Les éditeurs de La Lecture (p. 138-144).


XIII

IMPRUDENCE


Colette apprit avec consternation la mort de la vieile Jane et tout le village maudit l’autorité qui avait commis cette nouvelle exaction ; mais il fallait renfermer en soi son indignation, sous peine de s’attirer un châtiment semblable.

La jeune fille, plus triste et plus découragée que jamais, ne quittait guère son cottage. Elle était changée, une pâleur maladive couvrait son visage, ses yeux se cernaient, ses lèvres ne connaissaient plus le sourire.

William Pody s’inquiétait de la voir dépérir, il essayait de la distraire et espérait qu’en quittant Greenish elle retrouverait sa gaieté. Il était lui aussi sombre et taciturne, une ardente jalousie dévorait son âme ; il savait, à n’en pouvoir douter désormais, l’intérêt que Colette portait à Tomy et l’éloignement qu’elle éprouvait pour lui ; mais sa passion, au lieu d’en être diminuée, s’augmentait au contraire. Les deux fiancés étaient donc très malheureux et cet état de choses ne pouvait se prolonger longtemps.

— Colette, dit William, le lendemain du jour où les constables avaient visité la montagne, vous laissez trop voir, ma chère, la sympathie que vous éprouvez pour les proscrits ; chacun en parle avec des commentaires peu aimables à mon sujet et même l’attention de la police est éveillée ; prenez garde, vous savez que la justice de Mylord n’épargne pas plus les femmes que les hommes.

— Hier, on en a donné la preuve, répondit Colette. Assassiner une pauvre vieille femme malade qui ne faisait aucun mal !

— Elle était en communication avec les bandits.

— Le savez-vous ? Quand on veut commettre un crime, il est facile de trouver un prétexte. C’est horrible ! Je n’y puis penser sans frémir.

— Colette, je vous en prie, dans votre intérêt, oubliez les événements auxquels vous avez été mêlée depuis un mois et surtout ne retournez jamais du côté de la montagne.

La jeune fille tressaillit.

— Je n’y vais pas, je ne sors plus ; que peut-on trouver à reprendre dans ma conduite ?

— Colette, vous y êtes allée avant-hier, je le sais ; grâce à vous les proscrits ont pu se soustraire aux recherches de la justice.

— Quelle fable ! dit la jeune fille en haussant les épaules. Vraiment, William, avez-vous le don de seconde vue ?

— Ma simple vue suffit.

Colette cessa de plaisanter et le regarda fixement, soupçonnant la vérité.

— Si vous voulez me dénoncer, William, vous pouvez faire ; j’avoue que j’ai été à la cabane de Jane, mais pour le savoir vous m’avez donc suivie ?

— Vous êtes folle, Colette, de supposer que je pourrais vous dénoncer ; je vous préviens au contraire, afin d’éviter que d’autres que moi ne le fassent nn jour. Vous êtes injuste à mon égard, pourtant je vous témoigne une indulgence sans pareille. Je pourrais vous adresser des reproches et je ne le fais pas ; cependant ne poussez pas à bout ma patience, car, sur mon âme ! elle aurait un terme.

— Des menaces maintenant, fit Colette ; agissez comme il vous plaira, William. Je ne vous ai offensé en rien, je ne comprends pas votre colère ; épargnez seulement ma famille, quant à moi, je suis résignée à tout.

Le jeune homme frappa du pied violemment.

— Me croyez-vous capable de vous nuire, Colette ? Dites, pensez-vous que William Pody soit homme à aller livrer à la justice une fiancée qu’il aime et des parents qui ne lui font que du bien ? Je ne suis pas un misérable, un vagabond, un bandit. Quoiqu’il puisse arriver, Colette, je vous épargnerai toujours, ma vengeance saura où frapper.

— Que voulez-vous dire, reprit la jeune fille.

— Croyez-vous que j’ignore l’obstacle qui s’oppose à notre bonheur ?

— Oh ! William, vous vous abusez ; d’ailleurs je ne reverrai plus Tomy Podgey.

— Je le désire pour lui. Colette, retenez bien ces paroles : j’ai en mes mains la vie de Tomy, s’il essaie de vous revoir, il aura signé son arrêt de mort.

William se leva, prit son chapeau et quitta sa fiancée.

Colette resta atterrée ; son antipathie pour William, dont elle connaissait la nature soupçonneuse, s’accentuait de plus en plus.

— Que je serai malheureuse avec lui ! pensait-elle : j’aimerais mieux épouser un pauvre paddy, je préférerais même quitter l’Irlande, aller vivre dans une pays où l’on ne serait pas sans cesse placé entre la crainte d’une dénonciation et un caprice du landlord.

La nuit suivante, Colette rêva qu’elle s’embarquait sur un grand navire et qu’après une belle traversée, elle arrivait dans une colonie superbe où tout était verdure, fraîcheur et fleurs. Un beau jeune homme se tenait auprès d’elle et lui souriait. Ce n’était pas William. La jeune fille s’éveilla en prononçant le nom de Tomy.

Ce rêve la rendit songeuse toute la journée ; vers le soir elle sortit de sa chaumière pour aller à la prairie chercher les vaches et les ramener à l’étable. Elle vit une ombre se détacher d’un taillis, un homme de haute taille, enveloppé d’un manteau s’approcha d’elle.

— Ne craignez rien, Colette, dit-il, c’est moi.

— Tomy ! fit-elle en étouffant un cri.

Puis se rappelant les paroles de William.

— Éloignez-vous, Tomy, de grâce, votre présence ici est un danger ; déjà à cette même place…

— C’est à cette même place, Colette, que je veux vous remercier de ee que vous avez fait pour moi.

— Vous êtes un noble cœur, Tomy, je ne doute pas de votre dévouement ; mais n’essayez plus de me revoir, vous vous perdriez. Si vous saviez !…

— Je voulais vous dire un dernier adieu, Colette. La destinée nous sépare, soyez heureuse. Moi, je partirai, la vie que je mène ne me convient nullement ; ma famille désire profiter d’une occasion pour quitter l’Irlande.

— Puisse-t-elle se présenter bientôt, je serai satisfaite, Tomy, quand je vous saurai hors de tout danger. Mais partez, partez vite, il me semble que j’entends du bruit.

Tomy ne bougea pas, les deux jeunes gens causèrent quelques instants à voix basse.

— Quittez-moi maintenant, dit Colette ; si William savait que je vous ai parlé, il serait furieux. Ne revenez plus, de grâce. Tomy, vous exposez votre vie et vous pouvez attirer sur moi et les miens de grands malheurs. Je suis une honnête fille, du moment que j’ai consenti à épouser William Pody, je ne dois pas écouter les propos des autres jeunes gens. Si donc vous voulez ne point me dépaire, Tomy, éloignez-vous de suite.

— Quand a lieu votre mariage, Colette ?

— Dans trois semaines.

— Êtes-vous heureuse ?

— Certainement.

L’amertume de son sourire démentait ses paroles, le jeune homme ne s’y méprit pas ; il se rapprocha de Colette et lui prit la main.

— Adieu, dit-il, ma pensée…

Il n’acheva pas, Colette poussa un cri d’effroi, la lame d’un poignard brilla dans la demi-obscurité. La jeune fille voulut se jeter entre les deux hommes, elle n’en eut pas le temps ; une main énergique avait fait sauter le poignard de William Pody et maintenait celui-ci immobile.

— Je suis vaincu cette fois, fit-il avec rage, mais nous nous retrouverons, Tomy Podgey.

— À vos ordres, répliqua Tomy ironiquement, je vous attendrai chez moi, dans la montagne.

— J’irai, je vous le jure, je sais le chemin, je connais votre repaire, bandit, incendiaire ; oui, j’irai et je ne serai pas seul. Ah ! je saurai me venger ; Colette, je vous avais prévenue, vous l’avez voulu.

— Non, je ne l’ai pas voulu, reprit la jeune fille ; vous l’avez entendu, il va partir, je lui ai dit de ne plus revenir.

Le défenseur de Tomy, qui n’était autre que Clary O’Warn, tenait toujours l’agresseur, se demandant s’il ne ferait pas bien de le tuer. Il avait tiré son revolver et le dirigeait déjà vers William.

— Clary ! s’écria la jeune fille en saisissant le bras du proscrit, ne le touchez pas, je vous en conjure.

— Colette, je serais coupable de laisser vivre un homme qui va exercer contre nous une terrible vengeance.

— Je ne vous connais pas, je ne vous veux aucun mal, fit William.

— Je suis un proscrit et, en perdant Tomy, vous nous perdez tous ; mes compagnons ne me pardonneraient point d’avoir épargné un ennemi. Je ne suis pas un assassin, mais ici je me trouve dans un cas de légitime défense.

— Clary, vous ne le ferez pas, je vous en supplie, cet homme est mon fiancé. Tous deux vous me devez la vie, en échange de ce service, je vous demande de laisser William Pody.

— Il faut qu’il jure alors de ne pas nous dénoncer.

— Je le jure, dit William, très effrayé sous le pistolet du proscrit.

Était-il sincère en faisant ce serment ? Il n’aurait pu le dire lui-même, en ce moment de trouble.

— Peut-on se fier à sa parole ? reprit Clary.

— Oui, répondit Colette, William est emporté, jaloux, mais il n’est pas méchant.

— Nous le surveillerons d’ailleurs et, s’il essaie de nous trahir, nous saurons le retrouver.

Clary entraîna son compagnon et ils disparurent tous deux dans l’obscurité.

— Comment étiez-vous là ? demanda Tomy au jeune homme lorsqu’ils se retrouvèrent seuls.

— Je vous sais très imprudent et j’ai craint que votre désir de voir Colette ne vous mît en danger, je suis arrivé à temps. Ce Pody ne m’inspire aucune confiance, j’ai eu tort de lui faire grâce ; je n’ai pu résister à la prière de Colette.

— Vous avez bien fait, Clary, pas plus que moi vous n’aimez à verser le sang.

— Non, mais ce traître fera peut-être couler le nôtre.

— Il a juré de ne point nous trahir.

— Je ne me fie guère à son serment, cet homme a une

figure fausse et méchante. Tomy, quelque chose me dit que cette aventure nous portera malheur.

— Allons, Clary, chassez ces pensées lugubres, vous n’avez pas vu le spectre des O’Warn.

— Peut-être le verrai-je bientôt.

— Nous avons les moyens de déjouer les plus actives recherches de la police, et soyez sûr que Colette veillera sur nous.

Clary baissa la tête et s’absorba dans ses réflexions.

Tomy pensait à ce que Colette lui avait dit, et comme ses paroles ne renfermaient rien de ce qu’il aurait voulu y voir, il cherchait à donner à l’intonation de la voix de la jeune fille l’expression d’un sentiment caché qu’il croyait lire dans son cœur. Colette l’aimait, il n’en doutait plus et une inexorable nécessité allait l’enchaîner à William. Comment rompre ce mariage et arracher Colette à ec rival exécré ?

Tomy passait ses jours et ses nuits à chercher ce moyen, il ne le trouvait pas. Que pouvait-il, en effet, lui proscrit, réduit à se cacher pour échapper à la justice ? Il était mort à son pays, au bonheur, à toutes les aspirations de la vie. S’il parvenait à fuir à l’étranger, il s’éloignerait à jamais de Colette. Non, il aimait mieux vivre parmi les Outlaws de la montagne que de ne plus revoir la jeune fille.

Il était tard quand les deux amis rentrèrent près de leurs compagnons ; les contrebandiers entouraient un grand feu et causaient en fumant. Clary et Tomy rendirent compte du résultat de la mission qu’on leur avait confiée, ils se gardèrent bien de parler de l’aventure de William Pody.