Dents et dentistes à travers l’histoire/10

Laboratoire Bottu (1 - 2p. 61-88).

CHAPITRE X

SINGULARITÉS, ANECDOTES ET CURIOSITES SUR LES DENTS

Dentition et Amour

On n’avait pas encore remarqué que l’amour avait quelque relation avec une bonne dentition. Il y a bien, il est vrai, le proverbe : Mal de dents, mal d’amour, mais il n’a aucun caractère scientifique. Or, voici qu’un médecin stomatologiste, le Dr Robinson, fit présenter, il y a quelques années, à l’Académie des Sciences, un certain nombre d’observations démontrant à l’évidence l’existence d’un lien entre la sécrétion glandulaire et la dentition.

Un vieil adage des accoucheurs dit que « chaque grossesse coûte une dent à la femme ». M. Robinson a cherché à savoir s’il y avait une part de vérité dans ce dicton. Deux observations dues à ce savant, en dehors de toute une série d’expériences faites sur les animaux, confirment cette hypothèse.

Un Arménien, domestique d’une quarantaine d’années, était au service d’une grande dame parisienne. Un jour, le dentiste de cette personne étant en visite chez elle, celle-ci demanda au praticien, sur le désir de l’Arménien, d’arracher les quelques dents de celui-ci. La victime inconsciente a eu pour récompense un meilleur appareil digestif, mais, en revanche, il dut renoncer à tout espoir de procréer une famille.

Un ouvrier de trente ans travaillait depuis quelque temps dans une fabrique de caramel, à Saint-Ouen. Il a perdu, en très peu de temps, toutes ses dents devenues noires et friables. Cet homme fut, par la suite, atteint d’une stérilité complète.

Il semble de plus en plus prouvé, conclut le Dr Robinson, que l’irritation du système glandulaire produit une action fâcheuse sur la calcification des os et des dents. Il serait logique de combattre cette caducité précoce des dents par l’opothérapie.


Influence de la barbe sur les dents

G. H. Ottinger (1706) cite le cas d’un individu guéri de violents maux de dents quelques jours après avoir pris la résolution de se laisser pousser la barbe.

Matthei parle d’un moine qui souffrait d’odontalgie chaque fois qu’il s’était fait raser. Mercer Adam soutient que la barbe tient chaud à la cavité buccale, aux dents et aux glandes salivaires.

Dechambre prétend que plusieurs personnes de trente ans environ, lesquelles ne s’étaient jamais rasées, n’ont jamais eu à subir d’odontoxérèse, mais que sur le même nombre de personnes rasées, il se trouve beaucoup de mâchoires en mauvais état.


Coutume Kurde

Quand un Kurde a besoin d’argent, il s’arrache une dent et va se prendre de querelle avec un chrétien ; puis il se présente devant son chef, exhibant sa dent ; il prête serment comme quoi elle lui a été brisée par le chrétien durant leur querelle ; et, alors, à moins d’être gagné par le chrétien, le chef inflige à celui-ci une amende proportionnée avec sa fortune présumée, sans qu’il ait aucun recours possible contre son agresseur et accusateur. La pièce de conviction, c’est-à-dire la dent arrachée, n’étant jamais saisie, lui sert successivement à plusieurs opérations semblables ; il la prête même à ses amis, qui s’en servent de la même façon et avec le même succès. Cette coutume est si commune dans le pays qu’un proverbe dit : « Un Kurde a toujours ses dents dans sa poche. »


Le prix des dents en Amérique

Un dentiste de New York ayant arraché à un jeune enfant deux dents saines, la Cour suprême l’a condamné à payer aux parents une indemnité de réparation de 32.000 francs, soit 16.000 francs par dent…


Singulier passe-temps d’un excentrique

Le Dr Monsey, l’ami de Swift et de Sterne, était connu pour son originalité. C’est lui qui, en attachant une corde à boyau à une balle de pistolet creusée, et en fixant l’autre bout à une dent malade, faisait sauter la dent. Singulier passe-temps, on en conviendra !


Pénalité barbare

Les vieux Registres du Parlement ont conservé plusieurs procédures de ce genre : en 1318, un nommé Guillaume fit, de gaieté de cœur, arracher les dents à des prisonniers. Et nul ne s’élevait contre cette coutume barbare !

Les dents et altérations, suivant les professions

Certaines professions se traduisent, du côté de l’appareil dentaire, par des altérations caractéristiques.

Didsbury (Altérations professionnelles de la bouche et des dents, 1885), qui a étudié ce point particulier, signale les cordonniers, les verriers, les souffleurs de perles, comme fréquemment atteints de ces lésions. Le Dr Oscar Amoëdo[1] y ajoute les joueurs de clarinette et autres instruments semblables, les piqueurs de bottines, les tailleurs coupant leur fil avec leurs dents, etc.

Cordonniers. — Chez les cordonniers, qui se servent de leurs dents pour tirer le ligneul, ces organes présentent des altérations particulières. Presque toutes sont fissurées ou luxées ; on a même observé des fractures, mais, le plus souvent, elles sont simplement ébréchées. Morel-Lavallée a signalé cette déformation dans les Annales de Dermatologie (t. VIII).

Verriers. — Dans les mouvements qu’ils font pour porter rapidement leur canne à leur bouche, pour souffler le verre, ces ouvriers peuvent se fracturer une ou plusieurs dents, ou bien le contact répété finit par produire une usure caractéristique. Didsbury a étudié cette altération dans le travail que nous avons cité.

Souffleurs de fausses perles. — Didsbury a décrit, chez ces ouvrières, une usure partielle due aux mouvements du chalumeau qu’elles placent entre leurs dents. La même déformation peut, d’ailleurs, se produire chez le dessinateur et le maître d’école, qui gardent entre leurs dents un crayon ou un porte-plume.

Il y a là tout un vaste champ à explorer, un sujet de thèse pour un étudiant dans l’embarras.


Étrange projectile !

On cite un général, nommé La Bruyère, qui, en Vendée, ayant eu la mâchoire fracassée, glissa une de ses dents dans son pistolet et abattit, avec cet étrange projectile, le chouan qui l’avait frappé. Connaît-on beaucoup d’exploits de ce genre ?


Dents et fraudeurs

L’extraction frauduleuse des dents était, autrefois, fréquemment pratiquée par les jeunes gens qui voulaient se soustraire au service militaire. Voici ce qu’écrit le dentiste Boisseau, à ce sujet :


{{taille| On voit parfois des jeunes gens se faire arracher ou limer au niveau de la couronne un certain nombre de dents et spécialement les incisives. Si, chez un individu robuste, doué d’une bonne constitution, on trouvait toutes les autres dents saines et les incisives d’une mâchoire seules absentes, on serait, il me semble, plus qu’autorisé à penser à une mutilation.|90}}

Pour imiter la carie, certains individus ont eu recours, paraît-il, au procédé suivant : après avoir limé une petite portion de chacune des dents incisives, ils touchaient de temps à autre l’extrémité limée avec un pinceau imbibé d’une solution d’acétate de plomb. Ce sel se transformait peu à peu en sulfure de plomb, qui adhérait très solidement aux dents et leur donnait assez l’aspect de la carie. Pour découvrir la fraude, il suffit de gratter la surface noircie ; on en détache ainsi la matière colorante, dont l’analyse chimique indique la nature. En outre, un œil exercé saura toujours distinguer la section plus ou moins nette de la dent produite par la lime, de l’usure inégale, et comme frangée, qui appartient à la carie.


Dans le courant de l’année 1907, un canonnier se présentait à la visite du 19e d’artillerie, avec une fluxion dentaire. Cet homme purgeait, depuis huit jours, une peine disciplinaire de trente jours de prison.

Cette fluxion dentaire siégeait à gauche. Elle était d’aspect banal. Il n’existait, au niveau de la joue ou dans son voisinage, aucune plaie, aucune trace d’une inflammation quelconque ; l’état de la denture était médiocre.

Examinant le malade, le médecin-major Revel fut tout surpris de trouver, à la palpation, au niveau de la région tuméfiée, de la crépitation emphysémateuse.

Le malade raconta, alors, toute une histoire pathologique, où les fosses nasales et le sinus maxillaire tenaient une large place. Il prétendait avoir eu le même accident plusieurs années auparavant, à la suite d’une opération qu’il aurait subie au niveau des fosses nasales. L’examen minutieux du malade (rhinoscopies antérieure et postérieure, éclairage du sinus maxillaire) ne fit découvrir rien d’anormal.

Après quelques jours d’observation, on évacuait le malade sur l’hôpital, d’où il sortait vingt jours après complètement débarrassé de son affection, mais sans que le médecin traitant ait pu faire un diagnostic précis.

Un mois après, un deuxième canonnier — en prison, lui aussi — venait à la consultation du major, pour une affection en tous points semblable à la précédente. Cette fois, l’idée de simulation, à laquelle le praticien avait vaguement songé, prenait de la consistance. On finit par faire avouer au canonnier qu’il avait créé de toutes pièces sa maladie, de la façon suivante : il introduisait d’un coup sec une longue aiguille dans le sillon gingivo-jugal supérieur, au niveau des premières molaires, de façon à pénétrer à travers la muqueuse, dans le tissu cellulaire sous-cutané, entre la peau et la face externe du maxillaire supérieur. Il recommençait ainsi plusieurs fois cette petite opération dans le voisinage de la première, et il soufflait fortement ensuite en fermant le nez et la bouche.


Il est facile de comprendre que l’air, arrivant dans la bouche sous haute tension, pénétrait à chaque expiration forcée dans le tissu cellulaire sous-cutané de la face, par l’intermédiaire des fins pertuis artificiellement créés dans le fond du sillon gingivo-jugal, et que « la fluxion dentaire » était d’autant plus accentuée que l’intéressé la « soufflait » davantage.


Petite cause, grands effets

On a souvent regretté, pendant la campagne de 1814, d’avoir laissé, dans différentes villes de guerre de la Pologne, de la Prusse et de l’Allemagne, de trop fortes garnisons françaises, s’élevant à plus de 130.000 hommes, et d’avoir privé ainsi de ses troupes les plus aguerries l’armée qui allait combattre pour ses foyers domestiques.

Napoléon voulut, mais trop tard, rappeler une partie de ces garnisons à son secours ; il fit expédier au maréchal Davoust et au général Lemarrois, qui occupaient l’un Hambourg et l’autre Magdebourg, ainsi qu’aux commandants de Maëstricht et des autres villes étrangères occupées par les Français, des ordres où il leur enjoignait de sortir de leurs places avec toutes leurs troupes, d’en opérer la jonction et de rentrer en France.

L’émissaire envoyé à Magdebourg était allemand ; il avait longtemps habité Magdebourg, et connaissait beaucoup de monde dans les environs ; il avait caché, dans le creux d’une dent gâtée, le billet dont il était porteur ; mais, arrivé dans un bourg voisin de la place, la douleur causée par une horrible fluxion dont il fut attaqué, et qui devait peut-être sa naissance au corps étranger renfermé dans sa dent, le força à le retirer.

En proie au plus violent chagrin, il ne put le cacher à un serrurier, son ami intime, chez lequel il était logé, et il finit par lui en confier la cause, sous le sceau du plus grand secret. Le serrurier ne se borna pas à lui garder le secret ; il voulut encore mieux le servir, et il fit exprès pour lui une clef autour de laquelle il roula son billet qu’il recouvrit ensuite d’une mince feuille d’acier.

Muni de ce nouveau moyen de succès, notre émissaire acheta de l’eau-de-vie, quelques autres liqueurs, et il s’en alla les vendre au camp devant Magdebourg ; il y retourna plusieurs jours de suite, et chaque jour il s’approcha davantage de la place ; il était enfin parvenu au dernier avant-poste du corps de blocus ; il voyait bien la position des avant-postes français ; il étudiait les moyens de les joindre sans danger la nuit suivante, et se croyait déjà certain d’y réussir. Plein de joie de se voir si près de son but, espérant d’ailleurs mieux endormir ainsi la défiance des ennemis, il se répandit en propos plaisants et fit le généreux avec les soldats, en leur donnant, pour rien ou presque rien, de l’eau-de-vie et d’autres boissons très chères aux Allemands ; mais, à son grand malheur, il éveilla l’attention de l’officier qui commandait le poste.

— Qui es-tu donc pour venir ainsi égayer et régaler nos soldats, lui demanda cet officier ; ne serais-tu pas un espion ?

— Moi, un espion ! ah ! vous pouvez vous informer ; je ne crains rien ; je suis connu dans le pays. Demandez à tels et tels dans le bourg voisin ; à tels et tels dans cet autre village : vous saurez alors qui je suis et si je suis homme à faire l’espion.

— Tu as l’air bien fier, bien sûr de ton fait, mais cela ne m’empêchera pas de te faire fouiller.

Aussitôt, les soldats procèdent à cette opération, et, entre autres choses, ils saisissent la fatale clef qui renfermait le billet, et la remettent à l’officier. Comme, d’ailleurs, ils ne trouvèrent rien de suspect, celui-ci, près de la rendre, y reporta les yeux : — Elle est bien neuve, dit-il à l’émissaire. — Lorsqu’on a perdu sa clef, reprend celui-ci, il faut bien en faire refaire une neuve. — On te l’a refaite bien faible ; elle cède et plie sous la pression du doigt. — Faible ou non, elle n’en est pas moins bonne pour moi, car elle ouvre très bien mon tiroir.

Cependant, l’officier frappe la clef avec un couteau et il remarque qu’elle rend un son tout particulier ; il la racle avec la pointe du même couteau ; la feuille d’acier qui la recouvrait commence à se soulever par le bord, elle se détache peu à peu, et, enfin elle laisse à découvert le billet qui ordonnait au général Lemarrois de sortir de Magdebourg avec toute sa garnison.

Le pauvre diable d’émissaire fut fusillé ; sa fluxion fut cause de sa mort, et peut-être aussi de la ruine de Napoléon, car il eût mieux dérobé son billet dans l’intérieur de sa dent, et serait sans doute parvenu à se jeter dans Magdebourg ; le général Lemarrois se serait joint au maréchal Davoust ; ils seraient rentrés en France, en recueillant sur leur route les garnisons des autres places fortes, et le sort du monde en eût probablement été changé, car les troupes inaguerries qui les cernaient n’auraient pu leur résister[2].


Métiers de guerre

La dernière guerre a fait surgir ou se développer de nombreux métiers ; parmi ceux qui eurent leur heure de grand succès, il faut citer l’achat de vieux dentiers.

En temps normal, cette profession n’était pas exercée de façon régulière ; elle acquit son plein développement au cours des années 1917 et 1918. Pourquoi ? Pour le platine que contenaient les dentiers.

Le platine, métal très précieux et assez rare, avait son utilisation dans l’aviation. Comme il devenait assez difficile d’en recevoir de Russie, il importait d’en trouver ailleurs.

Une dame, qui s’est livrée longtemps à l’achat de vieux dentiers, a fourni les renseignements suivants :


Quelques personnes désireuses de récolter du platine lancèrent, dans certaines grandes villes de France, des dames qui avaient pour mission d’acheter le métal. Ces dames, dont les connaissances dans l’art dentaire étaient équivalentes à zéro, annonçaient leur arrivée dans une ville par une publicité adroite. Des avis parurent dans les journaux et des affiches placardées aux bons endroits annonçaient que : « Mme X., descendue à l’hôtel… achète les vieux dentiers, même brisés, et paie 5 francs la dent ivoire. »


L’offre était alléchante. Bon nombre de propriétaires de vieux dentiers se présentaient et voulaient se débarrasser de leurs vieilles dents qui, d’après eux, étaient en ivoire.

Alors commençait le boniment de l’acheteuse.

— De l’ivoire, ces dents ? Mais vous plaisantez ?

Un coup de tenaille et une dent était pulvérisée.

— Mais !… objectait le vendeur.

— Pardon ; vos dents ne sont pas en ivoire. Je vous offre 75 centimes par dent.

Neuf fois sur dix, le client acceptait cette offre. Aussitôt qu’il était parti, l’acheteuse brisait toutes les dents pour en extraire le platine qu’elles contenaient.

Le platine a une densité élevée, on le sait. Notre interlocutrice nous a déclaré que, d’après son expérience, il lui fallait « 22 crochets » en platine pour faire un gramme. Elle basait ses calculs sur ce nombre pour faire ses prix, qui variaient de 50 centimes à 1 franc la dent, selon la plus ou moins grande connaissance de ses visiteurs.

Le métier n’était pas, toutefois, sans risques. Parfois, au lieu de platine, l’acheteuse découvrait simplement de l’or ou de l’argent. Au prix de ces métaux, l’opération était désastreuse.

Un dentiste diplômé ou un orfèvre ne se fût pas trompé ; mais les personnes n’ayant aucune connaissance spéciale s’y laissaient parfois prendre.

Quand le « métier » rendait bien, le bénéfice était énorme. Rouen et Le Havre, par exemple, rapportèrent net mille francs par semaine aux premières personnes qui se livrèrent à ce genre de commerce dans ces villes.

Ce chiffre ne paraîtra pas exagéré, quand on saura que le gramme de platine valut, à certain moment, 30 francs ; à la veille de l’armistice, il ne valait plus que de 20 à 22 francs.

Ce métier, qui eut sa prospérité éphémère, tend aujourd’hui à disparaître.


Humour britannique

Spaller, acteur du théâtre de Drury-Lane, se plaignait un jour, dans les coulisses, d’un violent mal de dents ; le chirurgien du théâtre lui offrit de lui arracher l’organe douloureux. — Non, pas pour le moment, lui répondit l’élève de Thespis ; mais, le 10 juin prochain, jour de la clôture, je me tiendrai à votre disposition. Vous pourrez m’arracher la mâchoire, car je n’aurai plus rien à me mettre sous la dent.


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Autrefois (en Angleterre), les toasts entraînaient beaucoup plus d’extravagances qu’aujourd’hui. Pour faire honneur à une femme, le gentleman qui portait un toast jetait au feu ou détruisait une partie de sa parure, et les autres convives étaient obligés de suivre son exemple.

Un jour que sir Charles Sedley dînait en société, à la taverne, un de ses amis, s’étant aperçu qu’il avait une cravate de dentelle très fine, porta un toast et jeta en même temps sa cravate au feu. Sedley et les autres convives furent obligés de suivre son exemple. Sir Charles supporta cette perte avec le plus grand sang-froid ; il dit que la plaisanterie était excellente, mais qu’il aurait sa revanche. En effet, deux jours après, les mêmes personnes se trouvant réunies, Sedley, après avoir porté la santé d’une dame, appela un garçon de la taverne et lui dit de faire entrer un dentiste. Il se fit arracher une dent gâtée, qu’il jeta au feu. Conformément aux règles de l’honneur, tous les convives furent obligés de se livrer aux mains de l’opérateur.


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De Jean Aylmer, prélat anglais, évêque de Londres (1521-1594), on cite divers traits, assez singuliers. Un jour, il se fit arracher une dent, simplement pour donner à la reine Élisabeth le courage de se soumettre à la même opération qui lui était nécessaire.


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La duchesse de Queensberry était d’un caractère fantasque. Elle avait pour femme de chambre, une miss Hyliard, qu’elle paraissait aimer beaucoup. Un jour, après l’avoir quelque temps regardée fixement, elle lui dit que, si elle ne consentait pas à faire sur le champ quelque chose qu’elle voulait lui commander, elle allait la renvoyer. La pauvre soubrette promit bien vite d’obéir, et demanda ce que sa maîtresse exigeait d’elle. — Il faut, lui répliqua sèchement cette impérieuse lady, vous faire arracher toutes vos dents de devant. La malheureuse eut beau protester, prier, la noble dame resta inflexible. Finalement, la femme de chambre en fut quitte pour l’extraction de deux dents, l’une d’en haut et l’autre d’en bas. Le caprice de la mégère se déclara satisfait.


Traits de dévouement un peu… naïfs

Tallemant des Réaux a conté qu’un extravagant musicien, le sieur Enhaut, s’était violemment amouraché de Mme de Montbazon. Un jour qu’on arrachait une molaire à cette belle :

— Quelle iniquité ! s’écria d’Enhaut. On va extirper une dent à cet ange, et moi, misérable mortel, j’ai toutes les miennes !

Il se leva, sortit, et alla s’en faire arracher seize.


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Lady Holland se distinguait par son originalité : ainsi, elle forçait lord Holland, son second mari (elle avait divorcé d’avec le premier), à se faire arracher une dent chaque fois qu’elle était dans la nécessité de subir cette opération. Et l’époux s’y résignait, sans murmurer. On se demande ce qu’il y a de plus étrange, dans la conduite de ce singulier couple, de la proposition de la femme ou de la résignation du mari.


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On a beaucoup parlé, à l’occasion de la commémoration séculaire du romantisme, d’une actrice qui eut, en son temps, son heure de vogue : il s’agit de Marie Dorval, l’amie de Dumas, de Vigny et de combien d’autres ; un Frédéric Lemaître féminin, comme l’appelle M. Victor Du Bled, qui trace d’elle un joli portrait et rapporte comment elle accueillit une gentillesse, d’ailleurs singulière, du critique Gustave Planche.

Celui-ci s’était pris d’un grand amour pour Dorval et crut le lui prouver en cassant deux dents à un quidam qui se permettait de médire du talent et des charmes de l’idole ; là-dessus, il envoie les deux dents à Marie Dorval. Mais ses affaires n’en furent guère avancées, et, dans son billet de remerciement, Dorval se contenta de lui répondre : « J’ai reçu les deux dents de cet impertinent, merci ! Mais il doit en avoir d’autres, envoyez-m’en encore. J’ai des motifs pour désirer un râtelier complet. »


La dent d’Adeline Corniquet

Le baron Capelle, en qualité de chevalier d’honneur, accompagnait, chaque année, à Dieppe, la duchesse de Berry, qui allait y prendre régulièrement les bains de mer.

Pendant la saison, la duchesse faisait venir, non moins régulièrement, les comédiens du Gymnase, alors Théâtre de Madame, dirigé par M. Delestre-Poirson.

Gontier, Paul, Allan, Perlet, Ferville, Bernard-Léon, Legrand, Klein, desservaient le répertoire de Scribe, en compagnie de Mmes Léontine Fay, Jenny Vertpré, Despréaux, Dupuis, Déjazet, Grévedon, Julienne et Adeline Corniquet, cette dernière beaucoup plus citée pour sa beauté que pour son talent.

Or, le baron Capelle faisait pour Adeline Corniquet les folies les plus compromettantes, folies telles qu’un jour il advint que… Ceci demande à être minutieusement raconté.

Le vent de mer avait causé à la jolie actrice des douleurs de dents intolérables, telles qu’une extraction immédiate fut jugée non seulement nécessaire, mais indispensable.

On se rend chez le dentiste. Là, avec une opiniâtreté que le baron combat de toute son éloquence, la malade refuse sa tête ; elle la refuse obstinément. Las de lutter, le baron s’arrête à un moyen extrême.

— Ma chère Adeline, lui dit-il, vous redoutez une souffrance imaginaire, et je vais vous le prouver. Mes trente-deux dents, vous le voyez, sont au grand complet, et parfaitement saines… Eh bien ! Si monsieur m’en arrachait une… seriez-vous, après cela, convaincue du peu d’importance de l’opération et… vous laisseriez-vous arracher votre dent ?

— Je le crois.

Le baron se campe résolument sur le siège, à la place qu’occupait la patiente ; le dentiste prend sa clé et, choisissant la plus belle dent du dévoué baron, la fait sauter sans douleur.

— Vous le voyez, mignonne, reprend le baron, quelque peu ému, c’est moins que rien ; maintenant, à votre tour.

La belle Adeline eut l’air de céder ; mais, bientôt, d’un ton dégagé :

— C’est singulier, dit-elle, voilà que je ne souffre plus.

— Mais la souffrance reviendra.

— Vous le croyez ? Moi, je ne le crois pas.

— Adeline, cette dent arrachée témoigne de votre engagement.

— Oui, sans doute, je me suis engagée, attendant mon courage du vôtre, mais vous avez pâli.

— Eh ! s’écria le baron arrivé au paroxysme de la colère, où j’ai pâli, vous, vous auriez beuglé !

Et le baron Capelle sortit furieux, laissant la belle Corniquet chez le dentiste.

Cette malencontreuse dent fut le dernier des sacrifices de ce pauvre baron.


Divertissant quiproquo

Un jour, la princesse Borghèse fait mander son dentiste. Il accourt : « Borglet, lui dit-elle, arrachez-moi cette dent, voici quinze jours qu’elle me fait souffrir. »

Le dentiste suit la princesse dans sa chambre à coucher, où il trouve un joli homme, qu’il prend pour le prince Borghèse lui-même, aux manières sans façon dont il usait chez la princesse. Cependant, celle-ci fait quelques difficultés quand vient le moment de livrer sa bouche à l’opérateur ; la personne présente emploie tout pour l’y décider, mais inutilement.

— Mon Dieu, ma chère amie, lui dit-il, comment peux-tu faire l’enfant à ce point-là ; ce n’est qu’un instant de douleur qui t’en épargnera beaucoup d’autres.

— Tu en parles bien à ton aise, reprit la princesse. Mais, j’y pense, tu te plaignais, avant-hier, d’un mal de dents ; si tu veux me donner l’exemple, je te promets de me résigner.

— Parole d’honneur ?

— Parole d’honneur !

Et voilà mon individu dans le fauteuil. L’opération terminée, il somme la princesse de tenir sa parole ; elle se décide après quelques difficultés. Le pseudo-prince, enchanté, ouvre un secrétaire, prend un rouleau d’or, le brise et donne sans compter.

Le soir du même jour, le père Borglet se trouvait dans une société nombreuse, où l’on vint à parler des grandes dames qui avaient des amants ; les sœurs de Napoléon furent plus d’une fois mises sur le tapis. On cita surtout la princesse Borghèse comme une de celles qui se gênaient le moins.

— J’espère bien, s’écrie le crédule dentiste, que vous excepterez celle-là ; j’ai vu, ce matin même, ce ménage dans son intérieur, et l’on ne peut se faire une idée de la tendresse dont les deux époux sont animés. Que de petits soins ! Que d’attentions délicates ! Voyez un peu comme on rend justice !

Plus le père Borglet s’épuisait en éloges, plus il voyait son auditoire sourire. Pour le convaincre, il raconte la scène du matin, la complaisance de ce mari qui se fait arracher une bonne dent pour remonter le moral de sa femme et lui donner l’exemple du courage. — J’en suis réellement touché, ajouta-t-il, c’est un ménage qui en est encore à la lune de miel.

Un grand éclat de rire coupa la parole au pauvre orateur.

— Faites-nous un peu le portrait du prince, dit un des assistants.

À chaque coup de pinceau, nouvelle hilarité ; enfin, quand il eut fini, on lui apprit que le prince Borghèse était en Italie depuis fort longtemps, et que le portrait qu’il venait de tracer était celui de M. Cap…, ancien comédien ambulant.


Manies de grand seigneur

Le duc de Mazarin, mort en 1712, était un cerveau fêlé, dont la dévotion visait depuis longtemps à la folie. Toutes ses extravagances n’étaient pas plaisantes, mais il y en avait, parmi, de fort gaies ; et les religieux du voisinage classaient, au nombre de ces dernières, la permission que le duc leur laissait de puiser, à pleines mains, dans ses trésors.

M. de Mazarin, qui se montrait fataliste, en dépit de l’orthodoxie, prétendait que le sort marquait infailliblement la volonté du Ciel, dans la répartition des biens comme des rangs de la terre. En conséquence, il mit, un beau matin, en loterie, tous les emplois de sa maison : d’où il résulta que le cuisinier devint intendant ; le palefrenier, secrétaire intime ; le frotteur, chef de cuisine. On conçoit l’embarras de tous ces bons serviteurs, jetés hors de leur sphère habituelle d’activité ; il n’y eut que le jardinier qui, ayant passé sa vie à diriger un arrosoir, ne s’en montra pas moins habile dans l’emploi de sommelier. Mais ce brave homme, ne voulant pas perdre l’habitude de son ancienne profession, ne remontait guère de la cave sans être ivre, tant il se plaisait aux arrosements intérieurs qu’il avait fait succéder à ceux de ses jardins.

Obéissant à son système de fatalité, M. de Mazarin chassa, un jour, ses domestiques en masse, parce qu’ils avaient arrêté les progrès d’un incendie qui allait réduire en cendres le plus beau château de leur maître, prétendant que, par ce soin impie, ces coquins s’étaient opposés à l’accomplissement de la volonté céleste.

Mais la vertu la plus robuste de monseigneur, c’était une pudeur allant jusqu’à la pudibonderie. Dans sa vieillesse, le duc porta si loin le respect de la pudeur, qu’un dimanche, au sortir des vêpres, il fit défense, dans toute l’étendue de ses domaines, aux filles et aux femmes de traire les vaches, afin d’éloigner de leur esprit les mauvaises idées que ce spectacle pourrait leur suggérer !

Voici mieux encore : le duc de Mazarin avait deux filles, toutes deux remarquables par leur beauté. Pour les mettre en garde contre les égarements qui pourraient résulter de ce don de la nature, ces demoiselles furent appelées, un matin, dans le cabinet de leur père ; elles se hâtèrent de s’y rendre. Elles s’attachèrent peu à examiner, en entrant, un grand homme, porteur d’une forte moustache, habillé d’une manière étrange, et dont les doigts étaient garnis de huit ou dix bagues en pierres fausses. Mesdemoiselles de Mazarin jetèrent un œil plus curieux vers un plat d’argent, sur lequel étaient rangés divers instruments d’acier, crochus, tranchants ou aigus. Mais comme le quidam à l’épaisse moustache et le plat d’argent ne pouvaient avoir rien de commun avec le motif qui les faisait appeler, elles ne s’en occupèrent pas davantage, et demandèrent au duc ce qu’il désirait d’elles.

— Mesdemoiselles, répondit M. de Mazarin, vous savez quel prix j’attache à la sagesse, et combien je désire que vous n’y manquiez jamais…

— Mon père, interrompit l’aînée des demoiselles, cette morale, le choix du moment, la présence de Monsieur…

— Tout cela, mes enfants, est à propos… Écoutez-moi : je connais la fragilité humaine, la subtilité du diable et l’attrait du péché… Peut-être son aiguillon séducteur ne vous a-t-il pas encore touchées, mes filles ; mais, bientôt…

— De grâce, s’écria à son tour la cadette, daignez nous épargner…

— Vous épargner ! C’est précisément pour cela que je vous mande… Oui, mes enfants, je veux vous épargner la tentation, le péché qui lui succède et la damnation qu’ils entraînent.

— Daignerez-vous, enfin, Monsieur, reprit l’aînée, nous dire précisément ce que vous désirez de nous ?

— Peu de chose, et cependant j’espère que cela suffira pour couper le mal dans sa racine.

— Couper ! s’écria alors l’opérateur avec un accent étrange, non, Monsieur le Duc ; non, je ne coupe jamais, j’arrache.

— Est-ce donc une décision ? dit Mlle de Mazarin première.

— Du tout, ma fille ; vous, d’abord ; ensuite votre sœur ; allez vous asseoir dans ce fauteuil, et Monsieur vous arrachera la racine du mal, en vous tirant à chacune deux dents.

— Nous tirer deux dents ! répétèrent, avec un grand cri, les pauvres filles.

— Oui, les dents du devant, continua froidement le duc.

— Et pourquoi faire ? bon Dieu ! demandèrent vivement Mlles de Mazarin. — Pour éviter que vous n’ayez ce funeste don de la nature, qu’on appelle beauté, et qu’il ne vous perde.

— Ah ! miséricorde ! quelle idée !…

— C’est une inspiration d’en haut… allons, placez-vous ; deux tours de main de cet habile dentiste, et votre âme est sauvée.

— Sans douleur ! dit emphatiquement l’opérateur qui s’avançait, son instrument à la main.

— N’approchez pas ! lui cria la plus jeune demoiselle en s’emparant d’un bistouri sur le plat d’argent.

Il est difficile de prévoir comment cette étrange scène se serait terminée, lorsqu’un laquais, ayant ouvert la porte du cabinet pour remettre une lettre à son maître, offrit une libre issue à Mlles de Mazarin, qui se sauvèrent à toutes jambes dans leur appartement où elles se barricadèrent.

Le lendemain, la folie du duc avait pris une autre direction ; il ne parla plus à ses filles de l’opération préservatrice du péché ; elles gardèrent leurs dents, leur beauté, leurs tentations, et usèrent très activement du tout.


Étourderie d’un littérateur

Le charmant esprit que fut Arsène Houssaye, parlant d’un déjeuner pris chez Jules Janin, en compagnie de Nestor Roqueplan et de Mme de la Carte, écrit, dans ses Confessions (t. IV, p. 303) : « Ce n’était pas un déjeuner à la Balzac ; il y avait de quoi se mettre sous la dent, quoique tout le monde eut de belles dents. Nous avions tous les quatre nos trente-deux dents, sans compter les dents de sagesse. » Il aurait été plus véridique de dire : y compris nos dents de sagesse, à moins qu’avant 1848 les littérateurs français eussent trente-six dents.


Des vers… pour finir

Du bout des dents n’allez pas rire
À tous mes refrains sur les dents ;
Et qu’aucun de vous, pour me nuire,
Ne garde une dent à mes dents.
Mon Pégase, rebelle à l’ordre,
Peut-être a pris le mors aux dents,
Mais si quelque grincheux veut mordre,
Peut-être aussi j’aurai mes dents.


Docteur CABANÈS.
  1. L’art dentaire dans la médecine légale, 285 et suiv.
  2. Archives curieuses, 127 et suiv.