Dernières pensées/Chapitre 1

Ernest Flammarion (p. 5-32).


CHAPITRE 1

L’ÉVOLUTION DES LOIS

M. Boutroux, dans ses travaux sur la contingence des lois de la nature, s’est demandé si les lois naturelles ne sont pas susceptibles de changer, si alors que le monde évolue continuellement, les lois elles-mêmes, c’est-à-dire les règles suivant lesquelles se fait cette évolution, seront seules exemptes de toute variation. Une pareille conception n’a aucune chance d’être jamais adoptée par les savants ; au sens où ils l’entendraient, ils ne sauraient y adhérer sans nier la légitimité et la possibilité même de la Science. Mais le philosophe conserve le droit de se poser la question, d’envisager les diverses solutions qu’elle comporte, d’en examiner les conséquences, et de chercher à les concilier avec les légitimes exigences des savants. Je voudrais considérer quelques-uns des aspects que le problème peut revêtir ; je serai ainsi amené non à des conclusions proprement dites, mais à diverses réflexions qui ne seront peut-être pas dénuées d’intérêt. Si, chemin faisant, je me laisse aller à parler un peu longuement de certaines questions connexes, on voudra bien me le pardonner.

I

Plaçons-nous d’abord au point de vue du mathématicien. Admettons pour un instant que les lois physiques aient subi des variations dans le cours des âges, et demandons-nous si nous aurions un moyen de nous en apercevoir. N’oublions pas d’abord que les quelques siècles pendant lesquels l’humanité a vécu et pensé, ont été précédés de périodes incomparablement plus longues où l’homme ne vivait pas encore ; ils seront sans doute suivis d’autres périodes où notre espèce aura disparu. Si l’on veut croire à une évolution des lois, elle ne peut sans contredit être que très lente, de sorte que, pendant le peu d’années où l’on a pensé, les lois de la nature n’ont pu subir que des changements insignifiants. Si elles ont évolué dans le passé, il faut comprendre par là le passé géologique. Les lois d’autrefois étaient-elles celles d’aujourd’hui, les lois de demain seront-elles encore les mêmes ? Quand on pose une pareille question, quel sens doit-on attacher aux mots autrefois, aujourd’hui et demain ? aujourd’hui ce sont les temps dont l’histoire a conservé le souvenir ; autrefois ce sont les millions d’années qui ont précédé l’histoire et où les ichthyosaures vivaient tranquillement sans philosopher ; demain, ce sont les millions d’années qui viendront ensuite, où la Terre sera refroidie et où l’homme n’aura plus d’yeux pour voir ni de cerveau pour penser.

Cela posé, qu’est-ce qu’une loi ? C’est un lien constant entre l’antécédent et le conséquent, entre l’état actuel du monde et son état immédiatement postérieur. Connaissant l’état actuel de chaque partie de l’univers, le savant idéal qui connaîtrait toutes les lois de la nature posséderait des règles fixes pour en déduire l’état que ces mêmes parties auront le lendemain ; on conçoit que ce processus puisse être poursuivi indéfiniment. De l’état du monde du lundi, on déduira celui du mardi ; connaissant celui du mardi, on en déduira par les mêmes procédés celui du mercredi ; et ainsi de suite. Mais ce n’est pas tout ; s’il y a un lien constant entre l’état du lundi et celui du mardi, on pourra déduire le second du premier, mais on pourra faire l’inverse, c’est-à-dire que si l’on connaît l’état du mardi, on pourra conclure à celui du lundi ; de l’état du lundi on conclura de même à celui du dimanche, et ainsi de suite ; on peut remonter le cours des temps de même qu’on peut le descendre. Avec le présent et les lois, on peut deviner l’avenir, mais on peut également deviner le passé. Le processus est essentiellement réversible.

Puisque nous nous plaçons ici au point de vue du mathématicien, il convient de donner à cette conception toute la précision qu’elle comporte dût-on pour cela employer le langage mathématique. Nous dirons alors que l’ensemble des lois équivaut à un système d’équations différentielles qui lient les vitesses de variations des divers éléments de l’univers aux valeurs actuelles de ces éléments.

Un pareil système comporte, comme on le sait, une infinité de solutions ; mais si nous nous donnons les valeurs initiales de tous les éléments, c’est-à-dire leurs valeurs à l’instant , (celui que dans le langage ordinaire nous appelons le présent) la solution se trouve entièrement déterminée, de sorte que nous pouvons calculer les valeurs de tous les éléments à une époque quelconque, soit que nous supposions , ce qui correspond à l’avenir, soit que nous supposions , ce qui correspond au passé. Ce qu’il importe de se rappeler, c’est que la façon de conclure du présent au passé se diffère pas de la façon de conclure du présent à avenir.

Quel moyen avons-nous alors de connaître le passé géologique, c’est-à-dire l’histoire des temps où les lois auraient pu autrefois varier ? Ce passé n’a pu être directement observé et nous ne le connaissons que par les traces qu’il a laissées dans le présent, nous ne le connaissons que par le présent, et nous ne pouvons l’en déduire que par le processus que nous venons de décrire, et qui nous permettrait également d’en déduire l’avenir. Or, ce processus est-il capable de nous révéler des changements dans les lois ? Évidemment non ; nous ne pouvons précisément l’appliquer qu’en supposant que les lois n’ont pas changé ; nous ne connaissons directement que l’état du lundi par exemple, et les règles qui lient l’état du dimanche à celui du lundi ; l’application de ces règles nous fera alors connaître l’état du dimanche ; mais si nous voulons pousser plus loin et en déduire l’état du samedi, il faut de toute nécessité que nous admettions que les mêmes règles qui nous ont permis de remonter du lundi au dimanche, étaient encore valables entre le dimanche et le samedi. Sans cela, la seule conclusion qui nous serait permise, c’est qu’il est impossible de savoir ce qui s’est passé le samedi. Si alors l’immutabilité des lois figure dans les prémisses de tous nos raisonnements, nous ne pouvons pas ne pas la trouver dans nos conclusions.

Un Leverrier, connaissant les orbites actuelles des planètes, calcule, en se servant de la loi de Newton, ce que seront devenues ces orbites dans 10.000 ans. De quelque manière qu’il dirige ses calculs, il ne pourra jamais trouver que la loi de Newton sera fausse dans quelques milliers d’années. Il aurait pu, en changeant tout simplement le signe du temps dans ses formules, calculer ce qu’étaient ces orbites il y a 10.000 ans ; mais il est sûr d’avance de ne pas trouver que la loi de Newton n’a pas été toujours vraie.

En résumé, nous ne pouvons rien savoir du passé qu’à la condition d’admettre que les lois n’ont pas changé ; si nous l’admettons, la question de l’évolution des lois ne se pose pas ; si nous ne l’admettons pas, la question est insoluble, de même que toutes celles qui se rapportent au passé.

II

Mais, dira-t-on, ne pourrait-il se faire que l’application du processus précédent conduisît à une contradiction, ou, si l’on veut, que nos équations différentielles n’admissent aucune solution ? Puisque l’hypothèse de l’immutabilité des lois, posée au début de tous nos raisonnements, conduirait à une conséquence absurde, nous aurions démontré ' per absurdum qu’elles ont évolué, tout en étant à tout jamais impuissants à savoir dans quel sens.

Comme notre processus est réversible, ce que nous venons de dire s’applique à l’avenir, et il semble qu’il y ait des cas où nous pourrions affirmer qu’avant telle date le monde doit périr ou changer ses lois ; si par exemple le calcul nous montre qu’à cette date, l’une des quantités que nous avons à envisager doit devenir infinie, ou prendre une valeur physiquement impossible. Périr, ou changer ses lois, c’est à peu près la même chose ; un monde qui n’aurait plus les lois du nôtre, ce ne serait plus notre monde, c’en serait un autre.

Est-il possible que l’étude du monde actuel et de ses lois nous conduise à des formules exposées à de semblables contradictions ? Les lois sont obtenues par l’expérience ; si elles nous enseignent que l’état du dimanche entraîne l’état du lundi, c’est qu’on a observé les deux états et  ; c’est donc qu’aucun de ces deux états n’est physiquement impossible. Si nous poursuivons le processus, et si nous concluons en passant chaque fois d’un jour au jour suivant, de l’état à l’état , puis de l’état à l’état , puis de l’état à l’état , etc., c’est que tous ces états sont physiquement possibles ; car si l’état par exemple ne l’était pas, on n’aurait jamais pu faire d’expérience prouvant que l’état engendre au bout d’un jour l’état . Quelque loin que les déductions soient poussées, on n’arrivera donc jamais à un état physiquement impossible, c’est-à-dire à une contradiction. Si une de nos formules n’en était pas exempte, c’est qu’on aurait dépassé l’expérience, c’est qu’on aurait extrapolé. Supposons par exemple qu’on ait observé que dans telle ou telle circonstance la température d’un corps baisse d’un degré par jour ; si elle est actuellement de 20° par exemple, on conclura que dans 300 jours, elle sera de −280° ; et cela sera absurde, physiquement impossible, puisque le zéro absolu est à −273°. Qu’est-ce à dire ? Avait-on observé que la température passait en un jour de −279° à −280° ? Non, sans doute, puisque ces deux températures sont inobservables. On avait vu par exemple que la loi était vraie à très peu près entre 0° et 20°, et on en avait abusivement conclu qu’elle devait l’être encore jusqu’à −273° et même au delà ; on avait fait une extrapolation illégitime. Mais il y a une infinité de manières d’extrapoler une formule empirique, et parmi elles on peut toujours en choisir une qui exclue les états physiquement impossibles.

Nous ne connaissons les lois qu’imparfaitement ; l’expérience ne fait que limiter notre choix, et parmi toutes les lois qu’elle nous permet de choisir, on en trouvera toujours qui ne nous exposent pas à une contradiction du genre de celles dont nous venons de parler et qui pourraient nous obliger à conclure contre l’immutabilité. Ce moyen de démontrer une pareille évolution nous échappe encore, qu’il s’agisse d’ailleurs de démontrer que les lois changeront, ou qu’elles ont changé.

III

Arrivés à ce point, on peut nous opposer un argument de fait. « Vous dites qu’en cherchant à remonter, grâce à la connaissance des lois, du présent au passé, on ne se heurtera jamais à une contradiction, et cependant les savants en ont rencontré, dont il ne semble pas qu’on puisse se tirer aussi facilement que vous le pensez. Qu’elles ne soient qu’apparentes, qu’on puisse conserver l’espoir de les lever, je vous l’accorde ; mais d’après votre raisonnement, une contradiction même apparente devrait être impossible ».

Citons tout de suite un exemple. Si l’on calcule d’après les lois de la thermodynamique, le temps depuis lequel le Soleil a pu nous verser sa chaleur, on trouve environ 50 millions d’années ; ce temps ne saurait suffire aux géologues ; non seulement l’évolution des formes organisées n’a pu se produire aussi vite, — c’est là un point sur lequel on pourrait discuter, — mais le dépôt des couches où on trouve des restes de végétaux ou d’animaux qui n’ont pu vivre sans soleil, a exigé un nombre d’années peut-être dix fois plus grand.

Ce qui a rendu la contradiction possible, c’est que le raisonnement sur lequel repose l’évidence géologique diffère beaucoup de celui du mathématicien. Observant des effets identiques, nous concluons à l’identité des causes, et par exemple en retrouvant les restes fossiles d’animaux appartenant à une famille actuellement vivante, nous concluons qu’à l’époque où s’est déposée la couche qui contient ces fossiles, les conditions sans lesquelles les animaux de cette famille ne sauraient vivre, se trouvaient toutes réalisées à la fois.

Au premier abord, c’est bien la même chose que faisait le mathématicien, dont nous avions adopté le point de vue dans les paragraphes précédents ; lui aussi il concluait que, les lois n’ayant pas changé, des effets identiques ne pouvaient avoir été produits que par des causes identiques. Il y a toutefois une différence essentielle. Considérons l’état du monde, à un instant donné, et à un autre instant antérieur ; l’état du monde, ou même celui d’une très petite partie du monde est quelque chose d’extrêmement complexe et qui dépend d’un très grand nombre d’éléments. Je suppose, pour simplifier l’exposé, deux éléments seulement, de sorte que deux données suffisent pour définir cet état. À l’instant postérieur, ces données seront par exemple et  ; à l’instant antérieur et .

La formule du mathématicien, construite avec l’ensemble des lois observées, lui apprend que l’état ne peut avoir été engendré que par l’état antérieur  ; mais s’il ne connaît que l’une des données, par exemple, sans savoir si elle est accompagnée de l’autre donnée , sa formule ne lui permet aucune conclusion. Tout au plus, si les phénomènes et lui apparaissent comme liés entre eux, mais relativement indépendants de et de , conclura-t-il de à  ; en aucun cas, il ne déduira la double circonstance et de la circonstance unique . Le géologue, au contraire, observant l’effet seul, conclura qu’il n’a pu être produit que par le concours des causes et qui lui donnent souvent naissance sous nos yeux ; car dans bien des cas cet effet est tellement spécial, qu’un autre concours de causes aboutissant au même effet serait absolument invraisemblable.

Si deux organismes sont identiques ou simplement analogues, cette analogie ne peut pas être due au hasard, et nous pouvons affirmer qu’ils ont vécu dans des conditions pareilles ; en en retrouvant les débris, nous serons sûrs, non seulement qu’il a préexisté un germe analogue à celui d’où nous voyons sortir des êtres semblables, mais que la température extérieure n’était pas trop élevée pour que ce germe pût se développer. Autrement ces débris ne pourraient être qu’un ludus naturæ, comme on le croyait au XVIIe siècle ; et il est inutile de dire qu’une pareille conclusion choque absolument la raison. L’existence de débris organisés n’est d’ailleurs qu’un cas extrême plus frappant que les autres, et sans sortir du monde minéral, nous aurions pu citer des exemples du même genre.

Le géologue peut donc conclure, là où le mathématicien serait impuissant. Mais on voit qu’il n’est plus garanti contre la contradiction comme l’était le mathématicien. Si d’une circonstance unique, il conclut à des circonstances antérieures multiples ; si l’étendue de la conclusion est en quelque sorte plus grande que celle des prémisses, il est possible que ce que l’on déduira d’une observation se trouve en désaccord avec ce qu’on tirera d’une autre. Chaque fait isolé devient pour ainsi dire un centre d’irradiation : de chacun d’eux le mathématicien déduisait un fait unique ; le géologue en déduit des faits multiples ; du point lumineux qui lui est donné, il fait un disque brillant plus ou moins étendu ; deux points lumineux lui donneront alors deux disques qui pourront empiéter l’un sur l’autre, d’où la possibilité d’un conflit. Par exemple s’il trouve dans une couche des mollusques qui ne peuvent vivre au-dessous de 20°, il conclura que les mers de ce temps étaient chaudes ; mais si ensuite un de ses collègues découvrait dans la même strate d’autres animaux que tuerait une température supérieure à 5°, il conclurait que ces mers étaient froides.

On peut avoir des raisons d’espérer que les observations ne se contrediront pas en fait, ou que les contradictions ne seront pas irréductibles, mais nous ne sommes plus pour ainsi dire garantis contre le risque d’une contradiction par les règles mêmes de la logique formelle. Et alors on peut se demander si en raisonnant comme les géologues, on ne tombera pas un jour dans quelque conséquence absurde, de sorte qu’on sera obligé de conclure à la mutabilité des lois.

IV

Qu’on me permette ici une digression. Nous venons de voir que le géologue possède un instrument qui manque au mathématicien et qui lui permet de conclure du présent au passé. Pourquoi le même instrument ne nous permet-il pas de conclure du présent à l’avenir ? Si je vois un homme de vingt ans, je suis sûr qu’il a franchi toutes les étapes depuis l’enfance jusqu’à l’âge adulte et par conséquent qu’il n’y a pas eu depuis vingt ans sur la Terre un cataclysme qui y ait détruit toute vie, mais cela ne me prouve en aucune façon qu’il n’y en aura pas un d’ici à vingt ans. Nous avons pour connaître le passé des armes qui nous manquent quand il s’agit de l’avenir, et c’est pour cela que l’avenir nous apparaît comme plus mystérieux que le passé.

Je ne puis m’empêcher ici de me reporter à un article que j’ai écrit sur le hasard ; j’y rappelais l’opinion de M. Lalande qui avait dit, au contraire que, si l’avenir est déterminé par le passé, le passé ne l’est pas par l’avenir. D’après lui une cause ne peut produire qu’un effet, tandis qu’un même effet peut être produit par plusieurs causes différentes. S’il en était ainsi, ce serait le passé qui serait mystérieux et l’avenir qui serait aisé à connaître.

Je ne pouvais adopter cette opinion, mais j’ai montré quelle avait pu en être l’origine. Le principe de Carnot nous montre que l’énergie, que rien ne peut détruire, est susceptible de se dissiper. Les températures tendent à s’égaliser, le monde tend vers l’uniformité, c’est-à-dire vers la mort. De grandes différences dans les causes ne produisent donc que de petites différences dans les effets. Dès que les différences dans les effets deviennent trop faibles pour être observables, nous n’avons plus aucun moyen de connaître les différences qui ont existé autrefois entre les causes qui leur ont donné naissance, quelque grandes que ces différences aient été.

Mais c’est justement parce que tout tend vers la mort, que la vie est une exception qu’il est nécessaire d’expliquer.

Que des cailloux roulants soient abandonnés au hasard sur une montagne, ils finiront tous par tomber dans la vallée ; si nous en retrouvons un tout en bas, ce sera un effet banal et qui ne nous renseignera pas sur l’histoire antérieure du caillou ; nous ne pourrons pas savoir en quel point de la montagne il a été d’abord placé. Mais si, par hasard, nous rencontrons une pierre dans le voisinage du sommet, nous pourrons affirmer qu’elle y a toujours été, puisque dès qu’elle se fût trouvée sur la pente, elle eût roulé jusqu’au fond ; et nous le ferons avec d’autant plus de certitude que le cas est plus exceptionnel et qu’il avait plus de chances de ne pas se produire.

V

Je n’ai soulevé cette question qu’incidemment ; elle mériterait qu’on y réfléchît ; mais je ne veux pas me laisser entraîner trop loin de mon sujet. Est-il possible que les contradictions des géologues amènent jamais les savants à conclure à l’évolution des lois ? Observons d’abord que c’est seulement dans la jeunesse des Sciences qu’elles emploient les raisonnements par analogie dont la géologie actuelle est obligée de se contenter. À mesure qu’elles se développent, elles se rapprochent de l’état que l’astronomie et la physique semblent avoir déjà atteint et où les lois sont susceptibles d’être énoncées dans le langage mathématique. Ce jour-là, ce que nous disions au début de ce travail redeviendra vrai sans restriction. Or beaucoup de personnes pensent que toutes les sciences sont appelées à subir plus ou moins vite, et les unes après les autres, la même évolution. S’il en était ainsi, les difficultés qui pourraient surgir ne seraient que provisoires, elles seraient destinées à s’évanouir dès que les sciences seraient sorties de l’enfance.

Mais nous n’avons pas besoin d’attendre cet incertain avenir. En quoi consiste le raisonnement par analogie du géologue ? Un fait géologique lui paraît tellement semblable à un fait actuel qu’il ne saurait attribuer cette similitude au hasard. Il ne croit pouvoir l’expliquer qu’en supposant que ces deux faits se soient produits dans des conditions tout à fait identiques. Et il irait imaginer que les conditions étaient identiques, sauf ce point de détail que les lois de la nature ayant varié dans l’intervalle, le monde tout entier aurait entièrement changé au point de devenir méconnaissable. Il affirmerait d’un côté que la température a dû rester la même, alors que par suite du bouleversement de toute la physique, les effets de la température seraient devenus tout différents, de sorte que le mot même de température aurait perdu toute espèce de sens. Évidemment, quoi qu’il arrive, ce ne sera jamais à une pareille conception qu’il s’arrêtera. La façon dont il conçoit la logique s’y oppose absolument.

VI

Et si l’humanité devait durer plus longtemps que nous ne l’avons supposé, assez longtemps pour voir les lois évoluer sous ses yeux ? Ou bien encore si elle venait à acquérir des instruments assez délicats pour que cette variation, toute lente qu’elle soit, devienne sensible après quelques générations ? Ce ne serait plus alors par induction, par inférence que nous connaîtrions les changements des lois, ce serait par observation directe. Les raisonnements précédents ne perdraient-ils pas toute valeur ? Les mémoires où seraient relatées les expériences de nos devanciers ne seraient encore que des vestiges du passé, qui ne nous donneraient de ce passé qu’une connaissance indirecte. Les vieux documents sont pour l’historien ce que les fossiles sont pour le géologue, et les ouvrages des savants d’autrefois ne seraient que de vieux documents. Ils ne nous renseigneraient sur la pensée de ces savants que dans la mesure où les hommes d’autrefois seraient semblables à nous. Si les lois du monde venaient à changer, toutes les parties de l’univers en subiraient le contrecoup et l’humanité n’y saurait échapper ; en admettant qu’elle pût survivre dans un milieu nouveau, il faudrait bien qu’elle changeât pour s’y adapter. Et alors le langage des hommes d’autrefois nous deviendrait incompréhensible ; les mots dont ils se servaient n’auraient plus de sens pour nous ou en auraient un autre que pour eux. N’est-ce pas déjà ce qui arrive, au bout de quelques siècles, bien que les lois de la physique soient demeurées immuables ?

Et alors nous retombons toujours dans le même dilemme : ou bien les documents d’autrefois seront restés parfaitement clairs pour nous, et ce sera alors que le monde est resté le même, et ils ne pourront nous apprendre autre chose ; ou bien ils seront devenus des énigmes indéchiffrables, et ils ne pourront rien nous apprendre du tout, pas même que les lois ont évolué ; nous savons assez qu’il n’en faut pas tant pour qu’ils soient pour nous lettre morte.

D’ailleurs les hommes d’autrefois, comme nous mêmes, n’auront jamais eu des lois naturelles qu’une connaissance fragmentaire. Nous trouverions toujours bien moyen de raccorder ces deux fragments même s’ils étaient restés intacts ; à plus forte raison s’il ne nous reste du plus ancien qu’une image affaiblie, incertaine et à demi effacée.

VII

Plaçons-nous maintenant à un autre point de vue. Les lois que nous donne l’observation directe ne sont jamais que des résultantes. Prenons par exemple la loi de Mariotte. Pour la plupart des physiciens, ce n’est qu’une conséquence de la théorie cinétique des gaz ; les molécules gazeuses sont animées de vitesses considérables, elles décrivent des trajectoires compliquées dont on pourrait écrire l’équation exacte si l’on savait suivant quelles lois elles s’attirent ou se repoussent mutuellement. En raisonnant sur ces trajectoires d’après les règles du calcul des probabilités, on arrive à démontrer que la densité d’un gaz est proportionnelle à sa pression.

Les lois qui régissent les corps observables ne seraient donc que des conséquences des lois moléculaires.

Leur simplicité ne serait qu’apparente et cacherait une réalité extrêmement complexe puisque la complexité en serait mesurée par le nombre même des molécules. Mais c’est justement parce que ce nombre est très grand que les divergences de détail se compenseraient mutuellement et que nous croirions à l’harmonie.

Et les molécules elles-mêmes sont peut-être des mondes ; leurs lois ne sont peut-être aussi que des résultantes, et pour en trouver la raison, il faudrait descendre jusqu’aux molécules des molécules, sans qu’on sache où l’on finira par s’arrêter.

Les lois observables alors dépendent de deux choses, les lois moléculaires et l’agencement des molécules. Ce sont les lois moléculaires qui jouissent de l’immutabilité puisque ce sont les vraies lois et que les autres ne sont que des apparences. Mais l’agencement des molécules peut changer et avec lui les lois observables. Et ce serait une raison de croire à l’évolution des lois.

VIII

Je suppose un monde dont les diverses parties possèdent une conductibilité calorifique si parfaite qu’elles se maintiennent constamment en équilibre de température. Les habitants de ce monde n’auraient aucune idée de ce que nous appelons différence de température ; dans leurs traités de physique, il n’y aurait pas de chapitre consacré à la thermométrie. À part cela ces traités pourraient être assez complets et ils enseigneraient une foule de lois, beaucoup plus simples même que les nôtres.

Imaginons maintenant que ce monde se refroidisse lentement par rayonnement ; la température y restera partout uniforme, mais elle diminuera avec le temps. Je suppose qu’un de ses habitants tombe en léthargie et se réveille au bout de quelques siècles ; nous admettrons, puisque nous avons déjà supposé tant de choses, qu’il puisse vivre dans un monde plus froid et qu’il ait conservé le souvenir des choses d’autrefois. Il verra que ses descendants font encore des traités de physique, qu’ils continuent à ne pas parler de thermométrie, mais que les lois qu’ils enseignent sont très différentes de celles qu’il a connues. Par exemple on lui a appris que l’eau bout sous une pression de 10 millimètres de mercure, et les nouveaux physiciens observeront que pour la faire bouillir il faut abaisser la pression jusqu’à 5 millimètres. Tel corps qu’il a connu autrefois liquide ne se présentera plus qu’à l’état solide et ainsi de suite. Les relations mutuelles des diverses parties de l’univers dépendent toutes de la température et dès qu’elle change, tout est bouleversé.

Eh bien, savons-nous s’il n’y a pas quelque entité physique, aussi inconnue pour nous que la température l’était pour les habitants de ce monde de fantaisie ? Savons-nous si cette entité ne varie pas constamment comme la température d’un globe qui perd sa chaleur par rayonnement, et si cette variation n’entraîne pas celle de toutes les lois ?

IX

Revenons à notre monde imaginaire et demandons-nous si ses habitants ne pourraient pas, sans renouveler l’histoire des dormants d’Éphèse, s’apercevoir de cette évolution. Sans doute, si parfaite que soit la conductibilité calorifique sur leur planète, elle ne serait pas absolue, de sorte que des différences de température extrêmement légères y seraient encore possibles. Elles échapperaient longtemps à l’observation, mais il viendrait peut-être un jour où on imaginerait des appareils de mesure plus sensibles et où un physicien de génie mettrait en évidence ces différences presque imperceptibles. Une théorie s’édifierait, on verrait que ces écarts de température ont une influence sur tous les phénomènes physiques, et finalement quelque philosophe, dont les vues paraîtraient hasardées et téméraires à la plupart de ses contemporains, affirmerait que la température moyenne de l’univers a pu varier dans le passé et avec elle toutes les lois connues. Ne pourrions-nous faire nous aussi quelque chose de pareil ? Par exemple les lois fondamentales de la Mécanique ont été longtemps considérées comme absolues. Aujourd’hui certains physiciens disent qu’elles doivent être modifiées, ou plutôt élargies ; qu’elles ne sont approximativement vraies que pour les vitesses auxquelles nous sommes accoutumés ; qu’elles cesseraient de l’être pour des vitesses comparables à celle de la lumière ; et ils appuient leur manière de voir sur certaines expériences faites au moyen du radium. Les anciennes lois de la Dynamique n’en restent pas moins pratiquement vraies pour le monde qui nous entoure. Mais ne pourrait-on pas dire avec quelque apparence de raison que par suite de la dissipation constante de l’énergie, les vitesses des corps ont dû tendre à diminuer, puisque leur force vive tendait à se transformer en chaleur ; qu’en remontant assez loin dans le passé, on trouverait une époque où les vitesses comparables à celle de la lumière n’étaient pas exceptionnelles, où par suite les lois classiques de la Dynamique n’étaient pas encore vraies ?

Supposons d’autre part que les lois observables ne soient que des résultantes, dépendant à la fois des lois moléculaires et de l’agencement des molécules ; quand les progrès de la Science nous auront familiarisés avec cette dépendance, nous pourrons sans doute conclure, qu’en vertu même des lois moléculaires, l’agencement des molécules a dû être autrefois différent de ce qu’il est aujourd’hui, et par conséquent que les lois observables n’ont pas toujours été les mêmes. Nous conclurions donc à la variabilité des lois, mais, qu’on le remarque bien, ce serait en vertu même du principe de leur immutabilité. Nous affirmerions que les lois apparentes ont changé, mais ce serait parce que les lois moléculaires, que nous regarderions désormais comme les vraies lois, seraient proclamées immuables.

X

Ainsi il n’est pas une seule loi que nous puissions énoncer avec la certitude qu’elle a toujours été vraie dans le passé avec la même approximation qu’aujourd’hui, je dirai plus, avec la certitude qu’on ne pourra jamais démontrer qu’elle a été fausse autrefois. Et néanmoins, il n’y a rien là qui puisse empêcher le savant de garder sa foi au principe de l’immutabilité, puisque aucune loi ne pourra jamais descendre au rang de loi transitoire, que pour être remplacée par une autre loi plus générale et plus compréhensive ; qu’elle ne devra même sa disgrâce qu’à l’avènement de cette loi nouvelle, de sorte qu’il n’y aura pas eu d’interrègne et que les principes resteront saufs ; que ce sera par eux que se feront les changements et que ces révolutions mêmes paraîtront en être une confirmation éclatante.

Il n’arrivera même pas qu’on constatera des variations par l’expérience ou par l’induction, et qu’on les expliquera après coup en cherchant à tout faire rentrer dans une synthèse plus ou moins artificielle. Non, ce sera la synthèse qui viendra d’abord, et si nous admettons des variations, ce sera pour ne pas la déranger.

XI

Jusqu’ici nous n’avons pas semblé nous inquiéter de savoir si les lois varient réellement, mais seulement si les hommes peuvent les croire variables. Les lois considérées comme existant en dehors de l’esprit qui les crée ou qui les observe sont-elles immuables en soi ? Non seulement la question est insoluble, mais elle n’a aucun sens. À quoi bon se demander si dans le monde des choses en soi les lois peuvent varier avec le temps, alors que dans un pareil monde, le mot de temps est peut-être vide de sens ? De ce que ce monde est, nous ne pouvons rien dire, ni rien penser, mais seulement de ce qu’il paraît ou pourrait paraître à des intelligences qui ne différeraient pas trop de la nôtre.

La question ainsi posée comporte une solution. Si nous envisageons deux esprits semblables au nôtre observant l’univers à deux dates différentes, séparées par exemple par des millions d’années, chacun de ces esprits bâtira une science, qui sera un système de lois déduites des faits observés. Il est probable que ces sciences seront très différentes et en ce sens on pourrait dire que les lois ont évolué. Mais quelque grand que soit l’écart, on pourra toujours concevoir une intelligence de même nature encore que la nôtre, mais de portée beaucoup plus grande, ou appelée à une vie plus longue, qui sera capable de faire la synthèse et de réunir dans une formule unique, parfaitement cohérente, les deux formules fragmentaires et approchées auxquelles les deux chercheurs éphémères étaient parvenus dans le peu de temps dont ils disposaient. Pour elle, les lois n’auront pas changé, la science sera immuable, ce seront seulement les savants qui auront été imparfaitement informés.

Pour prendre une comparaison géométrique, supposons qu’on puisse représenter les variations du monde par une courbe analytique. Chacun de nous ne peut voir qu’un très petit arc de cette courbe ; s’il le connaissait exactement, cela lui suffirait pour établir l’équation de la courbe, et pour pouvoir la prolonger indéfiniment. Mais il n’a de cet arc qu’une connaissance imparfaite et il peut se tromper sur cette équation : s’il cherche à prolonger la courbe, le trait qu’il tracera s’écartera de la courbe réelle d’autant plus que l’arc connu sera moins étendu, et qu’on voudra pousser plus loin le prolongement de cet arc. Un autre observateur ne connaîtra qu’un autre arc et ne le connaîtra non plus qu’imparfaitement.

Pour peu que les deux travailleurs soient loin l’un de l’autre, ces deux prolongements qu’ils traceront ne se raccorderont pas ; mais cela ne prouve pas qu’un observateur à la vue plus longue, qui apercevrait directement une plus grande longueur de courbe, de façon à embrasser à la fois ces deux arcs, ne serait pas en état d’écrire une équation plus exacte et qui concilierait leurs formules divergentes ; et même, quelque capricieuse que soit la courbe réelle, il y aura toujours une courbe analytique, qui sur une longueur aussi grande qu’on voudra, s’en écartera aussi peu qu’on voudra.

Sans doute bien des lecteurs seront choqués de voir qu’à tout instant je semble remplacer le monde par un système de symboles simples. Ce n’est pas simplement par habitude professionnelle de mathématicien ; la nature de mon sujet m’imposait absolument cette attitude. Le monde bergsonien n’a pas de lois ; ce qui peut en avoir, c’est simplement l’image plus ou moins déformée que les savants s’en font. Quand on dit que la nature est gouvernée par des lois, on entend que ce portrait est encore assez ressemblant. C’est donc sur lui et sur lui seulement que nous devions raisonner, sous peine de voir s’évanouir l’idée même de loi qui était l’objet de notre étude. Or cette image est démontable ; on peut la disséquer en éléments, y distinguer des instants extérieurs les uns aux autres, des parties indépendantes. Que si j’ai simplifié parfois à outrance et réduit ces éléments à un trop petit nombre, ce n’est là qu’une affaire de degré : cela ne changeait rien à la nature de mes raisonnements et à leur portée ; l’exposition en devenait simplement plus brève.