Dernières pensées/Chapitre 2
CHAPITRE II
L’ESPACE ET LE TEMPS
Une des raisons qui m’ont déterminé à revenir sur une des questions que j’ai le plus souvent traitées, c’est la révolution qui s’est récemment accomplie dans nos idées sur la Mécanique. Le principe de relativité, tel que le conçoit Lorentz, ne va-t-il pas nous imposer une conception entièrement nouvelle de l’espace et du temps et par là nous forcer à abandonner des conclusions qui pouvaient sembler acquises ? N’avons-nous pas dit que la géométrie a été construite par l’esprit à l’occasion de l’expérience, sans doute, mais sans nous être imposée par l’expérience, de telle façon que, une fois constituée, elle est à l’abri de toute révision, elle est hors d’atteinte de nouveaux assauts de l’expérience ? et cependant les expériences sur lesquelles est fondée la mécanique nouvelle ne semblent-elles pas l’avoir ébranlée ? Pour voir ce qu’on en doit penser, je dois rappeler succinctement quelques-unes des idées fondamentales que j’ai cherché à mettre en évidence dans mes écrits antérieurs.
J’écarterai d’abord l’idée d’un prétendu sens de l’espace qui nous ferait localiser nos sensations dans un espace tout fait, dont la notion préexisterait à toute expérience, et qui avant toute expérience aurait toutes les propriétés de l’espace du géomètre. Qu’est-ce en effet que ce prétendu sens de l’espace ? Quand nous voulons savoir si un animal le possède, quelle expérience faisons-nous ? Nous plaçons dans son voisinage des objets qu’il convoite, et nous regardons s’il sait faire sans tâtonnement les mouvements qui lui permettent de les atteindre. Et comment voyons-nous que les autres hommes sont doués de ce précieux sens de l’espace ? c’est parce qu’eux aussi, ils sont capables de contracter leurs muscles à propos pour atteindre les objets dont la présence leur est révélée par certaines sensations. Qu’y a-t-il de plus quand nous constatons le sens de l’espace dans notre propre conscience ? Ici encore, en présence de sensations variées, nous savons que nous pourrions faire des mouvements qui nous permettraient d’atteindre les objets que nous regardons comme la cause de ces sensations, et par là d’agir sur ces sensations, les faire disparaître ou les rendre plus intenses ; la seule différence c’est que pour le savoir, nous n’avons pas besoin de faire effectivement ces mouvements, il nous suffit de nous les représenter. Ce sens de l’espace que l’intelligence serait impuissante à exprimer, ne pourrait être que je ne sais quelle force qui résiderait dans le tréfonds de l’inconscient, et alors cette force ne pourrait nous être connue que par les actes qu’elle provoque ; et ces actes ce sont précisément les mouvements dont je viens de parler. Le sens de l’espace se réduit donc à une association constante entre certaines sensations et certains mouvements, ou à la représentation de ces mouvements. (Est-il besoin, afin d’éviter une équivoque sans cesse renaissante, malgré mes explications réitérées, de répéter une fois de plus que j’entends par là non la représentation de ces mouvements dans l’espace, mais la représentation des sensations qui les accompagnent ?)
Pourquoi maintenant et dans quelle mesure l’espace est-il relatif ? Il est clair que si tous les objets qui nous entourent et notre corps lui-même, ainsi que nos instruments de mesure étaient transportés dans une autre région de l’espace, sans que leurs distances mutuelles varient, nous ne nous en apercevrions pas, et c’est en effet ce qui arrive, puisque nous sommes entraînés sans nous en douter par le mouvement de la Terre. Si les objets étaient tous agrandis dans une même proportion, et qu’il en fût de même de nos instruments de mesure, nous ne nous en apercevrions pas davantage. Ainsi non seulement nous ne pouvons connaître la position absolue d’un objet dans l’espace, de sorte que ce mot, « position absolue d’un objet », n’a aucun sens et qu’il convient de parler seulement de sa position relative par rapport à d’autres objets ; mais le mot « grandeur absolue d’un objet », « distance absolue de deux points », n’a aucun sens ; on doit parler seulement du rapport de deux grandeurs, du rapport de deux distances. Mais il y a plus : supposons que tous les objets soient déformés suivant une certaine loi, plus compliquée que les précédentes, suivant une loi tout à fait quelconque et qu’en même temps nos instruments de mesure soient déformés suivant la même loi ; de cela non plus nous ne pourrions pas nous apercevoir, de sorte que l’espace est beaucoup plus relatif encore qu’on ne le croit d’ordinaire. Nous ne pouvons nous apercevoir que des modifications de forme des objets qui diffèrent des modifications simultanées de forme de nos instruments de mesure.
Nos instruments de mesure sont des corps solides ; ou bien ils sont formés de plusieurs corps solides mobiles les uns par rapport aux autres et dont les déplacements relatifs nous sont indiqués par des repères placés sur ces corps, par des index se déplaçant sur des échelles graduées, et c’est précisément en lisant ces indications qu’on se sert de l’instrument. Nous savons donc si notre instrument s’est oui ou non déplacé à la façon d’un solide invariable, puisque dans ce cas les indications en question n’ont pas changé. Nos instruments comportent aussi des lunettes avec lesquelles nous faisons des visées, de sorte qu’on peut dire que le rayon lumineux est aussi un de nos instruments.
Notre intuition de l’espace nous en apprendra-t-elle davantage ? Nous venons de voir qu’elle se réduit à une association constante entre certaines sensations et certains mouvements. C’est dire que les membres avec lesquels nous faisons ces mouvements jouent aussi pour ainsi dire le rôle d’instruments de mesure. Ces instruments qui sont moins précis que ceux du savant nous suffisent pour la vie de tous les jours, et c’est avec eux que l’enfant, que l’homme primitif, a mesuré l’espace ou pour mieux dire s’est construit l’espace dont il se contente pour les besoins de sa vie quotidienne. Notre corps est notre premier instrument de mesure ; comme les autres, il se compose de plusieurs pièces solides mobiles les unes par rapport aux autres, et certaines sensations nous avertissent des déplacements relatifs de ces pièces, de sorte que comme dans le cas des instruments artificiels, nous savons si notre corps s’est oui ou non déplacé comme un solide invariable. En résumé, nos instruments, ceux que l’enfant doit à la nature, ceux que le savant doit à son génie, ont comme éléments fondamentaux le corps solide et le rayon lumineux.
Dans ces conditions l’espace a-t-il des propriétés géométriques indépendantes des instruments qui servent à le mesurer ? Il peut, avons-nous dit, subir une déformation quelconque sans que rien nous en avertisse, si nos instruments la subissent également. En réalité, il est donc amorphe, il est une forme flasque, sans rigidité, qui peut s’appliquer à tout ; il n’a pas de propriétés à lui ; faire de la géométrie, c’est étudier les propriétés de nos instruments, c’est-à-dire du corps solide.
Mais alors, comme nos instruments sont imparfaits, la géométrie devrait se modifier chaque fois qu’ils se perfectionnent ; les constructeurs devraient pouvoir mettre sur leurs prospectus : « Je fournis un espace bien supérieur à celui de mes concurrents, beaucoup plus simple, beaucoup plus commode, beaucoup plus confortable ». Nous savons qu’il n’en est pas ainsi ; nous serions tentés de dire que la géométrie, c’est l’étude des propriétés qu’auraient les instruments s’ils étaient parfaits. Mais pour cela il faudrait savoir ce que c’est qu’un instrument parfait, et nous ne le savons pas puisqu’il n’y en a pas, et que nous ne pourrions définir l’instrument idéal que par la géométrie, ce qui est un cercle vicieux. Et alors nous dirons que la géométrie est l’étude d’un ensemble de lois peu différentes de celles auxquelles obéissent réellement nos instruments, mais beaucoup plus simples, de lois qui ne régissent effectivement aucun objet naturel, mais qui sont concevables pour l’esprit. En ce sens, la géométrie est une convention, une sorte de cote mal taillée entre notre amour de la simplicité et notre désir de ne pas trop nous écarter de ce que nous apprennent nos instruments. Cette convention définit à la fois l’espace et l’instrument parfait.
Ce que nous avons dit de l’espace s’applique au temps ; je ne veux pas parler ici du temps tel que le conçoivent les disciples de Bergson, de cette durée qui, loin d’être une pure quantité exempte de toute qualité, est pour ainsi dire la qualité même et dont les diverses parties, qui d’ailleurs se pénètrent en partie mutuellement, se distinguent qualitativement les unes des autres. Cette durée ne pouvait être un instrument pour les savants ; elle n’a pu jouer ce rôle qu’en subissant une transformation profonde, qu’en se spatialisant, comme dit Bergson. Il a fallu en effet qu’elle devînt mesurable ; ce qui ne se mesure pas ne peut être objet de science. Or, le temps mesurable est aussi essentiellement relatif. Si tous les phénomènes se ralentissaient, et s’il en était de même de la marche de nos horloges, nous ne nous en apercevrions pas ; et cela quelle que soit la loi de ce ralentissement, pourvu qu’elle soit la même pour toutes les sortes de phénomènes et pour toutes les horloges. Les propriétés du temps ne sont donc que celles des horloges, comme les propriétés de l’espace ne sont que celles des instruments de mesure.
Ce n’est pas tout ; le temps psychologique, la durée bergsonienne, d’où le temps du savant est sorti, sert à classer les phénomènes qui se passent dans une même conscience ; il est impuissant à classer deux phénomènes psychologiques qui ont pour théâtre deux consciences différentes ou a fortiori deux phénomènes physiques. Un événement se passe sur la Terre, un autre sur Sirius ; comment saurons-nous si le premier est antérieur au second, ou simultané, ou postérieur ? ce ne pourra être que par une convention.
Mais on peut envisager la relativité du temps et de l’espace à un point de vue tout différent. Considérons les lois auxquelles le monde obéit ; elles peuvent s’exprimer par des équations différentielles ; nous constatons que ces équations ne sont pas altérées, si l’on change les axes rectangulaires de coordonnées, ces axes restant fixes ; ni si l’on change l’origine du temps, ni si l’on remplace les axes rectangulaires fixes par des axes rectangulaires mobiles, mais dont le mouvement est une translation rectiligne et uniforme. Permettez-moi d’appeler la relativité psychologique si elle est envisagée au premier point de vue et physique si elle l’est au second. Vous voyez tout de suite que la relativité physique est beaucoup plus restreinte que la relativité psychologique. Nous avons dit par exemple que rien ne serait changé, si on multipliait toutes les longueurs par une même constante, pourvu que la multiplication portât à la fois sur tous les objets et tous les instruments ; or, si nous multiplions toutes les coordonnées par une même constante, il est possible que nos équations différentielles soient altérées. Elles le seraient si on rapportait le système à des axes mobiles tournants puisqu’il faudrait y introduire la force centrifuge ordinaire et la force centrifuge composée ; c’est ainsi que l’expérience de Foucault a pu mettre en évidence la rotation de la Terre. Il y a là quelque chose qui choque un peu nos idées sur la relativité de l’espace, idées fondées sur la relativité psychologique et ce désaccord a paru embarrassant à bien des philosophes.
Examinons la question d’un peu plus près. Toutes les parties du monde sont solidaires et quelque loin que soit Sirius, il n’est sans doute pas absolument sans action sur ce qui se passe chez nous. Si donc nous voulons écrire les équations différentielles qui régissent le monde, ou bien ces équations seront inexactes, ou bien elles devront dépendre de l’état du monde tout entier. Il n’y aura pas un système d’équations pour le monde terrestre, et un autre pour le monde de Sirius, il y en aura un seul qui s’appliquera à tout l’univers. Or, nous n’observons pas directement les équations différentielles ; ce que nous observons, ce sont les équations finies qui sont la traduction immédiate des phénomènes observables et d’où les équations différentielles se déduisent par différentiation. Les équations différentielles ne sont pas altérées quand on fait un des changements d’axes dont nous avons parlé, mais il n’en est pas de même des équations finies ; le changement d’axes nous obligerait en effet à changer les constantes d’intégration. Le principe de relativité ne s’applique donc pas aux équations finies directement observées, mais aux équations différentielles.
Or, comment peut-on passer des équations finies aux équations différentielles dont elles sont les intégrales ? il faut connaître plusieurs intégrales particulières différant les unes des autres par les valeurs attribuées aux constantes d’intégration, puis éliminer ces constantes par différentiation ; une seule de ces solutions est réalisée dans la nature, bien qu’il y en ait une infinité de possibles ; pour former les équations différentielles, il faudrait connaître non seulement celle qui est réalisée, mais toutes celles qui sont possibles.
Or, si nous n’avons qu’un seul système de lois s’appliquant à tout l’univers, l’observation ne nous donnera qu’une solution unique, celle qui est réalisée ; car l’univers n’est tiré qu’à un seul exemplaire ; et c’est là une première difficulté.
De plus, en vertu de la relativité psychologique de l’espace, nous ne pouvons observer que ce que nos instruments peuvent mesurer ; ils nous donneront par exemple les distances des astres, ou des divers corps que nous avons à considérer ; ils ne nous donneront pas leurs coordonnées par rapport à des axes fixes ou mobiles qui n’ont qu’une existence purement conventionnelle. Si nos équations contiennent ces coordonnées, c’est par une fiction qui peut être commode, mais qui n’est qu’une fiction ; si nous voulons que nos équations traduisent directement ce que nous observons, il faudra que les distances figurent parmi nos variables indépendantes, et alors il arrivera que les autres variables disparaîtront d’elles-mêmes. Ce sera là notre principe de relativité, mais il n’a plus aucun sens ; il signifie seulement que nous avions introduit dans nos équations des variables auxiliaires, parasites, qui ne représentent rien de tangible et qu’il est possible de les éliminer.
Ces difficultés s’évanouiront si on ne tient pas à une rigueur absolue. Les diverses parties du monde sont solidaires, mais pour peu que la distance soit grande, l’action est si faible qu’on est en droit de la négliger ; et alors nos équations vont se répartir en systèmes séparés, l’un s’appliquant au monde terrestre seul, l’autre au monde solaire, l’autre au monde de Sirius, ou même à des mondes beaucoup plus petits tels que la table d’un laboratoire.
Et alors il n’est plus vrai de dire que l’univers n’est tiré qu’à un seul exemplaire ; il peut y avoir beaucoup de tables dans un laboratoire ; il sera possible de recommencer une expérience en en faisant varier les conditions ; on connaîtra non plus une solution unique, la seule qui soit réalisée, mais un grand nombre de solutions possibles et il deviendra facile de passer des équations finies aux équations différentielles.
D’autre part, nous connaîtrons non seulement les distances mutuelles des divers corps d’un de ces petits mondes, mais leurs distances aux corps des petits mondes voisins. Nous pouvons nous arranger pour que les secondes seules varient, les premières restant constantes. Ce sera alors comme si nous avions changé les axes auxquels le premier petit monde était rapporté. Les étoiles sont trop loin pour agir sensiblement sur notre monde terrestre, mais nous les voyons, et grâce à elles nous pouvons rapporter ce monde terrestre à des axes liés à ces étoiles ; nous avons le moyen de mesurer à la fois les distances mutuelles des corps terrestres et les coordonnées de ces corps par rapport à ce système d’axes qui est étranger au monde terrestre. Le principe de relativité prend ainsi un sens : il devient vérifiable.
Observons toutefois que nous n’avons obtenu ce résultat qu’en négligeant certaines actions et que cependant nous ne considérons pas notre principe comme simplement approché ; nous lui attribuons une valeur absolue ; voyant en effet qu’il reste vrai quelque éloignés que soient nos petits mondes les uns des autres, nous convenons de dire qu’il est vrai pour les équations exactes de l’univers ; et cette convention ne sera jamais prise en défaut, puisque, appliqué à l’univers entier, le principe est invérifiable.
Revenons maintenant au cas dont nous avions parlé tout à l’heure ; un système est rapporté tantôt à des axes fixes, tantôt à des axes tournants ; les équations qui le régissent vont-elles changer ? Oui, répond la Mécanique ordinaire ; est-ce exact ? Ce que nous observons ce ne sont pas les coordonnées des corps, ce sont leurs distances mutuelles ; nous pourrions donc chercher à former les équations auxquelles obéissent ces distances, en éliminant les autres quantités, qui ne sont que des variables parasites et inaccessibles à l’observation. Cette élimination est toujours possible ; seulement, si nous avions conservé les coordonnées, nous serions arrivés à des équations différentielles du 2d ordre ; celles que nous obtiendrons après avoir éliminé tout ce qui n’est pas observable, seront au contraire du 3e ordre, de sorte qu’elles laisseront place à un plus grand nombre de possibles. À ce compte le principe de relativité s’appliquera encore à ce cas ; quand on passera des axes fixes aux axes tournants, ces équations du 3e ordre ne varieront pas. Ce qui variera, ce seront les équations du 2d ordre qui définissent les coordonnées ; or, ces dernières sont pour ainsi dire des intégrales des premières, et comme dans toutes les intégrales des équations différentielles, il y figure une constante d’intégration, c’est cette constante qui ne reste pas la même quand on passe des axes fixes aux axes tournants. Mais, comme nous supposons notre système complètement isolé dans l’espace, que nous le regardons comme l’univers entier, nous n’avons aucun moyen de savoir s’il tourne ; ce sont donc bien les équations du 3e ordre qui expriment ce que nous observons.
Au lieu de considérer l’univers entier, envisageons maintenant nos petits mondes séparés sans action mécanique les uns sur les autres, mais visibles les uns pour les autres ; si l’un de ces mondes tourne, nous verrons alors qu’il tourne ; nous reconnaîtrons que la valeur que l’on doit attribuer à la constante dont nous venons de parler dépend de la vitesse de rotation et c’est ainsi que se trouvera justifiée la convention habituellement adoptée par les mécaniciens.
On voit donc quel est le sens du principe de relativité physique ; il n’est plus une simple convention ; il est vérifiable et par conséquent il pourrait n’être pas vérifié ; c’est une vérité expérimentale, et quel est le sens de cette vérité ? Il est aisé de le déduire des considérations qui précèdent ; il signifie que l’action mutuelle de deux corps tend vers zéro quand ces deux corps s’éloignent indéfiniment l’un de l’autre ; il signifie que deux mondes éloignés se comportent comme s’ils étaient indépendants ; et on conçoit mieux pourquoi le principe de relativité physique a moins d’extension que le principe de relativité psychologique ; ce n’est plus une nécessité due à la nature même de notre esprit ; c’est une vérité expérimentale à laquelle l’expérience impose des limites.
Ce principe de relativité physique peut servir à définir l’espace ; il nous fournit pour ainsi dire un nouvel instrument de mesure. Je m’explique : comment le corps solide pouvait-il nous servir à mesurer, ou plutôt à construire l’espace ? En transportant un corps solide d’une position dans une autre, nous reconnaissions qu’on peut l’appliquer d’abord sur une figure et ensuite sur une autre et nous convenions de considérer ces deux figures comme égales. De cette convention naissait la géométrie. À chaque déplacement possible du corps solide correspondait ainsi une transformation de l’espace en lui-même, n’altérant pas les formes et les grandeurs des figures ; et la géométrie n’est que la connaissance des relations mutuelles de ces transformations, ou pour parler le langage mathématique, l’étude de la structure du groupe formé par ces transformations, c’est-à-dire du groupe des mouvements des corps solides.
Cela posé, voici un autre groupe, celui des transformations qui n’altèrent pas nos équations différentielles, voici une autre façon de définir l’égalité de deux figures ; nous ne dirons plus : deux figures sont égales quand un même corps solide peut s’appliquer sur l’une et sur l’autre ; nous dirons : deux figures sont égales quand un même système mécanique, assez éloigné des systèmes voisins pour pouvoir être regardé comme isolé, placé d’abord de façon que ses différents points matériels reproduisent la première figure, et ensuite de façon qu’ils reproduisent la seconde, se comportent ensuite de la même manière.
Les deux conceptions diffèrent-elles essentiellement l’une de l’autre ? Non ; un corps solide prend sa forme sous l’influence des attractions et répulsions mutuelles de ses différentes molécules ; et ce système de forces doit être en équilibre. Définir l’espace de façon qu’un corps solide conserve sa forme quand on le déplace, c’est le définir de façon que les équations d’équilibre de ce corps ne soient pas altérées par un changement d’axes ; or, ces équations d’équilibre ne sont qu’un cas particulier des équations générales de la Dynamique, lesquelles, d’après le principe de relativité physique, ne doivent pas être modifiées par ce changement d’axes.
Un corps solide est un système mécanique comme un autre ; la seule différence entre notre ancienne définition de l’espace et la nouvelle, c’est que celle-ci est plus large, en ce sens qu’elle permet de remplacer le corps solide par tout autre système mécanique. De plus la convention nouvelle ne définit pas seulement l’espace, elle définit le temps. Elle nous apprend ce que c’est que deux instants simultanés, ce que c’est que deux temps égaux ou qu’un temps double d’un autre.
Une dernière remarque : le principe de relativité physique, nous l’avons dit, est un fait expérimental, au même titre que les propriétés des solides naturels ; comme tel, il est susceptible d’une incessante revision ; et la géométrie doit échapper à cette revision ; pour cela il faut qu’elle redevienne une convention, que le principe de relativité soit regardé comme une convention ; nous avons dit quel est son sens expérimental, il signifie que l’action mutuelle de deux systèmes très éloignés tend vers zéro quand leur distance augmente indéfiniment ; l’expérience nous apprend que cela est à peu près vrai ; elle ne peut nous apprendre que cela est tout à fait vrai, puisque la distance des deux systèmes demeurera toujours finie. Mais rien ne nous empêche de supposer que cela est tout à fait vrai ; rien ne nous en empêcherait même si l’expérience donnait au principe un apparent démenti ; supposons que l’action mutuelle, après avoir diminué quand nous faisons croître la distance, se mette ensuite à croître ; rien ne nous empêcherait d’admettre que pour une distance plus grande encore, elle décroîtrait de nouveau pour tendre finalement vers zéro. Seulement alors le principe se présente à nous comme une convention, ce qui le soustrait aux atteintes de l’expérience. C’est une convention qui nous est suggérée par l’expérience, mais que nous adoptons librement.
Quelle est alors la révolution qui est due aux récents progrès de la Physique ? Le principe de relativité, sous sa forme ancienne, a dû être abandonné, il est remplacé par le principe de relativité de Lorentz. Ce sont les transformations du « groupe de Lorentz » qui n’altèrent pas les équations différentielles de la Dynamique. Si nous supposons que le système est rapporté non plus à des axes fixes, mais à des axes animés d’un mouvement de translation, il faut admettre que tous les corps se déforment, qu’une sphère, par exemple, se transforme en un ellipsoïde dont le petit axe est parallèle à la translation des axes ; il faut que le temps lui-même soit profondément modifié ; voilà deux observateurs, le premier lié aux axes fixes, le second aux axes mobiles, mais se croyant l’un et l’autre en repos. Non seulement telle figure, que le premier regarde comme une sphère, apparaîtra au second comme un ellipsoïde ; mais deux événements que le premier regardera comme simultanés ne le seront plus pour le second.
Tout se passe comme si le temps était une quatrième dimension de l’espace ; et comme si l’espace à quatre dimensions résultant de la combinaison de l’espace ordinaire et du temps pouvait tourner non seulement autour d’un axe de l’espace ordinaire, de façon que le temps ne soit pas altéré, mais autour d’un axe quelconque. Pour que la comparaison soit mathématiquement juste, il faudrait attribuer des valeurs purement imaginaires à cette quatrième coordonnée de l’espace ; les quatre coordonnées d’un point de notre nouvel espace ne seraient pas , , et , mais , , , et . Mais je n’insiste pas sur ce point ; l’essentiel est de remarquer que dans la nouvelle conception l’espace et le temps ne sont plus deux entités entièrement distinctes et que l’on puisse envisager séparément, mais deux parties d’un même tout et deux parties qui sont comme étroitement enlacées de façon qu’on ne puisse plus les séparer facilement.
Autre remarque : j’ai cherché autrefois à définir le rapport de deux événements survenus dans deux théâtres différents en disant que l’un sera regardé comme antérieur à l’autre s’il peut être considéré comme la cause de l’autre. Cette définition devient insuffisante ; dans cette Mécanique Nouvelle, il n’y a pas d’effet qui se transmette instantanément ; la vitesse de transmission maximum est celle de la Lumière ; dans ces conditions il peut arriver que l’événement ne puisse être (en vertu de la seule considération de l’espace et du temps) ni l’effet ni la cause de l’événement , si la distance des lieux où ils se produisent est telle que la Lumière ne puisse se transporter en temps utile ni du lieu de au lieu de , ni du lieu de au lieu de .
Quelle va être notre position en face de ces nouvelles conceptions ? Allons-nous être forcés de modifier nos conclusions ? Non certes : nous avions adopté une convention parce qu’elle nous semblait commode, et nous disions que rien ne pourrait nous contraindre à l’abandonner. Aujourd’hui certains physiciens veulent adopter une convention nouvelle. Ce n’est pas qu’ils y soient contraints ; ils jugent cette convention nouvelle plus commode, voilà tout ; et ceux qui ne sont pas de cet avis peuvent légitimement conserver l’ancienne pour ne pas troubler leurs vieilles habitudes. Je crois, entre nous, que c’est ce qu’ils feront encore longtemps.