleigh.

Déclarer qu'une semblable théorie soulève bien des difficultés, ce serait une grande naïveté ; quand on émet une idée aussi hardie, on s'attend bien à rencontrer des difficultés, on sait qu'on bouleverse toutes les opinions reçues et on ne s'étonne plus d'aucun obstacle, on s'étonnerait au contraire de n'en pas trouver devant soi. Aussi ces difficultés ne semblent-elles pas des objections valables.

J'aurai cependant le courage de vous en signaler quelques-unes et je ne choisirai pas les plus grosses, les plus évidentes, celles qui se présentent à tous les esprits, et en effet cela est bien inutile, puisque tout le monde y pense du premier coup ; je veux vous dire simplement par quelle série d'états d'âmes j'ai successivement passé.

Je me suis demandé d'abord quelle était la valeur des démonstrations proposées ; j'ai vu qu'on évaluait la probabilité des diverses répartitions de l'énergie, en les énumérant simplement, puisque, grâce à l'hypothèse faite, elles étaient en nombre fini, mais je ne voyais pas bien pourquoi on les regardait comme également probables. Ensuite on introduisait les relations connues entre la température, l'entropie et la probabilité ; cela supposait la possibilité de l'équilibre thermodynamique, puisque ces relations sont démontrées en supposant cet équilibre possible. Je sais bien que l'expérience nous apprend que cet équilibre est réalisable, puisqu'il est réalisé ; mais cela ne me suffisait pas, il fallait montrer que cet équilibre est compatible avec l'hypothèse faite et même qu'il en est une conséquence nécessaire. Je n'avais pas précisément des doutes, mais j'éprouvais le besoin de voir un peu plus clair, et pour cela il fallait pénétrer un peu dans le détail du mécanisme.

Pour qu'il puisse y avoir une répartition d'énergie entre les résonateurs de longueur d'onde différente dont les oscillations sont la cause du rayonnement, il faut qu'ils puissent échanger leur énergie ; sans cela la distribution initiale subsisterait indéfiniment et, comme cette distribution initiale est arbitraire, il ne saurait être question d'une loi du rayonnement. Or un résonateur ne peut céder à l'éther, et il n'en peut recevoir que de la lumière d'une longueur d'onde parfaitement déterminée. Si donc les résonateurs ne pouvaient réagir les uns sur les autres mécaniquement, c'est-à-dire sans l'intermédiaire de l'éther ; si d'autre part ils étaient fixes et enfermés dans une enceinte fixe, chacun d'eux ne pourrait émettre ou absorber que de la lumière d'une couleur déterminée, il ne pourrait donc échanger d'énergie qu'avec les résonateurs avec lesquels il serait en parfaite résonance, et la distribution initiale demeurerait inaltérable. Mais nous pouvons concevoir deux modes d'échange qui ne prêtent pas à cette objection. D'une part, des atomes, des électrons libres peuvent circuler d'un résonateur à l'autre, choquer un résonateur, lui communiquer et en recevoir de l'énergie. D'autre part, la lumière, en se réfléchissant sur des miroirs mobiles, change de longueur d'onde en vertu du principe de Döppler-Fizeau.

Sommes-nous libres de choisir entre ces deux mécanismes ? Non, il est certain que l'un et l'autre doivent entrer en jeu, et il est nécessaire que l'un et l'autre nous conduisent à un même résultat, à une même loi du rayonnement. Qu'arriverait-il en effet si les résultats étaient contradictoires, si le mécanisme des chocs agissant seul tendait à réaliser une certaine loi de rayonnement, celle de Planck par exemple, tandis que le mécanisme de Döppler-Fizeau tendrait à en réaliser une autre ? Eh bien ! il arriverait que, ces deux mécanismes devant jouer l'un et l'autre, mais devenant alterrativement prépondérants sous l'influence de circonstances fortuites, le monde oscillerait constamment d'une loi à l'autre, il ne tendrait pas vers un état final stable, vers cette mort thermique où il ne connaîtra plus le changement ; le second principe de la thermodynamique ne serait pas vrai.

Je résolus donc d'examiner successivement les deux processus, et je commençai par l'action mécanique, par le choc. Vous savez pourquoi les théories anciennes nous conduisent forcément à la loi de l'équipartition ; c'est parce qu'elles supposent que toutes les équations de la mécanique sont de la forme de Hamilton et que par conséquent elles admettent l'unité comme un dernier multiplicateur au sens de Jacobi. On doit alors supposer que les lois du choc entre un électron libre et un résonateur ne sont pas de la même forme et que les équations qui les régissent admettent un dernier multiplicateur autre que l'unité. Il faut bien qu'elles aient un dernier multiplicateur, sans quoi le second principe de la thermodynamique ne serait pas vrai, nous retrouverions la difficulté de tout à l'heure, mais il ne faut pas que ce multiplicateur soit l'unité.

C'est précisément ce dernier multiplicateur qui mesure la probabilité d'un état donné du système (ou plutôt ce qu'on pourrait appeler la densité de la probabilité). Dans l'hypothèse des quanta, ce multiplicateur ne peut être une fonction continue, puisque la probabilité d'un état doit être nulle, toutes les fois que l'énergie correspondante n'est pas un multiple du quantum. C'est là une difficulté évidente, mais c'est une de celles auxquelles nous sommes résignés d'avance; je ne m'y suis pas arrêté ; j'ai alors poussé le calcul jusqu'au bout et j'ai retrouvé la loi de Planck, justifiant pleinement les vues du physicien allemand.

Je suis alors passé au mécanisme de Döppler-Fizeau ; supposons une enceinte formée d'un corps de pompe et d'un piston, dont les parois sont parfaitement réfléchissantes. Dans cette enceinte est enfermée une certaine quantité d'énergie lumineuse avec une répartition quelconque des longueurs d'onde, mais pas de source de lumière; l'énergie lumineuse y est enfermée une fois pour toutes.

Tant que le piston ne bougera pas, cette répartition ne pourra varier, car la lumière conservera sa longueur d'onde en se réfléchissant ; mais, quand on déplacera le piston, la répartition variera. Si la vitesse du piston est très petite, le phénomène est réversible et l'entropie doit demeurer constante; on retrouve ainsi l'analyse de Wien et la loi de Wien, mais on n'est pas plus avancé, puisque cette loi est commune aux anciennes et aux nouvelles théories. Si la vitesse du piston n'est pas très petite, le phénomène devient irréversible ; de sorte que l'analyse thermodynamique ne nous conduit plus à des égalités, mais à de simples inégalités d'où on ne pourrait tirer de conclusions.

Il semble pourtant que l'on pourrait raisonner comme il suit : supposons que la distribution initiale de l'énergie soit celle du rayonnement noir, c'est évidemment celle qui correspond au maximum de l'entropie; si on donne quelques coups de piston, la distribution finale devra donc rester la même, sans quoi l'entropie aurait diminué ; et même quelle que soit la distribution initiale, après un nombre très grand de coups de piston, la distribution finale devra être celle qui rend l'entropie maximum, celle du rayonnement noir. Ce raisonnement serait sans valeur.

La distribution a une tendance à se rapprocher de celle du rayonnement noir ; elle ne peut pas plus s'en écarter que la chaleur ne peut passer d'un corps froid sur un corps chaud, c'est-à-dire qu'elle ne peut le faire sans contre-partie. Or ici il y a une contre-partie : en donnant des coups de piston, on dépense du travail, qui se retrouve par une augmentation de l'énergie lumineuse enfermée dans le corps de pompe, c'est-à-dire qui est transformé en chaleur.

La même difficulté ne se retrouverait plus si les corps en mouvement sur lesquels se fait la réflexion de la lumière étaient infiniment petits et infiniment nombreux, parce qu'alors leur force vive ne serait pas du travail mécanique, mais de la chaleur ; on ne pourrait donc compenser la diminution d’ entropie qui correspond à un changement dans la répartition des longueurs d'onde par la transformation de ce travail en chaleur, et alors on sera en droit de conclure que, si la distribution initiale est celle du rayonnement noir, cette distribution devra persister indéfiniment.

Supposons donc une enceinte à parois fixes et réfléchissantes ; nous y enfermerons non seulement de l'énergie lumineuse, mais aussi un gaz ; ce sont les molécules de ce gaz qui joueront le rôle de miroirs mobiles. Si la distribution des longueurs d'onde est celle du rayonnement noir correspondant à la température du gaz, cet état devra être stable, c'est-à-dire :

1° Que l'action de la lumière sur les molécules ne devra pas en faire varier la température ;

2° Que l'action des molécules sur la lumière ne devra pas troubler la distribution.

M. Einstein a étudié l'action de la lumière sur les molécules ; ces molécules subissent, en effet, quelque chose qui ressemble à la pression de radiation ; M. Einstein ne s'est pas toutefois placé tout à fait à un point de vue aussi simple ; il a assimilé ses molécules à de petits résonateurs mobiles, susceptibles de posséder à la fois de la force vive de translation et de l'énergie due à des oscillations électriques. Le résultat aurait dans tous les cas été le même, il aurait retrouvé la loi de Rayleigh.

Quant à moi, je ferai l'inverse, c’est-à-dire que j'étudierai l'action des molécules sur la lumière. Les molécules sont trop petites pour donner une réflexion régulière ; elles produisent seulement une diffusion. Ce qu'est cette diffusion, quand on ne tient pas compte des mouvements des molécules, nous le savons, et par la théorie et par l'expérience ; c'est elle, en effet, qui produit le bleu du ciel.

Cette diffusion n'altère pas la longueur d'onde, mais elle est d'autant plus intense que la longueur d'onde est plus petite.

Il faut maintenant passer de l'action d'une molécule au repos à l'action d'une molécule en mouvement, afin de tenir compte de l'agitation thermique ; cela est facile, nous n'avons qu'à appliquer le principe de relativité de Lorentz ; il en résulte que divers faisceaux de même longueur d'onde réelle, arrivant sur la molécule dans différentes directions, n'auront pas même longueur d'onde apparente pour un observateur qui croirait la molécule en repos. La longueur d'onde apparente n'est pas altérée par la diffraction, mais il n'en est pas de même de la longueur d'onde réelle.

On arrive ainsi à une loi intéressante ; l'énergie lumineuse réfléchie ou diffusée n'est pas égale à l'énergie lumineuse incidente ; ce n'est pas l'énergie, c'est le produit de l'énergie par la longueur d'onde qui demeure inaltéré. J'ai d'abord été très content. Il résultait en effet de là qu'un quantum incident donnait un quantum diffusé, puisque le quantum est en raison inverse de la longueur d'onde. Malheureusement cela n'a rien donné.

J'ai été conduit par cette analyse à la loi de Rayleigh ; cela, je le savais bien d'avance ; mais j'espérais qu'en voyant comment je serais conduit à la loi de Rayleigh, j'apercevrais plus clairement quelles modifications il faut faire subir aux hypothèses pour retrouver la loi de Planck. C'est cet espoir qui a été déçu.

Ma première pensée fut de chercher quelque chose qui ressemblât à la théorie des quanta ; il serait en effet surprenant que deux explications entièrement différentes rendissent compte d'une même dérogation à la loi d'équipartition, selon le mécanisme par lequel cette dérogation se produirait. Or, comment la structure discontinue de l'énergie pourrait-elle intervenir ? On pourrait supposer que cette discontinuité appartient à l'énergie lumineuse elle-même, lorsqu'elle circule dans l'éther libre, que par conséquent la lumière ne tombe pas sur les molécules en masse compacte, mais par petits bataillons séparés ; il est aisé de voir que cela ne changerait rien au résultat.

Ou bien on pourrait supposer que la discontinuité se produit au moment de la diffusion elle-même, que la molécule diffusante ne transforme pas la lumière d'une façon continue, mais par quanta successifs ; cela ne va pas encore parce que, si la lumière à transformer devait faire antichambre, comme si on avait affaire à un omnibus qui attendrait d'être plein pour partir, il en résulterait forcément un retard. Or, la théorie de lord Rayleigh nous apprend que la diffusion par les molécules, lorsqu'elle se fait sans déviation dans la direction du rayon incident, produit tout simplement la réfraction ordinaire ; c'est-à-dire que la lumière diffusée interfère régulièrement avec la lumière incidente, ce qui ne serait pas possible s'il y avait une perte de phase.

Si nous cherchons sans parti pris quelle est celle de nos prémisses qu'il nous convient d'abandonner, nous ne serons pas moins embarrassés : on ne voit pas comment on pourrait renoncer au principe de relativité ; est-ce alors la loi de diffusion par les molécules au repos qu'il faudrait modifier ? cela est aussi bien difficile ; nous ne pouvons guère pousser la fantaisie jusqu'à croire que le ciel n'est pas bleu.

Je resterai sur cet embarras, et je terminerai par la réflexion suivante. À mesure que la science progresse, il devient de plus en plus difficile de faire place à un fait nouveau qui ne se case pas naturellement. Les théories anciennes reposent sur un grand nombre de coïncidences numériques qui ne peuvent être attribuées au hasard ; nous ne pouvons donc disjoindre ce qu'elles ont réuni ; nous ne pouvons plus briser les cadres, nous devons chercher à les plier ; et ils ne s'y prêtent pas toujours. La théorie de l'équipartition expliquait tant de faits qu'elle doit contenir une part de vérité ; d'autre part, elle n'est pas vraie tout entière, puisqu'elle ne les explique pas tous. On ne peut ni l'abandonner, ni la conserver sans modification, et les modifications qui semblent s'imposer sont si étranges qu'on hésite à s'y résigner. Dans l'état actuel de la science, nous ne pouvons que constater ces difficultés sans les résoudre.

  1. Conférence faite à la Société Française de Physique, le 11 avril 1912.