Dernières pensées/Chapitre 6

Ernest Flammarion (p. 165-192).


CHAPITRE VI

L’HYPOTHÈSE DES QUANTA

On peut se demander si la Mécanique n’est pas à la veille d’un nouveau bouleversement ; récemment s’est réuni à Bruxelles un Congrès où étaient assemblés une vingtaine de physiciens de diverses nationalités, et, à chaque instant, on aurait pu les entendre parler de la Mécanique nouvelle qu’ils opposaient à la Mécanique ancienne ; or, qu’était-ce que cette Mécanique ancienne ? Était-ce celle de Newton, celle qui régnait encore sans conteste à la fin du XIXe siècle ? Non, c’était la Mécanique de Lorentz, celle du principe de relativité, celle qui, il y a cinq ans à peine, paraissait le comble de la hardiesse.

Cela veut-il dire que cette Mécanique de Lorentz n’a eu qu’une fortune éphémère, qu’elle n’a été qu’un caprice de la mode et qu’on est sur le point de revenir aux anciens dieux qu’on avait imprudemment délaissés ? Pas le moins du monde, les conquêtes d'hier ne sont pas compromises ; en tous les points où elle s'écarte de celle de Newton, la Mécanique de Lorentz subsiste. On continue à croire qu'aucun corps mobile ne pourra jamais dépasser la vitesse de la lumière, que la masse d'un corps n'est pas une constante, mais qu'elle dépend de sa vitesse et de l'angle que fait cette vitesse avec la force qui agit sur lui, qu'aucune expérience ne pourra jamais décider si un corps est en repos ou en mouvement absolu, soit par rapport à l'espace absolu, soit même par rapport à l'éther.

Seulement à ces hardiesses, on veut en ajouter d'autres, et beaucoup plus déconcertantes. On ne se demande plus seulement si les équations différentielles de la Dynamique doivent être modifiées, mais si les lois du mouvement pourront encore être exprimées par des équations différentielles. Et ce serait là la révolution la plus profonde que la Philosophie Naturelle ait subie depuis Newton. Le clair génie de Newton avait bien vu (ou cru voir, nous commençons à nous le demander) que l'état d'un système mobile, ou plus généralement celui de l'univers, ne pouvait dépendre que de son état immédiatement antérieur, que toutes les variations dans la nature doivent se faire d'une manière continue. Certes, ce n'était pas lui qui avait inventé cette idée ; elle se trouvait dans la pensée des anciens et des scolastiques, qui proclamaient l'adage : Natura non facit saltus ; mais elle y était étouffée par une foule de mauvaises herbes qui l'empêchaient de se développer et que les grands philosophes du XVIIe siècle ont fini par élaguer.

Eh bien, c'est cette idée fondamentale qui est aujourd'hui en question ; on se demande s'il ne faut pas introduire dans les lois naturelles des discontinuités, non pas apparentes, mais essentielles, et nous devons expliquer d'abord comment on a pu être conduit à une façon de voir aussi extraordinaire.


§ 1. — THERMODYNAMIQUE ET PROBABILITÉ

Reportons-nous à la théorie cinétique des gaz ; les gaz sont formés de molécules qui circulent dans tous les sens avec de grandes vitesses ; leurs trajectoires seraient rectilignes si de temps en temps elles ne se choquaient entre elles, ou si elles ne heurtaient les parois du vase. Les hasards de ces chocs finissent par établir une certaine distribution moyenne des vitesses, soit que l'on considère leur direction, soit que l'on envisage leur grandeur ; cette distribution moyenne tend à se rétablir d'elle-même dès qu'elle est troublée ; de sorte que, malgré la complication inextricable des mouvements, l'observateur qui ne peut voir que des moyennes n'aperçoit que des lois très simples qui sont l'effet du jeu des probabilités et des grands nombres. Il observe l’équilibre statistique. C'est ainsi par exemple que les vitesses seront également réparties dans toutes les directions, car si elles cessaient un instant de l'être, si elles tendaient à prendre une direction commune, les chocs au bout de très peu de temps la leur auraient fait perdre.

Le calcul conduit à une autre conséquence ; la force vive que va prendre en moyenne chaque molécule est proportionnelle au nombre de ses degrés de liberté ; je m'explique ; un corps peut prendre un certain nombre de mouvements très petits, différents ; par exemple, un point matériel peut se mouvoir suivant les trois axes, il a trois degrés de liberté ; une sphère peut subir une translation parallèle à chacun des trois axes, ou encore une rotation autour de ces trois axes, elle a six degrés de liberté. Or, une molécule n'est pas un simple point matériel, elle est susceptible de déformation, elle aura donc plusieurs degrés de liberté ; par exemple une molécule d'argon en aura 3, une molécule d'oxygène en aura 5. Alors, d'après la loi que nous énonçons et que l'on appelle la loi d’équipartition, si dans l'équilibre statistique une molécule d'argon possède à une certaine température la force vive 3, une molécule d'oxygène devra posséder la force vive 5 ; en d'autres termes, les chaleurs spécifiques moléculaires à volume constant de l'argon et de l'oxygène devront être entre elles comme 3 est à 5.

Et cette loi, convenablement interprétée, n'est pas seulement vraie des gaz ; elle résulte en effet de la forme même que l'on a toujours attribuée aux équations de la Dynamique et qui est la forme de Hamilton. Si les lois générales de la Dynamique sont applicables aux liquides et aux solides, ces corps doivent obéir à la loi d'équipartition, mutatis mutandis.

Le principe de Carnot, ou second principe de la Thermodynamique, nous apprend que le monde tend vers un état final dont il ne pourra plus s'écarter ; il nous apprend donc que l'équilibre statistique est possible ; s'il ne l'était pas, on pourrait toujours trouver quelque artifice permettant de réaliser ce qu'on a appelé le mouvement perpétuel de seconde espèce, permettant par exemple de chauffer une machine à vapeur avec de la glace, en profitant de ce que cette glace, quelque froide qu'elle soit, n'est pourtant pas au zéro absolu et contient, par conséquent, une certaine quantité de chaleur. Si les lois de l'équilibre statistique n'étaient pas les mêmes quand on met en présence les corps A et B, ou bien les corps B et C, ou bien enfin les corps C et A, il serait aisé, en rapprochant tantôt deux de ces corps, tantôt deux autres, de changer sans cesse les conditions de cet équilibre ; ces corps ne connaîtraient ainsi jamais le repos définitif, et il n'y aurait pas d'équilibre statistique véritable ; le principe de Carnot serait faux.

Par quelle singulière coïncidence les conditions de cet équilibre sont-elles donc toujours les mêmes, quels que soient les corps mis en présence ? les considérations qui précèdent nous le font comprendre, c'est parce que les lois générales de la Dynamique, exprimées par les équations différentielles de Hamilton, s'appliquent à tous les corps.

Ces conceptions avaient jusqu'ici toujours été confirmées par l'expérience, et les vérifications sont aujourd'hui assez nombreuses pour qu'on ne puisse les attribuer au hasard. Il faudra donc, si de nouvelles expériences mettent des exceptions en évidence, non pas abandonner la théorie, mais la modifier, l'élargir de façon à lui permettre d'embrasser les faits nouveaux.

Ce n'est pas que certaines objections ne se soient, dès le premier jour, présentées à tous les esprits. Les molécules, les atomes eux-mêmes, ne sont pas des points matériels; s'ils ont des dimensions, est-il permis de les assimiler à des corps absolument rigides ; ou bien quelque simple que soit la molécule d'argon, ce ne pourra être un point mathématique, ce sera une sphère ; pourquoi cette sphère ne pourra-t-elle pas tourner, et si elle tourne, cela fera 6 degrés de liberté au lieu de 3[1]. A moins que l'on ne suppose que les chocs, capables de modifier la translation de la molécule, sont absolument sans influence sur sa rotation ; qu'ils ne peuvent faire subir à cette molécule la moindre déformation, etc. D'ailleurs, chaque raie du spectre correspond à un degré de liberté. Inutile de dire que le spectre de l'oxygène comprend plus de 5 raies. Pourquoi certains degrés de liberté ne semblent-ils jouer aucun rôle; pourquoi sont-ils pour ainsi dire ankylosés tant que n'interviennent pas de mystérieuses circonstances ?


§ 2. — LA LOI DU RAYONNEMENT

Les physiciens ne se préoccupèrent pas d'abord de ces difficultés, mais deux faits nouveaux vinrent changer la face des choses ; le premier, c'est ce qu'on appelle la loi du rayonnement noir. Un corps parfaitement noir est celui dont le coefficient d'absorption est égal à 1 ; un pareil corps porté à l'incandescence émet de la lumière de toutes les longueurs d'onde, et l'intensité de cette lumière varie suivant une certaine loi en fonction de la température et de la longueur d'onde. L'observation directe n'est pas possible, parce qu'il n'y a pas de corps parfaitement noirs, mais il y a un moyen de tourner la difficulté : on peut enfermer le corps incandescent dans une enceinte entièrement fermée ; la lumière qu'il émet ne peut s'échapper et subit une série de réflexions jusqu'à ce qu'elle soit entièrement absorbée ; quand l'état d'équilibre est atteint, la température de l'enceinte est devenue uniforme et l'enceinte est remplie d'un rayonnement qui suit la loi du rayonnement noir.

Il est clair que c'est un cas d'équilibre statistique, les échanges d'énergie s'étant poursuivis jusqu'à ce que chaque partie du système gagne en moyenne, dans un court espace de temps, exactement ce qu'elle perd. Mais c'est ici que la difficulté commence. Les molécules matérielles contenues dans l'enceinte sont en nombre fini, quoique très grand, et elles n'ont qu'un nombre fini de degrés de liberté ; au contraire, l'éther en a une infinité, car il peut vibrer d'une infinité de manières correspondant aux diverses longueurs d'onde avec lesquelles l'enceinte est en résonance. Si la loi d'équipartition s'appliquait, l'éther devrait donc prendre toute l'énergie et ne rien laisser à la matière.

On pourrait restreindre la liberté de l'éther en lui imposant des liaisons, qui le rendraient par exemple incapable de transmettre les ondes trop courtes ; on échapperait ainsi à la contradiction signalée, mais on arriverait encore à une loi, qui pour n'être plus absurde, serait encore contredite par l'expérience ; c'est la loi de Rayleigh, d'après laquelle l'énergie rayonnée, pour une longueur donnée, serait proportionnelle à la température absolue et pour une température donnée, en raison inverse de la quatrième puissance de la longueur d'onde.

La loi véritable, démontrée par l'expérience, est la loi de Planck ; le rayonnement est beaucoup moindre pour les petites longueurs d'onde, ou pour les basses températures, que ne l'exige la loi de Rayleigh, conforme à la loi d'équipartition.

Le second fait résulte de la mesure des chaleurs spécifiques des corps solides aux très basses températures, dans l'air ou dans l'hydrogène liquides. Ces chaleurs spécifiques, loin d'être sensiblement constantes, diminuent rapidement comme pour s'annuler au zéro absolu. Tout se passe comme si ces molécules perdaient des degrés de liberté en se refroidissant, comme si quelques-unes de leurs articulations finissaient par geler.


§ 3. — LES QUANTA D’ÉNERGIE

L'explication de ces phénomènes doit être cherchée sans faire table rase des principes de la Thermodynamique ; il faut avant tout admettre la possibilité de l'équilibre statistique sans quoi il ne resterait rien du principe de Carnot ; on ne peut admettre, dans la Thermodynamique, aucune brèche sans que tout s'écroule. M. Jeans a cherché à tout concilier en supposant que ce que nous observons n'est pas l'équilibre statistique définitif, mais une sorte d'équilibre provisoire. Il est difficile d'adopter cette manière de voir ; sa théorie, ne prévoyant rien, n'est pas contredite par l'expérience, mais elle laisse sans explication toutes les lois connues qu'elle se borne à ne pas contredire et qui n'apparaissent plus que comme l'effet de je ne sais quel heureux hasard.

M. Planck a cherché une autre explication de la loi qu'il avait découverte ; d'après lui, il s'agit d'un véritable équilibre, et, s'il n'est pas conforme à la loi d'équipartition, c'est que les équations de Hamilton ne sont pas exactes. Pour arriver à la loi expérimentale, il faut introduire dans ces équations une modification bien surprenante. Comment devons-nous nous représenter un corps rayonnant ? Nous savons qu'un résonateur de Hertz envoie dans l'éther des ondes hertziennes qui ne sont autre chose que des ondes lumineuses ; un corps incandescent sera donc regardé comme contenant un très grand nombre de petits résonateurs. Quand le corps s'échauffe, ces résonateurs acquièrent de l'énergie, se mettent à vibrer et par conséquent à rayonner.

L'hypothèse de M.Planck consiste à supposer que chacun de ces résonateurs ne peut acquérir ou perdre de l'énergie que par sauts brusques, de telle façon que la provision d'énergie qu'il possède doit toujours être un multiple d'une même quantité constante appelée quantum, qu'elle doit se composer d'un nombre entier de quanta. Cette unité indivisible, ce quantum n'est pas le même pour tous les résonateurs, il est en raison inverse de la longueur d'onde, de sorte que les résonateurs à courte période ne peuvent avaler de l'énergie que par gros morceaux tandis que les résonateurs à longue période peuvent l'absorber ou la dégager par petites bouchées. Qu'en résulte-t-il ? Il faut de grands efforts pour ébranler un résonateur à courte période, puisqu'il faut au moins une quantité d'énergie égale à son quantum qui est grand ; il y a donc de grandes chances pour que ces résonateurs restent en repos, surtout si la température est basse, et c'est pour cette raison qu'il y aura relativement peu de lumière à courte longueur d'onde dans le rayonnement noir.

Cette hypothèse rend bien compte des faits pourvu que l'on admette que la relation entre l'énergie du résonateur et son rayonnement soit la même que dans les théories anciennes. Et c'est là une première difficulté ; pourquoi conserver cela après avoir tout détruit ? Mais il faut bien conserver quelque chose, sans quoi on ne saurait sur quoi bâtir.

La diminution des chaleurs spécifiques s'explique de même ; quand la température s'abaisse, un très grand nombre de vibrateurs tombent au-dessous de leur quantum, et, au lieu de vibrer peu, ne vibrent plus du tout, de sorte que l'énergie totale diminue plus vite que dans les anciennes théories. Cela n'est qu'un aperçu qualitatif mais il ne faut pas donner un nombre exagéré de coups de pouce pour obtenir une concordance quantitative suffisante.


§ 4. — DISCUSSION DE L’HYPOTHÈSE PRÉCÉDENTE

L'équilibre statistique ne peut s'établir que s'il y a échange d'énergie entre les résonateurs, sans quoi chaque résonateur conserverait indéfiniment son énergie initiale qui est arbitraire, et la distribution finale n'obéirait à aucune loi. Cet échange ne pourrait se faire par rayonnement si les résonateurs étaient fixes et enfermés dans une enceinte fixe. En effet, chaque résonateur ne pourrait émettre ou absorber que de la lumière d'une longueur d'onde déterminée, il ne pourrait donc envoyer d'énergie qu'aux résonateurs de même période.

Il n'en est plus de même si l'on suppose que l'enceinte est déformable ou contient des corps mobiles. Et en effet la lumière en se réfléchissant sur un miroir mobile change de longueur d'onde en vertu du célèbre principe de Döppler-Fizeau. Et c'est là un premier mode d'échange par rayonnement.

Il y en a un second ; les résonateurs peuvent réagir mécaniquement l'un sur l'autre, soit directement, soit plutôt par l'intermédiaire d'atomes mobiles et d'électrons qui circulent de l'un à l'autre et viennent les choquer. C'est l'échange par chocs. C'est celui que j'ai étudié récemment, retrouvant et confirmant les résultats de M. Planck.

Ainsi que je l'ai expliqué plus haut, il est nécessaire que tous les modes d'échange de l'énergie conduisent aux mêmes conditions d'équilibre statistique, sans quoi le principe de Carnot serait en défaut. Cela est nécessaire pour rendre compte de l'expérience, mais encore faut-il qu'on puisse donner de cette surprenante concordance une explication satisfaisante, qu'on ne soit pas forcé de l'attribuer à une sorte de hasard providentiel. Dans l'ancienne Mécanique, cette explication était toute trouvée, c'était l'universalité des équations de Hamilton ; allons-nous retrouver ici quelque chose d'analogue ?

Je n'ai pas encore terminé l'étude de l'échange par rayonnement, et je ne sais pas encore si l'on connait toutes les conditions d'équilibre auxquelles conduit ce mode d'échange ; je ne serais pas étonné qu'on en découvrît de nouvelles qui pourraient nous causer quelques embarras.

Pour le moment, il y en a une que nous ont révélée les travaux de M. Wien ; c'est ce qu'on appelle la loi de Wien d'après laquelle le produit de l'énergie du rayonnement par la cinquième puissance de la longueur d'onde ne dépend plus que de la température multipliée par la longueur d'onde.

On voit tout de suite que, pour que cette loi de Wien soit compatible avec l'équilibre statistique dû à l'échange par chocs, il faut que, dans cet échange par chocs, l'énergie ne puisse varier que par quanta inversement proportionnels à la longueur d'onde. C'est là une propriété mécanique des résonateurs, qui est évidemment tout à fait indépendante du principe de Döppler-Fizeau et on ne comprend pas bien par suite de quelle mystérieuse harmonie préétablie, ces résonateurs ont été doués de la seule propriété mécanique qui pouvait convenir. Si l'équilibre statistique est invariable, ce n'est plus pour une raison unique et universelle, c'est par le concours de circonstances multiples et indépendantes.

Dans le mode d'exposition de M. Planck, cette dualité des modes d'échange n'apparaît pas, mais elle n'est que dissimulée et je croyais nécessaire d'attirer l'attention sur ce point.

Cette difficulté n'est pas la seule ; un résonateur ne peut céder d'énergie à un autre que par multiples entiers de son quantum; celui-ci ne peut en recevoir que par multiples entiers de son quantum à lui ; comme ces deux quanta seront généralement incommensurables, cela suffit pour exclure la possibilité d'un échange direct, mais l'échange peut se faire par l'intermédiaire des atomes, à supposer que l'énergie de ces atomes puisse varier d'une manière continue.

Ce n'est pas là le plus grave ; les résonateurs doivent perdre ou gagner chaque quantum brusquement ou plutôt il faut qu'ils gagnent leur quantum tout entier ou qu'ils ne gagnent rien. Mais il leur faut cependant un certain temps pour le gagner ou pour le perdre ; c'est ce qu'exige le phénomène des interférences. Deux quanta émis par un même résonateur à des instants différents ne sauraient interférer entre eux. Les deux émissions devraient en effet être regardées comme deux phénomènes indépendants et il n'y aurait aucune raison pour que l'intervalle de temps qui les sépare fût constant. Cela est même impossible ; cet intervalle doit être plus grand si la lumière est faible que si elle est intense ; à moins que l'on ne suppose que l'intervalle est constant, que chaque émission peut consister en plusieurs quanta et que l'intensité dépend du nombre des quanta émis à la fois. Mais cela non plus ne peut aller ; l'intervalle doit être petit par rapport à une période pour cadrer avec les observations d'interférence ; la valeur du quantum résulte de la formule même de Planck ; nous aurions donc un minimum de l'intensité possible de la lumière, et on a observé des émissions de lumière inférieures à ce minimum.

C'est donc bien chaque quantum qui interfère avec lui-même ; il est donc nécessaire que, mis une fois sous la forme de vibrations lumineuses de l'éther, il se divise en plusieurs parties, que certaines parties soient en retard sur les autres de plusieurs longueurs d'onde et par conséquent qu'elles n'aient pas été émises en même temps.

Il semble qu'il y ait là une contradiction ; peut-être n'est-elle pas insoluble. Imaginons un système formé d'un certain nombre d'excitateurs de Hertz, tous identiques ; chacun d'eux est chargé par une source d'électricité et dès que sa charge a atteint une certaine valeur, l'étincelle éclate, l'émission commence et rien désormais ne peut plus l'arrêter, jusqu'à ce que l'excitateur soit entièrement déchargé ; il faut donc qu'il perde son quantum tout entier, ou qu'il ne perde rien (le quantum c'est ici la quantité d'énergie qui correspond au potentiel explosif). Mais ce quantum n'est pas perdu brusquement, chaque émission dure un certain temps et les ondes émises sont susceptibles d'interférences régulières.

M. Planck a supposé que la relation entre l' énergie d'un résonateur et son rayonnement était la même que dans l'Électrodynamique de Maxwell ; on pourrait renoncer à cette hypothèse, et supposer que les chocs mécaniques se font d'après les lois anciennes. La répartition de l'énergie entre les résonateurs se ferait alors d'après la loi de l'équipartition, mais les résonateurs à courte période rayonneraient moins à énergie égale. On pourrait alors rendre compte de la loi du rayonnement, mais on n'expliquerait pas les anomalies des chaleurs spécifiques aux basses températures, à moins que l'on n'admette que l'échange par chocs n'est plus possible pour les solides très froids, et que leurs molécules n'échangent plus de chaleur que par rayonnement à petite distance.

On pourrait aller plus loin, supposer qu'il n'y a jamais de choc, que toutes les forces dites mécaniques sont d'origine électromagnétique ; qu'elles sont dues à des actions à distance, explicables elles-mêmes par le rayonnement. Il faudrait alors ne laisser subsister que le mode d'échange par rayonnement et par le jeu du principe de Döppler-Fizeau ; peut-être alors serait-on conduit ainsi à des hypothèses très différentes de celle des quanta.


§ 5. — LES QUANTA D’ACTION

La nouvelle conception est séduisante par un certain côté ; depuis quelque temps la tendance est à l'atomisme, la matière nous apparaît comme formée d'atomes indivisibles, l'électricité n'est plus continue, elle n'est plus divisible à l'infini, elle se résout en électrons tous de même charge, tous pareils entre eux ; nous avons aussi depuis quelque temps le magnéton, ou atome de magnétisme. À ce compte, les quanta nous apparaissent comme des atomes d'énergie. Malheureusement la comparaison ne se poursuit pas jusqu'au bout. Un atome d'hydrogène, par exemple, est véritablement invariable, il conserve toujours la même masse, quel que soit le composé dans lequel il entre comme élément ; les électrons conservent de même leur individualité à travers les vicissitudes les plus diverses ; en est-il de même des soi-disant atomes d'énergie ? Nous avons par exemple 3 quanta d'énergie sur un résonateur dont la longueur d'onde est 3 ; cette énergie passe sur un second résonateur dont la longueur d'onde est 5 ; elle représente alors non plus 3, mais 5 quanta, puisque le quantum du nouveau résonateur est plus petit et que, dans la transformation, le nombre des atomes et la grandeur de chacun d'eux a changé.

Voilà pourquoi la théorie n'est pas encore satisfaisante pour l'esprit; il faut d'ailleurs expliquer pourquoi le quantum d'un résonateur est en raison inverse de la longueur d'onde, et c'est ce qui a décidé M. Planck à modifier le mode d'exposition de ses idées ; mais ici, je suis un peu embarrassé, je ne voudrais ni trahir M. Planck en dépassant sa pensée, en allant plus loin qu'il n'a voulu aller, ni ne pas montrer où il me semble qu'il nous conduit. Je vais donc d'abord traduire son texte aussi exactement que possible, tout en le résumant un peu. Je rappelle d'abord que l'étude de l'équilibre thermodynamique a été ramenée à une question de statistique et de probabilité. « La probabilité d'une variable continue s'obtient en envisageant des domaines élémentaires indépendants, d'égale probabilité... Dans la dynamique classique, en se sert, pour trouver ces domaines élémentaires, de ce théorème que deux états physiques dont l'un est l’effet nécessaire de l'autre sont également probables. Dans un système physique, si on représente par une des coordonnées généralisées, par le moment correspondant, d'après le théorème de Liouville, le domaine considéré à un instant quelconque est un invariant par rapport au temps, si et varient conformément aux équations de Hamilton. D'autre part, et peuvent, à un instant donné, prendre toutes les valeurs possibles, indépendamment l'un de l'autre. D'où il suit que le domaine élémentaire de probabilité est infiniment petit de la grandeur ... La nouvelle hypothèse doit avoir pour but de restreindre la variabilité de et de , de telle façon que ces variables ne varient plus que par sauts, ou qu'elles soient regardées comme liées en partie l'une à l'autre. On arrive ainsi à réduire le nombre des domaines élémentaires de probabilité, de sorte que l'étendue de chacun d'eux se trouve augmentée. L'hypothèse des quanta d'action consiste à supposer que ces domaines, tous égaux entre eux, ne sont plus infiniment petits, mais finis et que l'on a pour chacun d'eux


étant une constante. »

Je crois nécessaire de compléter cette citation par quelques explications ; je ne puis expliquer ici ce que c'est que l'action, les coordonnées généralisées et les moments, ni les diverses intégrales que M. Planck fait entrer en ligne ; je me bornerai à dire que l'élément d'énergie est égal au produit de la fréquence par l'élément d'action ; et, si le quantum d'énergie est proportionnel à la fréquence, comme nous l'avons dit, c'est parce que le quantum d'action est une constante universelle, un véritable atome.

Mais il faut que je cherche à éclaircir ce que c'est que les domaines élémentaires de probabilité. Ces domaines sont indivisibles ; c'est-à-dire que dès que nous savons que nous sommes dans un de ces domaines, tout est par là déterminé ; sans quoi, si les événements qui doivent suivre n'étaient pas par ce fait entièrement connus, s'ils devaient différer selon que nous nous trouverions dans telle ou telle partie de ce domaine, c'est que ce domaine ne serait pas indivisible au point de vue de la probabilité puisque la probabilité de certains événements futurs ne serait pas la même dans ses diverses parties.

Cela revient à dire que tous les états du système qui correspondent à un même domaine ne peuvent être discernés entre eux, qu'ils constituent un seul et même état, et nous sommes ainsi conduits à l'énoncé suivant, plus précis que celui de M. Planck et qui n'est pas, je crois, contraire à sa pensée.

Un système physique n'est susceptible que d'un nombre fini d'états distincts; il saute d'un de cet états à l'autre sans passer par une série continue d'états intermédiaires.

Supposons pour simplifier que l'état du système dépende de trois paramètres seulement, de sorte que nous puissions le représenter géométriquement par un point de l'espace. L'ensemble des points représentatifs des divers états possibles ne sera pas alors l’espace tout entier, ou une région de cet espace ainsi qu'on le suppose d'ordinaire ; ce seront un très grand nombre de points isolés parsemant l'espace. Ces points, il est vrai, sont très serrés, ce qui nous donne l'illusion de la continuité.

Tous ces états doivent être regardés comme également probables. En effet, si nous admettons le déterminisme, à chacun de ces états doit nécessairement succéder un autre état, exactement aussi probable, puisqu'il est certain que le premier entraîne le second. On verrait ainsi de proche en proche que si nous partons d'un état initial, tous les états auxquels nous parviendrons un jour ou l'autre sont tous également probables ; les autres ne doivent pas être regardés comme des états possibles.

Mais nos points représentatifs isolés ne doivent pas être distribués dans l'espace d'une façon quelconque ; ils doivent l'être de telle sorte qu'en les observant avec nos sens grossiers, nous ayons pu croire aux lois communes de la Dynamique et par exemple à celles de Hamilton. Une comparaison, qui serre la réalité de beaucoup plus près qu'il ne paraît, m'aidera peut-être à me faire comprendre. Nous observons un liquide, et nos sens nous invitent d'abord à croire que c'est de la matière continue ; une expérience plus précise nous montre que ce liquide est incompressible, de telle sorte que le volume d'une portion quelconque de matière demeure constant. Des raisons quelconques nous portent ensuite à penser que ce liquide est formé de molécules très petites et très nombreuses, mais discrètes ; nous ne pourrons plus cependant imaginer une distribution de ces molécules en n'imposant aucune entrave à notre fantaisie ; il faudra, à cause de l'incompressibilité, supposer que deux petits volumes égaux contiennent le même nombre de molécules. Pour la distribution des états possibles, M. Planck se trouve soumis à une restriction analogue, et c'est ce qu'il exprime par les équations que j'ai citées plus haut, et que je ne puis expliquer ici davantage.

On pourrait, il est vrai, imaginer des hypothèses mixtes ; supposons encore que le système physique ne dépende que de trois paramètres et que son état puisse être représenté par un point de l'espace. L'ensemble des points représentatifs des états possibles pourra n'être ni une région de l'espace, ni un essai in de points isolés ; il pourra se composer d'un grand nombre de petites surfaces ou de petites courbes séparées les unes des autres ; soit par exemple que l'un des points matériels du système puisse décrire seulement certaines trajectoires ; mais les décrire d'une manière continue sauf quand il saute d'une trajectoire à l'autre sous l'influence des points voisins : cela pourra être le cas des résonateurs dont nous avons parlé plus haut; ou bien encore, l'état de la matière pondérable pourrait varier d'une manière discontinue, avec un nombre fini d'états possibles seulement, tandis que l'état de l'éther varierait d'une manière continue. Rien de tout cela ne serait incompatible avec la pensée de M. Planck.

Mais on préférera sans doute la première solution, la solution franche à toutes ces hypothèses bâtardes ; seulement il faut se rendre compte des conséquences que cela entraîne ; ce que nous avons dit devrait s'appliquer à un système isolé quelconque et même à l'univers. L'univers sauterait donc brusquement d'un état à l'autre ; mais dans l'intervalle il demeurerait immobile, les, divers instants pendant lesquels il resterait dans le même état ne pourraient plus être discernés l'un de l'autre ; nous arriverions ainsi à la variation discontinue du temps, à l'atome de temps.


§ 6. — LA NOUVELLE THÉORIE DE PLANCK

Revenons à des problèmes moins généraux et plus précis, par exemple à la théorie du rayonnement. M. Planck a imaginé une modification à sa première théorie et je voudrais en dire quelques mots. D'après ses nouvelles idées, l'émission de la lumière se ferait brusquement par quanta, mais l'absorption serait continue. Il a voulu ainsi échapper à la difficulté suivante qui lui a, je ne sais pourquoi, paru plus embarrassante en ce qui concerne l'absorption. La lumière arrive sur chaque résonateur d'une façon continue ; si elle ne peut être absorbée que quantum par quantum, il faut que l'énergie s'accumule dans une sorte d'antichambre du résonateur, jusqu'à ce qu'il y en ait assez pour entrer. Dans la seconde théorie, cette difficulté disparaît, mais il faut toujours une salle d'attente pour l'énergie qui sort, puisque l'éther ne peut la transmettre que par fractions infiniment petites.

Dans la nouvelle théorie, les résonateurs conserveront un résidu d'énergie même au zéro absolu. Si nous adoptons la nouvelle manière de voir de M. Planck, il faut alors modifier la relation entre l'énergie du corps rayonnant et l'intensité de son rayonnement. Ce rayonnement n'est plus proportionnel à l'énergie, mais seulement à l'excès de cette énergie sur le résidu qui subsiste au zéro absolu.

Avouerai-je que je n'ai pas été entièrement satisfait de cette nouvelle hypothèse ? M. Planck ne parle que de l'émission et de l'absorption, et en parle comme si le résonateur était fixe; il n'est question ni de l'échange d'énergie par chocs, ni du principe de Döppler-Fizeau ; dans ces conditions, il ne peut donc y avoir de tendance vers un état final, c'est ce que j'ai dit plus haut ; la démonstration par laquelle on cherche à nous faire connaître cet état final n'est donc qu'un trompe-l'œil. L'auteur ne dit pas si les échanges par chocs sont continus comme l'absorption, ou discontinus comme l'émission, et quand on veut appliquer la théorie générale des échanges par chocs, on ne retrouve plus les résultats de M. Planck. Il convient donc de s'en tenir à ses premières idées.


§ 7. — LES IDÉES DE M. SOMMERFELD

M. Sommerfeld a proposé une théorie qu'il veut rattacher à celle de M. Planck, bien que le seul lien qu'il y ait entre elles, c'est que la lettre figure dans les deux formules, et qu'on a donné le même nom de quantum d'action aux deux objets très différents que cette lettre représente.

Le choc des électrons ne suivrait pas du tout les mêmes lois que celui des corps complexes que nous connaissons et qui sont accessibles à l'expérience. Quand un électron rencontrerait un obstacle, il s'arrêterait d'autant plus vite que sa vitesse serait plus grande (si cette loi était applicable aux trains de chemin de fer, le problème du freinage se présenterait sous un jour nouveau). Et cela s'applique à la production des rayons X. Les rayons cathodiques sont des électrons en mouvement; ces électrons s'arrêtent en rencontrant l'anticathode ; cet arrêt brusque ébranle l'éther dont les vibrations produisent les rayons X. La théorie de M. Sommerfeld explique pourquoi les rayons X sont d'autant plus pénétrants et plus « durs » que la vitesse des rayons cathodiques était plus grande. Plus cette vitesse est grande, en effet, plus l'arrêt est brusque, plus, par conséquent, la perturbation de l'éther est intense et de courte durée.


§ 8. — CONCLUSIONS

On voit quel est l'état de la question ; les anciennes théories, qui semblaient rendre compte jusqu'ici de tous les phénomènes connus, se sont heurtées à un obstacle inattendu. Il a semblé qu'une modification s'imposait. Une hypothèse s'est d'abord présentée à l'esprit de M. Planck, mais tellement étrange qu'on était tenté de chercher tous les moyens de s'en affranchir ; ces moyens, on les a vainement cherchés jusqu'ici. Et cela n'empêche pas que la nouvelle théorie soulève une foule de difficultés, dont beaucoup sont réelles et ne sont pas de simples illusions dues à la paresse de notre esprit, qui répugne à changer ses habitudes.

Il est impossible, pour le moment, de prévoir quelle sera l'issus finale; trouvera-t-on une autre explication entièrement différente ? Ou bien, au contraire, les partisans de la nouvelle théorie parviendront-ils à écarter les obstacles qui Bons empêchent de l'adopter sans réserve ? La discontinuité va-t-elle régner sur l'univers physique et son triomphe est-il définitif ? ou bien reconnaîtra-t-on que cette discontinuité n'est qu'apparente et dissimule une série de processus continus. Le premier qui a vu un choc a cru observer un phénomène discontinu, et nous savons aujourd'hui qu'il n'a vu que l'effet de changements de vitesse très rapides, mais continus. Chercher dès aujourd'hui à donner un avis sur ces questions, ce serait perdre son encre.

  1. Il ne servirait à rien de dire que le rapport des chaleurs spécifiques ne serait pas changé si l'on attribuait 6 degrés de liberté à l'argon et 10 à l'oxygène. C'est bien 3 degrés de liberté et non pas 6 qu'exige la théorie cinétique des gaz fondée sur le théorème du viriel.